Paris en l’an 2000/Justice
§ 5.
Justice.
Justice civile. — Toutes les institutions socialistes ont pour but de faire régner la justice parmi les citoyens et de prévenir ainsi les contestations et les procès. Il suit de là que les plaintes devant les tribunaux sont fort rares dans la France de l’an 2000, et, si elles n’ont pas tout à fait disparu, c’est qu’il y a des gens qui veulent plaider quand même et qui ont besoin d’être jugés et condamnés.
Grâce au petit nombre et au peu d’importance des procès, le système judiciaire de la République est des plus simples. On a supprimé radicalement les huissiers, les greffiers, les avoués, les avocats, les gens d’affaires, les clercs et le flot de papiers timbrés qu’ils griffonnaient. On a aboli de même les tribunaux de première instance, les Cours d’appel et la Cour de cassation, et tout ce coûteux attirail de la justice a été très-facilement remplacé par de simples juges de paix siégeant dans chaque canton.
Ces juges de paix, aidés seulement d’un secrétaire, instruisent et jugent toutes les contestations des habitants et cela, sans dossiers, sans paperasses, sans plaidoiries contradictoires et autres formalités inutiles qui n’ont jamais rendu un jugement plus équitable et n’ont été institués que dans l’intérêt des gens de loi. Quand le juge a besoin de se renseigner sur des questions spéciales, il désigne des experts qui font un rapport et donnent au tribunal les éléments d’appréciation qu’il demandait.
Lorsque l’affaire à une certaine importance et que le perdant croit à son bon droit, il peut faire réviser la première sentence par un second juge de paix dit d’appel. Ces nouveaux juges, d’une expérience consommée et d’une intégrité irréprochable, siègent seulement dans les grandes villes. Ils instruisent les procès soumis à leur juridiction avec le plus grand soin et rendent des décisions qui cette fois sont définitives.
Cependant, lorsque le perdant pense que la loi est obscure ou qu’elle a été mal appliquée, il peut en appeler encore mais seulement pour interprétation du code et non sur le fond du procès.
Ce nouvel appel a lieu devant le Corps législatif, parfaitement compétent en la matière, puisque c’est lui qui fait toutes les lois du pays et qu’il connaît par conséquent mieux que personne le véritable sens des textes trouvés obscurs.
Justice criminelle. — L’instruction gratuite et obligatoire qui a dissipé l’ignorance, l’organisation du travail qui a supprimé la misère, les lois sur le mariage et les testaments qui ont fait disparaître les haines domestiques, toutes ces mesures ont singulièrement réduit le nombre des contraventions et des crimes ; cependant, même dans la République de l’an 2000, il s’en commet encore quelques-uns et voici comment ils sont jugés et punis.
Ceux qui se sont rendus coupables de coups, de blessures sans gravité, d’injures, d’imputations calomnieuses contre les particuliers ou les employés du Gouvernement, de contraventions aux règlements, et autres actes semblables sont traduits devant un juge, dit de police.
Celui-ci, aidé par son secrétaire, instruit l’affaire, entend les témoins, puis rend publiquement un jugement motivé. Les peines qu’il applique sont de deux espèces seulement, l’amende et la privation des droits civiques. On a renoncé à l’emprisonnement qui, outre qu’il revient fort cher à l’État, empêche le condamné de travailler et nuit ainsi à la prospérité du pays. Quant à la privation des droits civiques, on l’applique très-fréquemment. Cette peine, bien que toute morale, est très-redoutée des citoyens qui tiennent beaucoup à conserver leur droit d’électeur et par conséquent ne s’exposent pas à se le faire retirer. Du reste, la privation des droits civiques n’est prononcée habituellement que pour un an, sauf cependant lorsqu’il y a récidive car alors le tribunal se montre plus sévère.
Les crimes et les délits, les escroqueries, les vols, les faux en écriture publique, les attentats sur les personnes, les blessures graves, les viols, les meurtres, les empoisonnements etc., sont traduits devant les Cours d’assise.
Autrefois, sous l’ancien régime, ces divers crimes étaient fort communs. Ils étaient commis presque tous par une catégorie de gens, toujours les mêmes, qui vivaient en guerre avec la société et passaient une moitié de leur vie dans les prisons et l’autre moitié à mériter d’y retourner. Bien loin d’amender les coupables, les bagnes et les cachots ne les rendaient que plus audacieux et plus habiles. C’était une véritable école du crime, école qui du reste coûtait de grosses sommes à l’Administration.
On avait bien contre les grands criminels la peine de mort, mais celle-ci répugnait aux jurés qui la demandaient rarement, et de plus, elle revenait pour chaque exécuté encore plus cher que l’emprisonnement.
Le Gouvernement socialiste à son avènement, n’hésita donc pas un instant à changer les peines appliquées aux crimes. Il supprima l’emprisonnement, les travaux forcés et la peine de mort, et les remplaça par un châtiment unique, la déportation à vie en Algérie ou à la Guyane, suivant que le crime commis était plus ou moins grave.
La déportation en Algérie n’est pas à vrai dire une véritable déportation, mais c’est plutôt un moyen adopté pour coloniser rapidement ce beau pays. Les condamnés qu’on y envoie ne sont soumis à aucune surveillance, et peuvent exercer librement leur profession. Comme les actes qu’ils ont commis sont assez pardonnables, ils sont fort bien accueillis par les populations arabes, qui ne se piquent pas elles-mêmes d’une bien grande honnêteté, et pratiquent comme on sait, le vol et l’assassinat sur la plus large échelle.
Grâce à leur industrie et à leur intelligence, les déportés placés dans ce nouveau milieu arrivent rapidement à posséder quelque chose, et alors, bien loin de songer à dépouiller les autres, ils ne pensent plus qu’à défendre leur bien et leur vie contre les attaques des indigènes. Seulement, chez les Arabes, les peines sont plus sévères qu’en France, et, si l’on y a supprimé les prisons inutiles et coûteuses, on y a maintenu la peine de mort et on l’applique fréquemment.
En quelques années, cette émigration des citoyens condamnés par nos tribunaux, a fait de l’Algérie une terre véritablement française aussi prospère par son agriculture que par son industrie, et où il ne se commet pas plus de crimes que sous l’ancien régime. De son côté, soigneusement expurgée de tous les habitants qui ne voulaient pas vivre conformément aux lois, la France est devenue le pays le plus honnête du monde ; les crimes s’y montrent chaque jour de plus en plus rares et on espère arriver à les voir disparaître entièrement et à supprimer les tribunaux.
La déportation à la Guyane frappe tous les individus coupables de crimes graves et infamants.
Une fois arrivés à destination, les déportés sont d’abord étroitement surveillés, puis, si l’on en est satisfait, on les met en liberté. Ils s’établissent alors dans la contrée, travaillent à leur profession, se marient entre eux, et, si leur réhabilitation n’est jamais complète, leurs enfants du moins font d’honnêtes citoyens et contribuent à la prospérité de la colonie.
Quant aux criminels endurcis qui ne veulent pas se bien conduire, on les considère comme des fous furieux et on les tient enfermés jusqu’à ce qu’ils meurent.
Mais revenons aux Cours d’assises qui jugent les crimes.
Chacune d’elles est composée par dix jurés tirés au sort et par un juge au criminel qui dirige les débats, interroge les accusés et les témoins et prononce l’arrêt.
Ce juge aidé de son secrétaire, instruit d’abord l’affaire, voit s’il y a lieu de poursuivre et rassemble les éléments du réquisitoire. Deux avocats du Gouvernement sont chargés, l’un de présenter la défense de l’accusé, l’autre de démontrer sa culpabilité. Ces deux avocats sont absolument égaux en rang et en prérogatives, et, si le tribunal a quelques préférences, c’est pour celui de la défense.
Après l’interrogatoire de l’accusé, l’audition des témoins et les plaidoiries des avocats, le jury se recueille et rend son verdict et le juge, appliquant la loi dont il donne lecture, prononce une sentence conforme à la décision des jurés. Les accusés déclarés non coupables sont immédiatement mis en liberté et les autres sont expulsés pour toujours de la France et vont terminer leur vie soit en Algérie soit à la Guyane.