Paris en 1614
Revue des Deux Mondes3e période, tome 100 (p. 627-648).
PARIS EN 1614[1]


I

« Avoir vu les villes d’Italie, d’Allemagne et des autres royaumes, ce n’est rien, dit un Allemand contemporain de Louis XIII ; ce qui frappe, c’est quand un homme peut dire qu’il a été à Paris. »

S’il en croyait les guides, l’étranger descendait A la Croix de fer, rue Saint-Martin. Il était là au centre de la ville, à deux pas de la Cité, non loin du Marais, qui tondait à devenir le quartier à la mode. Une fois le marché fait avec l’hôtelier pour le gîte, le couvert, les laquais, les porteurs et les chevaux, le voyageur pouvait descendre dans la rue et se diriger vers la Seine. Il était saisi, immédiatement, parle tourbillon d’une foule affairée, se pressant dans des rues étroites, sur un pavé glissant, sans autre abri que les bornes servant de marchepied aux cavaliers.

Le jour et l’air, interceptés par la hauteur des maisons, par les toits en pignons, par les étages surplombant, par la multitude et la diversité des enseignes, étaient assombris encore et empuantis par les horribles exhalaisons de la boue parisienne : pour peu qu’on eût le nez délicat, il fallait se munir d’un bouquet ou d’un flacon d’odeur.

Des édifices très vieux, très noirs, énormes, serrés dans la gaine des maisons qui champignonnaient à leurs pieds, découpaient, de place en place, l’ombre humide de leur masse. Des ruelles en coupe-gorge, aboutissant à l’arche difforme de quelque ancien logis, des carrefours biscornus, avec des croix ou des poteaux placés de guingois, des tourelles en saillie, des bouts d’arcades affaissés sous le poids de maisons ventrues, une infinité de boutiques, d’échoppes, d’auvens encombrant des passages déjà trop étroits, des cris, des appels, des disputes, des rixes et, par-dessus tout, le bruit sempiternel des cloches appelant la pieuse population parisienne à la prière, telle était la première impression que Paris faisait sur le visiteur étranger. Ce n’était pas tant une belle ville qu’une grande ville, un monde, comme disent les contemporains. Par la saleté, par l’enchevêtrement des rues, par le bariolage des costumes et par le roulement pédestre de la foule, le Paris de 1614 devait présenter une figure assez semblable à celle qu’ont gardée, aujourd’hui, les grandes villes de l’Orient.

Le voyageur cherchait la Seine, mais il ne la trouvait pas facilement. La ligne des quais étant à peine commencée, les maisons s’avançaient jusqu’au bord et trempaient dans l’eau leurs pieds de bois. Elles encombraient les ponts et dégringolaient jusque sur la berge. On se perdait dans un dédale de rues dont les noms baroques donnent la note de l’esprit grossièrement hilare du badaud parisien : rue Breneuse, rue Trousse-Vache, rue Jean-Pain-Mollet, rue Trop-Va-Qui-Dure, rue du Renard-Qui-Pêche.

Le premier monument qu’on rencontrait en descendant vers la Seine était le Grand-Châtelet. Jadis centre et réduit de la forteresse parisienne, ce bâtiment antique, avec ses tours massives, sa porte étroite, ses hautes murailles sombres, survivait, en plein cœur de la ville, comme un témoin de la vie âpre et soupçonneuse qu’avait menée le moyen âge. Ce n’était plus une citadelle, mais c’était encore une prison. On énumérait avec terreur les noms sinistres de ses cachots : les Chaînes, les Boucheries, la Grièche, la Barbarie, les Oubliettes, la Chausse d’hypocras, où les prisonniers avaient les pieds dans l’eau et ne pouvaient se tenir ni debout, ni assis ; la Fosse, où l’on descendait le condamné par une corde, comme un seau dans un puits, et la Fin d’aise, qui était remplie d’ordures et de reptiles.

Le Châtelet était le centre de la police et de la justice municipales. Le prévôt, représentant l’autorité du duc de France, comte de Paris, y siégeait. Il avait pour assesseurs le lieutenant civil et le lieutenant criminel. Une infinité d’hommes de loi tournaient autour de cette juridiction locale. La Basoche du Châtelet était aussi nombreuse que la Basoche du Palais. Les clercs de notaire et de procureur allaient et venaient sous ces voûtes sombres, qu’il fallait franchir pour aller de la rue Saint-Denis au Pont-au-Change.

Non loin du Châtelet, en longeant la Vallée-de-Misère, qui suivait la Seine, on rencontrait le For-l’Évêque, autre prison, autre vestige du moyen âge ; et tout à coup, derrière Saint-Germain-l’Auxerrois, on débouchait, en pleine lumière, sur le Pont-Neuf. Sa construction récente, ainsi que celle de la place Dauphine, ouvrait de ce côté un jour sur Paris et permettait d’en saisir les lignes générales.

Le dos tourné à la Cité, le spectateur avait sous les yeux un tableau semi-urbain, semi-villageois :


Sans sortir de la ville, on trouve la campagne,


dit Boileau, et le graveur, commentant avec son burin le vers du poète, nous montre des ânes et des chèvres paissant sur la berge, entre les Tuileries et la Seine. Dans le lointain, on distinguait les hauteurs de Chaillot, mornes, crayeuses, tachées de plaques d’un gazon pelé ; parmi quelques rares vignes et des champs labourés, on n’y voyait guère d’autre construction que le castel italien bâti par Catherine de Médicis, et dont Bassompierre venait de faire un vide-bouteilles. Le Cours-la-Reine n’était pas encore planté ; tout le terrain, depuis Chaillot jusqu’aux remparts, était en prés et en cultures maraichères. Le jardin des Tuileries venait d’être aménagé en carrés taillés à la française, en « dessins de broderies, » comme on disait alors. Il renfermait, au fond, une garenne à proximité de laquelle on avait placé le chenil et les bêtes féroces du roi. Le palais, commencé par Catherine de Médicis, repris par Henri IV, venait d’être achevé. Ses cinq pavillons italiens, reliés par des corps de logis tout battans neufs, faisaient, de ce côté, une assez belle façade de Paris sur la campagne. On travaillait aux galeries du Louvre. Le long du jardin des Tuileries, pas de quai ; rien qu’une grève sablonneuse en été, boueuse en hiver, longée par une muraille médiocre. Deux portes donnaient, de ce côté, accès dans la ville : la porte de la Conférence, située à l’extrémité du jardin, et la porte Neuve, touchant le Louvre.

Sur l’autre rive, le spectacle n’était pas plus animé : depuis le coude que fait la rivière à l’endroit que nous nommons le Champ de Mars jusqu’à la rue de Seine, c’était des champs, des marais, des potagers. La reine Marguerite venait pourtant de faire construire, sur le bord de l’eau, un somptueux hôtel et d’aménager des jardins qui allaient, après sa mort, être livrés au public des barrières et aux filles du faubourg Saint-Germain. Tout ce terrain appartenait aux moines de Saint-Germain-des-Prés, qui, en attendant la réforme de Saint-Maur, étonnaient le monde par leur richesse beaucoup plus qu’ils ne l’édifiaient par leur dévotion. Leur principale préoccupation était de se défendre contre les empiétemens d’une vieille rivale, l’Université. Le monastère fortifié était beau, avec sa vieille nef romane et ses trois tours carrées surmontées de trois clochers pointus.

On commençait à bâtir dans les Prés-aux-Clercs ; mais c’était peu de chose, et Paris, en réalité, ne commençait, par ici, qu’à la porte de Nesle, comme il s’ouvrait, sur l’autre rive, par la porte de Bois. Une chaîne tendue sur la rivière, entre ces deux portes, à peu près à la hauteur de notre pont des Arts, pouvait intercepter le cours de la navigation. L’une et l’autre tour appartenaient à l’ancienne fortification de Philippe-Auguste et de Charles V ; et c’était une belle entrée de Paris qu’elles faisaient, toutes deux presque pareilles, épaisses, élancées, fières, avec leur tourelle accotée, leur couronne de créneaux et la potence de la tour de Nesle, tendue sur l’eau comme un bras.

La rivière qui baignait leurs fondations était sale, gâtée par les ordures de toute la ville, qui n’avait pas d’autre déversoir. Le long des berges, déchirées en petites flaques, elle s’attardait, coupée en fossés putrides, en abreuvoirs où les chevaux et les animaux de ferme venaient boire parmi les disputes des laquais et des valets. Tout le long de la Seine, des bateaux sans nombre montaient et descendaient lentement, les uns longs et hauts, halés par des chevaux et chargés de voyageurs, les autres plats et larges, couverts de foin et de fumier ; d’autres sanglés dans des bâches et portant le blé venant de Soissons ou de Corbeil, le pain fait à Melun, les légumes, le bois, le charbon, le vin dont s’alimentait la grande ville.

Toute une population spéciale s’occupait de ce qui concernait la navigation. Elle avait à sa tête les « officiers de la marchandise de l’eau » qui, de tout temps, avaient tenu une grande place dans la vie municipale de Paris : mesureurs de grains, déchargeurs de blés, farines et grains, courtiers de greffe, mesureurs d’oignons, marchands de poissons, courtiers de vins, vendeurs, jaugeurs, crieurs, déchargeurs pour les vins ; puis ceux qui s’occupaient du chauffage, compteurs et mouleurs de bûches, déchargeurs de bûches, d’échalas et de treilles, mesureurs et porteurs de charbon ; puis les mariniers proprement dits : maîtres de pont, chableurs de pertuis, bateliers ou débâcleurs, courtiers de chevaux, manouvriers, hommes de peine, débardeurs, gaigne-deniers, — tous organisés en corporation, avec leurs mœurs propres, leurs coutumes, leurs saints, leurs insignes et leurs bannières, laborieux et paisibles en temps ordinaire, mais, dans les époques de trouble et de disette, force redoutable, capable de faire trembler les rois.

Sur la rive gauche, l’enceinte de Philippe-Auguste, remaniée et complétée par Charles V, séparait l’Université des faubourgs environnans. Prenant à la tour de Nesle, elle décrivait un demi-cercle qui, par les portes de Bucy, Saint-Germain, Saint-Michel, Saint-Jacques, Saint-Marcel et Saint-Victor, rejoignait la porte Saint-Bernard, située à peu près au droit de notre pont des Tournelles. Cette enceinte était composée de fossés assez larges, d’une muraille crénelée, restaurée durant les sièges de la Ligue, et fortifiée, à des distances assez rapprochées, par des tours coiffées en poivrières.

Elle séparait de la ville elle-même des faubourgs immenses, qui portaient les mêmes noms que les portes, et qui, pour la plupart, étaient aux mains des moines. Presque toutes les grandes villes étaient ainsi entourées d’une ceinture de prières, de béatitude et de mendicité. Ceux de Saint-Germain-des-Prés étaient solidement fortifiés dans leur abbaye. Non loin, les chartreux avaient un grand établissement sur l’emplacement du Luxembourg ; les carmélites étaient au faubourg Saint-Jacques, et les moines de Saint-Victor avaient une belle abbaye, célébrée par Rabelais, sur l’emplacement actuel de la halle aux vins.

Les couvens du dehors n’empêchaient pas les couvens du dedans. Sur la montagne Sainte-Geneviève, à travers toute l’Université, ils foisonnaient. C’étaient les augustins, les mathurins, les cordeliers, les jacobins, les carmes, les bernardins, tous monastères munis de beaux bâtimens, grands réfectoires, vastes jardins, riches chapelles, églises imposantes, tours massives, flèches élancées, rivalisant entre eux de luxe et d’attraits ecclésiastiques, disputant les fidèles aux églises ordinaires.

Celles-ci ne manquaient pas non plus. On les construisait, non pas selon les besoins de la population, mais en raison du saint qu’on voulait honorer. Aussi elles se touchaient ; Saint-André-des-Arcs, Saint-Cosme, Saint-Sulpice, Saint-Jacques-du-Haut-Pas, Saint-Étienne, Sainte-Geneviève, Saint-Benoist, Saint-Jean, Saint-Hilaire, Saint-Séverin, Saint-Nicolas ; c’était une forêt de cloches qui répandait sans cesse sur Paris le tumulte d’un tonnerre pieux.

A côté des églises se pressaient, dans ce pays de la science, les collèges : collège d’Harcourt, du Cardinal-Lemoine, de Montaigu, du Plessis, de Calvi, de Lisieux, du Fortet, de La Marche, des Grassins, de Navarre, de Beauvais ou de Clermont, de Notre-Dame-des-dix-huit, des Bons-Enfans, des Cholets, de Bayeux, de Laon, de Narbonne, de Cornouailles, de Tréguier et de Léon, d’Arras, de Bourgogne, de Tours, d’Herbaut, d’Autun, de Cambrai, de Mignon ou de Grandmont, de Justin, de Boissy, de Maître-Gervais, de Danville, de Saint-Michel, de Reims, de Séez, du Mans, de Sainte-Barbe, des Écossais, des Lombards, de Boncourt, de Calvi, de Cluni, des Danois, etc. J’en passe assurément. Mais cette énumération suffit pour montrer avec quelle profusion étaient ramassés, sur un seul point du royaume, les élémens d’une instruction d’ailleurs extrêmement courte. La plupart de ces collèges contenaient peu d’élèves, quelques boursiers entretenus par des fondations ; en revanche, ils nourrissaient un état-major de maîtres, vivant oisivement et se disputant le maigre revenu des prébendes.

Malgré l’abondance des institutions et des édifices religieux, la jeunesse du temps n’en était pas plus sage. Grâce aux privilèges de l’Université, tout ce quartier lui appartenait, et les lieux de débauche y coudoyaient les églises. Ces jeunes gens, pour la plupart venus de loin, pauvres, nécessiteux, vivaient comme ils pouvaient. La tradition des repues franches n’était pas perdue : « Il n’y a fils ni petit-fils de procureur, notaire ou avocat qui ne veuille faire comparaison avec les enfans des conseillers, maîtres des comptes, maîtres des requêtes, présidons et autres grands officiers… Plus débauchés que jamais, ils portent armes, pillant, tuant, paillardant et faisant mille autres méchancetés… Ils empruntent à usure de Traversier, de Dobillon, de l’Italien Jacomeny, qui sont les receleurs de la jeunesse ; et puis qu’advient-il, enfin ? Ils sont contraints de faire l’amour à la vieille ou d’enjôler la fille d’une bonne maison, lui faire enfant par avance, afin d’être condamnés à l’épouser. On ne voit que bâtards, que filles débauchées, et toutes les autres, qui sont honnêtes, demeurent en friche et n’ont pour toute retraite que la religion. »

Cette jeunesse, toujours turbulente, se transportait en armes dans les lieux publics, dans les foires, aux pèlerinages, et elle se livrait impunément à des plaisanteries brutales qui étaient souvent une menace pour la paix publique. Elle avait fait le coup de feu sur les barricades en 1588. La violence de ses passions emportait souvent le corps même de l’Université et les graves docteurs dont le renom et l’autorité étaient encore, à cette époque, respectés par toute la France et dans le reste du monde chrétien.


II

L’Université, déployée en éventail sur la rive gauche, ne communiquait avec la cité et avec la rive droite que par trois ponts, — encore l’un d’entre eux, le Pont-Neuf, était-il tout nouvellement construit. Les deux autres, le pont Saint-Michel et le Petit-Pont, se touchaient presque. De sorte que, le mouvement de la population s’étant, de toute antiquité, dirigé vers ce point central, les rues importantes y aboutissaient naturellement : c’était la rue Saint-André-des-Arcs, avec son prolongement, par la rue de Bucy, vers la porte du même nom et vers le faubourg Saint-Germain ; c’était la rue de la Harpe, gagnant la porte Saint-Michel ; puis la rue Saint-Jacques, artère principale de tout le quartier, débouchant directement sur le Petit-Pont, mais étranglée, à son issue, par la construction massive et encombrante du Petit-Châtelet ; enfin la rue Galande, qui, par la place Maubert, gagnait le faubourg Saint-Marcel.

Aux approches des ponts, les constructions étaient nombreuses, les rues petites, entassées, obscures, les maisons élevées, inégales, avec une infinité de fenêtres étroites et basses trouant le délabrement des façades. Le XVIIe siècle devait bâtir beaucoup dans ces régions. Mais c’est à peine si l’on avait commencé par l’hôtel de la reine Marguerite, hors des murs ; par l’hôtel de Nevers, beau palais inachevé ; par la rue des Poitevins et la rue Haute-feuille, par la rue Dauphine, qui continuait le Pont-Neuf, et enfin par le Pont-Neuf lui-même, œuvre magnifique, conçue sur un plan grandiose, soutenue par des quais larges et bien aménagés. Méritant véritablement son nom, il étalait alors, au milieu de Paris, la blancheur de ses tours et de ses parapets, et il portait le fameux cheval de bronze qui, après bien des vicissitudes, venait d’être érigé sur le terre-plein et n’attendait plus que son cavalier.

A peine achevé, le Pont-Neuf était devenu la grande voie de communication entre les deux rives. D’un côté comme de l’autre, Paris affluait là. Il suffisait de se mettre à l’abri dans un des balcons demi-circulaires qui le bordaient pour avoir sous les yeux le spectacle incessant et bariolé de la foule parisienne,.. foule infiniment moins monotone et moins réglée que celle d’aujourd’hui. Quelque chose du tumulte de la Ligue circulait encore en elle.

L’activité affairée du bourgeois, la flânerie éveillée du badaud, la vanité tapageuse du cadet à l’Espagnole, la pouillerie monacale, l’insolence des filles publiques, la morgue des seigneurs marchant en grande compagnie, l’empressement des courtisans se rendant vers le Louvre, cavaliers, piétons, carrosses, chaises à porteurs, tout cela roulait, dans une circulation interminable. Les charlatans, diseurs de bonne aventure, vendeurs d’orviétan, faiseurs de tours, y avaient élu domicile et y attiraient les flâneurs, les voleurs, les gens portant rapière, les tireurs de laine et les coupeurs de bourse :


Ce pont est rempli de filous,


dit un contemporain, et le proverbe était qu’on ne traversait jamais le Pont-Neuf sans y rencontrer trois choses : un moine, une fille et un cheval blanc.

La chaussée du pont était assez mal entretenue et comptait, comme dit un autre poète, « plus d’étroncs que de pavés. » L’ordure s’entassait au pied du cheval de bronze. Une foule de petites boutiques portatives se pressaient sur les trottoirs. La grande distraction pour le Parisien, c’était, tout d’abord, la Samaritaine, pompe hydraulique, construite sur le second pilier, du côté du Louvre. Sa façade, qui regardait le pont, était assez richement décorée. Le principal motif représentait Jésus en conversation avec la Samaritaine, auprès du puits de Jacob. Ce groupe, l’horloge, le carillon qui sonnait des airs variés, le Jacquemart qui frappait les heures, devinrent, pendant deux siècles, un fécond sujet de plaisanterie pour la causticité parisienne. On compte par centaines les pamphlets politiques qui mettent en scène la Samaritaine et le Jacquemart.

Le badaud pouvait ensuite s’arrêter soit à l’audition des marchands de chansons nouvelles, soit au récit des poèmes de carrefour, soit à la loterie des tireurs à la blanque, soit à la parade des arracheurs de dents, qui dirigeaient souvent de véritables troupes de comédiens. Toute la littérature orale et familière du temps se rattache au Pont-Neuf, depuis Tabarin jusqu’à Brioché, depuis Cormier, un instant rival de Molière, jusqu’à Dassoucy, depuis Francion jusqu’au Roman bourgeois. Bon ou mauvais, c’était là que battait le cœur du Paris populaire. Dans ce pays du rire, le quolibet de Tabarin, la chanson du Pont-Neuf, la plaisanterie de Gauthier Garguille, eurent souvent une force de pénétration et une puissance d’opinion qui tinrent en échec la volonté du prince et l’autorité des lois.

Du Pont-Neuf on entrait immédiatement dans la Cité, par la place Dauphine, dont le dessein avait fait partie du même plan que le pont lui-même. Bâtie en triangle, avec ses maisons blanches et rouges et ses toits égaux, c’était une des belles places de Paris. Ses deux entrées, situées en regard l’une de l’autre, servaient de passage pour la circulation qui s’établissait naturellement entre le Pont-Neuf et le Palais. Le Palais complétait admirablement le Pont-Neuf. Si celui-ci était, toute proportion gardée, ce qu’est le boulevard actuel, l’autre représentait à peu près ce que fut, pendant longtemps, le Palais-Royal : la bonne compagnie, les gens d’affaires et les hommes de lettres s’y donnaient rendez-vous. Paris qui raillait et riait au Pont-Neuf achetait, raisonnait et disputait au Palais.

Reconstruit par saint Louis et par Philippe le Bel sur l’emplacement d’un vieux bâtiment gallo-romain, le Palais de la Cité avait été longtemps habité par les rois. Ils l’avaient peu à peu délaissé pour le Louvre. Mais tout, dans sa construction, rappelait le souvenir du roi féodal. Il formait un quadrilatère, présentant à la rivière une façade imposante, hérissée des cinq tourelles de l’Horloge et de la Conciergerie. Du côté de la Cité, au contraire, l’aspect était médiocre : c’était une rangée de maisons et de boutiques, coupée par deux portes garnies de tours, donnant accès dans une cour carrée, au milieu de laquelle s’élevait la Sainte-Chapelle. Celle-ci était à peu près telle que nous la voyons aujourd’hui. Cependant, le clocher primitif avait été remplacé par un autre en forme d’oignon infiniment moins élégant. La Sainte-Chapelle était reliée aux deux côtés du carré, d’une part par le charmant édifice de la Cour des Comptes, malheureusement détruit au XVIIIe siècle, et, d’autre part, par la grande salle gothique qui conduisait à la cour du Parlement. Bâtie sur l’emplacement de la salle actuelle des Pas-Perdus, elle allait bientôt périr dans l’incendie de 1618. Elle était considérée comme un des plus beaux monumens de Paris et elle provoquait l’admiration des visiteurs par sa grandeur, par les statues de tous les rois de France dressées le long de ses colonnes et par la fameuse Table de marbre, symbole de l’autorité du suzerain sur ses vassaux. C’était derrière cette table que siégeaient les cours féodales et c’était autour d’elle que se donnaient les festins royaux. L’affectation primitive de la salle elle-même avait été la réception de l’hommage et la célébration de toutes les cérémonies seigneuriales. Aussi elle avait été, de tout temps, un des centres historiques de la vie parisienne. C’était là que le dauphin Charles avait dû s’incliner devant la fureur populaire. C’était là que s’étaient passées les scènes les plus déplorables de la Ligue. Sous Louis XIII, elle était réservée aux discussions et aux disputes plus paisibles des avocats, des marchands et des nouvellistes. C’est à peine si, parfois, la grossièreté d’un laquais venait en troubler le calme bourdonnement.

Corneille a placé, dans la Galerie du Palais, le lieu d’une de ses comédies familières. Le libraire, la lingère, l’orfèvre, s’y entretiennent avec leurs nobles cliens. Une estampe d’Abraham Bosse nous montre, en effet, les boutiques ouvertes devant les élégans du jour. Ils donnent la main aux dames de la cour et choisissent avec elles des éventails d’Abraham Bosse, des bijoux, des points de Gênes, de Venise et du Saint-Esprit ; du côté des libraires, on leur offre les volumes qui viennent de paraître : les poésies du sieur de Malherbe, les satires de Régnier, les pamphlets que provoque la réunion des États-Généraux : le Caton français, l’Image de la France représentée à messieurs des États, la Lettre du perroquet aux enfans perdus de la France, la Harangue de Turlupin le souffreteux. C’était la presse du temps ; ces libelles, qui paraissaient en foule, alimentaient la conversation des curieux, qui, rassemblés sur les dalles du Palais, colportaient, parmi quelques vérités, les récits les plus chimériques et les plus contradictoires. Ils disputaient entre eux du succès des événemens récens : le départ du prince de Condé, les fiançailles du roi, la faveur de Concini auprès de la reine-mère.

Derrière la grande salle, se trouvait la cour du Parlement. C’était là qu’il siégeait, depuis qu’il était fixé à Paris, dans la Grande Chambre, la chambre de la Tournelle, les trois chambres des enquêtes et une chambre de requêtes : « J’y ai vu, dit l’Anglais Thomas Coryate, j’y ai vu deux vieux juges à l’air grave, assis en robes rouges, à côté de plusieurs hommes de loi, en robes noires, revêtus de pèlerines et autres insignes qu’ils portent les jours de séance, comme les marques de leur profession. Le plafond de la salle est très riche ; il est magnifiquement doré et sculpté et l’on y voit suspendus de longs culs-de-lampe également dorés. »

La Cité échouée, comme un bateau, au milieu de la rivière, était rattachée à la rive gauche et à la rive droite par une double et une triple amarre ; c’étaient les ponts : ponts Saint-Michel et Petit-Pont d’un côté ; de l’autre, Pont-aux-Marchands, Pont-au-Change, pont Notre-Dame, tous maintes fois détruits, maintes fois reconstruits à la hâte, emportés souvent par une crue soudaine des eaux. Ils étaient généralement d’accès difficile avec leur chaussée en des d’âne et les logis dont ils étaient couverts. Un pâté de maisons et de ruelles obscures occupait, entre le Palais et Notre-Dame, le carré dont ces ponts faisaient les angles. C’était là vraiment le vieux Paris. L’activité du commerce y était grande : les rôtisseurs sur le Petit-Pont et autour du Petit-Châtelet ; les changeurs, les orfèvres avec leurs forges bruyantes sur le Pont-au-Change ; non loin de là, les marchands de papeterie et de parchemins ; puis les marchands de volailles du Pont-Marchand, enfin les belles boutiques du pont Notre-Dame, élevées sur un plan uniforme et soutenues par des cariatides de pierre dont l’heureuse disposition faisait l’admiration des étrangers.

Notre-Dame, la vieille cathédrale, élevait sa masse noire au milieu d’un fouillis de constructions incohérentes. C’était la vraie paroisse de Paris, la mère des églises ; mais on n’avait pas, pour elle, à cette époque, l’admiration exclusive que l’école romantique a mise à la mode. Elle passait pour moins belle qu’Amiens, Reims et Chartres. D’ailleurs, on la voyait mal. Les bâtimens maculés du vieil Hôtel-Dieu encombraient son étroit parvis. Cet hôpital était tristement célèbre ; les malades, entassés les uns sur les autres, y couchaient quatre ou six dans le même lit, s’empoisonnaient mutuellement et y mouraient comme des mouches, faisant, de tout le quartier environnant, un foyer d’épidémie ; la peste décimait régulièrement la population parisienne.

Derrière la Cité, trois îles, l’île Notre-Dame, l’île aux Vaches et l’île Louviers, n’étaient rattachées aux deux rives que par des passerelles de bois ou des ponts de bateaux. Les Parisiens s’y rendaient volontiers, le dimanche, pour s’amuser dans les guinguettes et pour voir l’eau couler. Cependant, l’espace commençant à manquer dans l’intérieur des murs, on songeait à utiliser ces terrains vagues. Précisément, en 1614, on posait la première pierre du pont Marie et du pont des Tournelles. La construction régulière de l’île Saint-Louis était entreprise.

Paris hésitait encore pour savoir dans quel sens il se développerait. Le mouvement qui le porte aujourd’hui vers l’ouest ne s’était pas dessiné. Tout au contraire, en ce moment, l’oscillation se dirigeait plutôt vers l’est. On avait été sur le point de construire le Pont-Neuf en arrière delà Cité, et Du Cerceau avait conçu un fort remarquable projet dans ce sens. La conception de la place Royale indiquait la même tendance, tendance qui, souvent reprise, toujours abandonnée, remontait traditionnellement au temps du roi Charles V et de l’hôtel Saint-Pol. Le Marais profitait encore de ce courant, et il se couvrait de somptueux hôtels.


III

Mais nous avons mis le pied sur la rive droite ; nous sommes dans la ville proprement dite. Il faut la considérer dans son ensemble et l’embrasser d’un seul coup d’œil.

La ville formait, comme l’Université, un demi-cercle dont la corde s’appuyait sur la Seine ; seulement elle était beaucoup plus grande. Une double enceinte la protégeait. La première muraille, qui remontait à l’époque de Charles V, s’appuyait sur la Seine, en face de l’île Louviers. Fortifiée, de ce côté, par le réduit épais de la Bastille, elle englobait l’Arsenal et suivait ce que nous appelons aujourd’hui la ligne des boulevards, par la porte Saint-Antoine, la porte du Temple, la porte Saint-Martin et la porte Saint-Denis ; c’était là qu’elle se dédoublait. Une enceinte intérieure gagnait la porte Montmartre et la porte Saint-Honoré, pour venir buter sur les galeries du Louvre, en face la Tour-de-Bois ; une autre enceinte extérieure, plus récente et construite avec des contrescarpes et des bastions, coupait le faubourg Montmartre, laissait en dehors la ferme nommée Grange-Batelière, protégeait le couvent des Capucines, englobait le Palais et le jardin des Tuileries, et, à l’extrémité de celui-ci, venait se terminer, sur le quai, par la porte de la Conférence. Chacune de ces portes faisait très réellement partie du système de défense ; ce n’étaient pas des monumens d’apparat. Munies de ponts-levis et de tours, elles avaient servi, tout récemment encore, durant les sièges de la Ligue.

Une grande artère, parallèle à la Seine, allait de la Bastille à la porte Saint-Honoré, portant successivement les noms de rue Saint-Antoine, rue des Balais, rue du Roi-de-Sicile, rue de la Verrerie, rue des Lombards, rue de la Ferronnerie et rue Saint-Honoré. Elle était coupée perpendiculairement par deux autres artères qui formaient avec elle ce qu’on nommait la croisée de Paris : c’était la rue Saint-Denis, qui partait du Pont-aux-Marchands ; la rue Saint-Martin, qui s’amorçait au pont Notre-Dame. Ces voies étaient à peu près droites et on les appelait grandes, par comparaison ; tout le reste n’était qu’un confus mélange de ruelles étroites, tortueuses, malsaines, de coupe-gorges infâmes dont la direction et le nom changeaient à tout instant.

Cependant, dans certains quartiers, l’influence des siècles modernes commençait à se faire sentir. On éprouvait le besoin de respirer et de voir clair. On avait un peu plus confiance dans la police. On ouvrait les cours, on perçait les murailles, on osait déployer le luxe des ornemens extérieurs. L’influence italienne se manifestait non-seulement dans les palais des rois, mais dans les hôtels particuliers. Aux murs crénelés succédaient les grilles à jour, et aux vitraux les vitres.

À ce point de vue, il n’y avait pas de contraste plus significatif que celui que faisaient, à l’extrémité-est de Paris, la Bastille de Charles V et la place Royale d’Henri IV. Celle-là, toute renfrognée, toute massive, farouche et menaçante, avec sa couronne de mâchicoulis et ses canons tournés vers la ville ; celle-ci, élégante dans sa robe de briques et de pierres, régulière, classique, un peu froide et roide, mais toute civile, non militaire et laissant la grâce alignée des charmilles verdoyer dans l’espace carré qu’elle délimitait.

L’Arsenal lui-même, tel que Sully l’avait aménagé, avec ses grandes cours, ses boulingrins, ses jeux de paume et son mail, était autrement abordable que la vieille forteresse du moyen âge. Non loin de la place Royale, le Temple profilait, au-dessus des bâtimens du grand-prieuré, son haut donjon aux quatre tourelles accotées, autre reste d’une civilisation qui se mourait. Mais au pied de sa tour, le quartier, malgré la disposition fâcheuse du terrain, tentait de s’assainir par la création de nombreux hôtels entourés de beaux jardins.

Plus on se rapprochait du centre de Paris, plus les rues se rétrécissaient, plus les maisons de torchis, aux charpentes apparentes, aux pignons aigus, se serraient les unes contre les autres. En descendant vers l’Hôtel de Ville, c’était un nouveau dédale qui ne laissait guère de vide que l’étroite place de Grève. L’Hôtel de Ville lui-même, commencé vers le milieu du XVIe siècle, sur les plans de l’architecte italien Dominique de Cortone, modifiés par l’un des Chambiges, n’était achevé que depuis neuf ans. Il était encore dans l’éclat de sa fraîche nouveauté et il faisait contraste avec la confusion noire des bâtimens environnans.

Malgré les vicissitudes nombreuses qui, déjà, l’avaient frappée, cette maison était le centre de l’existence traditionnelle de la ville. De toute antiquité, Paris a été partagé entre sa double mission de commune autonome et de séjour du gouvernement. Son régime municipal n’a jamais été identique à celui des autres bonnes villes du royaume. Elle a toujours été l’objet d’une faveur particulière et d’une surveillance spéciale. Sous Henri IV, après les folies de la Ligue et le rôle joué par les Seize, Paris était suspect. On le tenait très serré, et il acceptait de bonne grâce cette étroite direction. Son prévôt des marchands, chef du « parlouër aux Bourgeois, » ses échevins, ses seize quarteniers, son conseil, étaient bien encore élus par le suffrage des habitans ; mais le roi avait toujours l’œil dans les élections et souvent la main dans l’urne. Il désignait lui-même les candidats et, le vote une fois émis, il félicitait son peuple « d’avoir bien voulu se conformer à sa royale et paternelle volonté. » En 1604, Henri IV avait fait nommer, sans autre forme de procès, un fonctionnaire royal, le lieutenant civil François Miron, à la charge de prévôt des marchands. Sous la régence, on lâchait un peu la bride, mais on n’en continuait pas moins à exercer une surveillance occulte sur l’administration municipale de Paris.

Le prévôt des marchands était donc le véritable maire de Paris : « Gérer le domaine de la ville, assurer l’approvisionnement, fixer le taux des denrées débarquées sur les ports, vérifier les poids et mesures, construire, réparer ou entretenir les remparts, portes, ponts-levis, ponts, fontaines, en général tout ce qui regardait la décoration et la salubrité de la ville ; commander la milice, surveiller les quarteniers, maintenir l’ordre, de concert avec le prévôt de Paris, réglementer la police du fleuve, prendre soin des pauvres, délivrer les lettres de bourgeoisie, veiller aux intérêts commerciaux ou industriels, présider aux délibérations importantes des grands corps de marchands et donner son avis au parlement sur les affaires concernant les métiers, garantir le paiement des rentes de l’Hôtel de Ville, organiser les cérémonies publiques, telles étaient les principales fonctions du prévôt des marchands. »

On le voyait figurer dans les cérémonies publiques, vêtu de rouge cramoisi, avec ceinture, boutons et cordon d’or, le manteau et la toque mi-partis rouge et brun, monté sur un cheval dont la bride était d’or, selon le privilège des chevaliers. Les échevins étaient également en robe de velours mi-partie, avec bonnet à cordon d’or. Les conseillers portaient la robe de satin noir et les quarteniers la robe de damas noir. Les sergens, en robe mi-partie, avaient, brodé sur l’épaule, le vaisseau d’argent, blason de la ville. Et c’est ainsi que ce corps municipal marchait, dans les grandes cérémonies, processions, réceptions et entrées des princes, précédant le défilé des syndics de métiers, qui, eux aussi, en costumes de miniatures, faisaient assaut de dépenses pour honorer à la fois leur corporation, leur ville et le roi, dont ils étaient les dévots et fidèles sujets.

On pense bien que dans la Ville, tout comme dans l’Université et dans la Cité, les églises ne manquaient pas. Tous les saints du calendrier y passaient. Il y en avait beaucoup de petites, de simples chapelles ; mais il y en avait aussi de très vénérables et de très imposantes : c’était Saint-Jean-en-Grève et le Saint-Esprit ; Saint-Merry et Saint-Leu, Saint-Nicolas-des-Champs, Saint-Julien-des-Ménétriers, Saint-Jacques-la-Boucherie, Saint-Leufroy, Saint-Germain-le-Vieil, Saint-Germain-l’Auxerrois, les Saints-Innocens, avec leur cimetière et leur charnier pestilentiel ; enfin Saint-Eustache, qu’on était en train de construire près des Halles.

Ce qu’on appelait les halles ne formait pas un édifice spécial ; c’était tout un quartier où les noms des rues, — rue de la Toilerie, rue de la Cordonnerie, rue de la Poterie, rue de la Friperie, — indiquaient la nature des divers commerces qui y étaient exercés. La halle à la marée, la halle au blé, la halle aux draps, les vieilles halles de Philippe-Auguste abritaient, sous leur antique arcade, une population active, bruyante, qui tenait une grande place dans la vie ordinaire du Paris d’alors et dessinait un des traits de son caractère. Au milieu de ce peuple, le pilori des Halles était le symbole un peu rude de la police et de l’autorité royale. « On y mettait les banqueroutiers, les vendeurs à faux poids, les blasphémateurs, les courtiers de débauche, et surtout les Macettes, qu’on y conduisait assises à rebours sur un âne pour y être fustigées publiquement. » C’était un beau spectacle, pour la foule grossière, que les nécessités de l’existence, la recherche d’un emploi, la présence de la foule elle-même, attiraient sans cesse dans ces rues étroites, encombrées de chalands, de marchands et de marchandises et où se pressait le plus dense de la population parisienne !


IV

Sur un fond de bas peuple loqueteux, misérable, dépenaillé, Têtu, chez le fripier, d’habits et de chapeaux étranges importés des pays éloignés, étalant, le long de bouges infectes, la curiosité pittoresque d’une misère à la Callot, sur ce fond, sans cesse renouvelé par l’afflux de tous les échappés de la province, de tous les écloppés de la guerre, de tous les fainéans de la ville, la population laborieuse se distinguait peu à peu.

C’était d’abord, dans les carrefours, les groupes mouvans des hommes de peine, débardeurs, crocheteurs et gaigne-deniers, beaucoup plus nombreux à cette époque qu’aujourd’hui, parce que beaucoup plus de travaux se faisaient de main d’homme. La plupart de ceux qui sont maintenant enfermés dans les ateliers vivaient alors en plein air ; ils formaient cette populace affamée et mobile qui préoccupait encore si vivement l’abbé Galiani à la veille de la révolution. Ils se tenaient par bandes au seuil de quelque échoppe, le grand chapeau sur les oreilles, le bâton à la main ; ou bien ils marchaient dans la presse, par deux, par quatre, portant des sacs, des tonneaux, des paquets énormes pendus aux perches croisées qui reposaient sur leurs épaules.

Au milieu de cette foule, circulait l’orchestre vivant des cris de Paris, glissant le long des murailles sa complainte aérienne : « ‘étaient les marchands de « châteignes boulues toutes chaudes ; » — « la cerise, douce cerise ; » — « l’argent des glands ; » — le chaudronnier, « argent des réchauds ; » — « le foyfre, nouveau foyfre ; » — « l’argent des chapperons ; » — « l’argent des fusils, » — « l’argent des houçois ; » — « l’argent des celles ; » — « l’argent des manchons, manchettes et rabas ; » — « la mort aux rats et aux souris ; » — « l’argent des gâteaux — des dariolles et des ratons tout chauds ; » puis le marchand « d’eau-de-vie pour réjouir le cœur, » avec le flacon et le verre à la main ; puis le marchand de « vinaigre, bon vinaigre, » poussant sa brouette devant lui ; puis le gagne-petit, avec sa meule roulante et le cri strident du couteau usé sur le grès ; enfin, quand tombait la nuit, la cliquette du marchand d’oubliés, son chant : « Oublies, oublies, où est-il ? » et sa lanterne promenant sur le pavé une errante et pâle lumière.

Un enterrement passait, allant vers le charnier des Innocens, le prêtre en tête, marmonnant des prières, l’enfant de chœur faisant tinter sa sonnette ; et derrière, le mort, sans cercueil, porté sur les épaules de ses parens et de ses amis, salué d’un signe de croix par la foule superstitieuse. Tous les étrangers remarquent la piété de la population parisienne, le luxe du service divin dans les églises, la beauté de leur décoration intérieure, le bruit éternel des cloches, le grand nombre de prêtres, moines, nonnes, circulant dans les rues. Il ne faut pas oublier que Paris s’était battu dix ans, sous la Ligue, pour rester catholique ; qu’il avait eu alors, pour tribuns et pour capitaines, ses curés et ses moines. Il régnait encore beaucoup de cet esprit dans la foule, et il n’eût pas été prudent à un hérétique de ne pas s’agenouiller devant le Saint-Sacrement, qui passait par les rues et que les longues processions suivaient lentement. Il se fût exposé à la fureur d’un peuple mobile, qui ne saisissait que trop volontiers les occasions d’attroupement et de divertissement violent.

Les laquais y tenaient le premier rang, par le nombre et par l’insolence. La domesticité n’ayant pas, alors, le caractère servile qu’elle a pris depuis, c’était, pour des fils venus de la province, une façon comme une autre de commencer la vie que de se mettre aux gages d’un grand, d’un seigneur, d’un bon bourgeois. Habillés de gris, les laquais se réunissaient armés, malgré les ordonnances. Ceux qui servaient les courtisans copiaient leurs allures fanfaronnes et provoquaient les citadins paisibles ; ils hantaient les maisons de jeux et de débauche, bravaient le guet et prêtaient la main à n’importe quel mauvais coup. Ils s’accompagnaient de la tourbe non moins tumultueuse des écoliers, clercs de procureurs et serviteurs de dame Basoche, gens râpés, vêtus de noir, aux figures pâles et aux dents longues. Dans un temps où les charges de robe étaient excessivement nombreuses, où la manie des procès sévissait, c’était une autre façon de s’ouvrir une carrière, qui s’arrêtait trop souvent, hélas ! à cette première étape. L’aigreur des gratte-papier était toujours de partie avec la misère des va-nu-pieds et le brigandage des coupeurs de bourse. La classe des marchands se distinguait au costume étoffé et ample avec le pourpoint et le haut-de-chausses en drap sombre garni seulement de quelques aiguillettes, le col de linge tuyauté à la Sully, les bas de laine retenus par un nœud de jarretière, le soulier carré au talon plat ; le balandran pour l’hiver, et, sur la tête, couvrant la chevelure longue et droite, le large chapeau à ailes des peintres hollandais. C’est le costume regretté, vers le milieu du siècle, par Sganarelle :


Je veux une coiffure, en dépit de la mode,
Sous qui toute ma tête ait un abri commode ;
Un beau pourpoint très long et fermé comme il faut,
Qui, pour bien digérer, tienne l’estomac chaud ;
Un haut-de-chausse fait justement pour ma cuisse ;
Des souliers où mes pieds ne soient point au supplice,
Ainsi qu’en ont usé sagement nos aïeux.


Le bourgeois de Paris, né dans cette ville, appartenant à une bonne souche connue et classée, faisait partie d’un monde infiniment plus sédentaire, plus confiné, plus petite ville que ce que nous voyons aujourd’hui. Il ne sortait guère de la capitale, tout au plus, pour aller faire quelque partie aux Prés-aux-Clercs, à l’île Louviers, à Vincennes. Un voyage à Saint-Cloud, à Pontoise, à Fontainebleau était un événement. La nature n’éveillait en lui que des sentimens très simples, à peu près ceux qu’exprime le mot d’Orgon :


La campagne à présent n’est pas beaucoup fleurie.


Le voilà bien, revenant de sa maison des champs, de Suresne ou de Vaugirard. Orgon, puisqu’Orgon il y a, était pieux, rangé, économe ; sacristain, marguillier de sa paroisse, vénérateur de Notre-Dame et de la bonne Geneviève, patronne de Paris. Il brûlait un cierge à chaque anniversaire et promenait dévotement la châsse de la sainte, parmi la ville, dans les temps de sécheresse.

Cent cinquante métiers ou professions diverses dûment classées et délimitées, se partageaient la population marchande. Chacune de ces corporations, — maîtres et ouvriers, — luttait énergiquement pour le maintien de ses droits, de ses privilèges, de ses honneurs et préséances. Les rôtisseurs étaient en procès avec les poulailliers, puis avec les cuisiniers, avec les cabaretiers ou taverniers ; les merciers luttaient contre les gantiers ; les brodeurs avec les découpeurs, égratigneurs et gaufreurs. Au-dessus de ces cent cinquante corporations, avec l’honneur et gloire que, dans un système tout traditionnel, donnait l’antiquité de l’institution, dominaient les grands corps de marchands : drapiers, merciers, pelletiers, bonnetiers et orfèvres. Ils formaient l’aristocratie des métiers parisiens, et marchands de « grosserie non mécanique, » ne mettant pas eux-mêmes la main à la pâte, ils étaient aptes aux fonctions-municipales.

Enrichie par le commerce, la classe bourgeoise s’élevait peu à peu jusqu’aux charges de robe, qui elles-mêmes touchaient à la noblesse et en facilitaient l’accès. Les grandes familles parisiennes, les Damour, les Sanguin, les Flecelles, les Villebichot, les Mesmes, les Molé, gardaient encore les mœurs traditionnelles et simples de leurs ancêtres. Ils portaient la barbe pleine à la Henri IV et revêtaient « le jupon, la simarre, le bonnet carré, le linge uni et la moire lisse. » Passé la jeunesse, ils affectaient une grande gravité, et les plus âgés étaient, en effet, de vie décente et même austère. Ils se groupaient autour de Saint-André-des-Arcs, dans la rue des Poitevins, la rue Hautefeuille, ou bien encore, pour rester à proximité du palais et des collèges, dans la rue Galande, la rue du Fouarre, jusqu’à la place Maubert. Les familles se mariaient entre elles, et se transmettaient, de père en fils, ces demeures solides et commodes qui ont, pour la plupart, duré jusqu’à nous.

On construisait beaucoup justement à l’époque dont nous parlons, et, en même temps, le goût du luxe se répandait. On pouvait gagner de grosses sommes dans les « parties » et les affaires de finances. La haute bourgeoisie parisienne y mettait la main. Selon le mot de Montesquieu, la profession lucrative des traitans parvenait, par sa richesse, à être une profession honorée. Si la dignité des anciennes mœurs en était atteinte, le commerce y gagnait ; l’usage des carrosses se répandait. Ce n’était plus le temps où le président de Thou s’en allait à la messe sur une mule, sa femme-en croupe, la cotte relevée. Les jeunes magistrats des enquêtes se lassaient du visage gourmé et de la figure barbative de leurs pères. Ils enviaient la dentelle, les moustaches et les bottes à grands revers de messieurs les courtisans.

Cependant la différence entre les deux classes restait encore nettement marquée : rien qu’à voir passer dans la rue ceux-ci, tout plumes, soie et dentelles, ceux-là habillés de sombre, tout laine et en bonnet carré, on eût cru deux mondes à part. Il y avait, en effet, dans la nation, deux sortes d’hommes : l’homme d’épée et l’homme de robe.

J’ai dit le civil, avec ses habitudes de prudence, de gravité, de réserve, d’économie étroite et de dignité un peu contrainte. Voici maintenant le militaire tout chaud encore des grandes guerres de Flandre et d’Allemagne, exagérant dans son costume, dans son attitude, dans toute sa façon d’être, les qualités et les défauts de l’homme d’action, très brave, très chatouilleux, très à la main et ferré sur le point d’honneur, toujours prêt à dégainer et toujours gonflé de ses exploits réels ou imaginaires : jamais le héros n’avait frisé de plus près le matamore.

En voici un qui passe sur son cheval de guerre à la tête courte, à la crinière tressée ; le pot en tête, la poitrine couverte de la cuirasse, les chausses vastes, l’épée épaisse et large, les longs pistolets dans des fontes qui battent l’étrier, les jambes enveloppées dans d’immenses houseaux de cuir garnis d’éperons rouilles. Celui-là a fait ses premières armes du temps du roi Henri ; il garde toute la rudesse des vieilles coutumes militaires ; il a dormi sur la terre dure ; son visage est bronzé et couturé ; il porte la barbe pleine, en coup de vent, selon la mode du Béarnais, et il se vanterait volontiers, comme son défunt maître, de sentir le gousset.

En voici un autre : c’est un cavalier du bel air, sortant de l’Académie : chapeau de feutre rejeté en arrière, plume au vent, œil clair et teint frais, moustache blonde relevée en croc, barbe en pointe ; le collet à double rang de dentelles, le petit manteau garni de fourrures, relevé par l’épée, le haut-de-chausses ample et plissé, le mollet hardi sur le soulier aux larges oreilles et les éperons sonnans.

Voici maintenant une troupe nombreuse, bien montée, armée jusqu’aux dents. Elle bouscule devant elle les marchands et les carrosses qui, dans la rue étroite, s’arrêtent et se rangent. C’est un homme de condition, c’est un seigneur qui se rend au Louvre. Lui et sa suite étalent, dans un flot de dentelles, de plumes, d’étoffes éclatantes, de broderies d’or et d’argent, un luxe lumineux. Ce groupe étincelle, sur le fond sombre d’une vie généralement pénible, comme le capitaine, vêtu de blanc, éclaire le premier rang des arquebusiers dans la Ronde de Rembrandt.

En tête, le maître, monté sur un fin genêt d’Espagne, habillé à la dernière mode de 161/i : chapeau rond à bords étroits,


garni d’un crêpe fin
Bouffant en quatre plia et moitié de satin ;


fraise petite et petit collet garni de dentelles, « en forme de rondeau ; » pourpoint serré, en satin rouge ou cramoisi, laissant bouffer par les fentes la doublure de taffetas bleu ou jaune ; gants en satin vert allant jusqu’à mi-bras et garnis de dentelle, ceinturon en broderie ou en soie ouvragée, chausses de velours froncées à la ceinture et sur les genoux, garnies de gros boutons sur le côté ; bas de soie, avec jarretière enrubannée de dentelles ; la botte en cuir de Russie et les éperons dorés ; en travers de la poitrine, une écharpe de taffetas bleu ou vert et, au côté, le cimeterre à la turque avec la garde luisante d’or ou d’émail. Par-dessus le tout, un manteau court, tombant à mi-cuisse, en taffetas doublé de velours rouge.

Un habit de cette sorte, sans compter les accessoires, chemisettes, collets de dentelles, sachets, plumes, bijoux, valait quelque cinq ou six mille francs, et il n’était pas nécessaire d’être grand seigneur pour en changer souvent. La cour se ruinait en vêtemens, et, à l’imitation de la cour, toute la noblesse du royaume, selon le mot de Louis XIII, était fondue de luxe.

Tout à l’entour du grand seigneur qui s’avançait en si bel équipage, une compagnie nombreuse de parens, d’amis, de pages, de laquais se pressait pour lui faire honneur. C’était, en effet, un trait caractéristique des mœurs du temps que cet usage de la « compagnie. » On ne laissait jamais un ami aller seul soit dans une affaire, soit dans une fête, soit dans une visite de cérémonie. Le vrai signe de l’influence était le nombre de personnes que l’on traînait après soi. Quand un grand seigneur approchait d’une ville, nombre de gens allaient au-devant de lui pour lui faire cortège. S’il devait rencontrer quelque personnage plus puissant, sa suite le quittait, en partie, pour aller grossir l’autre troupe. La cour n’était rien autre chose que la « compagnie, » la « mesnie » du roi, et chaque seigneur, haut ou bas, avait de même sa maison.

Ainsi ce seigneur marchait vers le Louvre au milieu d’une foule nombreuse, sans cesse grossie par les gentilshommes que l’on rencontrait. Quittant Saint-Eustache, il passait au pied de l’hôtel de Soissons, construit par Jean Bullant, près de la Halle aux blés, suivait la rue de la Tonnellerie, réservée aux fripiers juifs ; traversait la rue Saint-Honoré, prenait la rue des Poulies, et, passant devant l’hôtel de Longue ville, il entrait au Louvre par la porte qui s’ouvrait en face l’hôtel de Bourbon, du côté de Saint-Germain-l’Auxerrois.

Mais avant de pénétrer avec lui dans le palais qu’habite la majesté royale, arrêtons-nous un instant encore et jetons un dernier coup d’œil sur ce Paris si animé, si populeux, déjà si complexe, dont la silhouette dentelée apparaît par l’ouverture que la rue de Bourbon fait sur la Seine.

Nous n’avons pas tout dit, en effet, et il faudrait des volumes pour tout dire. Nous n’avons parlé que de la population masculine, et pourtant les femmes tenaient une grande place dans la vie de Paris. Non-seulement celles qui, dans la rue, femmes du peuple vêtues de serge de Reims, harengères au langage épicé, marchandes des quatre saisons, servantes, chambrières et chambrillons en cotte simple et bavolet, augmentaient le tumulte et le désordre ; mais, sur le pas de leurs portes, les bourgeoises, de tenue discrète, avec la robe sombre, la large coiffe blanche, la mante noire à plis réguliers, et, si elles sortaient, le manchon et le manteau garni de fourrures ; ou bien la damoiselle montée sur une mule, une plume dans les cheveux, ceux-ci poudrés à la poudre de Chypre et parfumés de fleur d’oranger, faisant de gros bourrelets sur les oreilles, la figure couverte du mimi, la gorge découverte entourée d’un large collet plat de dentelle ajourée, les bras perdus dans des manches très bouffantes et tailladées, les mains dans des gants de soie, avec de riches revers de guipures très évasés, enfin la taille haute et roide, dans un corset étroit faisant pointe sur le ventre, et le bas du corps engoncé dans l’armature hanchue du vertugadin.

Nous avons dit le tumulte du centre de la ville ; mais nous n’avons pas dit le silence des longs faubourgs, avec les murailles infinies des couvens, laissant échapper, par-dessus, la rare verdure des jardins ; nous n’avons pas dit la Bièvre, renommée par la qualité tinctoriale de ses eaux, mais dont les terribles déborde-mens ravageaient le quartier Saint-Marcel ; nous n’avons pas dit le faubourg Saint-Antoine, avec ses ouvriers brodeurs ; la rue Saint-Jacques, avec ses libraires, le faubourg Saint-Germain, avec ses académies de jeux, les marais du Temple, avec leurs filles de joie.

Nous avons dit les rues, mais nous n’avons pas pénétré dans l’intérieur des maisons et nous n’y avons pas montré la vie citadine commençant à s’organiser dans les salles des nouveaux hôtels, claires et tendues de nattes. L’ère des précieuses va bientôt s’ouvrir, et c’est l’époque où Catherine de Vivonne, marquise de Rambouillet, dessinant elle-même les plans de son hôtel, apprenait aux architectes à mettre les escaliers dans un coin du bâtiment, à construire une grande enfilade de chambres, à exhausser les planchers, à faire des portes et des fenêtres hautes et larges et vis-à-vis les unes des autres ; « c’est elle aussi qui s’avisa la première de faire peindre une chambre d’autre couleur que de rouge ou de tanné, et c’est ce qui a donné à sa grande chambre le nom de chambre bleue. »

Dans ces nouvelles constructions allaient s’introduire bientôt l’air galant, les conversations raffinées, les pointes à l’italienne. En attendant, les collations, les concerts s’organisent, et dans les tableaux des maîtres contemporains on voit, près d’une table couverte d’un tapis de Turquie, une jeune dame fraîche et claire jouant du luth, tandis qu’un cavalier l’écoute, l’œil attendri, et oublie de boire l’hypocras dans le verre allongé qui vient de lui être servi.

Nous n’avons pas montré, non plus, l’attraction exercée sur la France entière, et déjà sur le reste de l’Europe, par cette ville où se rencontraient les cadets de Gascogne, les poètes de Normandie, les savans de l’Ecosse, les soldats de l’Allemagne, les capitaines de la Hollande, les comédiens, les ruffians et les politiques de l’Italie : tous parlant leurs idiomes propres ou communiquant entre eux par une sorte de sabir dont le latin et le français italianisé faisaient le fonds. Nous n’avons pas dit, enfin, la grande admiration et la grande envie que Paris inspirait déjà aux étrangers par son climat tempéré, sa bonne humeur, sa vie facile, la sociabilité aimable et polie de ses habitans.

Il aurait fallu, dans un tableau de cette sorte, animer ce « Paris sans pair » dont parle le proverbe, célèbre par ses soldats, par ses professeurs, par ses théologiens, par ses marchands, se reprenant à la vie, après les fureurs civiles qui venaient de le déchirer, orné par Henri IV, embelli par le goût italien, s’accoutumant à la douceur d’une existence plus paisible et mieux ordonnée, s’ouvrant à la lumière, s’éclairant le soir de lanternes bien entretenues, s’arrachant à la crasse et à la boue du moyen âge, ordonnant mieux sa police et sa voirie, et méritant de plus en plus, malgré tant de misères et de pauvretés subsistantes, l’ardent amour qu’il inspirait à Montaigne : « Elle a mon cœur dès mon enfance et m’en est advenu comme des choses excellentes ; plus j’ai vu depuis d’autres villes belles, plus la beauté de celle-ci peut et gagne sur mon affection. Je l’aime pour elle-même, et plus en son être seul que rechargé de la pompe étrangère ; je l’aime tendrement, jusques à ses verrues et à ses taches. Je ne suis Français que par cette grande cité, grande en peuples, grande en félicité de son assiette, mais surtout grande et incomparable en variété et diversité de commodités, la gloire de la France et l’un des plus beaux ornemens du monde. »


GABRIEL HANOTAUX.

  1. On s’est servi principalement, pour cette description de Paris, des plans de Vassalieu, de Meryan, de Tavernier reproduits dans le bel Atlas des Anciens plans de Paris ; en outre de la Collection des documens publiés par la Ville dans l’Histoire générale de Paris, notamment de la Topographie historique du vieux Paris de Berty ; une quantité de détails ont été puisés dans les monographies publiées par la Société de l’Histoire de Paris ou dans les collections de Carnavalet, éclairées par l’obligeante érudition de M. Cousin. Nous ne citons que pour mémoire le Dictionnaire de Hurtaut et Magny, les ouvrages de l’abbé Lebœuf, de Sauvai, de Dulaure, de Fournier, notamment la curieuse compilation des Variétés historiques et littéraires ; les monographies historiques et en particulier la savante étude de M. Miron de l’Épinay : François Miron et l’Administration municipale de Paris sous Henri IV.