Paris en l’an 2000/Force publique

Chez l’Auteur et la Librairie de la Renaissance (p. 130-134).

§ 3.

Force publique.

Le Pouvoir exécutif de la République sociale n’a à sa disposition ni armée permanente, ni milice, ni garde nationale ou mobile ; la seule force publique qu’il possède, consiste en quelques gendarmes et quelques agents de police chargés de maintenir l’ordre et de veiller à l’exécution des lois.

Cette suppression radicale des armées permanentes, et partant de toutes les guerres civiles ou étrangères, n’est pas le moindre bienfait que les Socialistes aient rendu à l’humanité. Ce fut là une de leurs premières réformes, et il est curieux de savoir comment ils s’y prirent pour établir une paix éternelle entre les peuples et mettre un terme à ces armements ruineux qui épuisaient les finances de tous les États.

Aussitôt que le Gouvernement socialiste fut solidement établi, il proposa un désarmement général à toutes les Puissances voisines. À cet effet, il choisit les hommes les plus recommandables par leur savoir et leur éloquence et les dépêcha comme ambassadeurs auprès des différents souverains.

Ceux-ci reçurent on ne peut mieux les envoyés de la République, ils écoutèrent très-attentivement leurs harangues sur les horreurs de la guerre et les bienfaits de la paix et ne manquèrent pas d’applaudir chaleureusement les plus beaux passages ; puis ils répondirent que tous les sentiments de fraternité universelle exprimés par les ambassadeurs étaient dignes d’approbation, mais qu’ils n’offraient rien de pratique. À leur grand regret, et pour sauvegarder l’honneur et la sécurité de leurs peuples, ils étaient donc obligés de conserver leurs armées permanentes et de faire de temps en temps une bonne petite guerre afin de donner de l’avancement à leurs officiers.

Les envoyés français revinrent désolés, mais le Gouvernement ne perdit pas l’espoir de convaincre les princes étrangers et de leur démontrer clairement tous les avantages de la paix.

Les nouveaux diplomates qu’on choisit pour cette seconde mission, n’étaient ni bien savants ni bien éloquents. La plupart d’entre eux s’exprimaient fort incorrectement ou même ne savaient pas lire, mais leur nombre, ils étaient douze cent mille, suppléait parfaitement à leur défaut d’instruction. Vêtus simplement de pantalons rouges et de capotes grises, le sac sur le dos, munis d’armes perfectionnées, ils allèrent rendre visite aux rois voisins en chantant, pour se distraire, les couplets de la Marseillaise.

De leur côté, les souverains de l’Europe s’étaient entendus entre eux, et pour nous recevoir dignement, ils avaient aussi choisi un grand nombre d’ambassadeurs semblables aux nôtres, sauf que leurs uniformes étaient différents. Les deux cortèges diplomatiques se rencontrèrent au milieu d’une vaste plaine, et, sans autre cérémonie, ils s’abouchèrent immédiatement et se mirent à échanger des explications.

D’abord, les envoyés français commencèrent par présenter une série de notes préliminaires composées de boulets rayés et de balles chassepot, notes qui convainquaient immédiatement et réduisaient au silence tous ceux qui en prenaient connaissance. Mais les rois étrangers observèrent que ces arguments-là étaient déjà bien vieux, bien usés et ne leur apprenaient rien de neuf sur les inconvénients des batailles rangées. Nos ambassadeurs convinrent en effet que ce genre de raisonnements était assez ancien et que depuis on avait trouvé beaucoup mieux.

Pour en donner la preuve, ils envoyèrent aussitôt bon nombre de protocoles constitués par des boulets et des balles explosibles. Ces protocoles s’adressaient, non plus à des hommes isolés, mais à des compagnies entières à qui elles ôtaient toute envie de jamais livrer aucun combat. Les Princes coalisés goûtèrent beaucoup l’esprit et la rédaction de ces protocoles et ils commencèrent à admettre que la guerre était une chose horrible et que la paix lui était bien préférable.

Cependant, il leur restait encore de nombreux doutes. Les Français se chargèrent de les dissiper jusqu’au dernier, avec des arguments ultimatum tout à fait irrésistibles. C’étaient des fusées chargées au picrate de potasse, fusées qui enveloppaient un régiment entier dans une fournaise de gaz enflammés et en réduisaient tous les soldats à l’état de petits morceaux de charbon.

Quand ils eurent assisté à l’envoi de ces ultimatums qu’on eut soin de renouveler à plusieurs reprises, les rois alliés furent saisis d’une horreur profonde pour la guerre et d’un inexprimable enthousiasme pour les douceurs de la paix. Ils déclarèrent aussitôt que les idées de fraternité universelle étaient tout ce qu’il y avait de plus pratique au monde. Non-seulement ils renoncèrent immédiatement à entretenir des armées permanentes, mais, se démettant volontairement de leur souveraineté, ils établirent chez eux le gouvernement républicain, et pour donner personnellement un exemple de la solidarité des peuples, ils allèrent vivre à l’étranger en simples particuliers.

À leur départ, ils ne faisaient aux Français qu’un seul reproche, c’était de n’avoir pas envoyé tout d’abord la seconde ambassade, celle dont les arguments avaient eu tant de succès. « Voilà, » disaient-ils, en montrant nos envoyés à pantalons rouges, « voilà des orateurs pratiques et éloquents qui savent bien faire comprendre ce qu’ils ont à dire, et nous les aimons mille fois mieux que vos premiers ambassadeurs qui parlaient pendant des heures entières et ne prouvaient absolument rien. »