Paris-Éros. Première série, Les maquerelles inédites/Texte entier

(alias Auguste Dumont)
Le Courrier Littéraire de la Presse (p. Frontisp.-293).


La Pieuvre.

AVANT PROPOS




Paris, l’étoile mirageuse vers laquelle se tendent les regards suggestionnés des caravanes cosmopolitaines, est aussi l’abîme. Ce ne sont plus les nobles aspirations de gloire, ni les sublimes idées humaines, legs sacré que la Renaissance et le Dix-Huitième siècle lui ont laissé, qui précipitent vers lui les théoriciens idéalistes ; ses voluptueuses attirances hypnotisent les libidinosités universelles. C’est la foire aux plaisirs, l’excelsior des jouissances, agréables ou turpides, rêvées.

Apparemment la source de belles œuvres qu’elle ne cesse de produire dans le domaine artistique et industriel lui a conservé le rang qu’il s’est acquis dans le concert des grandes capitales. Cette royauté, sa face auguste devant le monde, reste sa vertu conservatrice, sa puissance de résistance aux vrillons pourrisseurs qui sapent son socle de granit. Mais, telles Tyr, Babylone et Rome des Césars, aussi jadis en leur somptueux manteau de pourpre, royaux cavaransérails de l’univers, les corruptions amoncelées l’étreignent de toutes parts, l’étouffant dans son génie et sa vaillance gauloise. Comme ses devancières de gloire, devenues la proie des métallifères et des courtisanes, ses titres de grandeur et d’immortalité se fondent dans des inouïssements de luxe blafard et d’apprêtées iniriennes, à travers les beuglements des imprésarios dépravateurs et le glossaire des rhéteurs décadents. La Ville-Lumière, la Mecque ancestrale du génie et du talent, n’apparaît plus que comme l’Urbs voluptatis rerum, conquise, soumise, aux enseignes des lupercales : luxuries, lascivia, fallax, insidiosa, desidiosa, libidinosa, turpis, obscœna, infamis, voilant de deuil ses dieux lares.

En cette éclipse de ses lumières essentielles, blafardée des feux de ses luxueux lampadaires qui épaississent ses ombres, aux éblouissements artificiels qui font rayonner le faux et célèbrent le toc, fondant le bruissement des foules inquiètes, agitées en leur struggle-for-living satanesque, la courtisane altière, lascive, est reine ; son souteneur, banquiste ou chourineur, est roi.

C’est dans ce champ d’action, publique ou intime, que la chronique, préparant les annales de l’histoire, acquiert la virtuosité et la puissance dramatique de la scène. La sélection de faits, placés dans les cadres dans lesquels ils ont été vécus, y apparaissent vivants dans leur poignante passionnalité, exempts d’oppositions morales qui en affaibliraient les brutales audaces et les conceptions initiales.

Placé entre la cafardise et le crétinisme esthétiques des doctrines bâtardes, je me suis concentré dans le rôle de conteur désintéressé, gauloisant par tempérament et rabelaisant par école. Je laisse aux Panurges supergurgitatifs le soin de tirer par les cheveux les conclusions des causes infiniales et aux docteurs supercoquelicantieux des alchimicales mystifications sociales la défense de la prostitution civile et honnête.

Si, en ces épopées escabradeuses, la morale est placée à la section de réserve, à qui la faute ? Ce n’est pas moi qui l’y ai mise, pas plus que je n’ai la sotte prétention de placer la pudeur en un endroit qui force à s’asseoir dessus.

Martial d’Estoc.

Les Maquerelles Inédites





I


La zone de la galanterie ambulante parisienne. — Les cocottes vieux style. — Les couturières de Sapho. — Les grues. — La grande névrose : lesbiennes et agenouillées. — Les mères de la prostitution. — Rue Clapeyron. — Figurantes et agences.


Deux grandes artères limitent la zone de la galanterie ambulante de Paris joyeux : l’une, au nord, s’étend de l’avenue de Wagram à la place Rochechouart, en suivant la ligne des boulevards de Courcelles, des Batignolles, de Clichy et Rochechouart ; l’autre, au sud, court le boulevard Haussmann et prend le tronçon de la rue Lafayette qui aboutit au square Montholon. Partout des chameaux et pas de désert ; impossible à l’explorateur le plus novice de s’y tromper, et aussi, une tonalité épicurienne qui ne permet pas d’en confondre la prostitution avec sa voisine des Batignolles et de Montmartre.

Le quartier de l’Europe semble avoir été particulièrement aménagé comme centre d’attraction et comme foyer d’expansion de cette région de chasse libre. Les édiles qui ont présidé au baptême de ses voies de communication, ont fait preuve de sens pratique et d’un internationalisme économique qui leur ont valu une juste notoriété. Qu’on soit de Berlin, de Londres, de Moscou, de Saint-Pétersbourg, de Berne, de Rome, de Bruxelles, de Madrid, de Constantinople, de Lisbonne, d’Amsterdam ou de Paris, tous les vices y trouvent des sœurs et des frères. Touchants symboles, la Française y côtoie la Russe, l’Allemande l’Italienne, l’Anglaise la Portugaise, la Belge la Hollandaise, la Suissesse l’Autrichienne, l’Espagnole la Mauresque, la Turque la Levantine dans une confraternité républicaine charmante… L’art n’a pas de patrie, et jamais art n’est parvenu à un degré de perfection aussi raffiné.

Les prêtresses d’Eros : nymphes et déesses de Vénus, quinze fois la bien nommée en ses symboliques performances, y vivent dans le calme de la conscience évanouie et la religion des dessous : l’autel des holocaustes sublimé de dentelles et de parfums. Si elles sensibilisent quelquefois, rarement elles spiritualisent. Du reste, on trouve chez toutes des khakis de campagne moins chers qu’une procuration notariée.

Les anciens : incroyables, lions, dandys, gommeux, les ont connues ; panthères, lorettes, petites dames, madeleines, filles de marbre, musardines, biches, pieuvres, mousseuses, horizontales, croqueuses de jeunesse et d’héritages.

Souvenir d’antan : il n’y a plus que des cocottes et des grues, au tarif comme les sapins.

Différence ou perturbation d’idiosyncrasie : la cocotte est une putain franche, la grue est une franche putain : cheval de course ou rossinante de fiacre, inscrites au livret sportif ou au livre de la police, très sceptiques l’une et l’autre sur la quotité de respect qui leur est due.

Ce sont des vaillantes cependant, visant au maréchalat et aux chevrons, donnant toujours et en toutes circonstances, même vieilles gardes.

La demi-mondaine, omne tulit punctum, est l’affranchie de la servitude prostitutionnelle ; elle triomphe sur le turf et à la cote. Elle a sa plastique affichée à la montre, entre les performances du vainqueur du Derby et le bœuf primé. Elle est chroniquée pour des équivalents par les sigisbées du maquignonnage journalistique.

C’est un bel animal qui manque de bouche.

Généralement, les cocottes végètent ; elles ruminent lorsqu’elles n’ont que de l’herbe à la mangeoire.

Les plus huppées ont un entreteneur — le cher ami — qui est quelquefois une commandite.

Le jour où le cher ami couche, elles font la popotte et s’évertuent à montrer leurs talents de petite femme… une fois n’est pas coutume.

Les autres jours, elles ramènent.

Le mot putain est de style, mais il ne les fait pas marcher.

Elles s’intitulent couturières, modistes ou professeurs de chant.

Généralement, elles se confinent dans la couture.

Les explorateurs de la zone galante connaissent le boniment de ces dames.

— Viens-tu, chéri ? Je serai bien gentille.

— Merci ! ma charmante. Pas aujourd’hui, j’ai affaire.

— Prends toujours ma carte. C’est rue Fontaine, au troisième à gauche. Je te ferai ce que tu voudras.

La belle de nuit passe son bristol :

« Jenny, couturière. »

Une autre :

« Mme Amandine, couturière. »

Une troisième :

« Mme de Beaucheval, couturière. »

En fait de couture, ces dames ne savent qu’enfiler des aiguilles ; c’est ce qui les a perdues.

La méthode infaillible pour se libérer des obsessions des couturières en maraude est de leur dire :

— Bien vrai que tu seras gentille, que tu feras ce que je te demanderai ?

— Oui, chéri, tout.

— Dans ce cas, prête-moi un louis. J’irai te retrouver près de l’obélisque.

Cela ne rate jamais :

— Sale maquereau !

Et la petite s’éloigne, superbe.

La catégorie des rameneuses est loin d’être la plus nombreuse. Ce n’est pas pour leur plaisir, les pôvres ! qu’elles vont solliciter le michet ; elles ne demanderaient pas mieux que d’être demandées à domicile.

Les véritables unités de combat sont les cocottes au cachet ; elles vont au boulevard, mais ne le font pas.

Ce sont des putains de piquet, inscrites au rôle des proxénètes, pouvant être appelées à chaque moment à marcher au feu.

La prostitution parisienne est corporative ; toutes les femmes galantes sont plus ou moins tributaires des proxénètes que — appellation typique — elles nomment les mères, comme dans les rites du compagnonnage.

La mère est la proxénète professionnelle.

Le fonds de son industrie turpide est un immeuble d’aspect bourgeois, dont elle est la locataire principale, la concierge et la gérante. Elle loue en meublé et à compte ouvert à ses pensionnaires.

Pour être reçue, il faut être recommandée, soit par une marchande à la toilette, habituelle racoleuse des lupanars où elle écoule ses chiffons, soit par l’alphonse de la maquerelle, qui tient les pensionnaires sous sa coupe, et, ensuite, faire preuve d’aptitudes galantes.

Ces proxénètes ont une clientèle attitrée, difficile sur l’article, qui exige pour ses plaisirs somptuaires des sujets de choix, d’une éducation pornographique parachevée.

Les ordres arrivent et sont aussitôt inscrits au journal avec le prix de location du sujet, qui en perçoit ordinairement la moitié. Le surplus est retenu par la tenancière à titre de commission.

En attendant de marcher, les filles de piquet voisinent, musent, potinent, en belles nonnes des couvents d’amour.

C’est au salon que la mère communique les ordres. Toutes alors dégringolent de leur perchoir, vêtues ou non, en piaulant :

— Bonjour, maman. Quelle nouvelle aujourd’hui ?

— Quel teint frais vous avez ! Pour sûr, monsieur Jules a découché !

— Et votre chat ?… Comment va le perroquet ?…

La serine a-t-elle des petits ?

Et c’est une fricassée de museaux.

La scène suivante se passait rue Clapeyron.

— Et le turbin ? demanda une grande fille, superbe de cynisme et de chair.

C’était Magoula, l’athlète de la prostitution ambulante, venue en droite ligne de Lisbonne.

Ses compagnes l’appelaient Mucha, de son cri de combat érotique.

— On te demande chez la comtesse Julie. Ça sera salé, car on y met le prix, répondit la mère Oscar.

— M… ! je vais encore en avoir pour un mois à me refaire. Ces cochons me tueront.

— Mais, dis donc, ma fille, crois-tu qu’on te donne cinq cents francs pour l’unique plaisir de voir tes fesses ?

Magoula trouva sans doute l’observation juste, car elle se tut.

La passivité bestiale est caractéristique dans les filles qui font métier de la prostitution ; aussi sont-elles des proies tout indiquées pour les souteneurs : maquereaux et maquerelles.

— Toi, Camélia, on t’attend à deux heures chez Mme Olympe. Soigne tes dessous, c’est pour la pose. J’ai retenu pour toi, à Mme Koulmann, un pantalon garni de vraies dentelles et un jupon dont tu me diras des nouvelles. C’est pour rien ; cent francs, une bagatelle.

C’est ainsi que la mère Oscar écoulait à deux cents pour cent de bénéfice les chiffons de sa rabatteuse.

— Merci ! maman. Faites-les monter par la bonne.

— Albertine et Paméla feront le salon ; le notaire vient déjeuner.

La maquerelle allait se retirer.

— Et moi ? dirent dix voix à la fois.

— Rien, mais la journée n’est pas finie.

Aussitôt que la mère fut descendue, Magoula s’étendit à la vache sur la table du salon en disant à ses compagnes :

— Tapez-moi les fesses, je régalerai.

— Tu vas encore t’énerver ; ce soir tu rentreras soûle.

— Ça m’est égal ; il faut que je me monte. Je suis vannée.

L’essaim de garces s’abattit sur la belle fille, lui troussa les jupes jusqu’aux reins, et dix mains à la fois battirent le rappel sur sa croupe bondissante.

— Mucha ! mucha ! criait la Portugaise qui s’allumait.

Et la fessée continua, haletant et passionnant les opératrices jusqu’à épuisement de force.

En se redressant, Magoula, pareille à une bacchante, entonna une chanson grivoise.

Les proxénètes-mères fournissent aussi, en extra, les figurantes pour les théâtres de genre, pour la haute noce où il faut des femmes, et pour les exhibitions à domicile de tableaux vivants.

Beaucoup de cocottes trouvent une situation dans ces expositions de leurs chairs et de leur savoir-faire ; aussi le poste est très couru.

Les agences de prostitution sont légion, disséminées dans tous les quartiers de Paris ; chacune a son genre, sa spécialité.

Il y a de ces agences qui se font cent mille francs de revenu.

C’est de la spéculation rationnelle ; les affaires turpides priment tout. Ce sont des affaires d’or.

Un journaliste d’avenir avait eu la géniale idée de créer une société au capital de dix millions pour exploiter cette mine, qu’il préconisait comme placement de bon père de famille, de tout repos.

Il est fâcheux pour la galerie qu’il ait manqué d’estomac au moment psychologique, en se faisant écraser par un tramway.



La Névrose.

II


Maisons de société. — Clubs spéciaux. — Clubistes érotomanes. — La comtesse Julie. — Micken, la belle Hollandaise. — Le général Kimber. — Mille heures. — L’anneau de l’altesse.


Les maisons de société spécialement affectées aux démonstrations érotiques, sont des salons fermés, des clubs dont les membres se paient le luxe de chabannais selects.

Elles sont de deux genres : celles où les fêtards extravaguent, entourés d’un essaim de femmes galantes, et celles, plus clandestines, où les érotomanes se livrent à toutes les fureurs des lupercales antiques.

Qu’on ne croie pas cependant à des abominations. Les passions perverses sont solitaires, en société on recherche le plaisir, tout en conservant un certain décorum. La perversité des gens du monde est plutôt cérébrale que de tempérament. Elle est épicurienne, osée dans la figuration et le geste, mais dans l’action elle ne va pas au delà de ce qui se pratique dans les maisons de tolérance les plus huppées, — ce qui est déjà suffisant.

L’achoppement pour ces lupanars de haute volée est le scandale, surtout pour celles du dernier genre, où la passion surexcitée dégénère souvent en orgie monstrueuse.

Ces clubs sont alimentés par des membres effectifs, appartenant, pour la plupart, au monde de l’aristocratie, de la finance, de la politique, de la magistrature et des arts, et aussi des membres honoraires, riches fêtards étrangers, pour lesquels Paris a tous les charmes.

Ils forment entre eux une sorte de franc-maçonnerie d’honneur qui les oblige au secret et à une commune protection.

L’amour n’est pas tout dans ces clubs, on peut même dire que ce n’est que le piment. On y festoie merveilleusement. Lucullus n’eût pas mieux fait. On ne peut mieux boire qu’entouré de nymphes et de déesses.

Il n’y a pas toujours que des filles galantes dans ces cénacles joyeux, on y rencontre aussi de superbes beautés du meilleur monde que la passion ou les angoisses budgétaires y amènent.

La maison de ce genre la mieux ordonnée, désignée sous le nom de Club des Poteaux, est située à proximité de la zone galante. L’inspiratrice, que les clubistes nomment discrètement la comtesse Julie, a été fort connue, sur la fin de l’Empire et pendant les premières années de la République, comme femme d’intrigue.

Tout en gouvernant son chabannais aristocratique avec une expérience de maquerelle intellecte et une intelligence de proxénète bas-bleu, elle ne négligeait aucune des relations mondaines qui lui avaient créé une solide réputation de grande dévote.

Elle suivait ponctuellement les offices de sa paroisse, courait les prédicateurs de la Madeleine et de Notre-Dame, patronnait les fêtes de charité et les œuvres diocésaines, subventionnait les petits commerces congréganistes et les ouvroirs des dames de Saint-Vincent de Paul.

De son ardente passionnalité d’antan, on ne lui connaissait plus que sa chère Olympe et le curé Moncupette, le desservant de Turpenay, où elle possédait une opulente maison de campagne.

Sans un fil blanc dans les cheveux, sans une ride sur sa belle peau d’impure, on ne pouvait galamment lui donner que l’âge qu’elle paraissait avoir : trente-cinq ans… Et encore !

L’hôtel dont elle avait fait le Club des Poteaux, lui appartenait.

Elle avait présidé aux dispositions intérieures avec une science parfaite des amours anormales qui s’entourent de luxe, de confortable et d’artistiques séductions. D’ailleurs ses sensations étaient encore assez vives et ses goûts assez érotisés pour l’autoriser, en qualité de surintendante des menus plaisirs de ses fidèles et d’éducatrice de n’importe quel collège féminin d’Eros.

Toutes ses facultés créatrices se retrouvaient dans les dispositions et l’aménagement de la salle des banquets et du cénacle prostitutionnel où se célébraient les lupercales. Les patriciens des époques augustales l’auraient reconnue là pour une de leurs grandes prêtresses, et le Soracte saturnal, pour une de ses hystériques bacchantes. Partout des somptuosités truquées pour l’épanouissement et l’assouvissement des suprêmes luxures ; des glaces multipliant et se renvoyant les images, de larges et moelleux divans incitant aux pâmoisons lascives, une forêt de plantes des tropiques, des effets de lumière féeriques, un chaos artistique de meubles et de choses suggestifs.

C’était en miniature une reconstitution de la loggia priapique romaine avec une tonalité de Riddyk anversois disparu.

Des draperies soyeuses marquaient des retraits voluptueux : salles de bains et boudoirs, où tout parlait aux sens et exaltait la passion.

Le personnel de la maison, entièrement féminin et précieusement choisi dans les bonnes maisons d’éducation pornographique, était placé sous l’autorité d’une sous-intendante, l’ex-sœur Marie des Anges, dont la comtesse connaissait la haute sagesse et la prudence, et depuis, Mlle Inès dos Estramadures, prima donna per tutti far.

La sainte femme pouvait jouir là, par anticipation, de toutes les joies du Paradis.

La comtesse Julie s’était réservé un appartement au premier étage, composé d’un oratoire, d’un boudoir, d’une chambre et d’une salle à manger.

C’est dans son oratoire qu’elle recevait, donnait ses ordres et sacrifiait à Vénus androgyne.

L’élément féminin des nuits lupercalines comprenait ordinairement deux sujets de haute chevauchée et une vingtaine d’allumeuses de la zone galante, très à l’aise dans leur nudité de nymphe, fournies par les mères-proxénètes.

Les clubistes portaient un large peignoir pour tout vêtement, les pieds dans des sandales, jouissant en sybarites, couchés sur les divans, du spectacle des diversités de beautés qui les allumaient, sceptiques au fond, apologistes rabelaisiens par séduction.

À dix heures, Magoula, qui préalablement s’était présentée à la comtesse Julie dans son oratoire pour la visite sacramentelle, entra dans le « sanctum sanctorum » où l’essaim de coryphantes l’entoura aussitôt.

Par une sorte d’attraction magnétique, tous les regards s’étaient portés sur le point de l’idéal volupté, orné d’une superbe toison l’embrunissant jusqu’au nombril.

Sa croupe de cavale olympienne était réputée.

Ainsi l’immortel Papillon avait dû voir la duchesse d’Ossilluna, pour assurer, avec toute son autorité d’académicien, que c’était le c… divin, le c… incomparable qui avait ravi la terre et fait pâlir les étoiles.

Cette remarque avait été faite d’un ton goguenard par un poteau dont la tête crépue avait un caractère tranché de satyrion.

— Bah ! tous les c… sont divins, répliqua son voisin de divan. Celui de notre chère Magoula est plutôt astronomique. Qu’on l’oppose aux lunettes de l’Observatoire ; il y a longtemps qu’on n’y a plus rien découvert d’aussi saillant.

Le bagout de la belle Portugaise seyait parfaitement à son genre de beauté.

— Ferme, baron, tu radotes, fit-elle en allant à l’observateur, la main tendue.

— Magoula, tu parles en parnassienne.

— Ça te la coupe, hein ?

— Rien ne m’étonne de ta part : tu possèdes toutes les séductions.

— Quelle blague encore ?

— Des pieds à la tête, tu es une arme parlante. Je ne suis pas académicien, mais, quand même, tu m’inspires.

— Baron, tu es malade.

— Pas encore.

— Ça te dit ?

— Je suis de la réserve : je garde tes positions.

— De la vieille garde, alors ?

— Eh ! oui ; l’Empereur ne bat plus que d’une aile. Trop de victoires, ma charmante, je sens venir mon Waterloo.

— Tu sais, la vieille garde meurt et ne se rend pas.

— Nous discuterons cela tantôt ; je suis aujourd’hui pour la belle Hollandaise.

— Micken en est ? Alors, chouette ! je craignais d’être seule pour supporter la charge de l’escadron.

Ce court dialogue dit l’esprit qui présidait aux assemblées des clubistes lorsque rien ne venait trop violemment les surexciter.

Il y avait cependant des scènes passionnelles dignes du crayon de Callot.

Quelques instants après, la belle Hollandaise fit une entrée.

C’était la beauté flamande aux reins d’acier dans toute sa vaillante expression.

Elle avait droit à la royauté ; aussi avait-elle été plus d’une fois couronnée… à la façon des chevaux.

Elle alla à la Portugaise et lui dit :

— Tu es splendide, Magoula. Où t’es-tu ainsi allumée ?

— Je ne sais pas, ça m’a dit tout à coup en entrant ici. Ce matin, je ne valais pas une chiquenaude.

— Regarde les têtes ? Ils semblent vannés.

— Ne t’y fie pas ; ils ont le teint plombé.

— Dans ce cas, en avant les violons !

La beauté plastique de Micken, moins flou, moins chaude que celle de la Portugaise, avait l’éclat et le poli du marbre ; elle suggestionnait davantage les érotiques poteaux.

C’était la beauté du plein air, des grèves et des forêts, en perpétuelle nostalgie du mâle.

Fille d’un pêcheur de Schweningue, elle avait passé dans bien des bras robustes avant d’entrer dans la carrière de la prostitution dorée.

Son premier entreteneur fut un Anglais, le général Kimber-Nigel, qui l’avait confortablement installée à Londres, dans le Strand.

Les officiers du Royal-Horse lui firent une cour assidue ; elle les aima tous, en extra.

Un soir, le général lui arriva à l’improviste, dérangeant un jeune aide de camp qui se réfugia piteusement sous le lit.

Le cher ami devait partir le lendemain matin pour le camp de Woolwich, où il avait été désigné pour commander une période de manœuvres d’artillerie. Micken ne pensa pas même à protester contre son droit de seigneur.

Au moment où, la tenant dans ses bras, il l’embrassait sur la nuque, une explosion, comme une bruyante rupture de pneu, l’arrêta net dans sa démonstration amoureuse.

Ce n’était pas elle, il l’aurait senti.

Ce n’était pas lui non plus, il l’aurait su.

Le général intrigué se leva.

Son flair d’artilleur lui fit découvrir une paire de bottes, que suivait une culotte bleue, puis une jaquette rouge.

Il tira le tout à lui, et la figure blondine de John O’Macrey, son aide de camp préféré, se montra illuminée d’une belle teinte de homard cuit.

— John, quel fichu artilleur vous faites ! lui dit-il.

— L’émotion, mon général.

— Je comprends ; je vous laisse régler la pièce, vous me paraissez meilleur servant que moi.

Le cher ami sortit après s’être revêtu, en laissant une poignée de bank-notes sur la tablette de la cheminée.

La belle Hollandaise repassa le détroit et alla planter sa tente dans la capitale brabançonne.

Elle établit son quartier général à la taverne Tom, où la catapultueuse Lolo activait la circulation des valeurs de la Banque de Belgique dont son ami T’Kindt de Rodenbeck s’était constitué le conservateur.

À elles deux, elles donnèrent à la vie galante un faste que Bruxelles n’avait jamais connu ; Micken tenait cependant la cote à un prix bien supérieur à celui de son amie.

Mandée un soir à l’hôtel du Commerce de la rue de Lécuyer, qui, à cette époque, servait de théâtre aux exploits des fêtards brabançons, elle se trouva devant un Anglais splénique, en costume de sauvage, attablé devant une table copieusement servie.

La belle Hollandaise comprenait vite les situations et elle avait le geste leste ; en trois temps de dégrafage, elle se trouva à l’unisson de son partenaire.

L’Anglais l’évalua d’un coup d’œil.

— Combien, dear, pour une semaine ? lui dit-il.

— Une livre l’heure, répondit la courtisane, aussi laconique.

L’insulaire se leva, l’examina scrupuleusement avec toute l’attention d’un maquignon émérite, puis prenant son carnet, il se rassit et se mit à poser des chiffres sur le papier.

Pendant son travail, elle l’entendait marmotter :

— Very fine, very beautiful, but much dear… yes, very a high price… but very select… Oh ! yes, smarting like a godness.

Puis, rejetant son carnet fermé sur la table, il lui dit :

— Je prends vôo pour mille heures.

Les mille heures écoulées, le gentleman, l’aîné d’un grand nom du Lancashire, se mourait heureux d’avoir enfin vécu.

Son frère, le cadet, vint recevoir son dernier soupir.

Il prit la belle Hollandaise à bail pour mille nouvelles heures.

Le contrat de location fut rompu à Spa, à la suite d’une aventure de haute voltige.

En une heure de béatitude intime, le prince P…, fils d’une altesse du Nord, avait fait don à la courtisane d’une bague enrichie d’un magnifique solitaire.

Au casino, pendant une redoute, la duchesse d’Ol…, qui avait été la maîtresse de l’altesse et l’éducatrice du prince, reconnut dans la bague que la belle Hollandaise portait au doigt un joyau qu’elle avait reçu de son amant et dont elle avait fait présent au prince, qui répétait assez souvent ses leçons dans le lit de la grande dame.

— D’où tenez-vous ce diamant ? demanda-t-elle arrogamment à la courtisane.

— D’une personne qui, apparemment, avait le droit d’en disposer.

— C’est ce qui vous trompe. Ce solitaire m’appartient.

— Je ne veux rien partager, même avec vous, duchesse. Tenez, reprenez votre bien et votre amant, répliqua vertement la belle Hollandaise en lui présentant la bague.

La duchesse ne valait guère plus qu’une hétaïre. À la cour des Tuileries et à Vienne, avec la princesse de M…, elle avait grandement fait parler d’elle.

— F…-vous-la quelque part ; le prince pourra la reprendre en y passant le doigt, répliqua-t-elle, furieuse.

Micken saisit la balle au bond ; elle se fit incruster le solitaire au promontoire de Vénus, que tout Spa sut le lendemain être étoilé.

L’Anglais s’offusqua de la réclame ; il donna congé à la belle Hollandaise.

Une nuit, l’étoile fut dérobée par un amant de cœur indélicat.


III


Le roi Cauda. — Les grands poteaux. — Jeanne-belles cuisses. — Constitutionnalité érotique moderne. — Aberration de Firmy. — Une grande névrosée. — La nasconaïa.


Le clubiste le plus assidu aux séances de l’hôtel de la comtesse Julie était un prince étranger, auquel ses collègues donnaient le nom de roi Cauda, titre qu’il devait à une performance centaurique remarquable, dont toutes les grandes courtisanes de l’époque raffolaient. On le disait de souche royale et destiné à un grand avenir.

Son compagnon de plaisirs était aussi un prince de vieille famille régnante ; on le nommait familièrement Cacao, ou, mieux, le poteau Cacao.

Ils n’étaient pas les seuls étrangers qui honorassent les lupercales érotiques de leur présence : on y comptait encore l’ambassadeur d’une grande puissance, un margrave allemand, un duc qui avait régné, connus sous les pseudonymes de lord Kornfull, de l’Archiduc et du Semeur.

L’épithète de poteau par laquelle les clubistesse désignaient entre eux, avait-elle été empruntée au monde des barrières, ou était-il tombé de son aristocratique hauteur dans les bas-fonds des poteaux actuels ?

La première supposition me paraît la plus vraisemblable, car on a toujours remarqué les tendances des débauchés à s’encanailler et même à se crapuloser.

On cite, dans la chronique scandaleuse mondaine, le cas de la princesse d’A… qui s’échappait régulièrement chaque samedi soir de son hôtel pour aller courir en cheveux, mise comme une fille, les bouges infects des barrières, dont les relents, le langage et les gestes l’érotisaient violemment.

On la connaissait dans ce monde interlope sous le nom de Jeanne-belles-cuisses.

Elle y eut longtemps pour amant un lutteur forain qui la fessait et la polluait devant tous.

Elle se complaisait à exciter sa jalousie par des privautés de fille envers ses compagnons d’orgie, ravie de s’entendre qualifier des épithètes ordurières les plus dégradantes, et de recevoir les raclées de son amant.

Assouvie, elle s’échappait des guinguettes pour regagner Paris.

Beaucoup de poteaux de l’hôtel de la comtesse Julie avaient des goûts dépravés, mais il en était qui n’y venaient que pour jouir d’un spectacle ultra-naturaliste : dépravation essentielle aux surmenages intellectuels qui ne peut plus être niée.

Il ne faut pas avoir longtemps vécu dans certains milieux mondains et artistiques pour connaître la pathologie psychique de leur constitutionnalité érotique. Nous vivons à une époque de transition où les mœurs publiques s’inspirent bien plus du paganisme que de l’idéal religieux, et même dans la religion tout redevient païen. Nous n’en sommes pas encore au point où le panthéisme de l’amour sera forcément la loi, mais le monde intellectuel y incline visiblement. Le culte a ses adeptes nombreux, ses daphnéphories, ses aphrodisies, ses prætides, ses lemniennes, ses pasaphées, ses Phèdres, ses filles de Cinyre et ses centaures, au moins artificiels. L’état d’âme est une érotomanie concentrée, franc-maçonne encore dans ses démonstrations ; en tout cas, bien sybarite et épicurienne. L’organisme devient peu à peu un paquet de nerfs que la moindre répercussion voluptueuse au cerveau révolutionne, fait vibrer. On est érotique des sens, mais on l’est bien plus intellectuellement. Les scènes savamment actionnées par les imprésarios de l’érotomanie sont devenues la grande attraction, un besoin même, pour les esprits surmenés. C’est la suprême éthérisation des sens et du cerveau, dans le repos du plaisir annihilant la pensée, la volonté ; la détente des surexcitations et des exaltations cérébrales.

Qui n’a lu Firmy, le littérateur élégiaque, le poète parnassien lapidaire qui rythme si délicieusement les grâces, la beauté et les sublimes éclosions de l’innocence à l’amour. Cependant c’était un poteau assidu, effréné.

Il avait pour bonne une vigoureuse et chatteuse Bretonne qu’il avait érotomanisée au point que leur contact, même involontaire, les électrisait et les précipitait, jusque rendus ; le poète, le cerveau dénébulé, rentrait plus puissant, plus éthéré, dans le domaine de ses élucubrations littéraires.

Et cependant quoi de plus prosaïque, lorsque la Bretonne, les jupes retroussées jusqu’aux reins, présentait sa croupe voluptueuse à la flagellation, en lui disant :

— C’est-t’y bien comme ça, Nicolas ?

Cette supposition de la réalité brutale sur l’éthérisation du rêve, faisait échapper du cerveau créateur, comme d’une marmite en ébullition, les vapeurs volcaniques, soufreuses.

Repris, il se remettait calmé au travail, s’élevait sur les ailes de Pégase aux sommets idéalesques de l’Hymette, où butinent les abeilles parnassiennes, dans la vision de femmes divines, chastement voilées.

Anomalie, certes, mais les cas en sont répétés, se sont même généralisés.

La constitutionnalité érotique du divin poète, que tant de femmes ont tendrement serré sur leurs beaux seins, et dont les lèvres ont si souvent recoloré les lèvres pâles, avait eu pour point de départ un traître coup de pied d’une Vénus hébraïque, alors qu’il entrait dans la vie, chaste encore, et dont les accidents tertiaires ne se manifestèrent que vingt ans après.

Chez tous les érotomanes : hommes et femmes, il y a une cause déterminante critique.

Le mari de la comtesse Julie, homme de savoir et de piété, l’avait soumise, dès la première année de leur mariage, pensionnaire fraîche émoulue du couvent, au rôle que la Bretonne remplissait auprès de Firmy. Il mourut d’une hémépligie cérébrale.

Le comte mort, sa femme voulut se reprendre, mais vainement ; la volupté de la flagellation, des pollutions torturantes la grisaient au milieu des mortifications qu’elle s’était imposées pour se rééquilibrer dans sa pensée. Le cilice que sa robe de deuil cachait, la stimulait, le jeûne et la réclusion la dépravaient encore.

Désespérée, elle prit des amants qui la qualifièrent de vampire.

Le capitaine du génie de C… fut une de ses plus notables victimes : elle le dessécha à l’état de squelette.

Elle fut de toutes les orgies aristocratiques qui se sont partagé l’héritage de la débauche dorée de l’Empire, bien moins dépravée que celle de l’époque, jusqu’au jour où sentant son ardent tempérament faiblir, elle se retira sous sa tente en lesbienne philosophique.

En inaugurant l’ère des priapées érotiques, elle prouva qu’elle n’avait rien perdu de ses chaudes ensoleillées voluptueuses, et aussi qu’on peut être maquerelle émérite, quoique noble et grande dame.

D’ailleurs, le mot maquerelle n’a qu’une valeur relative, comme tous les mots nominatifs et qualificatifs de la langue française, qui n’a pas son égale pour l’élasticité du verbe.

Grande dame, elle l’était restée comme toutes les femmes bien nées. Elle paraissait ne prendre aucun intérêt aux choses du club dont sa fidèle collaboratrice, l’ex-nonne Marie des Anges, Catalane ardente et impérieuse, un puits de science érotique, cabalistique jusqu’aux menus détails, avait la charge. Celle-ci avait emprunté aux knouteurs russes la puissante mixture de salpêtre et de piment pour calmer les urures de la chair provoquées par la flagellation.

Disons, entre parenthèse, que l’érotomanie de la flagellation, avec ses annexes tortionnaires pour stimuler la passion, est d’importation russe. Le diacre Pâris et ses flagellants n’ont fait qu’imiter les boyards qui knoutaient eux-mêmes leurs femmes pour s’en faire aimer.

La dépravation voluptueuse russe connaît un autre genre d’érotomanie nommé « nasconaïa » (jouir par la souffrance), particulière aux hommes. Mais, en France, on n’en est pas encore arrivé à cette folie, on préfère généralement fesser les belles femmes que ce jeu paraît follement allumer.

Il est pathologiquement prouvé que les femmes sont plus résistantes, s’accoutument mieux que les hommes aux tortures érotiques ; elles s’y prêtent d’ailleurs sinon avec plaisir, du moins avec dévouement.



Les Poteaux


IV


Chronique de l’Œil-de-Bœuf : un souper chez la comtesse Julie.


Vue au jour cru, la salle des banquets des poteaux paraissait plutôt sévère. Les draperies chaudes dont les murs étaient tendus lui donnaient un air de solennité magistrale. L’immense hall, où la voix faisait écho, n’offrait dans son pourtour rien qui en révélât la destination voluptueuse.

Mais aux lumières de ses deux grands lustres et de ses torchères, lorsque les draperies, jouant sur leurs tringles de support, découvraient les glaces de revêtement, projetant en tous sens de longues continuités de plantes exotiques, de divans rangés autour de tables basses, luxueuses de cristaux, de fleurs et d’argenterie, c’était d’une féerie merveilleuse.

Pour un tel lieu, il fallait la passion de jouissance des dieux et la sagesse sybaritique des hommes, des corps et des gestes de déesses : l’aphrodisme olympien.

Rien ne manquait aux banquets hebdomadaires, ni l’Olympe ni le cortège des nymphes dont la nudité s’irradiait dans leur parure de fleurs ; coryphantes habiles et suggestives, versant l’ambroisie champenoise et allumant les sens.

Pour faire jaillir l’étincelle qui exaltait jusqu’aux extravagances de la prime jeunesse, les décrépitudes humaines qui y tenaient leurs assises, pour revivifier d’éthérisation les cerveaux ankylosés de sagesse diplomatique, de combinaisons métalliques, de science et d’art, aux cellules maçonnées, vingt Vénus étaient là, se divinisant d’orgies panthéistes, faisant revivre le cygne, le bouc, la génisse et la panthère sacrés, dégageant de tout leur corps les fluors combustibles, aspirés et aspirants, comme les fleurs aux puissants parfums, charmeuses dans le néant spirituel de leurs adorateurs, fétichés de visions indoues.

Il était curieux d’y voir lord Kornfull, la poitrine nue dans son peignoir ouvert, la main caressant les seins de Magoula, dialoguer en Platon avec le roi Cauda, flanqué, sur son lit de festin, de la belle Hollandaise et d’une jeune fille savante, sous son air d’innocence raffinée, le caressant en Hébés amoureuses.

— La corruption n’est qu’une forme de la lutte des appétits ; plus les gouvernements se démocratisent, plus la corruption tend à se généraliser, car elle est d’instinct dans les masses, tandis que la dépravation d’un principe ou d’un goût n’est qu’une évolution des intelligences raffinées, visant aux meilleures conditions de viabilité intellectuelle, disait le diplomate au prince.

— Je conçois qu’on préfère vivre une existence entière en quelques années de plein épanouissement que de la vivre végétative, sans continuité de sensations, pendant un siècle.

— La nature n’a pas fait l’homme pour vivre placidement, elle l’a fait pour l’action continue. Son épuisement n’est dû qu’à la stérilité de son cerveau, à l’ankylosement de ses sens, anémiés par la privation de ses communications avec la femme, le fluide régénérateur souverain. J’ai dit et je répète que la monogamie est la première cause de la dégénérescence humaine. Il faut à l’homme la diversité féminine pour épurer ses sens et aviver son activité cérébrale. La polygamie a été le plus bel âge de la Grèce : l’âge de la beauté, de la virilité, de la poésie et du génie. L’homme n’acquiert sa sublimité humaine qu’en la société de femmes, propres à son tempérament et au développement de son aphrodisme naturel.

— Vous paraissez beaucoup connaître la femme, milord.

— Je la connais depuis que les sens ont parlé en moi ; elles ont été le parfum de ma vie, c’est à elles que je dois, à soixante ans, la puissance d’un amour sensuel insatiable. Dans les abattements, les écœurements de la vie, mes haines contre l’humanité perverse, c’est près d’elles que je me suis repris à la lutte : c’est en elles que, moderne Titan, je me suis infusé le sang généreux des héroïques combats. Je n’ai jamais quitté les bras d’une femme sans me sentir plus fort, l’esprit plus libre, plus vertueux d’audace ; une femme, c’est toujours la tyrannie, vingt sont des inspiratrices dévouées. À vingt-cinq ans, j’avais trente maîtresses qui ont été mes initiatrices. À quarante ans, j’étais aux pieds de toutes les femmes, que le magnétisme féminin dont j’étais pénétré par mes antériorités amoureuses, séduisait sans paroles, obéissant au geste, car la femme est la grande devineresse, la sensitive par excellence. Elle serait divine, si l’éducation bourgeoise qu’on lui donne, ne l’avait pervertie, de sens et d’esprit.

— Vous généralisez trop, milord.

— Non, altesse, il n’y a pas une idée dans mon cerveau qui ne soit la personnification d’une femme, roturière ou grande dame. Voici un fait qui démontre bien la puissance d’attraction que possède l’homme en commerce voluptueux suivi avec la femme, pluralité infinie. À trente ans, je n’avais qu’à paraître pour être désiré. Un jour, je me rencontre avec un ami qui venait d’épouser une admirable beauté, dont il était follement épris et qui paraissait le payer de retour. Une après-midi, je me présentais chez lui, pour lui faire mes adieux après avoir été retenu deux fois à dîner par sa charmante femme. Il était absent. Celle-ci me reçoit dans le salon domestique avec autant de prévenance que d’empressement, me fait voir la maison en me parlant des réelles qualités de son mari. Arrivés dans sa chambre, elle s’étend soudain sur le lit en me découvrant d’adorables trésors de séduction. Que se passa-t-il dans mon esprit ? Une imbécillité de bourgeoisisme. J’eus la stupidité de lui parler d’honneur et je m’en fis une ennemie pour la vie.

C’était une leçon dont j’ai profité.

— Vous prétendez que l’amour, ou plus simplement la volupté, doit primer l’amitié ?

— Aucunement, elle la fortifie. N’étant que secrétaire d’ambassade, je me trouvais un matin, je ne sais trop comment, dans le boudoir de la femme de mon ambassadeur, que je surpris dans une nudité ravissante. Comme peine à mon outrecuidance, elle ne me recommanda que le secret et la promesse de revenir. Dès ce jour, je devins le commensal de la maison, le favori du mari. La femme était divine et son mari avait six ou huit maîtresses ; je faisais donc son jeu en jouant le mien.

— J’avoue que vous me surprenez. Je ne compte que des amours vénales dans ma vie.

— Parce que vous êtes prince, appelé à régner et que vous avez mis vos désirs à l’encan. Pour être réellement aimé et pour aimer réellement dans toute l’ardeur sympathique des mystères voluptueux, il ne faut être ni besogneux, ni prodigue. La femme n’aime véritablement que l’homme qui possède la clef de ses sens, qui en connaît la gamme et l’achromatisme, qui a pénétré sa dépravation intime.

— Qu’entendez-vous par dépravation intime ?

— Il faut distinguer la dépravation de la perversion ; c’est essentiel dans l’analyse des sentiments. J’entends par dépravation intime, la novation qui s’accomplit, soit par éducation ou révolution, dans nos goûts et nos sentiments ; cette dépravation en est le perfectionnement ou l’abaissement. Elle sera ou sublime ou bestiale, suivant le mode d’action et le milieu où le phénomène éthique se produit. Prenez l’être humain, dont la volupté ne s’est exercée qu’incidemment dans des jouissances fortuites, ou manœuvrièrement dans l’accoutumance maritale. Dans l’un comme dans l’autre de ces deux cas, c’est un être incomplet, dont les goûts et les sentiments doivent fatalement se bonifier, si, la passion aidant, il parvient, par l’éducation intuitive ou enseignée, à mieux apprécier le champ d’action ouvert au libre exercice de la volupté. Et je pose en fait, assuré d’ailleurs par l’expérience, que pas plus que les rencontres amoureuses fortuites de deux êtres ne peuvent inspirer l’amour complet, l’exercice du droit marital ne peut en déterminer la stabilité. L’homme, la femme, aime une heure, un jour ; pour la continuité de la suggestion, de l’attraction, il faut la science de la volupté, qui sublime les sens ; il faut que l’idée domine la chair. La volupté imaginative est intense, toujours active ; celle qui n’a pour inspirateur que l’ardeur naturelle est furtive, éphémère. Vous me comprenez, Altesse.

— Parfaitement, même mieux que vous ne l’expliquez.

— Il doit en être ainsi ; la volupté est d’intuition, ses dépravations ne s’enseignent pas ; elles se révèlent.

— Vous m’accorderez bien qu’il faut une initiation préliminaire.

— Point ; l’initiation est provoquée par un accident fortuit toujours, mais l’idée génératrice est dans l’être. Prenez n’importe quelle jeune fille, elle s’est fait un roman de l’amour, mais un roman où il y a toutes les surprises, toutes les épopées voluptueuses. Après deux ou trois mois de mariage qui ne lui ont permis que de lire les titres des chapitres de son odyssée maritale, elle s’écrie désespérée : « C’est ça le mariage ! il valait bien la peine d’en faire tant de mystère ! » Le livre vrai de la volupté, elle l’a vécu dans l’intimité de sa pensée et elle le revivra avec passion, avec délices, si un prince, charmant ou non, vient le lire avec elle.

— C’est-à-dire si un voluptueux la pervertit des sens et de l’imagination.

— Point ; la perversion est un état d’âme antérieur à l’éclosion des sensations amoureuses, elle n’est que l’atavisme de mauvais instincts. On ne se pervertit pas, on naît perverti. L’être pervers ne peut aimer, encore moins inspirer l’amour, tout de sympathie. Il n’y a que les voluptueux qui peuvent l’inspirer en en continuant les joies par la dépravation intellectuelle.

Cet entretien avait délicieusement éthérisé les acteurs de propulsions amoureuses qui entouraient le divan où le prince et l’ambassadeur représentaient l’élément aimable des voluptueuses agapes.

À un autre groupe de tables, le royal Cacao s’ébattait en fessant ses nymphes d’orties et en les faisant concourir dans d’érotiques flagellations.

Son mentor, le capitaine de marine Van Tott, racontait une histoire rosse.

— La Belle-Paulette naviguait depuis deux mois, le compas sur les Bermudes, lorsque je m’aperçus que les hommes de mon équipage avaient perdu leur insouciance habituelle. Je les voyais fureter inquiets dans les endroits sombres, haletants, maladifs. « Je sais ce que c’est, me dis-je ; ça manque de femmes à bord. » Je descends aussitôt à la cambuse, je fais percer un tonneau vide à demi-hauteur d’homme et je remonte sur le pont en laissant mes instructions au cambusier. Trois jours après, mes lascars chantaient clair.

Nous arrivâmes ainsi à Saint-Georges, le meilleur des ports du groupe bermudien, et, après avoir renouvelé notre cargaison, nous remîmes le cap sur Dokke-mer-Diep, où nous abordâmes sans autre aventure trois mois après.

Le navire était vieux ; les armateurs le vendirent à l’encan avec ses agrès et son mobilier.

À la criée, le père Jonas, cirier et brocanteur, connu de Rotterdam à Hertog-Bosch, acheta un lot de vieux tonneaux, dont un, rempli au tiers d’une matière blanchâtre solidifiée qui éveilla son attention. Il en détacha une parcelle grosse comme une noix, la flaira, la grignota et finit par la mastiquer à belles dents. « C’est de la cire, se dit-il. Bonne affaire. »

C’était une bonne affaire, en effet, car il en fit quatre-vingts livres de cierges qu’il vendit à raison de deux florins la livre à sœur Bello, la supérieure du couvent des Rosaristes de Harlingen.

Trois mois après, toutes les religieuses du couvent étaient enceintes.

— Ah ! les rosses, s’écria la grande Inès, surveillant les nymphes de service, qui, ensorcelées par la grivoiserie du Hollandais, entonnèrent la rosserie bien connue :

Esprit Saint, descendez en nous,
Ça me court le long des genoux.
Sœur Agathon a brûlé le torchon,
Lui faut un’ layette pour le poupon.
Foutue, se dit-elle,
Je ne suis plus pucelle.
Mais qui me l’a fait…, l’ange Gabriel ?
Bien sûrement, ce n’est pas un mortel.
Dig et dig, dig et don,
Gigolette, ma belle !
Tourne de la prunelle,
Dig et dig, dig et don !

Aux tables des satyrions, au milieu des cris de l’érotisme acerbé par la frénésie voluptueuse, on chantait :

Le bas du dos de la duchesse de Parme
N’est pas orné de ros’ ni de jasmin
Pour l’amour, il a cent fois plus de charme
Que les fleurs écloses du matin.
Lutins, c’est le soleil,
La lune du gai poète,
L’astre à nul pareil,
Le lustre de l’Hymète !
Pan ! pan ! pan ! fessons les belles nonnains,
Pan ! pan ! pan ! fessons les gaies putains.

Le champagne coulait à flots ; on le buvait au goulot.

Puis ce fut la mêlée, une bataille de fleurs et des verges. Hétaïres, allumeuses et satyrions s’enlaçaient dans une frénétique bacchanale.

Le roi Cauda et lord Kornfull, abandonnés de leurs Hébés, entraînées aux fureurs prostitutionnelles, jouissaient, en jupitériens lascifs, du spectacle de la saturnale érotique.

— Cela me rappelle mes belles années vécues aux Indes où l’érotisme est le dogme religieux par excellence, où la volupté a l’intensité des volcans en éruption, dit le diplomate. Là, pas d’entrave conventionnelle à la passion ; rien des absurdes préjugés sociaux. On y jouit par tous les sens ; on y raffine les combinaisons. La grande vertu y est la jeunesse, la science est l’infini des sensations. Tout est dans le tout ; toutes les parties participent à son expansion. Tout y est divin, parce que rien n’y est perverti par la sanction arbitraire. Voyez, Magoula, un des types le plus chaud, le plus accompli de la féminité dépravée, elle sait d’instinct que son centre est le foyer naturel de ses sensations ; elle l’exubère en prêtresse convaincue ; elle y rayonne dans ses grandes affinités. Son cerveau et son cœur n’en sont que les soupapes et non les enregistreurs, comme le prétendent encore les vieilles badernes de la scolastique morale. Observez-la dans les violentes vibrations de ses flancs, de ses cuisses et de sa croupe, quelle chaleur de vie ! quelle sublimité de la chair !

Ils philosophaient encore, lorsque Magoula et la belle Hollandaise, brûlantes, électrisantes, les enlevèrent dans le tourbillon des spasmes et des pâmoisons délirantes.

Toute la mythologie s’était recréée ; la terre était oubliée.

Puis, ce fut l’assouvissement paradisiaque ; le repos dans le néant des sens et de l’esprit.

Par-ci, par-là, des reprises lascives s’effondrant dans les baisers qui extravaguent les lèvres.

Les coryphantes serveuses, surexcitées, se retirent avec la grande Inès pour se délasser dans le sabbat lesbien.


V


L’Académie du quartier de l’Étoile. — Mme Olympe. — La pseudo-nièce d’un cardinal. — La messe blanche. — Dernière étape d’une aventurière.


Près de la place de l’Étoile, un hôtel encore, plus petit, mais d’aspect plus coquet que celui de la comtesse Julie, mystérieusement masqué par la verdure des arbres d’un parc minuscule. C’est le siège de l’Académie où la femme s’adonise, des amours colombines qui s’exhalent en mélopées soupirées, de l’art et de la science des tableaux vivants, où des vieillards discrets, à l’aspect sévère, magistral, viennent relire Virgile dans sa forme vénusienne, se saturer de visions paphéliques et se sustenter d’émotions viriles.

Des voitures armoriées, plus souvent de modestes fiacres, s’arrêtent discrètement, dès le crépuscule, quelquefois aussi au grand jour, devant la porte bâtarde de cette oasis. Des femmes élégantes, aux dessous riches et parfumés, en descendent, donnent des instructions à leur cocher, qui s’éloigne aussitôt ; des jeunes, au visage angélique nimbé de mélancolie ; la femme de trente ans, ardente, passionnée, dévorée du culte générateur, se révélant par le feu sombre de ses yeux encavés ; des matrones aussi, grassouillettes, potelées.

Séraphine, le dragon qui veille à la porte de ce jardin d’Hespérides aux pommes prohibées, les yeux chastement baissés, coiffée de bandeaux à la vierge, reconnaît chaque visiteuse.

Qui que l’on soit, il faut posséder le mot de passe.

— Que désire Madame ?

Vénus et discrétion.

— Madame est au salon.

Une sonnerie électrique retentit. La visiteuse est annoncée à l’intérieur. Une jeune fille, accorte, jolie comme l’amour, l’attend en haut du perron.

— On attend Madame.

C’est discret, stylé.

C’est une amie qui a compté les jours depuis le moment où elle a dû suivre son mari à Constantinople.

— Olympe, mon Olympe chère, que je suis heureuse de te revoir. Si tu savais combien tu m’as manqué pendant ces trois longs mois d’absence !

— Chère comtesse ! cher amour ! Toujours belle, toujours fraîche, toujours aimante, plus aimée encore !

Elles s’embrassent, bouche sur bouche, la langue entre les dents.

— Es-tu libre ?

— Jusqu’à minuit.

— Partie carrée, veux-tu, pour le renouveau ?

— Des bonnes filles ?

— Madeleine, Joséphine ; des bijoux.

L’intérieur est tout luxe, tout art, tout artifice.

L’antichambre est un hall. Quatre statues symboliques de Vénus, en marbre blanc, la décorent : Murcia — les amours champêtres, — Verticordia — l’amour qui trouble les sens et l’esprit, — Astarta — l’étoile des poètes, — Genitrix — l’amour qui enfante.

À droite, le grand salon circulaire, tendu de draperies orientales. Pour plafond, une glace. Un épais tapis sous les pieds ; au fond, le piédestal des tableaux vivants. Autour, des divans séparés par des guéridons de Boulle. Partout des fauteuils, des poufs, des tabourets, des coussins.

Faisant suite, le petit salon, tendu de brocart : divans, guéridons, chaises longues. Dans le grand boudoir, tendu de mousseline : divan-lit, longue chaise à trois sections, se prêtant à toutes les combinaisons, guéridon, étagère à parfums, glace au plafond. À côté, salle de bain et cabinet de toilette.

À gauche, trois boudoirs avec leur cabinet de toilette et leur salle de bain.

Derrière, la véranda et le jardin anglais.

Au premier étage, six somptueuses chambres de maître et cabinets de toilette.

Au deuxième, loge le personnel : six nymphes — des amours de jeunes filles — la femme de charge, la bonne et la cuisinière.

Mme Olympe gouvernait ce petit monde en grande sœur et elle en était adorée.

Elle avait trente-six ans, des yeux de velours scintillants sous de longs cils soyeux, des perles dans la bouche, un corps de Transtévérine ; c’est tout dire. Olympe était un nom de guerre ; la maquerelle se nommait Angelica Crosa. Sa patrie était Rome ; pour elle c’était toute l’Italie. À dix-sept ans elle sortait du couvent. Six mois après, elle était la maîtresse d’un sybarite, le vieux comte M…, chevalier de Malte, qui mourut bientôt dans ses bras d’une jouissance rentrée.

Un cardinal sut apprécier ses talents, il l’installa dans une villa à Frascati et lui alloua une pension mensuelle de mille lires.

Un soir que le prince de l’Église, épanoui dans un fauteuil, savourait sa beauté agenouillée à ses pieds, il eut une crampe, qui l’emporta ab intestat.

Elle prit le deuil et alla à Ravenne, où, se donnant pour la nièce de son amant, elle fut reçue avec honneur comme pensionnaire au couvent des sœurs de la Trinité.

Ardente, passionnée, fascinatrice, vampire des succions érotiques, elle ne tarda pas à convertir ces dames au culte de Lesbos.

Par ses suggestions, la supérieure, la révérende Mère Norphorina, en introduisit les pratiques dans la règle du couvent.

Elle lui avait persuadé, comme le tenant de son oncle le cardinal, que c’était par une pratique fervente de ce culte que Jésus se communiquait la nuit, en messe blanche, à sainte Thérèse et à la bienheureuse Marie Alacoque. Parole de cardinal vaut, pour une dévote, parole d’Évangile, et la nonne était dévote et superstitieuse.

Il est bien possible qu’Angelica le croyait aussi, car elle ne laissait rien à désirer comme dévotion et superstition. Son amant avait bien pu lui faire croire que cela était arrivé pour l’amener à l’exécution d’une pratique sollicitée.

Le culte de Lesbos fut définitivement inauguré, au couvent des Trinitaires, deux jours après cette conversation, sous les auspices de Jésus, de Marie et de Joseph.

À minuit, la communauté fut réunie dans le chœur de la chapelle, tous cierges allumés.

Au milieu avait été dressé un reposoir fleuri.

Les religieuses dévêtues étaient agenouillées au banc de communion.

La pseudo-nièce du cardinal prit la charge de présider au cérémonial de l’ordinaire de la messe blanche qui allait se célébrer.

Chaque religieuse reçut un numéro d’ordre.

Les cinq premiers numéros furent appelés.

Le no 1 fut couché sur le reposoir ; c’était l’épouse mystique.

Le no 2 alla s’agenouiller à ses pieds ; c’était l’époux mystique.

Les nos 3 et 4 s’agenouillèrent aux côtés de l’épouse, le bout de ses seins entre leurs lèvres ; c’étaient les témoins.

Le no 5, le dos tourné vers les agenouillées, embrassait la tête de l’épouse ; c’était l’ange.

La messe blanche commença avec une symphonie sourde de cantiques pieux.

Au banc de communion, on comptait les spasmes de l’épouse.

Les religieuses étaient aux anges, les jours de saintes extases étaient revenus. On en parlerait à Rome.

Un jour cependant, les célestes visions s’embrumèrent ; sœur Maria dell’ Annunciazione se leva avec un bouton aux lèvres. Le médecin consulté diagnostiqua un chancre. Bavard comme un Italien, il en parla à un ami, qui en parla à sa femme, qui en parla à son confesseur, qui en parla à l’archevêque, qui ouvrit une enquête.

Angelica fut priée d’aller ailleurs enseigner sa doctrine.

Il y avait peut-être une brebis galeuse dans le troupeau ; un ange qui avait la v… !

Cet accident pouvait aussi parfaitement provenir de la privation de soins hygiéniques, spéciaux, interdits aux religieux et aux religieuses comme favorisant les excitations à la volupté.

C’est cette absence d’ablutions qui donne aux congréganistes cette saveur fade qu’on nomme odeur de sainteté.

Cette constatation se rapporte également aux érotomanes des pourritures cadavériques.

Se trouvant sans emploi immédiat, la Transtévérine débarqua à Paris, où elle se rencontra avec la comtesse Julie qu’elle subjugua.

Leur intimité amena une cohabitation dont la convertie ne prévit pas d’abord les conséquences.

Le propre de la passion lesbienne conjugale est une jalousie soupçonneuse, asservissante qui, dans son paroxysme, se manifeste par des morsures, des coups de griffe, des crêpages et des sévices érotiques.

La comtesse Julie, fatiguée des scènes continuelles de l’Italienne, qui portaient le trouble dans sa maison et dans sa clientèle, l’amena à monter l’Académie dont elle lui fournit les fonds, sans préjudice de leurs bons rapports.

C’est ainsi que les mauvaises mœurs font les bonnes maisons.



L’Académie de l’Étoile.

VI


Saphos et nymphes. — Lesbiennes conjuguées. — L’entre-croisement. — Gouines ou chevalières du Clair de Lune. — Agences théâtrales. — La duchesse au masque de satin. — L’exhibition de tableaux vivants. — Les sénateurs. — La baronne de K… — La dame au chapelet.


Les Saphos, lesbiennes passives, composaient la majeure partie de la clientèle de la Transtévérine. C’étaient des femmes de l’aristocratie, de la finance et de la haute bourgeoisie. Généralement, elles préféraient les caresses des nymphes à celles de la grande prêtresse, trop passionnée pour leurs tempéraments et la nature de leurs sensations.

Les nymphes sont les agents d’excitations propres au culte de Lesbos ; elles diffèrent des gouines en ce que, comme dans les chabannais, elles sont pensionnaires de la maison.

La tenancière de l’Académie en possédait six : Madeleine, Joséphine, Marguerite, Céline, Lucie et Albertine, dont elle avait fait elle-même l’éducation.

Leur costume d’intérieur se composait d’un peignoir flottant, batiste ou cachemire suivant la saison, d’une chemise ruchée de dentelle, de bas de soie que des jarretières dorées étoilaient au-dessus des genoux, et de hautes bottines.

Les lesbiennes selectes étant généralement exigeantes dans le choix de la nymphe qui doit les servir, Mme Olympe n’admettait dans sa maison que des pensionnaires dont l’anatomie répondît à peu près aux conditions qu’elle imposait aux postulantes : pieds petits, cambrés ; jambes d’un galbe parfait, nerveuses ; croupe ferme, ronde, sans excès de volume ; épaules droites, bien effacées ; nuque arrondie, à dorsale invisible ; bras élégamment sectionnés ; col découvert ; lèvres fines s’ouvrant en feuilles de rose ; langue effilée, nerveuse : seins petits, bien pommés ; flancs virginaux ; taille fine, flexible ; pomme de Vénus et ses substructions suggestives.

À Paris ces modèles ne manquent pas, même parmi les filles du peuple.

On les nomme des fausses maigres ; ce sont des beautés réelles.

Les lesbiennes conjuguées se prêtent mutuellement leur concours actif ; elles sont les passionnées, les érotomanes du culte. On en cite dont l’attachement dure depuis plus de trente ans. Ces cas ne vont sans doute pas sans infidélité. Elles seules pratiquent l’entre-croisement.

Elles se montrent extrêmement jalouses : les drames du poignard, du vitriol et du poison ne sont pas rares entre elles. Elles sont généralement kleptomanes et menteuses opiniâtres. Leur olfaction est daltonisée ; elles ne savourent bien que l’odeur phospho-spermatique. Comme conséquence, elles sont gourmandes d’ail et de camembert. Leur hyperhydrose axillaire dégage des fluides chloroformiques à odeur aromatisée qui grisent.

Mariées, ce sont des résignées, sans chaleur, rebelles à l’entraînement conjugal, à moins que le mâle ne se prête aux excitations lesbiennes.

Les gouines ou chevalières du Clair de Lune, vulgo gougnottes, sont des prostituées de profession ; elles sont au cachet attachées aux maisons des proxénètes, ou rameneuses des beuglants et des restaurants de nuit.

On les reconnaît à la conformation de leur bouche qui prend par l’exercice des pratiques lesbiennes un cachet tout spécial.

Le plus clair des bénéfices de certaines agences théâtrales provient de ce proxénétisme spécial.

Modeste Moulaballe, associée à un ex-agent d’affaires véreuses, avait monté une agence de l’espèce aux environs du boulevard de Strasbourg. Elle recherchait spécialement les fleuristes en chambre, momentanément sans travail et en bisbille avec leur propriétaire pour leur loyer, qu’elle grisait de visions de luxe et d’appétence.

— Venez à notre agence, disait-elle, nous vous ferons entrer à la Scala, aux Bouffes-Parisiens ou aux Folies-Dramatiques. Vous avez un beau corps, vous êtes jolie, vous avez de la voix ; il y a tant de grues qui y sont engagées et qui ne vous valent pas. Nous avons justement sous la main un vieux qui vous paiera vos costumes et vous subventionnera. Seulement, il faudra être gentille. Vous savez, les hommes ont de si drôles de goûts. Mais, bah ! toutes les femmes font cela aujourd’hui.

— Ça, jamais, je ne suis pas un tuyau d’orgue pour être cochonnée, répondait l’ouvrière qu’on ne prenait pas sans vert.

Mais la proxénète revenait à la charge ; elle avait guetté le moment du terme. On était sans pain, on attendait l’huissier pour être jetée à la rue.

— M… alors ! se disait la jeune fille. Je suis bien bête de rester honnête quand le monde est si canaille.

Elle allait à l’agence qui la livrait à un vieux cochon. Les proxénètes touchaient la prime et le tour était joué.

Quand elle revenait à l’agence pour l’engagement, Madame était sortie, Monsieur ne recevait pas. Dix, quinze, vingt fois, c’était la même réponse.

L’ouvrière se perdait dans les flots de la prostitution. C’était une gouine de plus.

Ce cas est l’histoire navrante de chaque jour. Aux mortes-saisons, il y a ainsi quarante mille ouvrières que la prostitution guette. Il faut diablement des vices et des chabannais pour employer tout cela.

Cinquante proxénètes et rabatteuses font à Paris le métier de la Moulaballe ; c’est à les fouetter en place publique !

Mme Olympe avait pour cliente, depuis six ans, une duchesse inconnue.

Annoncée par un billet, elle arrivait masquée de satin rose.

Toutes les gouines, qu’elle préférait aux nymphes, avaient vu son corps, pas une sa figure.

L’opératrice était demandée aux proxénètes qui livrent cet article.

Elle devait être rendue à heure fixe à l’Académie, le corps net, les dessous impeccables ; elle était introduite dans un boudoir tendu de satin bleu où la duchesse l’attendait, étendue sur le divan-lit placé au milieu de la pièce.

Le sacrifice durait deux heures, puis la gouine recevait vingt francs d’épingles et était congédiée.

La duchesse se mettait au bain, se rhabillait et partait.

Jamais un mot de remerciement ni de satisfaction, pas un soupir ; c’était une jouisseuse concentrée.

La spécialité académique de la maison était l’exhibition de tableaux vivants dans lesquels figuraient vingt, trente, quelquefois quarante sujets.

Ces tableaux, progressivement scéniques, mythologiques et pornographiques, étaient une création de l’Italienne.

Les représentations en étaient très suivies. Lesbiennes de marque et vieux messieurs, au maintien digne, qu’on appelait les sénateurs, bondaient le grand salon qui en était le théâtre.

Les figurantes étaient vivement disputées, après chaque séance, pour une exécution plus intime. Les sénateurs, très opiniâtres, n’entendaient pas céder le sujet de leur choix.

Pour les accorder, la tenancière leur faisait l’as de cœur.

Elle prenait un jeu de cartes, les distribuait une par une. Celui à qui échouait l’as de cœur devenait possesseur du sujet disputé.

La recette dépassait souvent cinq mille francs.

Quand chacun avait sa chacune et chacune sa semblable, les chambres de l’étage et les boudoirs étaient occupés jusqu’au jour.

Les femmes du monde venaient y chercher un soulageur, les jours d’angoisse budgétaire.

La baronne de K…, avant de devenir la lesbienne et l’érotomane émule de Magoula et de la belle Hollandaise, avait débuté par là.

Fille d’un boyard, Hélène P…, une beauté des steppes russes, avait épousé le baron de K…

Pendant six ans, leur union fut une continuité d’amour et de bonheur.

Leur chambre, un nid d’or et de soie, n’avait cessé de leur être commune. Que de fois leurs noms : Hélène, Gaston, y avaient été soupirés avec religiosité et adoration !

Chaque soir, Gaston déshabillait lui-même son Hélène avec une préciosité de prêtre touchant au linge d’autel, mettant à nu chaque partie de son admirable corps, les rosant de ses baisers, les animant de son souffle énamouré. Puis, devant sa nudité splendide, il se prosternait en fakir adorateur.

Elle, souriante, lui disait désignant le nid :

— Viens, mon Gaston, l’amour nous y convie. Dieu nous l’ordonne.

L’amour de son mari et sa fille Adrienne étaient toutes les joies d’Hélène, elle ne demandait rien de plus.

Une nuit, dans les salons de la princesse de Sagan, son amie la marquise de V… lui demanda curieusement le secret de son bonheur :

— La vérité dans l’amour, lui répondit-elle gravement.

Le terme fatal de ce bonheur parfait arriva brusquement, en coup de foudre. Le krach des notaires leur enleva toute leur fortune.

Le baron ne survécut que quatre mois à ce désastre. Une parente d’Hélène lui consigna en usufruitière une rente de dix mille francs dont le capital devait revenir à sa fille.

Mais que faire, à Paris, dans sa situation, avec dix mille francs de rente, alors qu’il est avéré qu’on y est besogneux avec cent mille francs de capital, que les millions donnent à peine l’aisance, et qu’on ne peut se dire riche qu’avec un milliard au moins ? Après avoir payé la pension et l’entretien de sa fille, un loyer de 2.000 francs, son service, l’entretien de sa maison et sa voiture de louage, il ne lui restait absolument rien pour sa toilette et ses dépenses privées ; moins que rien, elle s’endetta.

Le diable lui fit rencontrer à Turpenay la comtesse Julie et la Transtévérine qui y possédaient une maison de campagne en commun, où elles passaient les trois mois de juillet, août et septembre, pendant les villégiatures de leur clientèle.

Une autre cliente de l’Académie, Mme de S…, un type de femme comme on n’en rencontre qu’à Paris. Elle pratiquait tous les arts : peinture, sculpture, bas-bleu, et aussi tous les trucs. Elle n’arrivait jamais chez Mme Olympe qu’en allure de mousquetaire, le chapeau sur l’oreille, une canne à une main et un éternel cabas de l’autre.

— Ça va la haute motte ? lui disait-elle.

— Comme un moulin.

— Qui as-tu comme extra, aujourd’hui ?

— Juliette ; elle est épatante.

— A-t-elle la foi ?

— Au bas des reins.

— Là ou ailleurs, ça m’est égal. Aux pieds comme aux fesses, la foi sauve. Envoie-la-moi au salon rose.

La toquée prenait possession du boudoir, se déshabillait comme pour une entrée au bain, puis déballait le contenu de son cabas : une statuette de sainte Philomène, qu’elle plaçait sur la cheminée, une bouteille d’eau bénite, une seringue et un énorme chapelet venu de Jérusalem, qu’on trouve dans les boutiques avoisinant l’église du Sacré-Cœur à Montmartre.

La gouine la trouvait se seringuant le pertuis sacramentel, et y introduisant la croix du chapelet pour le purifier.

— Ma fille, il faut de la foi, lui disait l’universelle truqueuse.

— Des fois, oui, quand on couche avec un ratichon.

— C’est ça, je suis une ratichonne, tu auras la foi. Agenouille-toi devant moi, nous allons dire le chapelet.

Et pendant que Juliette faisait son métier de gouine, Mme de S… récitait le chapelet à haute voix avec des transports qui lui faisaient dire les crudités les plus salées.

Elle avait entrepris de faire son salut par le c… Tout chemin conduit à Rome.


VII


L’ambulance parisienne. — Au pays de Rabelais. — Théologie du curé de Turpenay. — M. Poireau, maire. — Défunt le vénérable Corniflard. — Le cavalier Poireau.


Paris se lie à la province par des rapports continus. On va, on vient ; un jour on est aux boulevards, le lendemain à Carpentras. Le soir, on assiste à une représentation de Faust à l’Opéra ou à une levée de jambes au Moulin-Rouge. Impossible de se déplacer sans se buter à un Parisien qu’on a rencontré la veille quelque part sur l’asphalte.

Le député Courteaud, de Valembrine, eut un jour besoin de l’apostille d’un ministre. Il se rend au cabinet du grand homme ; le ministre était à Marseille. Il prend le train et débarque à Marseille ; le ministre était à Paris. Il se présente derechef à son cabinet : le ministre était à Lorient. Il arrive à Lorient, le ministre était à Paris : il avait de nouveau manqué son homme d’une heure. Il repart pour Paris, le ministère était renversé et l’apostille de son ministre ne valait plus une guigne.

On reprochait autrefois, et avec raison, au Parisien d’être casanier, aujourd’hui il use de tous les modes de locomotion, dévore l’espace. On sonne à sa porte : Monsieur est sorti. C’est vrai, il est à Saïgon, en Éthiopie, à Tombouctou, à San-Francisco, à New-York, à Londres ou à Saint-Pétersbourg. Quelquefois, en cherchant bien, on le trouve quelque part à truquer ou à muser, au café ou arrêté devant une voiture qui vient d’écraser un cycliste.

Voir écraser un cycliste est devenu le sport de ceux qui n’en font pas.

Il n’est plus permis à un auteur de concentrer sur un seul point l’action d’un livre, d’un drame ou d’une comédie sans paraître invraisemblable. Si bourgeoise que soit son œuvre, on n’est pas dans le train, lorsqu’on fait converser journellement l’indigène de la rue Saint-Denis avec son voisin de la rue Saint-Martin, le curé de la Madeleine avec ses paroissiens.

L’action de la comtesse Julie et de sa cara mia, la Transtévérine, rayonnait encore à Turpenay. Elles n’y transportaient pas, il est vrai, leurs chabannais avec leurs accessoires, mais on y était en plein pays de Rabelais, en franc cocuage pantagruélique et tédradiques buveries.

En s’installant à Turpenay, les proxénètes maquerelles avaient fait deux découvertes qui avaient été pour elles une bonne aubaine : le curé Moncupette, le desservant de la commune, et M. Poireau, le maire sans pareil.

Sous des apparences grippeminaudes, le curé était un brave homme qui ne s’expliquait pas comment avec sa taille de cuirassier, sa carrure de meunier, ses biceps de lutteur, sa tête braguarde et sa virilité de centaure, on l’avait envoyé à Turpenay faire paître des ouailles. Missionnaire, passe encore, il aurait certainement civilisé des tribus de sauvages à la force du poignet.

Il est vrai qu’il passait pour le théologien le plus fort des temps modernes.

Autre particularité : il n’avait pas de servante. Quand l’aiguillon de la chair le tourmentait, il se passait une blouse, se coiffait d’un vieux chapeau mou, prenait cent sous dans le tiroir de son secrétaire et allait se rafraîchir au grand numéro de la sous-préfecture.

À la première visite que les deux dames des Charmettes lui firent au presbytère, la comtesse Julie l’avait consulté sur plusieurs cas de conscience, et particulièrement sur l’interprétation qu’on devait faire du neuvième commandement.

— Faire œuvre de la chair, c’est faire des enfants ; c’est clair comme la lune, avait-il répondu. On ne fait pas une œuvre en mandrinant un trou, en étamant une casserole, en chauffant un four ou en pétrinant : on bricole, voilà tout.

Cette dialectique serrée révélait l’homme. Dès ce jour, il fut celui de ses deux nouvelles paroissiennes.

Il définissait la luxure, la bourrique des riches, et la concupiscence, le chameau de l’humanité.

Il avait instruit ses paroissiens en conséquence. Cela n’empêchait pas un tas de farceuses de venir le tarabuster au confessionnal avec des calembredaines parabolantes.

— Mon père, j’ai sifflé.

— Il n’y a pas de mal à cela, ma fille ; on ne peut pas toujours travailler.

— Mais, c’est qu’il l’a mis où vous savez.

— Moi ! Je ne sais rien du tout.

— Mais si, vous savez, dans le trou.

— Je comprends, vous avez joui du sacrement avant la lettre.

— Sifflé seulement.

— C’est tout ?

— Oui, mon père.

— Allez en paix, ma fille ; l’air ne fait pas la chanson.

— Avec votre permission, je puis siffler ?

— Sibalatara es, sibalatara eris, sibalatara omnes mulieres sunt. Ne faites pas d’enfant avant l’heure, ma fille, c’est toute la grâce que je vous souhaite.

C’était, chaque samedi, des confessions de l’espèce.

— Ces garces me feront mourir sur la paille, se disait-il chaque fois en y allant de sa pièce de cent sous à la sous-préfecture.

Heureusement qu’il avait dans le maire, le gai Poireau, un ami de toute franchise. À eux deux ils incarnaient la bonne République : Égalité, liberté et fraternité. Turpenay, de rabelaisienne mémoire, était bien la commune affranchie. On y était plus qu’égaux, on s’y cocuait fraternellement. On y était libre et libertin. La fraternité y avait pris une extension des plus embrassantes. Pas de monsieur ni de madame, on y était Pierre, Jacques ou Jean, la Rosine, la Colette ou la Catherine. Le maire n’était que Poireau. Ses mastroquets seuls qu’il visitait régulièrement, l’appelaient : « le maère ».

Son bouchon favori était : Au Pendart, où la Catherine, gossine anacampsérote, aux seins pommés, asticotait vertement les mâles.

Le maire et le curé y allaient boire chaque matin leur pichet de vin blanc et l’après-dînée leur pichet de vin rouge.

Le maire avait une tenue déplorable ; il s’en fichait.

Un matin, il y parut en sans-culotte du côté de la brayette.

— Déjà au port d’armes, not’ maère ? lui dit la Catherine.

— À votre service, angelote, répondit Poireau en se rajustant.

— Merci, not’ maère, il y a mieux que ça sur not’ grenier dont je ne me sers plus.

Ce sont d’heureux caractères que les Turpenaisiens.

La liaison de Poireau avec le curé datait de loin.

Dans une partie, à la maison fermée de la sous-préfecture, où, depuis, le fameux théologien cataloguait ses arguments, le veinard Poireau avait attrapé un jeu avec quatorze, quinte et le point bon. Ignorant de sa chance, il l’avait repassé à sa servante, sans se douter que cela faisait deux gagnants. Celle-ci l’avait repassé au curé, alors le véritable Corniflard, le prédécesseur de Moncupette.

Le maire, pas fier du tout, n’avait osé confier son aventure à personne ; au médecin de la commune, qui était son beau-frère, moins qu’à tout autre.

Le vénérable Corniflard, lui, était un joueur sans vergogne. Ayant confessé la servante, il alla trouver le maire et lui dit :

— Sacré jeu, hein ! Poireau, que le piquet à deux.

— Avec qui avez-vous joué, curé ?

— Avec votre servante, la Colette.

— Alors, vous avez le point bon ?

— Comme vous dites. Nous sommes manche à manche : jouons la belle.

— J’entends, mais je ne comprends pas.

— Je ne sais pas ce que vaut votre quinte, ni combien marque votre point, mais le jeu que la Colette m’a f… est carabiné. Si nous ne veillons pas au grain, nous sommes capots tous les deux.

— Comment faire ?

— Un ami, le vicaire Moncupette, à qui j’ai confié mon cas, m’a envoyé cette fiole…

Et le vénérable Corniflard tira de la poche de sa soutane, un flacon bouché à l’émeri sur lequel l’envoyeur avait par prudence écrit le mot : poison.

— Il paraît que c’est une mixture dont on peut crever, mais dont on peut aussi guérir, avait-il ajouté.

— Comme toutes les drogues, pardieu ! répondit philosophiquement Poireau.

— Voici ce que je me suis dit. Si elle est bonne pour l’un, elle sera bonne pour l’autre. Si c’est le contraire, celui qui restera n’aura qu’à s’adresser ailleurs.

— Je ne comprends pas encore.

— Voici, nous allons jouer à pile ou face. Le gagnant boira la moitié de la mixture. Le perdant n’aura qu’à attendre son effet sur son partenaire et prendre une résolution pour ce qui restera dans le flacon.

Le curé ne disait pas qu’il avait été consulter Capusin, le berger du mont Saint-Michel, qui raboutait, conjurait le sort et connaissait beaucoup de choses. Celui-ci lui avait dit, après qu’il lui eut confié son projet :

— Si le maire gagne, brisez la fiole, ça ne vaut rien.

Poireau se fia à sa chance. Il tira une pièce de cent sous de son gousset et la jeta en l’air.

— Face ! dit le curé.

C’était pile. Le maire avait gagné.

Il but bravement la moitié du contenu du flacon.

Quinze jours après, il offrit un dîner au vénérable Corniflard pour lui apprendre qu’il était guéri.

Celui-ci pensa que le berger avait radoté. De retour au presbytère, il ingurgita le restant de la fiole.

Le lendemain matin, sa servante le trouva mort dans son lit, crispé, noirâtre.

Le vicaire qui l’avait guéri de tous les maux de la vie, hérita de sa cure.

Étonné du double effet de son remède, il le perfectionna et retapa la Colette.

Poireau lui jura une amitié éternelle.

Le curé Moncupette avait présenté son ami Poireau aux propriétaires des Charmettes ; celles-ci avaient retenu les deux inséparables à dîner.

Il y avait au salon une dame dont le maire fut ébloui. C’était la baronne de K…, en villégiature à Turpenay, dans une villa appartenant à une amie, alors à Trouville. Elle venait pour la deuxième fois aux Charmettes. Sa liaison avec les deux proxénètes n’en était encore qu’aux politesses.

Le maire, que son habit étouffait, demanda la permission de se mettre en manches de chemise.

Ces dames sourirent ; l’originalité de Poireau les égayait.

— Si cela ne gêne pas Madame la baronne, fit Mme Olympe en s’adressant à la visiteuse.

— Du tout, du tout, Monsieur le maire peut se mettre à l’aise.

— Mon pantalon me gêne bien un peu aussi, mais je crois que ce serait abuser de la permission, reprit Poireau, baguenaudant.

— D’autant plus que vous pourriez gagner froid, répliqua l’Italienne, enjouée.

— Froid, moi, Poireau ! On voit bien, Madame, que vous ne me connaissez que d’aujourd’hui. J’ai toujours chaud. Je suis un volcan : demandez plutôt à la Jeannette.

— Qui, la Jeannette ?

— Ma femme, parbleu !

— Vous êtes marié ?

— Oui, pour l’église et pour la loi. Pour les autres, on n’est pas de bois.

La comtesse Julie trouva que le maire était un homme selon son cœur. Avec le curé, cela faisait deux.

En attendant le dîner, on alla faire un tour de jardin.

En rentrant, Poireau dit à Moncupette en l’entraînant dans l’embrasure d’une fenêtre :

— Ce sont des chaudes garces. On ne doit pas s’embêter ici.

— Oui, mais nous ne sommes pas chez la Catherine, ne fais pas trop de bêtises.

— Laisse faire, curé. Toi, ne leur parle pas de ta cupiscence, c’est assommant.

— Concupiscence, Poireau.

— Pourquoi con ?

— L’esprit souffle où il veut ; tu es un grand théologien, toi aussi, Poireau. Quant au cupiscent, je n’ai jamais su, en montant en chaire, ce que j’en dirais.

— Alors ne dis rien ; je me charge du boniment.

— Quelques mots seulement sur la conjugalité.

— Toujours tes cochonneries. Non, il faut que ces dames soient contentes de nous. Je veux y revenir, j’ai mon idée.

— Je parie cent sous que ma théologie les amusera.

— Je parie dix francs que je ne te laisserai pas lâcher un mot de tout cela.

— Je marche, je suis sûr de te gagner.

— C’est ce que nous allons voir.

À table, le maire fut placé entre la baronne et la comtesse.

Les femmes se jetaient des coups d’œil furtifs en souriant. Elles s’attendaient à quelques nouvelles originalités de la part du magistrat municipal. Mais Poireau et Moncupette étaient à la boustifaille. On ne peut pas tout faire à la fois.

— Vous êtes tout plein pittoresque ainsi, Monsieur le maire, provoqua l’Italienne. Vous me rappelez Torcelli, le toréador à qui j’ai vu, à Séville, toutes les femmes jeter des fleurs.

— Dame ! je ferais peut-être bien ce que ce M. Torcelli faisait. Si le cœur vous en dit, jetez-moi aussi des fleurs, je ne les refuse pas.

— Tantôt, je vous donnerai mon bouquet.

— Si vous voulez bien accepter le mien de suite, je vous le présente.

— Le bouquet conjugal, se hasarda Moncupette.

— Ferme, curé, laisse-moi, j’ai mon bouquet tout prêt ; si je le rentre, il pourrait pleuvoir. C’est dans mon almanach.

— Voyons vos fleurs, Monsieur le maire, dit la comtesse.

— Voici. En 1867, j’étais cavalier de deuxième classe au 3e  hussards, en détachement à Montbéliard. Un jour, je reçois un bouquet anonyme qui fleurait comme une boutique de parfumerie. Je n’avais pas de vase, pas même de nuit : que faire de mon bouquet ? Le mettre dans ma poche, n’était guère pratique. À la fenêtre de la chambrée, on me l’aurait chipé. La planche à pain me tapa dans l’œil, j’y plaçai mon bouquet, puis je m’endormis.

— Ce jour était donc une nuit ? demanda Moncupette.

— Naturellement. Le jour suivant, nouveau bouquet. Les resuivants jusqu’au vingt-cinquième, chaque jour, un bouquet.

— Où les mettiez-vous ?

— Sur la planche à pain, curé, je te l’ai déjà dit.

— Elle devait être large, la planche à pain.

— Non, longue.

— Comment recevais-tu tes bouquets ?

— Par la poste.

Les dames s’esclaffèrent.

— Ne voyant plus rien venir, je fais un bouquet de mes vingt-cinq bouquets. J’avais mon idée.

— Ils devaient sentir bon.

— Ils embaumaient.

— Comment t’y étais-tu pris pour les conserver ?

— Je les avais mis dans un baquet de la salle de police.

— Tu viens de dire que c’était sur la planche à pain.

— Parfaitement ! Les fleurs dans le baquet et le baquet sur la planche à pain.

— Le brigadier d’escouade devait rire ?

— Il était mort quinze jours avant.

— Alors celui qui en faisait fonction ?

— C’était moi.

— Mais les sous-officiers ?

— Myopes, c’est d’ordonnance. Tous les sous-officiers portent lorgnon aux hussards.

— Ils avaient un nez, cependant.

— Nez d’écurie sent partout le foin. As-tu fini tes colles, curé ? Je continue… Mon bouquet de vingt-cinq bouquets fait, je m’astique et je sors de la caserne, mon bouquet sous le bras.

— Ça devait être d’un beau drôle.

— Dans les hussards, on est toujours digne. D’ailleurs, je cherchais ma belle.

— Quelle belle ?

— Mon envoyeuse de bouquets.

— Tu savais que c’était une femme ?

— Naturellement. A-t-on jamais vu un homme envoyer des fleurs à un cavalier de deuxième classe, curé ? Oui, c’était une femme, la plus belle, la plus délicieuse, la plus charmante, la plus spirituelle, la plus amoureuse des femmes, après ces dames.

Poireau inclina la tête et son regard alla de la baronne à la comtesse et à Mme Olympe.

Il continua :

— Je m’étais dit : Montbéliard n’est pas grand, il est impossible que je ne rencontre pas mon envoyeuse de bouquets. Elle verra que je porte ses fleurs sur mon cœur.

— Sous ton bras.

— Du côté du cœur.

— Tu as un cœur, Poireau ?

— Grand à y mettre toutes les femmes, avec leurs sourires et leurs baisers. C’est fini, hein, curé ; tu m’arrêtes à chaque mot… Je n’avais pas fait dix pas, que je rencontre mon marchi-chef : « Ousque vous allez comme ça avec cette botte de fourrage, cavalier ? » qu’il me dit. — « Marchi-chef, que je lui réponds, c’est un bouquet que ma mère envoie à la capitaine. »

— Et ta belle ?

— Laisse venir. C’était une carotte, histoire de ne pas être envoyé au bloc. Le marchi-chef me dit : « Cavalier, suivez-moi, je vais justement chez le capiston lui faire signer mes pièces. » J’arrive chez le capiston : « Cavalier, qu’il me dit, qu’est-ce que c’est que cette botte de foin ? » Je lui réponds : « Mon capitaine, c’est un bouquet que ma mère envoie à la capitaine. » Le capiston me regarde et se fout à rire. Je voyais que cela lui faisait plaisir. « Cavalier, qu’il me dit, il n’y a pas de la « capitaine » au contrôle de l’escadron. Mais cela ne fait rien ; voici cent sous pour votre peine. Portez votre bouquet de ma part au commandant. »

Je me trotte chez le commandant qui se refout à rire, me donne dix francs et m’envoie chez le colon.

Je galope chez le colon qui se tord, me donne un louis et m’envoie chez le général.

Je file comme un zèbre chez le général qui pouffe à péter, me donne cinquante francs et m’envoie chez sa maîtresse.

Je m’esbigne et dare, dare, j’arrive chez la belle. Coup de soleil ! c’était la mienne.

— Tu la connaissais ?

— Pas plus que la femme du pape. Mais j’avais deviné : « Cavalier Poireau, qu’elle me dit, je connais votre histoire, je ne vis, je ne vois que par vous. J’ai rêvé cette nuit que vous sonniez à ma porte, que nous nous aimions. Entrez dans ma chambre sans façon, vous m’enfilerez votre histoire. Quelle histoire ? que je me dis. La mienne est longue depuis ma naissance, elle s’est diablement allongée. Mais, longue ou courte, elle raffolait de ma littérature. Je le vis bien lorsque, se mettant au lit, elle me dit de me placer à côté d’elle.

J’en étais à l’introduction, lorsque entre un pékin, avec de grandes moustaches : « C’est l’Empereur ! qu’elle me souffle. Je me mets en position et je crie : « Vive l’Empereur ! » Le pékin me regarde et me dit : « Cavalier Poireau, vous êtes le premier hussard de France ; je vous décore. »

— Tu es décoré, toi, Poireau ?

— C’était une blague. Je n’ai jamais rien vu venir.

— Et que faisaient ce colonel, ce général et l’Empereur, à Montbéliard où il n’y avait qu’un détachement de hussards ?

— Ça, je ne le leur ai pas demandé.

— Après ?

— Tu me dois dix francs, curé. Il est temps de nous retirer. La Jeannette et la Colette m’attendent.

— Heureux maire qui a deux femmes ! s’écria l’Italienne.

— Une, une seule, Madame… en deux volumes, se récria Poireau.

— C’est toute votre bibliothèque ?

— Avec quelques vieux livres que je feuillette de temps en temps pour ne pas perdre l’habitude de lire… Il ne faut pas se rouiller.

Les dames réclamèrent l’histoire du pari, qui les amusa énormément.



Au pays de Rabelais.

VIII


L’Élixir de Moncupette. — Arsouillerie lesbienne. — La sorcière. — Effet de lune. — La vampire. — Le secret de la baronne.


Poireau avait des idées cocasses. Moncupette, lui, n’en avait que de géniales ; il rêvait depuis longtemps la composition d’un élixir de sa façon, qui devait enfoncer dans le troisième dessous toutes les mixtures sacro-toniques des Chartreux et Chartreuses, Bénédictins et Bénédictines, Dominicains et Dominicaines, Trappistes et Trappistines, Franciscains et Franciscaines ; de toute l’alchimique droguerie des Petits Frères et des Bonnes Sœurs : Ignorantins, Maristes, Carmélites, de Saint-Vincent-de-Paul, de la Providence, du Bon-Pasteur, de Notre-Dame ; une panacée plus merveilleuse que les savantes découvertes du chanoine X…, du curé Y…, et du moine Z…, dont les effets les plus probants sont de miraculeuser leurs intrépides buveuses.

Pas de boniment. Qui va au c… a santé, dit le proverbe arabe. C’est écrit.

C’était là où Moncupette voulait en venir. Son élixir devait inspirer l’amour et donner la force d’en tenir toutes les promesses. La conception en était prodigieuse. Mais il lui manquait l’élément principal : la sarabaïtine qui ne fleurit qu’aux nouvelles lunes, et il la cherchait avec ardeur, avec opiniâtreté, dans les vallées profondes du mont Cornu chinonais, ainsi que les indigènes de Turpenay nomment la rocaille qui domine leur commune.

Poireau affirmait que les vaches de Turpenay en avaient mangé tous les plants jusqu’à la racine ; c’est pourquoi on n’en trouvait plus. Mais le curé savait à quoi s’en tenir sur les affirmations du maire.

Mme Olympe, plus crédule, croyait aux bénéfices de l’élixir de Moncupette. Elle avait même consulté à ce sujet la veuve du berger, retirée dans une caverne de la montagne, où elle continuait les opérations occultes de son mari.

La vieille pythie était montée sur son trépied, avait évoqué l’âme du berger qui, chaque fois, lui avait répondu que la sarabaïtine se trouvait à mi-chemin, entre sa tête et ses pieds.

Mais ce n’était pas seulement pour s’entendre répéter cet oracle que la lesbienne était montée au mont Cornu ; elle, aussi, avait son idée.

Dans la situation précaire où elle se trouvait, la baronne de K… n’avait pas trop de distractions. La société des dames des Charmettes était bientôt devenue pour elle un besoin et elle n’avait pas tardé à s’engouer de l’Italienne qui, en manière de passe-temps, lui faisait les cartes et lui disait la bonne aventure, lui annonçant richesse et haute destinée.

Pour cette dernière opération, la lesbienne ne procédait pas par l’inspection des lignes de la main ; sa méthode était tout autre. Elle faisait mettre la baronne à nu et cherchait l’inspiration aux endroits où ordinairement les femmes cherchent leurs puces.

Cette méthode était celle des Épigones qui prirent Thèbes en passant toutes les femmes au fil de leur pic, assurait-elle.

La baronne de K… voulut bien la croire.

Pendant que celle-ci, patiente, attendait la fin de la consultation, la lesbienne s’enivrait des parfums de son beau corps, qu’elle dévorait des yeux.

Plusieurs fois, l’Italienne avait tenté sur elle ses érotiques caresses, mais la baronne, qui déjà subissait l’étrange fascination de la vampire, lui avait doucement écarté la tête, en disant :

— Pas cela, Olympe, ce n’est pas dans mes goûts.

Un jour la lesbienne lui dit :

— C’est cette nuit nouvelle lune ; il y a conjonction entre elle et vous. La sorcière du mont Cornu, une voyante, pourra vous dire votre destinée, aussi clairement que si elle était écrite.

— La nuit, c’est bien tard.

— On ne nous verra pas. Je connais le chemin, je vous conduirai. Moi, je lui ai promis de me trouver chez elle à minuit ; elle doit me révéler un grand secret auquel ma fortune est attachée.

— Vous croyez qu’elle y verra mieux que vous ?

— Les grandes dames de Paris viennent exprès ici pour la consulter, et même des hommes politiques. Elle a prédit à Grévy ce qui lui est arrivé.

— Que lui est-il arrivé à M. Grévy ?

— Il est devenu riche.

La richesse ! le rêve idiot. Tout le monde en est là.

Cela décida la baronne.

À l’heure indiquée pour le rendez-vous nocturne, enveloppée dans une large mante, elle rejoignit la Transtévérine qui l’attendait au pied de la montagne.

Onze heures et demie sonnaient à l’horloge de l’église. La lune, dans sa phase magnétique, courait, vagabonde, dans un ciel sans nuage. Pas de vent, un silence complet.

Les deux silhouettes disparurent bientôt dans les gorges et les ravins.

Soudain, un bruit de pas frappa les oreilles des deux noctambules ; elles se blottirent derrière une roche, écoutant.

Plus rien.

— Nous nous sommes trompées, dit la baronne.

Elles reprirent leur ascension.

Elles trouvèrent la sorcière qui les attendait à l’entrée de la caverne qu’elle habitait, suivant des yeux la lune dans sa course.

Elle portait des bas rouges, une robe jaune, ses cheveux flottaient au vent.

— C’est nous, lui dit l’Italienne.

— Mes yeux ne vous ont pas quittées depuis le moment où vous êtes entrées dans mon domaine, répondit la sibylle qui s’adjugeait un peu témérairement la propriété de la montagne.

— Vous n’avez rien vu ?

— Mes yeux voient tout.

— Nous avons cru entendre quelqu’un marcher près de nous.

La sorcière devint pâle.

Le garçon du meunier lui avait promis de monter une des prochaines nuits lui tordre le cou pour lui avoir donné des crottes de brebis en guise de pastilles.

— Nous nous serons probablement trompées, ajouta l’Italienne. Nous nous sommes arrêtées et nous n’avons plus rien entendu.

— C’était l’esprit, répondit la sorcière ; je l’ai vu. Suivez-moi, les astres sont propices.

Elles escaladèrent le sommet de la roche.

La plate-forme qui la couronnait était nue ; la lune l’éclairait dans toute son étendue.

Les deux excursionnistes se déshabillèrent, nues comme la lune.

La baronne, fascinée par les regards ardents de la lesbienne, ferma les yeux, concentrant toute sa pensée en elle-même pour mieux saisir l’oracle.

Minuit sonna.

— Tas de garces ! c’est là que vous faites votre sabbat ? s’écria une voix de stentor venant de la vallée.

En entendant cette tonnante apostrophe qui se répercutait de roche en roche, la baronne s’évanouit.

La sorcière avait dégringolé pour se barricader dans sa tanière.

Seule, Mme Olympe avait reconnu la voix du curé Moncupette.

Elle s’était agenouillée près de l’évanouie, la contemplait de plus en plus près, puis, vampire assoiffée, la souilla.

Sa victime, rappelée au sentiment de l’existence par les sensations que les caresses de la lesbienne lui faisaient éprouver, tenta de se dégager.

— C’est mal, Olympe. Assez ! Je me sens mourir, gémit-elle.

— Laisse faire, Hélène, ma divine Hélène, c’est la jouissance suprême, répondit la gouine goulue.

— Assez ! assez ! J’entends venir, cria de nouveau la baronne pâmée.

Cet appel à la prudence calma la lesbienne. Elle se roula à côté de sa victime qui râlait ses transports.

La sorcière, ne voyant rien venir, était remontée sur la plate-forme.

Ne comprenant rien aux soupirs de ses deux clientes étendues pâmées sur la roche, elle crut à une attaque d’épilepsie.

Vite, elle descendit à sa caverne et en rapporta un seau d’eau qu’elle leur jeta à la figure.

Le charme était rompu, mais l’Italienne tenait sa proie.

Le lendemain, tout au matin, le curé Moncupette courut trouver le maire.

— Poireau, j’ai vu deux lunes cette nuit, s’écria-t-il.

— Veinard ! Où cela ?

— Sur le mont Cornu.

— C’est là que tu donnes tes rendez-vous ?…

— Ce n’est pas cela. Je cherchais la sarabaïtine dans les gorges. Et qu’est-ce que je vois au sommet du mont ? Devine !…

— La lune ; tu viens de le dire.

— Deux lunes : celle de la Jeannette et celle de la Colette.

— Tu avais la berlue, la Jeannette et la Colette n’ont pas bougé de leur lit.

— En es-tu bien sûr ?

— Parbleu ! j’étais couché entre les deux.

— Alors, qui ?

— Il fallait y aller voir.

— C’était trop haut.

— Dis, ma vieille branche, est-ce que tu as parié de te payer ma tête, ce matin ?

— Je t’assure que j’ai vu deux lunes.

— C’est possible, il ne manque pas de jeunes filles dans la commune pour courir le loup. En tout cas, mes femmes n’y sont pour rien.

— Si nous allions tuer le ver chez la Catherine… peut-être saurons-nous.

Ils allèrent chez la Catherine, firent encore une demi-douzaine de chapelles, sans rien découvrir.

À midi, toute la commune connaissait l’histoire des deux lunes.

Ils n’étaient pas mal tocs, les deux copains.

En revenant, Moncupette pensa tout haut :

— On ne m’ôtera pas de l’idée que c’est la lune de la Jeannette et celle de la Colette que j’ai vues cette nuit sur le Cornu.

— Mais, satané curé du diable, puisque je t’ai dit que j’étais couché entre les deux !

— En es-tu bien sûr ?

— Je les ai tenues toute la nuit entre mes bras. C’est fatigant, mais c’est ainsi qu’elles veulent dormir.

— Alors, elles t’ont trompé.

— Quoi ?… Où, comment ?… trompé ?

— Elles t’auront mis deux bottes de paille dans les bras. Tu as le sommeil un peu lourd.

— Je veux que tu viennes à la ferme. Elles te la montreront : je veux en avoir le cœur net.

— Cependant, j’ai bien pu me tromper.

— Non, tu m’embêtes. D’abord, comment étaient tes lunes ?

— Ah ! c’étaient de belles lunes.

— Alors, viens, je veux qu’elles te la montrent. Mais ne va pas te tromper.

— Sois sans crainte, j’ai encore leur photographie dans l’œil.

À la ferme, Poireau raconta l’histoire à sa femme et à sa servante, qu’il avait envoyé chercher.

— Le curé prétend que c’est ta lune et celle de la Colette qu’il a vues, dit-il à sa femme.

— Comment, curé, pouvez-vous supposer cela ? reprocha Jeannette à Moncupette. Il y a d’autres lunes que les nôtres à Turpenay.

— Oui, mais il dit qu’elles étaient belles, cela me semble louche, sentencia le maire. Il n’y avait qu’un moyen d’y voir clair ; j’ai amené le curé pour que vous la lui montriez. Si vous refusez, c’est que c’étaient vos lunes ; une honnête femme ne refuse jamais de produire ses pièces quand elle est accusée.

La hauteur du point de vue auquel le magistrat municipal s’était placé, troubla les deux femmes.

Elles se troussèrent.

Moncupette resta longtemps silencieux, allant de l’une à l’autre, hochant la tête, le menton dans la main, se reculant, puis s’avançant pour se reculer et avancer encore.

Enfin il dit :

— C’est cela et ce n’est pas cela. De loin peut-être, mais de près…

— Quoi, de près ?… Ne sont-ce pas de belles lunes ?

— Je ne dis pas, mais…

— Mais, quoi encore ?

— Il y a lune et lune.

— Je le sais aussi bien que toi. Pour en finir, sont-ce tes lunes, ou pas tes lunes ?

— Ce ne sont pas mes lunes, je n’ai pas de lune ; ce sont les tiennes.

— Enfin, sont-ce les lunes du Cornu ?

— Eh bien, vrai, je ne saurais le dire, Poireau ; tu sais que je ne sais pas mentir.


Effet de lune.

— Nous voilà bien avancés, maintenant.

— Que veux-tu ? La Jeannette a une belle lune, la Colette aussi. Il n’y a rien qui ressemble à une belle lune comme une autre belle lune ; la nuit, on peut s’y tromper.

— C’est vrai, cela m’est arrivé… Je chercherai ailleurs, je veux savoir.

Dans l’après-midi, en allant voir ses champs, le maire rencontra la baronne qui se promenait rêveuse, tourmentée.

Il lui raconta l’histoire des deux lunes.

Elle rougit si fort que Poireau, certain de ne pas se tromper, lui dit à brûle-pourpoint :

— C’était votre lune et celle d’une de ces dames. Quand elles vous chaufferont encore, il est inutile de monter au Cornu, je me mets à votre disposition.

— Ah ! Monsieur le maire, pouvez-vous penser… fit la pauvre femme qui se sentait défaillir.

— En tout bien, tout honneur, à la hussarde. Je suis discret.

— Venez ce soir, chez moi, je vous expliquerai… Ce n’est pas ce que vous supposez… Mon Dieu ! que je souffre !

Poireau ne dit pas à Moncupette ce qui s’était passé entre lui et la baronne à leur rendez-vous.


IX


Deuxième chronique de l’Œil-de-Bœuf : Exhibition de tableaux vivants. — Une salle selecte. — Nérée sortant de l’Océan. — Une aphrodisée d’Amathonte. — Réception de la baronne de K… — Parodie d’une comédie de Plaute.


Outre les exhibitions de tableaux vivants du mardi et du vendredi, la porte de l’Académie du quartier de l’Étoile s’ouvrait le premier jeudi de chaque mois, pour la réception de lesbiennes de marque, qui se recommandaient à l’attention de la proxénète-maquerelle par une des névroses spéciales à son industrie.

Pour la réception de la baronne de K…, dont le nom et la qualité avaient été habilement cachés pour piquer davantage la curiosité de ses invités, Mme Olympe n’avait rien négligé pour la rendre attrayante. Il s’agissait pour elle d’une commission de 25.000 francs à prélever sur les 100.000 francs, prix auquel la grande dame, chaque jour de plus en plus angoissée devant les écarts énormes de son budget, s’était résolue à entrer dans l’arène de la prostitution mondaine, en se livrant à l’homme assez amoureux de sa chair, pour s’astreindre galamment à ce sacrifice.

L’Italienne comptait sur le Pactole de la finance, le baron F…, qui le mois dernier avait payé cinquante mille francs une seule nuit de la belle O…, ou sur le prince P…, le Moscovite aux étranges passions, qui avait soldé par cent mille francs la possession de trois jours de la marquise de C…, en plus d’un riche écrin renfermant un des plus beaux diamants du Pennar.

Les invitations envoyées sous pli recommandé, avec la mention spéciale : Personnelle, soulignaient discrètement que la grande attraction de la séance était l’exhibition nature d’une Galathée, divine, révélation d’un génie érotique affirmé et suivi d’un grand nom.

Les chevaliers des Cinq-Louis, provende ordinaire des abonnées, démoralisées par l’usance, se sentirent émus devant le prix de 100.000 francs auquel elle s’évaluait.

Dès dix heures du soir, des voitures nombreuses, parmi lesquelles de fringants équipages, s’arrêtèrent devant la porte bâtarde de l’Académie mystérieuse, mais sans stationner. Aussitôt que l’invité avait pris pied sur le trottoir, le cocher fouettait ses chevaux et reprenait la direction de l’arrivée.

L’ex-sœur Séraphine, une trouvaille de la comtesse Julie, avait fort à faire pour reconnaître son monde et recevoir le mot de passe.

À l’intérieur, la grande salle d’exhibition avait revêtu sa parure de gala. Partout, dans toutes les encoignures, des fleurs et des plantes exotiques. Le fond, seul, était éclairé par un lustre, activé par l’électricité, placé au-dessus de l’estrade des jeux scéniques recouverte d’un drap en velours noir orpaillé. La pénombre qui enveloppait le pourtour centuplait l’effet des lumières sur le point d’attraction.

On s’interrogeait, avides. Les lesbiennes échangeaient entre elles de discrètes caresses.

L’ordonnatrice parut, la poitrine et les bras nus émergeant d’une robe de velours noir, qui dessinait les formes sculpturales de son corps, accompagnée de la comtesse Julie.

Les deux maquerelles firent le tour de la salle, prodiguant à tous leurs sourires.

Mme Olympe répondait aux questions qui lui étaient adressées au sujet de la Galathée, par des paroles sibyllines. C’était Vénus, Diane et Proserpine tout à la fois : la belle des belles, la charmeuse des charmeuses, un marbre incandescent dont les approches brûlaient.

Le prince P…, glacé intérieurement comme une Sibérie, était allumé de nephtalines corrodations.

— De la résistance, des reins ? demanda-t-il à l’Italienne,

— Du marbre et de l’acier, un tempérament de feu.

Dans la foule des invités, on échangeait des marchés à terme et au comptant. Les Cinq-Louis faisaient prime. Le 3 0/0 de la prostitution mondaine était coté 150 francs.

On circulait dans les boudoirs pour montrer les titres et parfaire les différences.

Tout à coup, les lumières du lustre se raccourcirent comme les cornes d’une troupe d’escargots apeurés.

Sur l’estrade pénombrée, s’agitaient des ombres, réfléchissant des ondes de blanches chairs.

Le silence s’était fait, palpitant. Tous les regards tendus vers le fond de la salle.

Tout à coup, la lumière soudainement projetée sur la scène provoqua un long cri d’admiration.

Nérée, entourée de ses nymphes — les plus jolies femmes de la zone galante — sortit de l’Océan, figuré par un fouillis de gaze, drapant en vagues des cuisses et des seins cotés, émergeant par effets suggestifs, pour se replonger dans les ondes transparentes, se faisant désirer.

L’Océan, un moment tourmenté, entra dans la période du repos. Nérée — une étoile d’une des grandes scènes parisiennes — se dressa torsée, les seins projetés, les reins arqués, les bras gracieusement contournés, auréolant une tête de bacchante.

À ses pieds, ses nymphes — des gouines moulées — s’étaient demi-couchées, dans les poses les plus avantageuses pour faire valoir ce que chacune d’elles croyait avoir de plus suggestif, lui envoyant du bout des doigts des baisers, qui, parfois, allaient s’égarant vers les sénateurs, aux têtes chenues.

Le lustre s’éteignit brusquement. Les torchères du pourtour s’allumèrent.

Les impressions différaient. Côté femmes, on critiquait. Côté hommes, on subissait l’influence magnétique des rayonnements féminins.

Les sénateurs hochaient la tête, le sourire navré aux lèvres ; c’était trop cher et Nérée ne se débitait pas en tranches.

Les invités de l’extra, la connaissaient : elle était cotée. Malheureusement pour la splendide artiste, elle se présentait dans un mauvais moment pour elle ; il y avait émission d’une nouvelle valeur.

Le second tableau n’était pas fait pour faire oublier ce que le premier avait de charmant, d’artistique, ni pour calmer les ardentes suggestions de celui qui allait suivre — une scène des Aphrodoïtes d’Amathonte où des grandes dames s’abandonnèrent aux caresses lascives des gouines de la zone galante ; scène peu voilée, que les vieux sénateurs seuls applaudirent.

Pour aviver les appétits, Mme Olympe prolongea l’attente de l’exhibition du numéro femmes annoncé, en faisant circuler des rafraîchissements dans les groupes des invités.

Le prince P… s’étant approché, lui demanda :

— A-t-elle un genre ?

— Aucun : elle est tout à fait à former.

— Et des dispositions ?

— À vous satisfaire, sous tous les rapports.

— Diable ! comment le savez-vous ?

— Je l’ai fait vibrer ; c’est la passion personnifiée.

Le Moscovite était édifié ; il prépara une liasse de billets.

Le lustre s’éteignit peu à peu. La salle resta pendant quelques instants plongée dans une obscurité complète.

Soudain, une projection lumineuse, dirigée du haut de l’estrade, fit rayonner le corps, superbe dans sa nudité captivante, de la baronne, puis disparut.

— Elle est divine, murmurait-on dans les groupes.

La projection l’éclaira de nouveau, pour aller en montant des pieds à la tête, se prolongeant amoureusement à la ceinture et aux seins.

Ce ne fut qu’un cri d’admiration.

Le prince P… froissa nerveusement sa liasse de billets de banque.

Enfin, elle apparut en pleine lumière, altière, presque farouche, rendue pudique d’assurance dominatrice, forçant les regards à se baisser devant les siens, d’une fixité irritée.

Elle ressentait l’outrage, la polluation intentionnelle qui la flagellait des genoux au visage.

Ce ne fut qu’un instant. Elle fut sublime de pudeur, révoltée de la lascivité ambiante.

La réalité de sa situation poignante la saisit au cerveau.

Elle faiblit, ses longs cils voilèrent son regard troublé, son corps se rosa, frémit, secoué dans l’assujettissement,

Elle était à vendre.

— C’est une destinée, murmura-t-elle douloureusement.

Et elle se retourna, se livrant tout entière.

— Parfaite ! dit le baron F…

Mais il fut prévenu par le Moscovite qui aborda la baronne au moment où elle descendait de l’estrade.

Dans quinze jours, elle vaudra 50.000 francs de moins ; j’attendrai, pensa le financier qui alla à la Nérée.

La maquerelle jubilait :

Après, la baronne restait encore sa marchandise.

Elle annonça la représentation d’une rapsodie montmartroise : la parodie des Amours de Vénus, d’un nommé Plaute qui chat-noirait à Rome, dix ans après la deuxième guerre punique.

En attendant, on luncha au buffet.

Il y eut des intermèdes dans les boudoirs ; les Cinq-Louis marchèrent.

Acteurs et actrices avaient été loués dans des maisons spéciales.

Les trois coups sacramentels retentirent, on allait commencer.

Point n’était besoin de rideau, ni de voile : on était à la foire.

Vulcain revenant pour vingt-quatre heures des forges de l’Etna, permission qui lui était octroyée tous les neuf mois — ainsi l’avait voulu Junon — trouve sa chère Vénus dans les bras de Mars.

— Que faites-vous là, vous autres ?

— Nous limons, mon vieux, lui répond Mars.

— C’est bon, Monsieur. J’ai une commission pour le mastroquet du coin, je reviens dans un moment.

Le divin forgeron sort et revient un quart d’heure après.

Vénus est seule, se pomponnant devant son miroir, qu’elle abandonne aussitôt pour sauter au cou de son mari.

— Mon cher Vulcain, mon loulou adoré ! Ça va toujours là-bas ?

— C’est parce que cela va trop bien que je suis venu te voir… Pense, il y a neuf mois.

— Mais ta cyclope, la belle Coculia ?

— Que me rabâches-tu là ? Il n’y a pas plus de Coculia que sur ma main dans tout l’Etna.

— Alors qui a fait ces brigands de Cacus, de Cerculus et de Cercyon qui se disent tes fils ?

— Des blagues, tout cela. J’ai assez de tintouin avec ma forge et toi pour penser aux filles… Mais, toi, il me semble que tu pourrais y mettre un peu plus de formes avec ton Monsieur Mars.

— Pourquoi ? Ne suis-je pas déesse, et lui n’est-il pas dieu ?

— Moi aussi, je suis dieu.

— Raison de plus, on ne doit pas se gêner en famille. Ne sommes-nous pas au-dessus des misérables préjugés ?

— Préjugés !… hum !… hum !… Enfin, je ne veux pas discuter cela avec toi ; tu trouves toujours des raisons plus étonnantes les unes que les autres.

— C’est le propre des dieux d’étonner le monde.

— Mais, je ne suis pas le monde et je ne demande pas du tout à être étonné.

— Non, mon loulou, tu es mon chéri, toi. Va ! je t’aime bien.

— Alors, nous allons nous en donner, hein ! ma petite Vénus ? Tiens, dans ce petit berceau, c’est champêtre en diable, nous y serons comme dans un nid.

— Non, pas maintenant, mon petit Vulcain, il y a trop de monde.

— Qu’est-ce que cela peut nous faire ; ne sommes-nous pas au-dessus des préjugés ?

— Oui, mais il y a préjugé et préjugé, la pudeur d’une femme n’est pas celle des hommes.

— Des colles, tout cela ; la pudeur des dieux est de ne pas en avoir. Tu es déesse de la figure aux fesses ; donc, allons-y gaiement.

— Non, plus tard.

— Il est minuit moins le quart… Qu’appelles-tu plus tard ?

— Demain, si tu veux. D’ailleurs, je sens que ça me vient… Tu sais quoi, chéri ?… Il faut attendre.

— Ah ! tu me la fais encore à l’anglaise comme la dernière fois. Sacrebleu ! ça ne se passera pas comme cela. Je veux bien être cocu, mais dindon, non.

— Je t’assure… Par respect pour ma divinité, je t’implore… Demain, demain, quand tous ces gens-là seront partis.

— Mais ils ne partiront pas, puisqu’ils sont venus pour voir.

— Mon Dieu, quel tourment… Mais c’est un monstre que ce forgeron !

— Dame ! puisque je suis dieu.

— Enfin, puisque tu le veux !… Attends-moi un instant, le temps de prendre un bain dans la rivière d’à côté, et je suis à toi.

— C’est ça, je t’accompagne. Je crois qu’un coup de pompe me fera du bien aussi. Il y a neuf mois que je n’ai pas vu d’eau, même dans mon vin.

— Non, reste ; tu es bien comme cela.

— Va vite, je t’attendrai.

Vénus s’esquive.

Vulcain, seul :

— Je vais lui prouver, à cette pimbêche, que si je forge des tonnerres pour les dieux, je ne suis pas sans m’en être réservé un de bon calibre.

Mais Vénus ne revient pas, son mari part à sa recherche.

Il revient… neuf mois après, et trouve sa femme qui vient d’accoucher des Trois Grâces : Aglaé, Euphrosyne et Thalie, nées en situation d’être mariées.

Il voit les trois Grâces, qui ont pris tôt l’r, caressées par trois amants.

— Bien le bonjour, la compagnie, dit-il à la ronde.

Puis, s’adressant à Vénus, il lui demande :

— Qui t’a fait cela ?

— C’est moi, répond Jupiter.

— Tous mes compliments, mon père, tu es toujours aussi cochon. Tu fais des enfants à ta fille et tu vas en faire à ses enfants.

— Tu en fais bien à ta sœur, toi !

— Par procuration, car jusqu’ici je n’ai encore vu que sa figure.

— Jupiter se vante, interrompt le berger Pâris. Il a chauffé le four ; le boulanger, c’est moi.

— C’est nous, tranche avec nonchalance le bel Adonis.

— Dans ce cas, reprenez chacun ce qui vous appartient. Pendant ce temps, je vais boire une verte chez le mastroquet de l’autre coin, fit Vulcain en s’éloignant.

Il revient… neuf mois après.

Sa femme vient d’accoucher de Priape et de l’Hymen.

Elle lui raconte la chose.

— Qui encore ? demande-t-il.

— Bacchus… tu sais, ton ami.

— Sacré Bacchus, il n’en fera jamais d’autres ! Et où sont les gamins ?

— Priape vadrouille et Hymen est au chabannais.

— Chouette ! ça fait que nous ne sommes toujours que nous deux. Nous allons leur en faire des queues à tes amants. Je veux aujourd’hui les faire tous cocus. Ça marche-t-il ?

— Bien, oui… Allons dans le petit bois d’à côté… Tu sais, ils y sont toujours, ceux qui sont venus pour voir.

— Depuis dix-huit mois, et ils n’en ont pas encore vu assez ?

— Il paraît que non.

— Alors, ils en ont du tempérament ! Je leur en fiche mon compliment.

— Tu sais, c’est assez intéressant.

— Je ne dis pas non, pour toi et tes amants. Mais pour les autres ?… Moi, je sais que cela me ferait marronner.

— Toi, c’est différent, tu n’es pas là pour voir.

Ils s’en vont.

Vulcain revient… neuf mois après.

Vénus est assise sur l’herbe, se faisant un bouquet de renoncules, qu’elle offre à son mari.

— Quoi de neuf ? lui demande-t-il.

— Très drôle, j’ai accouché d’Hermaphrodite, ni fille, ni garçon. C’est Mercure qui m’a joué ce tour-là.

— Je l’aurais deviné ; c’est le plus fieffé polisson de l’Olympe. Enfin, c’est une ressource pour elle, elle pourra s’exhiber dans les foires. Mais cela n’empêche pas le sentiment ; allons à nos petites affaires. Je me sens tout gaillard aujourd’hui ; le grand air me fait du bien.

Ils disparaissent.

Vulcain revient… neuf mois après.

Vénus a accouché d’Harmonie, d’Amour, d’Aurore, d’Éryx et d’Énée.

— De qui ? demande-t-il.

— De Mars, de Neptune, du Sicilien Butéis et du Troyen Anchise, le tout pêle-mêle.

— Quel galop, sacrebleu ! Et tu n’es pas éreintée ?

— Comme ci, comme ça… Mon Dieu, non… pas trop.

— Alors, c’est mon jour ?

— Si tu veux.

Ils s’en vont, comme deux amoureux au bois de Bayeux.

Vulcain revient… neuf mois après.

Il ne trouve plus sa femme.

— Sacrebleu ! elle aura crevé, dit-il. Je la regretterai, car elle avait du bon… C’est égal, elle se gondolait trop.

Il cherche et tombe dans une vadrouille de pierreuses, soûles comme des grives, chantant à tue-tête :

Pourquoi avoir ach’té, ô ma mère chérie,
Pour tes pauvres enfants, un fonds de charcut’rie ?
Toujours du lourd boudin, toujours des cornichons ;

D’là galantine aussi, des bouts de saucissons.
Ah ! j’étouffe, ma mère !
Prête-moi le binoux,
Dont les sons sont si doux,
Le binoux de mon père.

Il reconnaît dans la bande Vénus et les Trois Grâces.

— C’est du propre pour une déesse et les filles de Jupiter ! leur dit-il.

— Eh bin, quoi !… On ne peut donc plus s’amuser un brin ? lui répond Aglaé, reconnaissable à son accent faubourien.

— C’est Thalie qui en est la cause. Elle a levé la jambe jusqu’au lustre au Moulin-Rouge, et ça lui a remonté. Pour le faire descendre, nous avons bu un coup, s’excuse Euphrosyne.

Vulcain se gratte les cheveux, tout cela lui paraît bien compliqué.

La bande des noceuses l’entoure et lui chante :

Au clair de la lune,
Le long du boul’vard,
Nous avions not’ prune
À n’y plus rien voir.
Ma chandelle est morte,
À la queue leuleu
Ouvre-nous ta porte,
Ou j’y mets le feu.

Vulcain se sauve poursuivi par la vadrouillerie.

Le prince P… avait enlevé la baronne de K… dans son équipage, stationnant sur la place de l’Étoile, devant un bureau d’omnibus.

Elle était dans le train, la belle Hélène !

 


X


Troisième chronique de l’Œil-de-Bœuf. — Le Parc-aux-Biches. — Les filles Davidsen.


Six mois après, la baronne de K…, courant le turf de la prostitution mondaine, avait hôtel et équipage. Les jours d’angoisses budgétaires étaient déjà loin.

Elle était restée la maîtresse du prince P…, auquel elle appartenait corps et âme, et qui, tenaillé par la passion fauve, lui passait le lieutenant de cuirassiers qu’elle recevait le lundi, l’étudiant en chirurgie du mardi, le cabotin du mercredi, le capitaine des dragons du jeudi, l’abbé du vendredi et son cocher du samedi.

Les chabannais aristocratiques se la disputaient. L’hôtel de la comtesse Julie et l’Académie fermant leurs portes pendant la saison estivale, c’était au Parc-aux-Biches d’Auteuil qu’elle prenait ses ébats.

Les tenancières étaient deux sœurs : les filles Davidsen ; l’une était née à Wiesenbath, l’autre à Monaco. Leur mère, Sarah Roth, avait épousé un boucher d’Anvers, Polonais d’origine. Une faillite frauduleuse avait mené les deux époux à Marseille, où le mari mourut.

Sarah, jeune encore, vendit le fonds et courut les villes d’eaux, se donnant pour la veuve d’un banquier hollandais. À Wiesenbath, elle gagna à la loterie, tirée par un officier bavarois, sa première fille Judith. Rachel fut le gage d’une partie de tourniquet à Monaco.

Un jour, elle se trouva sans ressource avec ses filles sur les bras. Les sœurs de Saint-Vincent-de-Paul, qui ont la spécialité de toutes les gaffes, s’intéressèrent à elle et la placèrent chez un vieux banquier de Nice, déjà gâteux, qui en fit une maîtresse-servante. Elle abrutit tellement le podagre par ses caresses d’agenouillée, qu’elle parvint à lui faire accroire que sa dernière fille était de lui.

À sa mort, elle se trouva portée, ainsi que Rachel, pour une somme importante sur le testament. Mais les héritiers naturels surveillaient les agissements de l’ex-bouchère, qui fut trouvée nantie d’une cinquantaine de mille francs de valeurs, qu’elle avait détournées de la succession.

Une somme de dix mille francs lui fut laissée pour prix de son désistement. Avec cet argent elle redevint la veuve du banquier hollandais, faisant la navette entre Nice, Monte-Carlo et Monaco, formant ses filles à la carrière de l’escroquerie et de la prostitution.

Son truc n’avait rien de nouveau, mais il portait toujours. Elle les jetait à la tête de vieux grisons auxquels les jeunes garces donnaient des rendez-vous dans certains hôtels suspects. Au moment psychologique, la mère arrivait en gendarme, criait que ses filles étaient déshonorées, et finissait par composer avec les michets apeurés. Cependant Judith à dix-sept ans et Rachel à quinze avaient déjà été avariées.

Une affaire de ce genre avait conduit les deux sœurs à l’hôpital et Sarah Roth en prison.

L’intéressante famille se retrouva au complet à Genève, où elles s’associèrent un rasta qui se donnait pour un comte de P… Celui-ci vendit Rachel, garantie vierge, pour dix mille francs à un Autrichien, le baron L… À l’heure fixée pour la livraison dans un hôtel de Lausanne, l’Autrichien trouva la mère au lieu du marlou, avec laquelle il composa pour dix nouveaux mille francs.

La pucelle lui donna la v…

La mort de la vertueuse Sarah, qui alla retrouver son boucher, priva les deux aventurières d’une mère incomparable et d’une conseillère expérimentée ; aussi, dès leur première expédition, elles se firent pincer à Lyon, où l’État leur fournit le logement, les vivres et la chandelle pendant six mois.

Elles vinrent échouer à Paris sans sou ni maille. Le lendemain, elles avaient soulagé un marchand de chevaux de son portefeuille contenant huit mille francs.

L’hospitalité de l’État les avait rendues prudentes, quoique l’atavisme les portât vers les affaires véreuses. Elles s’associèrent à un ex-directeur d’exploitation théâtrale, nommé B… — Salomon pour les petites dames — et louèrent par bail de trois, six, neuf la maison et le parc d’Auteuil, appelé, après quelques vicissitudes, à faire la fortune des associés.

La maison, en façade sur la rue de…, bien retirée, n’avait qu’un étage. Modeste d’apparence et assez délabrée, elle ne laissait pas deviner le beau parc de 3.000 mètres, entouré de hautes murailles, qui y attenait.

La propriété fut restaurée, remise en état. Le rez-de-chaussée de la maison reçut l’ameublement d’une brasserie à femmes. Pour l’instant, tout était à la russe, l’enseigne porta : Taverne russe. On creusa dans le parc un large bassin destiné à servir de piscine, des allées furent tracées et sablées ; on pratiqua des tonnelles et des bosquets sur son pourtour.

Les débuts furent des plus misérables ; la clientèle était des plus équivoques : des souteneurs et leurs marmites, des lads d’écurie, des visages à faire fuir un gendarme.

On pensait à déménager à la cloche de bois, lorsque l’ex-directeur théâtral eut une inspiration géniale.

L’établissement devint le siège du Club des Tantes.

Les pédérastes abondèrent ; vilaine clientèle.

Un jour Judith déclara qu’elle en avait assez de cette mistoufle.

Salomon était homme de ressources, très conciliant ; de plus, il savait compter.

La brasserie se changea en chabannais clandestin.

Cela ne marcha pas non plus.

— Cré nom t’un chien, que foutrais-che pien te ce portel ? se demandait-il chaque soir.

Son copain le boursicotier, dit le baron Pepo — mot que les Latins traduisaient par melon — lui conseilla d’en faire le Parc-aux-Biches, lui promettant de lui amener une riche clientèle.

Cette fois, l’ex-directeur théâtral avait trouvé sa voie.

Il vint d’abord des vieux messieurs — des sénateurs, à l’instar de l’Académie de Mme Olympe — des cocottes et des actrices. Trois mois après, le Parc-aux-Biches était la Cythère de la haute galanterie parisienne.

Une allée fut percée, conduisant directement de la rue au parc.

La brasserie, au lieu de s’ouvrir sur le devant, eut sa façade sur le derrière, donnant sur une cour qui la séparait de l’enceinte boisée.

On ouvrait le 1er  juin et on fermait le 1er  octobre. À cette dernière date, les verseuses : Mina, Laura, Fanchette, Thérésa, Irma, Casimir, Léa et Emma, regagnaient les boulevards. Judith et Rachel recommençaient à ramener.

La nuit où le prince P… y donna une fête pour célébrer son sixième mois d’accordailles avec la baronne de K… — la select cavale, disait le Moscovite qui l’entraînait en lui criant : Hue, Diane ! — soixante femmes, triées sur le volet de la haute galanterie, et vingt hommes du meilleur monde — des satyres dont la plupart ne manquaient ni de cornes au front ni de poil au corps — étaient présents.

La fête débuta par un banquet dont les tables couvraient la grande pelouse.

Les convives, nus, et couronnés de fleurs, narguaient la fraîcheur de la nuit en buvant force rasades de champagne.

Le service était fait par un troupeau d’agenouillées de la zone galante, portant une simple rose dans les cheveux pour qu’elles ne pussent être confondues avec les grandes dames de la prostitution.

On mangea bien, on but mieux, on rit follement des mots crus, des madrigaux pimentés ; on se congratula sur des avantages spéciaux. Ce fut tout à fait régence ; on s’amusa en dieux, se fichant de tout et du reste.

Le champagne avait porté la chaleur aux visages, l’assurance aux yeux ; ces dames se bombaient en bacchantes.

On allait se lever pour courir en dryades les bosquets et les pelouses.

Le prince P… voulut se réserver la reine de la fête.

Ce fut un tolle général.

Les femmes proclamèrent haut les droits imprescriptibles de la galanterie française.

— Toutes pour chacun et chacun pour toutes, promulguèrent-elles avec intrépidité.

Jamais, même à Belleville, le communisme n’avait été applaudi aussi chaleureusement.

Le vicomte de G…, dont la femme était parmi les convives, prêcha d’exemple. Il déclara renoncer pour le présent et pour l’avenir à tous ses droits et prérogatives maritaux. Renonciation de pure forme, d’ailleurs, car il était de notoriété que depuis son mariage le vicomte vivait de la prostitution de sa femme.

Seul contre tous, le Moscovite se rendit, se réservant dans le « toutes pour chacun » certaines plastiques qui briguaient la succession de la baronne.

— Allons, égayons-nous, belles garces, dit-il du ton de Cadoudal ordonnant à ses Vendéens de se disperser.

Des paquets d’osiers et d’orties avaient été disposés en plusieurs endroits de la piste.

Ce fut d’abord une mêlée générale ; on se fustigea ferme. Les hommes abusèrent bien un peu de leur force, mais les femmes étaient plus adroites, savaient mieux choisir les endroits sensibles à la volupté.

On s’interpellait égrillardement avec des oh ! et des ah ! symphoniques.

La piscine calmait les urures des chairs ; le champagne, les assoiffements des chauffeuses.

La chasse bondissante, culbutante, mugissante, effrénée commença.

Elle dura des heures et des heures.

Les tonnelles étaient pleines de cris et de soupirs de pâmoison, on se combattait corps à corps sur les pelouses, on se guettait derrière les grands arbres, on se confondait dans des embrassements affolés.

La baronne de K… fut la plus vivement traquée, disputée ; elle connut toutes les verges, elle passa dans tous les bras, elle roula des tonnelles sur les pelouses.

Tout à coup, un cri effaré retentit de la piscine, où la vicomtesse de G… clamait qu’une souris s’était introduite dans sa souricière.

On l’amarra, une petite main s’introduisit dans le bocage sacré et ramena un joli petit crapaud, qui, de ses yeux glauques, paraissait demander de quel droit on l’avait expulsé de son logement.

Le docteur O…, qui se prétendait médecin, déclara que la pauvre femme accoucherait sûrement d’une grenouille.

— Oh ! si ce n’est que cela, je suis rassurée, répondit la vicomtesse. Nous la mangerons et tout sera dit.



La maison de Mme Lamirale.

XI


Les maisons de rendez-vous. — Mme Lamirale. — La sainte et son mari. — Cent sous la passe. — La passe anglaise. — Les tuteurs. — L’étudiante fessée. — Les adultères. — Les huit vierges et l’aveugle. — Mme Cargoudek. — L’oncle Bibi-la-Panthère. — Aventure du curé Moncupette à Paris. — Pour une couronne à la Vierge de la Victoire.


On ne compte plus les maisons de rendez-vous à Paris ; il y en a de tous les genres, pour tous les goûts et pour toutes les bourses. Il est peu d’hôtels qui ne se prêtent à cette industrie. Autres dépotoirs de la luxure vénale encore : la plupart des brasseries à femmes, quantité de magasins et d’ateliers de modes, de fleurs, de plumes et de couture, les appartements particuliers où l’enseignement équivoque du chant, du piano, de la danse, de la peinture, des langues, les opérations de massage, de manucure et autres invraisemblances servent de pavillon de contrebande.

Et encore, les logements des épileuses, des marchandes à la toilette, des somnambules extra-lucides et tireuses de cartes, les voitures maraudeuses, et à l’occasion… le simple banc des boulevards extérieurs.

Mais il en est d’une espèce particulière qui méritent une mention spéciale : les unes sont déclarées maisons meublées, les autres sont du même acabit, mais ne sont pas déclarées.

Ce sont pour la plupart des hôtels privés ou des immeubles irrégulièrement habités, sans locataires imposés, à l’aspect bourgeois de vieux rentiers retirés des affaires, ou de couvent.

Les vieux marcheurs, les pédérastes, les grandes et moyennes cocottes, les ouvrières du truc, les adultères et les truqueuses de la profession les connaissent bien.

Celles qui ont deux sorties opposées se recommandent au choix des adultères et des dépuceleurs. Il en est qui sont truquées de façon à donner toute sécurité à leur clientèle : communication avec cave de la boutique voisine dont le locataire est de mèche, passages secrets reliant deux maisons dont la seconde est une succursale de la première, tambours pratiqués dans les gros tenants de la construction, etc.

On comprend l’avantage de ces débouchés en cas de filature, d’intrusion subite de la police et des maris.

Il y a nombre de maisons de l’espèce aux quartiers de la Madeleine et du faubourg Saint-Honoré.

Celle qu’exploitait — je reste dans l’imparfait — Mme Lamirale, se composait d’un corps de bâtiment, à double sortie, situé entre la Madeleine et les Magasins du Printemps. L’exploiteur en était le propriétaire, un grave monsieur décoré occupant une haute situation officielle, qui y avait installé sa vieille maîtresse en qualité de gérante.

Celle-ci était veuve d’un magistrat qui avait laissé au Palais la réputation d’un loufoque et d’un gaffeur des plus gênants. Un jour, étant chargé d’une instruction, ne s’était-il pas avisé, l’imbécile, d’envoyer devant la chambre des mises en accusation, au lieu de rendre un arrêt de non-lieu, un monsieur très bien, chaudement recommandé par un ministre ? Heureusement pour l’inculpé, le procureur général s’aperçut à temps de la gaffe. On citait de nombreux faits de l’espèce qui prouvaient en lui une profonde perturbation cérébrale : aussi fut-il promptement mis à la retraite.

Sa femme, au contraire, avait du monde et de l’entregent ; elle était dans les termes les meilleurs avec ces messieurs de la Cour, assis et debout, qui lui conservèrent leur confiance lorsque son idiot de mari se fut décidé, par dernier avatar, à aller postuler une place au Paradis. Pas moderniste pour un sou, Monsieur Lamirale !

Parlons de sa veuve, elle du moins savait convenablement et bien faire les choses. D’abord, elle avait toujours eu des mœurs à en revendre ; sa piété était hautement cotée du clergé parisien, très observateur, et des dames patronnesses des œuvres pies, généralement dans le train. Qui l’aurait entendue parler avec la comtesse Julie et Mme Olympe de Messieurs les curés avec dévotion, de Messieurs les vicaires avec onction, de la religion avec componction, et avec une admiration compétente de ces dames de Saint-Vincent-de-Paul, magiques boursicotières à quêter devant la brayette d’un pendu, lui aurait donné le bon Dieu sans confession. Elle donnait pour la Vierge, pour le petit Jésus, pour saint Joseph, pour sainte Madeleine, pour leur famille : leur père, leur mère, leur grand-père, leur grand’mère, leurs oncles, leurs tantes, les cousins et les cousines, pour le pain bénit, pour les cierges, pour les chapelles, pour les âmes du Purgatoire, pour les congrégations. Elle donnait à tous les bons vivants qui lui criaient misère pour les morts, et elle se donnait encore par-dessus le marché.

Entre temps, elle se tirait les cartes pour savoir s’il lui arriverait des clients.

Elle était épatante.

Une après-midi, surprise par la brusque intrusion du commissaire de police accompagné du mari obligé, — un brave ratapoil, scrongnieugnieu ! à qui il ne fallait pas la faire, — elle installa précipitamment la pécheresse, surprise, nue, drapée d’un drap de lit sur l’autel de son oratoire, devant lequel elle s’agenouilla ensuite sur son prie-Dieu, égrenant son chapelet. Le commissaire et l’officier s’inclinèrent respectueusement devant la sainte improvisée et passèrent à la visite des locaux dans lesquels ils ne trouvèrent qu’un comique d’un théâtre du boulevard procédant à sa toilette intime.

— Tiens ! Dusalez, c’est ici que tu perches ? lui dit le commissaire en lui serrant la main.

— Pour quelques jours seulement ; j’attends une vieille tante, dont je dois hériter, et je me suis casé dans une maison sérieuse pour lui donner une haute idée de ma vertu. Excuse de te recevoir dans cet appareil, je n’attendais pas Monsieur, répondit le comédien en s’inclinant devant le soldat.

Celui-ci avait déjà estimé le comique bon pour le service. Il en avait tant vu !

La clientèle courante de Mme Lamirale se composait surtout d’habitués accompagnés de maîtresses dépendantes ou de rencontre : bourgeoises, ouvrières ou cocottes qui lui louaient une chambre pour une heure ou deux ; quelquefois pour la nuit.

Le coup de feu commençait dès six heures du soir en hiver, vers huit heures en été.

Le prix de location pour la passe était de cinq francs.

Un soir, un Anglais donna à la gérante une bank-note de cinq livres en paiement. Elle lui rendit la monnaie.

Après son départ, ayant besoin de monnaie, elle envoya changer le billet ; il était faux.

— Si tu repasses, toi, mon vieux, tu ne passeras plus, se dit-elle.

Pour la passe à l’anglaise, elle fournissait l’agenouillée qu’elle envoyait chercher aux alentours des Magasins du Printemps. C’était dix francs dont cinq pour elle, mais elle payait le rinçoir : un verre de rhum ou de cognac.

Les tuteurs, des messieurs graves, sévères, accompagnés de mineurs : garçons et filles, venaient y faire la morale à leurs pupilles. Mme Lamirale leur recommandait d’être bien sages, d’éviter le scandale. Par précaution, elle avait fait matelasser trois chambres qui leur étaient spécialement destinées.

Cependant, un jour, il faillit s’en produire un de belle envergure, qui, heureusement pour la maison, eut son épilogue ailleurs.

Une étudiante russe avait été abordée sous la colonnade de l’Odéon par un homme d’âge, très bien mis, se donnant pour magistrat, qui l’interrogea et finalement lui promit de lui faire un sort.

Comment, pourquoi ? On ne le sait pas encore. Toujours est-il qu’il la conduisit à la maison de rendez-vous de Mme Lamirale, qui ne se signalait par rien de suspect. Arrivés dans une des chambres calfeutrées, le satyre dévêtit la jeune fille de force, et, devant ses résistances, il la fessa à tour de bras, puis la pollua évanouie. Revenue à elle, farouche, la Russe chercha son séducteur. Il était parti en lui laissant deux louis. Elle se tut néanmoins, mais elle jura de se venger. La pauvre âme ignorait qu’il est des faîtes que la vengeance d’un enfant ne peut atteindre.

Mme Lamirale était la mère des adultères ; elle recevait leurs confidences, les rassurait dans leurs terreurs, les consolait dans l’abandon, elle poussait le dévouement maternel jusqu’à faire elle-même les démarches les plus pressantes pour renouer les ruptures, dépister les jaloux et procurer de nouveaux amants aux abandonnées.

Très experte, l’art de faire des vierges artificielles n’avait pas de secret pour elle.

Elle passa huit fois de suite, à un riche aveugle qui venait chaque semaine faire sa partie chez elle, la même et toujours nouvelle vierge.

Elle possédait maintes recettes curatives pour les bobos du jeu, et tous les engins préservatifs. Elle débitait en moyenne une grosse de gants d’amour par semaine.

Deux grands appartements étaient réservés pour les parties carrées : quatre, huit ou douze.

Elle fournissait le souper, le champagne et les extras.

Les huit servantes qu’elle gageait avaient licence de se prêter aux jeux moyennant abandon de la moitié de la recette à la vénérable maquerelle.

Mme Lamirale n’avait qu’une terreur, celle d’être carottée ; aussi sa surveillance s’étendait-elle sur toutes les parties du service et surtout sur ses nouveaux clients, depuis qu’elle avait été roulée dans les grands prix.

Elle s’était amourachée d’un Américain — un ingénieur venu à Paris pour y lancer une invention qui devait le rendre cent fois millionnaire. Il lui avait promis hôtel, château, bijoux, tableaux, soieries, dentelles et chevaux. Il lui avait montré ses titres : des liasses de papiers, certifiés véritables par nombre de contrôleurs officiels des deux mondes. La gérante lui avait lâché sa bourse pour faire marcher l’affaire. Chaque jour le futur cent fois millionnaire lui répétait que cela marchait même très bien, qu’elle n’avait plus qu’à attendre.

Elle attendit en effet longuement, avec une patience d’abrutie, d’hallucinée, jusqu’à ce qu’une nuit elle ne pût plus douter qu’elle était roulée dans sa galette et ses espérances.

Après l’avoir ligottée comme un saucisson de Bologne dans son sommeil, l’ingénieux monteur de coups l’avait dévalisée jusqu’aux nattes de ses cheveux déposées sur sa toilette, qu’il serra précieusement dans ses bottines, en disant à sa victime, à laquelle il donna un dernier baiser :

— Cela me fera chaud aux pieds pendant le long voyage que je vais entreprendre.

Pour se refaire, Mme Lamirale, à l’instar des financiers gouvernementaux, augmenta les prix de location et de ses services ministériels.

On la confondait souvent avec sa cousine Cargoudek, qui tenait une maison similaire aux Ternes, et qu’on appelait l’Amirale, parce que son mari avait été marin dans la flotte.

Les deux parentes se voyaient. Les deux filles de Mme Cargoudek — des bambines de douze et quatorze ans — appelaient Mme Lamirale leur tante, et ne manquaient pas de lui chiper quelques chiffons chaque fois qu’elles venaient la voir.

Un jour, elles furent surprises flagrante delicto par la gérante, qui, en leur faisant donner la fessée par la cuisinière, remarqua que les deux enfants venaient d’être déflorées.

Elle les interrogea, les menaça, leur donna du sucre d’orge et ne put obtenir que cet aveu :

— C’est notre oncle qui a joué du biribi.

— Quel oncle ?

— Mais l’homme à maman.

— Et ce cochon se nomme ?

— Ce n’est pas un cochon, il est très gentil. Bibi-la-Panthère nous donne des gâteaux et des sous pour en acheter.

Mme Lamirale renvoya les petites et cessa toute relation avec sa cousine.

Sa moralité ne lui permettait pas de faire davantage.

Le soir, il lui arriva le curé Moncupette.

Ce fut tout un événement.

Le brave desservant de Turpenay, venu à Paris avec son ami Poireau, était tombé comme une bombe au milieu d’une séance solennelle des poteaux, chez la comtesse Julie, avec qui il espérait bien coucher après avoir été rembarré par Mme Olympe, très occupée aussi cette nuit-là.

Ce qu’il en vit de fesses et de seins, dépassa l’idée qu’il s’était faite du Paradis. Mais bezef pour le pelottage.

Moncupette était monté en graine. Pour s’en débarrasser, la comtesse lui donna cent francs pour les âmes du Purgatoire et une lettre qui l’adressait à Mme Lamirale.

Celle-ci reçut le curé avec la plus grande affabilité et, comme elle attendait son propriétaire pour la nuit, elle s’avisa de lui donner pour compagne de lit une jeune veuve qui se morfondait depuis deux heures dans une chambre, à attendre son amant qui venait de la faire prévenir de ne pas compter sur lui, étant empêché par un cas de force majeure.

Pour se consoler, la jeune femme s’était fait servir un copieux dîner accompagné de champagne et de chartreuse.

Elle était déjà suffisamment allumée, lorsque la gérante entra lui offrir le réconfort du curé.

C’était particulièrement intéressant ; la proposition fut acceptée et la présentation immédiatement faite.

Moncupette, invité par l’inconnue à prendre sa part du dîner, fit le plus grand honneur aux plats et aux bouteilles, sans négliger son amphitryon qu’il pinça aux bons endroits et qu’il baisa à bouche goulue, aux grands éclats de rire de sa compagne.

La charmante femme se dévêtit. Le curé, se pourléchant, en fit autant. Il ne regretta ni Mme Olympe, ni la comtesse Julie, ni les nymphes qu’il avait aperçues à l’hôtel de cette dernière.

On se mit au lit, mais l’inconnue avait abusé du champagne et de la bouteille de chartreuse : aussitôt couchée, elle s’endormit d’un sommeil de plomb.

C’était avoir du guignon.

Moncupette, couché à côté d’elle, était sur des charbons ardents ; la croupe dodue, lisse, chaude de la jeune veuve lui brûlait le ventre.

Il l’embrassa, la pinça, la remua. Peines inutiles, ce n’était plus qu’un paquet.

Ne pouvant plus se vaincre, il usa du subterfuge employé par Jean-Jacques Rousseau pour tromper les ardeurs de son sang.

— C’est de la bricole, murmura-t-il, ça ne vaut pas une femme.

Il redoubla d’efforts pour tirer sa compagne de son sommeil.

— Plus tard, petit, je n’en puis plus, fit-elle, en se rendormant.

De guerre lasse, le martyr se leva, se rengaina dans sa culotte et sa soutane, puis tirant cent sous de son gousset, il enveloppa la pièce dans du papier, la déposa sur le coin de la cheminée et partit.

Il alla réveiller son ami Poireau, avec lequel il alla passer le reste de la nuit au chabannais de la rue de ce nom.

Les cent francs de la comtesse y passèrent.

Le matin en s’éveillant, la dormeuse aperçut le papier déposé par Moncupette sur le coin de la cheminée.

L’offrande la fit s’esclaffer.

L’enveloppe arrêta son attention ; c’était une circulaire du curé de Saint-Bailleul, sollicitant le monde catholique pour l’achat d’une couronne à la Vierge de la Victoire.

Elle lui envoya le tout avec un seul mot : loustic.

Au reçu du don, le quêteur joignit les cent sous à la recette déjà faite et inscrivit sur sa liste de donateurs M. Loustic, pour 5 francs.



La Vacherie de Sardinapar.

XII


Physiologie parisienne. — La vacherie Sardinapar. — Les centauresses. — Révolution dans l’industrie du caoutchouc. — La guirlande romaine. — 69 en ligne. — Cucurbitacées. — Éclairage à giorno. — Le dernier mot du sport.


On ne lit plus, on ne pense plus, on ne cause plus, les soirées et les bals du beau et bon monde sont délaissés ; on fait du sport, on vadrouille.

La parole et le style sont télégrammiques, la phrase est courte, incisive, brutale ; les articles et les pronoms sont retranchés.

— Comment va ?

— M’embête.

— Dînons chez Mathilde ; t’invite.

— Peux pas ; ai affaire.

— Tu lu Figaro ; parle de Louspac.

— Journalistes crétins ; m’embêtent aussi.

On ne va plus au théâtre que pour les épaules des spectatrices et les jambes des actrices : Racine et Corneille, vieux jeu.

Les courses, les paris et les femmes, il n’y a plus que cela. Chevaux, taureaux, pigeons, cycles, automobiles, ballons, tout est motif à courses et à paris. On ne marche plus, on ne chemine plus, on ne se promène plus, on court. Omnibus, voitures, locomotives et bateaux à vapeur : des rosses.

Au repos, des abrutis qui soufflent et ruminent. Plus rien que des muscles ; les cervelles sont des tendons.

— Qu’est-ce ça ? Une lettre. M’embête c’t idiot, réponds pas.

— Rendez-vous ! Peut s’fouiller.

C’est le siècle de la mufflerie, le règne des Muffles.

Journalisme : archimuffle, reportages de détraqués. Penseurs : vieux bonzes. Science : des blagues. Poésie : et ta sœur ! Amour : des cochonneries. Sentiment : truc. Famille : embêtement à remontoir. Religion : brocante. Vertu : salopette. Patriotisme, charité, philanthropie : réclames. Grand monde : pendeloques des lustres de la publicité.

On est tout et tous aux trucs ; les uns plus canailles que les autres.

La génération actuelle a dans le sang neuf parties de nicotine, dix-huit d’alcool, vingt de bacilles de tous les vices, cinq de virus syphilitique pour quarante-huit parties d’eau. Le promoteur de l’incinération était un grand hygiéniste.

La suprême convenance est de montrer son c… au figuré.

On nomme pudeur la façon de ne le montrer qu’ainsi.

Il y a encore quelques gendarmes, sans quoi on pourrait se fouiller.

À partir de huit heures du soir, les boulevards s’animent : Paris va rigoler.

On se presse à la porte des beuglants et des vacheries, ou on s’empiffre de bière et d’alcool aux terrasses des cafés, hébêtés, les yeux atones.

Le Moulin-Rouge, les Folies-Bergère et la grande vacherie Sardinapar sont tout l’art.

On y trouve l’art plastique : des têtes de jeu de massacre et des putains aux enchères ; l’art chorégraphique : des tibias au port d’arme ; l’art musical : des vaches et des veaux qui beuglent ; l’art céramique : des assiettes de deux sous ; l’art pictural : des croûtes et de l’imagerie d’Épinal ; l’art culinaire : des plats et des sauces à empoisonner des rats ; l’art dentaire : la dernière création de la fumisterie ; l’art médical : microbes et Cie ; l’art gouvernemental : impôts et cipaux ; l’art théâtral : la peau ; l’art de la modiste : paquets ; l’art de la coiffure : du crin ; l’art de la couture : des seins, des cuisses et des fesses en faux ; l’art du cordonnier : de la basane à trente francs ; l’art du chemisier : colle et faux-cols ; l’art de cracher en l’air pour que cela retombe sur le nez du voisin ; l’art oratoire : expectorations de tuberculeux ; l’art chimique : tous les poisons ; l’art de vider les poches et de s’en faire des rentes…

En profonds observateurs, Sardinapar et sa cougaï Tafia — Grecs, Turcs, Arabes, Indous, Chinois : ils ne le savaient pas au juste — comprirent tout le parti que le truc pouvait tirer de la compétition de vices qui sont, à l’état ambiant, l’atmosphère parisienne. Des vacheries ! il y en avait à ne pouvoir plus les compter ; mais la vacherie modèle, la grande vacherie n’existait pas. Ils s’en firent les créateurs.

Le sous-sol, qui leur servait de champ de manœuvres, n’était pas luxueux, mais il était vaste ; pour une vacherie, cela suffisait, et les vaches ne manquaient pas.

Le grand chic était de voir ça. Bourgeois, gens du monde, gommeux, étudiants, fonctionnaires, cocottes, cocodès et cocodettes s’empaquetaient chaque nuit dans le caboulot, assis ou debout.

Les femmes d’exercices — des troupeaux — lampaient à toutes les tables, lascives, cochonnes, s’offrant, pour après la représentation, pour cent sous, trois francs.

Chaque séance comportait trois grands numéros et des intermèdes variés.

Sardinapar avait créé quatre numéros suggestifs, dont un entrait dans les trois qui composaient la séance du soir.

Paris curieux savait que, tel jour, on aurait les Femmes Centauresses ; tel autre, la Guirlande Romaine, un autre, les 69 en ligne, ou encore les Cucurbitacées.

La séance se terminait par un chef-d’œuvre de l’art sportif : la course des araignées.

La création du premier numéro spécial avait été la cause première d’une véritable révolution dans l’industrie du caoutchouc ; Sardinapar avait fait modeler avec cette matière, en dix-huit dimensions graduées, les attributs de la virilité qui s’adaptaient au bas-ventre par une ceinture à double courroie : circulaire et transversale. Cela faisait des centauresses formidables.

Cet article est maintenant dans le commerce.

La guirlande romaine n’était pas moins rosse : une longue théorie de femmes — à poil, naturellement, comme il convient à des vaches — ployées à angle droit, une main appuyée sur la croupe de sa devancière, ce qui la mettait de zigzag, la masturbait en intervertie.

Le 69 en ligne était l’entre-croisement. Cet exercice se pratique en parties carrées dans toutes les maisons de tolérance.

Les cucurbitacées était le même exercice en groupe, les autres parties des corps disparaissant sur des toiles vertes ; ce qui, à distance, donnait l’illusion d’un potager des plus grotesques.

« Faut voir ça » avait remplacé sur le boulevard le fameux « As-tu vu Lambert » de l’Empire.

Sardinapar avait pensé à adresser une requête au ministre des Beaux-Arts, réclamant les palmes académiques, motivant sa demande sur ce que son académie procurait le pain quotidien à plus de cent putains.

Elle leur donnait aussi du suif.

La grande attraction des cyclomanes était la course des araignées.

Le gaz baissé, vingt femmes gantées de noir jusqu’aux épaules, des bas, également noirs, jusqu’aux cuisses, couraient la piste à quatre pattes, une bougie allumée entre les fesses. Le champion était celle qui arrivait première après trois tours de la piste sans avoir éteint sa bougie.

Il avait été fortement question d’organiser un match de ce genre : Paris-Bordeaux. On dut y renoncer à cause d’un certain Bérenger.

Mais le gouvernement sera bien forcé un jour d’en arriver là, lorsque le public blasé sur les courses de chevaux, de cycles et d’automobiles, il lui faudra procurer un nouveau divertissement au peuple pour se maintenir. Cela fera le pendant du jeu des Trente-six Bêtes de la Cochinchine.

Que les parlementaires s’engueulent, se mangent le nez, se déportent, vident la caisse et se trémoussent, on s’en fiche ; les courses et le jeu suffisent à tout. On ne leur demande pas même du pain ; quand la France ne produira plus de blé, on en fera venir de l’Amérique.

Si encore ils se guillotinaient mutuellement, ce serait du sport ; on les conduirait à la nouvelle place de la Révolution en automobile.

Ce n’était pas les palmes académiques que Sardinapar aurait dû demander, c’était la croix, pour service rendu à l’État.

Mais il ne faut désespérer de rien ; on en a bien vu d’autres.


XIII


Mme Paule vendeuse d’amour. — Fumeuses d’opium, haschichines, éthéromanes et morphinomanes. — Pasiphées. — Anubis. — Églogue normande. — Tragédie de la morphinomanie.


Dans le courant de novembre 189…, arriva à Paris, débarquant de la Chine, une femme, jeune encore, d’une beauté troublante qui, prétendait-on, possédait des secrets aphrodisiaques d’une puissance merveilleuse. Tous les reporters des journaux assiégèrent sa porte et racontèrent sur la doctoresse Kala, sa science et ses spécifiques, des choses mirobolantes dont ils ne savaient pas le premier mot, attendu qu’elle s’était refusée à tout interview.

Pour se soustraire à l’attention fatigante dont elle était l’objet, ou pour toutes autres causes, elle disparut subitement un jour, sans laisser son adresse, de l’hôtel Continental où elle était descendue.

Nous la retrouvons un an après, sous le nom de Mme Paule, occupant un somptueux appartement, comprenant tout le premier étage d’une belle maison de la rue de Rivoli.

La plaque en cuivre : Massage pour dames, aurait pu faire croire à une méprise, si on ne connaissait les raffinements commerciaux qui s’abritent sous cette firme. En tout cas, l’occupante devait masser dans la perfection, car la clientèle était nombreuse, choisie.

Son mari, le savant docteur Kala, n’était pas un professeur banal : toutes ses études furent consacrées à la recherche des sucs végétaux et des aphrodisiaques chimiques capables de produire le maximum de densité aux sensations voluptueuses des deux sexes et des animaux.

Sa collaboratrice et son sujet d’expérience était sa femme, qui acquit ainsi une science peu connue de sa pathologie spéciale.

Chose rare pour une femme de sa beauté et de son intelligence, elle n’aimait ni à se montrer ni à paraître. Pour être reçue chez elle, il fallait montrer patte blanche, prouver qu’on était de ses amies ou de ses amis.

Une fois entré, le mystère disparaissait, non que ce qu’on voyait chez elle fût vulgaire ; au contraire, c’était d’un grand intérêt scientifique et de curiosité.

Dans un vaste salon, meublé à l’orientale, orné de plantes à grand effet, des femmes demi-nues, étendues en cercle sur le tapis, la tête reposant sur de moelleux coussins, dans des poses gracieuses ou tourmentées, humaient et aspiraient avec délices la fumée d’un élégant conduit correspondant au narghilé central ; les unes divaguant, les autres déjà en puissance de l’extase.

Sur les divans étaient couchées des femmes, que leur toilette intime révélait comme appartenant également au meilleur monde. Celles-ci étaient les haschichines, qui, tout en mâchant une matière grisâtre en forme de pastille, paraissaient ravies dans un Élysée de délices.

Dans un salon plus petit, communiquant avec le premier, les éthéromanes, aussi étendues en cercle, comme les fumeuses d’opium, autour du vaporifère, se pénétraient des inhalations qui s’échappaient de conduits, dont il suffisait de fermer le robinet pour en arrêter les effets hallucinants.

Ces inhalations produisent une ivresse douce, héliaque, bientôt suivie d’hallucinations troublantes et de perturbations sensuelles, refoulant toute la sensibilité éthique au cerveau, qui s’emplit de visions érotiques, ou chastes, ou obscènes suivant la psychologie particulière du sujet et ses dispositions hystériques.

L’usance de ce voluptueux spécifique exacerbe peu à peu l’organisme, qui réclame alors des aphrodisiaques plus énergiques pour raviver ses sensations voluptueuses : d’abord les boissons opiacées d’éther, de jusquiame, de belladone, et les cantharidées ensuite dont Mme Paule préparait les compositions.

Pour les morphinomanes, dont les crises pouvaient amener des accidents tragiques, elles étaient confinées dans une salle spécialement aménagée, sous la surveillance de deux robustes servantes qui, aussitôt que se déclarait la crise aiguë, transportaient le sujet dans une salle matelassée, appelée la Rotonde, où il était livré aux soins d’infirmières que leur maîtresse avait elle-même préparées à l’emploi.

La caractéristique des morphinomanes est la passion des liqueurs fortes et des mixtures aphrodisiaques : cognac, rhum, absinthe, etc., etc., de distillation ou frelatés. Tout les tente, les rend expertes en ruse pour se les procurer, pour se plonger dans l’ivresse.

J’ai connu une morphinomane endiablée qui, en l’absence de son mari, un haut fonctionnaire qui ne lui laissait aucun argent afin de l’empêcher de se procurer les boissons pernicieuses, vendit, pour un flacon de mauvaise eau-de-vie, draps, linge, vêtements et jusqu’aux meubles du ménage.

Toutes ces dépravées étaient autant de proies, qui venaient d’elles-mêmes se livrer à la sensualité hystérique et à l’exploitation de la Levantine. En leurs démoniaques transports et leurs exaltations hystériques, elles étaient les jouets des voyeurs se pressant aux trous percés dans les murs de la Rotonde pour assister à leurs ébats.

La maquerelle avait encore libidinosé des chiens et des chats — les anubis — qui, aussitôt qu’une femme apparaissait chez elle, couraient se blottir sous ses jupes.

Les excès congénitaux émoussent gravement la sensibilité des organes de la volupté. Beaucoup de femmes ainsi insensibilisées, modernes Pasiphées, trompées d’ailleurs par leur imagination ardente, croient retrouver ou augmenter leurs sensations voluptueuses dans l’exagération de propulseurs vénériens factices. Aucune considération pathologique ni la perspective même de difformités physiques probables ne les arrêtent ; elles s’exubèrent par l’adoption du taurus mécanique pour mari.

Cette dépravation était aussi exploitée par Mme Paule, qui fournissait les taurus et le reste.

Lorsqu’une de ses clientes se pâmait, elle la signalait aux servantes, en disant :

— Elle a sa cuite.

Les douches, le bain et un repos prolongé faisaient croire aux adeptes perverses du culte lubrique, qu’elles assistaient à une résurrection d’elles-mêmes, mais arrivées chez elles, elles se sentaient envahies par une lassitude somnifère qui les replongeait dans leur stupeur habituelle.

L’exemple suivant peut servir de leçon à celles qu’un premier entraînement permet de se ressaisir.

Mlle d’E…, jeune fille ravissante, avait eu une jeunesse d’une pureté virginale. Sa mère, restée veuve, sans fortune, crut lui avoir assuré un avenir opulent en la mariant à un riche vieillard plus épris de ses qualités morales que de la solidité de ses charmes, et qui fut pour elle plus un père qu’un mari.

Veuve à vingt-quatre ans, assez ignorante de la vie et prédisposée par un tempérament naturellement sensuel aux excitations amoureuses, elle se sentit bientôt agitée de sensations troublantes, au sujet desquelles elle consulta une amie.

Pour son malheur, cette amie était une habituée du cénacle de perverses de la maison de la rue de Rivoli, elle lui conseilla les inhalations d’éther et, petit à petit, l’entraîna chez la doctoresse dont elle devint une fervente adepte.

À l’automne de…, elle s’était retirée à sa propriété de V…, en Normandie, où elle vivait en recluse, en proie à une mélancolie des plus pernicieuses.

Elle avait remarqué dans un pré dépendant de son domaine, un taureau paissant, attaché au piquet, séparé du bétail qui vaguait en liberté. Depuis, elle passa ses journées auprès de l’animal, hallucinée dans la fascination de son attribut sexuel ; l’approchant peu à peu, le caressant, lui parlant avec tendresse, lui tendant des gâteaux, livrant ses seins aux caresses de sa langue rugueuse.

Une après-midi, par une température échauffante qui présageait l’orage, passionnée, éperdue, elle se coucha sur l’herbe aux pieds de la bête, se troussa, se livrant.

Le taureau, d’abord étonné, s’enhardit de caresses intimes, et surexcité, la retourna d’un coup de corne et ployant les genoux l’assujettit entre ses jambes de devant.

Quand, le soir, les vachers arrivèrent pour rentrer le troupeau, ils trouvèrent la malheureuse morte, éventrée.

Près d’elle, la bête la regardait stupide, beuglant plaintivement.

Le cas de Mme U…, morphinomane invétérée, n’est pas moins tragique.

Jeune fille et jusqu’à la troisième année de son mariage, elle avait été d’une sobriété remarquable ; il fallait toutes les instances pour lui faire accepter une coupe de champagne. En moins d’une année la morphinomanie la déséquilibra entièrement ; sa passion des liqueurs fortes devint une frénésie. Trompant à force de ruses la surveillance active dont elle était entourée, un soir, elle se faufila chez une voisine récemment accouchée, à laquelle le médecin avait ordonné de prendre du cognac comme hémostatique. Apercevant une bouteille de Martel pleine sur la table du salon, elle s’en saisit fiévreusement et la but au goulot jusqu’à la dernière goutte.

Quand le mari de l’accouchée rentra, il trouva son cadavre roide sous la table.

Et cependant cette femme possédait des qualités réelles, un grand cœur, beaucoup d’élévation d’esprit. Dans des circonstances pénibles pour l’amant de son choix, elle s’était montrée héroïque, d’un dévouement sublime même. Jolie et d’une éducation parfaite, elle avait tout pour être heureuse et faire le bonheur des siens. La morphine en fit une brute.

Pauvre âme !


XIV


Quatrième chronique de l’Œil-de-Bœuf : la morale
suivant Moncupette.


Depuis son dernier avatar à Paris, le curé Moncupette avait revu la comtesse Julie et Mme Olympe à Turpenay, auxquelles il avait raconté toutes les péripéties de sa nuit tourmentée. Les deux maquerelles avaient beaucoup ri. Comme compensation, elles lui avaient promis qu’à son prochain voyage, elles le feraient assister, ainsi que son ami Poireau, aux mystères du Club des poteaux.

— Ce sera le moment de sortir ta théologie, dit le maire au curé lorsqu’ils se furent retirés.

— Laisse venir, je les collerai, s’était contenté de répondre Moncupette.

Sur la foi de la promesse des deux maquerelles, les deux amis débarquèrent un soir de novembre à la gare d’Orléans.

Il faisait un temps sec, et pour la première fois de l’année il gelait ferme à Paris.

Au débarcadère, les deux Turpenaisiens se consultèrent pour savoir s’ils dîneraient avant de se rendre chez la comtesse Julie ou s’ils lui réserveraient leur magnifique appétit.

On se décida pour le dîner préparatoire.

Ils avisèrent un restaurant aux environs de la gare. Au moment d’y entrer, Poireau eut une grande inspiration.

— Si nous allions demander à dîner à Mme Olympe, dit-il, cela lui ferait peut-être plaisir.

— Et à nous aussi. Allons, répondit le curé qui était la décision même.

Ils prirent un sapin et se firent voiturer à la place de l’Étoile.

Mme Olympe allait se mettre à table avec ses nymphes lorsque ses bons amis lui furent annoncés. Vite, elle fit déloger les six bonnes filles, en leur disant de s’arranger avec la cuisinière.

Avec l’appétit qu’elle connaissait aux deux Valontiersois, ce n’était pas le cas de dire : Quand il y en a pour sept, il y en a pour neuf.

L’Italienne reçut ses amis en bonne camarade qu’elle était, en les avisant de ne pas trop se charger, parce qu’un grand souper, auquel elle devait assister, les attendait chez la comtesse Julie.

— C’est notre affaire, dit Poireau, un repas chasse l’autre.

— Vous verrez les trois plus belles femmes de Paris, comme il n’est permis de les voir que contre bel argent.

— C’est encore notre affaire ; il fait un temps de loup, cela nous réchauffera.

— Il faudra vous observer, la baronne de K… est une des trois ; c’est grand genre.

— Soyez sans inquiétude à cet égard, je connais le genre.

— Tu connais ?… Pas possible, se récria Moncupette.

— Le genre du nom et de l’adjectif. Là, es-tu content ?

— Il est étonnant, ce Poireau… Tu connais aussi la lune et les étoiles.

— Et la comète.

— Quand je le disais ! Avoue tout d’un coup que tu as couché avec la baronne.

— Je n’avoue rien, je n’insinue rien. Je sais ce que je sais, voilà tout.

— Vantard !… Enfin nous verrons bien.

— C’est nouveau ; la baronne ne m’a pas parlé d’une aventure de l’espèce, observa Mme Olympe.

— Ah ! si les femmes disaient tout ce qu’elles font, c’en serait un chapelet.

— Leur discrétion à ce sujet prouve en leur faveur. Mais, je trouve qu’il est des hommes qui ont la langue trop longue, fit sévèrement observer le curé.

— Je croyais être entre amis, s’excusa le maire d’un ton de reproche.

— Le secret d’une femme doit rester inviolable pour tous. Tu connais l’adage de Turpenay : Chevalier qui le fait, cochon qui le dit.

— En somme, je n’ai rien dit.

— Brisons là-dessus ; ne fais pas le jésuite. Les femmes ne doivent être touchées qu’avec des fleurs.

— Et les autres ?

— Quelles autres ?

— Celles qu’on touche autrement.

— Tu es bien Poireau, sans rancune et plaisantant à propos de tout.

— Toi, tu me parais bien curé, aujourd’hui.

— C’est que j’ai quelque chose sur le cœur à propos de ce que la comtesse m’a appris sur ses clients. Mais tu as raison : laissons le curé ; nous ne sommes pas à l’église. Moncupette for ever, comme disent les Anglais.

Onze heures sonnant avertirent le trio joyeux, qui n’avait pas perdu son temps entre la poire et le fromage, qu’un bon souper et le reste les attendaient. Ils prirent une voiture dans laquelle Mme Olympe se trouva pressée comme un tison entre deux fours à chaux.

On gelait au dehors, on brûlait en dedans. Pour se mettre à l’unisson, le cheval brûla le pavé et le cocher en grilla une.

Quoique maquerelle, la comtesse Julie était femme de parole ; aussi ouvrit-elle toutes larges les portes de son hôtel à ses bons amis de Turpenay. Ils avouèrent qu’il était difficile de rencontrer une plus belle collection de jambes, de fesses, de seins et autres appendices qu’il est d’usage de n’exposer qu’en simili en public.

Cette kaléidoscopie naturaliste ne troubla pas autrement le maire et le curé.

Il aurait fallu être de bois pour ne pas admirer le galbe superbe de la plupart des femmes. Quant aux hommes, cela n’intéressait guère les deux paroissiens.

Le groupe formé par la baronne de K…, Magoula et la belle Hollandaise arracha un cri d’admiration à Poireau. Ce n’était pas les trois Grâces, mais quelque chose de plus imposant ; c’était les trois plus belles garces de Paris.

Le maire et le curé allèrent présenter leurs hommages à la baronne, dont toutes les attentions furent pour Moncupette.

— Poireau est un blagueur ; il n’y a rien, se dit celui-ci qui ignorait la diplomatie féminine.

— Le maire a dit vrai, pensa l’Italienne qui connaissait les nuances.

Les poteaux se trouvèrent bien un peu interloqués de l’apparition des intrus, mais ils prirent bien vite le parti de rire de l’aventure. D’ailleurs, ils n’étaient pas dans leur rôle de satyrions ; la présence à leur fête de la belle Hélène les avait maintenus jusqu’alors dans les règles de la galanterie aimable.

Le roi Cauda présenta ses amis au curé en le priant de les bénir.

— Quand même ! répondit Moncupette sans se déconcerter. Vous ne serez pas, Messieurs, les premiers va-nu-pieds que j’aurai bénis.

La bande applaudit.

— Vous êtes un brave, le curé le plus smart que j’aie encore rencontré. Votre nom, que je vous sacre poteau, lui dit le roi Cauda.

— Pour le souper, j’en suis, mais pour le reste, j’ai mon affaire. Mon nom est Moncupette, il a résonné aux Croisades. Les Moncupetti de Florence portaient fessard d’or sur champ d’azur.

— C’est le nom d’un brave, je ne m’étais pas trompé. Vous ne devez pas craindre le son du canon ?

— Pas plus que le son du violon.

— Si votre ami tient de vous, on ne doit pas s’embêter dans votre paroisse.

— Je vous le présente. Poireau, mon ami Poireau, maire de Turpenay et le premier hussard de France partout où il y a des femmes.

— Ça se pourrait bien, se dit Magoula, il n’a pas l’air d’une gourde.

— Eh bien ! frères Moncupette et Poireau, au nom de mes amis ici présents, je vous sacre poteaux honoraires.

— C’est bien de l’honneur que vous nous faites, Monsieur, répondit le maire, mais je n’aime à servir que dans les effectifs.

— Pour cette fois, mon ami Poireau se contentera d’être à l’honneur sans être à la peine. Il a déjà deux femmes et plusieurs suppléments ; il se doit aux siens, répliqua vivement le curé.

Et comme le maire le tirait par la manche pour l’engager à ne rien précipiter, il lui souffla à l’oreille :

— Tenons-nous-en aux cochons de chez nous.

— Alors, il est inutile de se mettre à l’aise comme ces dames ?

— Est-ce que c’est ta culotte qui te gêne ?

— Un peu.

— Alors ôte-la, mais garde ton habit.

La gouvernante, stylée par la comtesse, était déjà venue deux fois annoncer que le souper attendait ces dames et ces messieurs, mais cocottes et poteaux conciliabulaient dans tous les coins pour combiner la série de farces qu’ils comptaient faire aux deux amis.

À voir l’opposition que les projets des poteaux rencontraient dans la plupart des groupes, on pouvait augurer que les femmes tenaient pour les deux provinciaux.

Un mot de la belle Hollandaise rallia les hésitantes :

— Ce sont des vrais mâles, dit-elle.

On se rendit à la salle à manger sans s’être entendus.

Poireau, qui s’était entendu, lui, profita du tumulte pour ôter son pantalon.

Quand chacun fut placé, il monta sur sa chaise, et montrant, sans voile, son derrière à la table, dit :

— Mesdames et Messieurs, si vous voulez vous payer ma tête, j’éclaire.

Un éclat de rire fou accueillit cette facétie ahurissante.

Une cabotine de Montmartre chanta le couplet de la ballade de Colombine :

Au clair de la lune
Je vois son fagot ;
S’il avait un’ plume,
Il donn’rait le mot
À la belle en cuisses
Qui attend au lit
Toutes les saucisses
De c’cochon d’Paris.

Et toutes de reprendre en chœur le refrain :

Sa chandelle est forte,
Il n’y a pas mieux :
Allons, qu’il la sorte,
Je veux voir son feu.

Mais ce ne fut qu’une fusée gauloise ; Poireau remit son pantalon.

— Il y avait cependant quelque chose, dit la belle Hollandaise à Magoula.

— Écoute, voilà le curé qui prêche, répondit celle-ci en faisant à sa compagne signe de se taire.

Moncupette, en effet, parlait. Répondant à une question de la baronne qui lui avait demandé, si les prêtres et les religieux mandrinant n’étaient pas par ce fait déchus, comme ayant transgressé leur vœu de chasteté.

— Pas le moins du monde. Au contraire, ils n’en sont que plus dignes. La chasteté, c’est l’observance des règles que la dignité personnelle et la bienséance imposent aux deux conjoints légitimes ou non, ce qui n’est d’ailleurs qu’une argutie en présence des lois immuables de la nature. Menuiser selon les règles, est non seulement chasteté, c’est de la haute hygiène.

— Mais il y a des prêtres et des religieux qui s’abstiennent de femmes.

— Malheureusement ! Mais qui fait l’ange fait la bête. Scier de long, suivant la mesure et la cadence de la chasteté, ou cochon, il n’y a pas de milieu ; car nul humain n’a en lui assez de force morale pour combattre la nature dans sa dynamométrie expansive. C’est la plus grande aberration du catholicisme d’avoir interprété le mot chasteté comme comportant l’abstinence absolue de la femme. Je traduis saint Paul et je dis que sans saloperie et sans cochonnerie, chacun peut jouer du violon. Il faut être chaste, c’est-à-dire propre, délicat, sincère dans l’amour, parce que ce sentiment matérialisé dans les sens, est la suprême émanation divine, et que l’amour est l’art sublime, inspirateur de tous les autres. C’est à ce titre que Marie est l’immaculée ; on ne l’a jamais vue sans chemise.

Magoula se sentait attirée par une sorte de fluide magnétique vers ce prêtre robuste, fruste comme un chêne, dont la parole libre lui disait mille fois mieux, que le prédicateur le plus éloquent, le plus chaste eût pu le faire.

Moncupette l’avait vue faire le signe de la croix en se mettant à table.

— C’est bien, ça, ma fille, lui dit-il. Quand Dieu veut faire une sainte d’une putain, il ne lui tient pas compte de ce qu’elle a fait, mais de son repentir.

— Tu n’entends pas, Magoula ? Le curé Moncupette va te canoniser, cria un poteau à la goule qui s’était penchée sur la table, le front entre les deux mains.

Un sanglot étouffé répondit à cette raillerie.

— Elle pleure, oh ! la vache ! ricana le satyrion.

— Si vous étiez couverts, je vous dirais : Chapeaux bas, Messieurs ; cette putain vaut mieux que nous tous. Elle vient d’affirmer son âme ; jusqu’ici nous n’avons fait montre que d’appétits.

En prononçant ces paroles, Moncupette s’était levé, grave, sévère.

Il y avait quelque chose d’imposant, presque de solennel à voir ce prêtre, un hercule sacerdotal, planer de son regard limpide sur la tourbe érotique.

— Fille de joie, je t’absous, lui dit-il en tendant le bras vers la pécheresse.

Magoula s’était jetée à ses genoux.

— Eh bien ! oui, fit-elle avec une résolution presque sauvage, j’en ai plein le dos de la mistoufle.

Elle se releva pour sortir.

Le baron F… l’arrêta.

— C’est vrai que tu veux nous quitter ? lui demanda-t-il.

— Oui.

— Alors, sois ma maîtresse, à moi seul. Veux-tu ?

— Non, plus de vos turlupinades ; vous me faites tous pitié.

— C’est ainsi que je l’entends, rien que l’amour vrai. Tu me tiens à la peau ; pour toi, je me ferais ermite.

— J’en ai plein le dos, te dis-je !

On se regardait troublés.

— Le ciel vous inspire, Monsieur. Il vous sera beaucoup pardonné parce que vous avez su réellement aimer, dit le curé de Turpenay avec conviction.

— Vous soutenez donc le vice, Monsieur ? fit le roi Cauda.

— Vous confondez, répliqua Moncupette : le vice est la pressure de la passion, comme celle-ci est l’alcool de l’amour. Le vice est toujours haïssable ; la passion est souvent sublime ; elle est l’expression de l’exubérance de la vie s’insurgeant contre le néant, l’affirmation du génie humain. Elle exhausse l’homme jusqu’aux cieux où on aperçoit Dieu. Le vice, au contraire, diminue l’homme, le réincarne par chutes progressives dans la bête, l’aberre, exsue son cerveau, l’halluciné jusqu’aux hypocrisies les plus honteuses, et il est encore le mensonge perpétuel. Entre l’homme dépravé par le vice et le forçat échappé du bagne, l’analogie est frappante ; tous deux sont placés au banc de l’honneur ; ils s’agitent obliques pour tromper, s’ingénient, s’exagèrent pour paraître la vertu avec la conscience exaspérante de leur indignité. L’un, relaps de l’amour, voit le gendarme en sa femme, gardienne du foyer et de son honneur, dans son enfant qui tend son front virginal à ses baisers impurs, dans l’ami qui lui tend la main, dans tout ce qui sourit, dans tout ce qui aime ; l’autre est son sosie moins ignoble.

— Oui, l’homme est une sale bête, soupira Magoula.

— Ah ! mais… c’est notre tête qu’on se paie ici, s’exclama le roi Cauda. Allons, mes féaux, noyons ces mécréants dans le champagne, et vivent les poteaux !

Les coupes se remplirent, mais l’ivresse qu’on y cherchait, l’ivresse immonde, ne venait pas ; le curé avait rivé un clou dans la conscience de chacun.

Seule, la baronne de K… n’avait rien entendu ; elle était soûle comme une grive.

La comtesse Julie avait dit à l’Italienne :

— Ça ne te fait rien que je garde Poireau ?

— Au contraire ; j’ai un cas de conscience à soumettre à Moncupette ; c’est pour le mieux.

Quatre heures sonnèrent : chacun se rempluma.

Toute la morale du curé de Turpenay n’avait servi qu’à convertir une truanderie en collage. Ce n’était pas grand’chose, mais c’était encore plus que ne font les prédicateurs de la Madeleine pendant tout un carême.


XV


Le rêve de Modeste Moulaballe. — Aventures conjugales d’un couvercle et d’une marmite.


Le rêve de Modeste Moulaballe, troisième fille de Mlle Moulaballe, dite la Tour Saint-Jacques, était d’être entretenue comme ses deux sœurs et ses cousines, les demoiselles Manchabalais de la rue des Fourneaux. Elle était sortie du Conservatoire avec un exeat de conduite et de mœurs qui ne laissait aucun doute sur son habileté et ses moyens comme concertiste érotique.

Un commerçant de la rue du Sentier l’avait mise dans ses meubles et pendant quinze jours avait libéralement pourvu à son entretien. Mais, las de voir se présenter chez elle à toutes heures du jour et de la nuit, une enfilée de frères, beaux-frères, oncles et cousins, il prit le sage parti de clore son compte de dépenses somptuaires, en lui laissant cinq cents francs qu’il porta à profits et pertes.

Un prince valaque lui succéda ; la belle crut que c’était arrivé.

Le noble étranger lui emprunta les cinq cents francs et ne reparut plus.

Trois mois après, le propriétaire de la délaissée lui fit vendre ses meubles.

Modeste réfléchit et se dit que la vie n’était pas toujours drôle, et qu’il valait mieux tenir que courir.

Convaincue de la sagesse du proverbe, elle combina les moyens de s’assurer d’un imbécile, qui lui fournirait le pain quotidien et la protection maritale.

Elle trouva le mâle rêvé en M. Adolphe Louchard, propriétaire, employé au Ministère de l’Instruction publique à ses moments perdus, qui, l’ayant rencontrée aux Tuileries, la trinqueballa dans les fourrés du bois de Boulogne et lui paya à dîner à la Cascade.

Neuf mois après, ne voyant pas pointer l’écharpe de M. le maire, elle porta à M. Adolphe Louchard, occupé à son bureau à passer ses manches de lustrine, un poupon né de la semaine, qu’elle avait emprunté à une voisine.

Ce fut le coup de foudre. L’employé de l’administration, confus, troublé, lui dit :

— Cache vite ça, je le reconnais. Nous nous arrangerons ce soir à la Truie qui file.

L’affaire fut en effet arrangée.

La nuit que Modeste Moulaballe devint par répétition Mme Louchard, elle apprit à son mari que l’enfant, dont il avait payé les mois de nourrice pendant un trimestre, était mort depuis trois jours.

Si Louchard avait su !… Mais il était trop tard.

Six semaines après, le ménage était un enfer, les époux, atteints d’avaries graves, se jetaient les gros mots à la tête avec les assiettes, les verres et les fourchettes.

— C’est toi, putain, charogne, coureuse, qui m’a f… ça !

— C’est toi, maquereau, sale bête !…

Six mois après, nouvelle avarie qui troubla la douce sécurité de Modeste.

— Je n’ai vraiment pas de chance, se dit-elle.

Louchard s’était défié, en se précautionnant de capotes à la marque du Royaume-Uni, et bien lui en avait pris.

— C’est ton ministre… J’avais cru bien faire, geigna l’épouse. Mais c’est rien, chéri ; nous exigerons une compensation.

— Certainement… ; il nous la doit… Et une bonne encore !

Sur ces paroles, Adolphe s’était assis, les coudes sur la table, réfléchissant à la compensation qu’il pourrait bien exiger.

— Chef de bureau, rêva-t-il à haute voix. Non, ce n’est pas suffisant. Chef de division… et encore, cela ne me rendra pas mon honneur.

— Laisse-moi faire, mon petit Dodolphe ; je suis plus adroite que toi pour ces choses-là, fit Modeste en se rapprochant de lui.

— Certainement que tu l’es… Mais s’il allait encore te la faire !

— Sois sans crainte, je mettrai le pantalon, tu sais, le pantalon que tu m’as fait faire.

— Ne manque pas surtout : mieux vaut tard que jamais… Si pour plus de sûreté, tu mettais le cadenas… tu sais, le cadenas que je t’ai rapporté avec la ceinture…

Modeste éclata d’un fou rire.

— Oh !… ah !… oh !… ah !… Je crois que je suis enceinte, vagit-elle.

— Ce serait du propre… Modeste, pas de ces farces-là, hein !… Attends, je vais aller le trouver, moi, cette fripouille, cette canaille de ministre. S’il ne s’exécute pas, je lui brûle la gueule… On ne me la fait pas à moi !

Louchard était monté, il gesticulait, frappait des poings sur la table, répétant :

— Crapule ! salaud !

— Si c’est avec des mots comme cela que tu comptes te faire nommer à quelque chose, tu peux te fouiller, lui dit sa femme en se tenant les côtes pour respirer.

— Laisse-moi, je sais ce que je lui dirai.

— Eh bien ! que lui diras-tu ?

— Je lui dirai… je lui dirai…

L’employé réfléchit un moment, puis brusquement :

— Je lui dirai qu’il n’est qu’un sacré cochon.

— Il te fichera à la porte en disant que tu es un maître chanteur.

— C’est vrai, je m’emballe… C’est que j’ai du sang dans les veines, moi… En tout cas, c’est toi qui as commencé, arrange cela toi-même… Mais pas de concession : chef de division ou rien.

— Sois tranquille, j’obtiendrai peut-être mieux.

— Quoi encore ?

— Mais de la galette, imbécile !

— C’est ça ! Demande-lui cent mille francs ; le coup vaut bien ça.

Louchard partit pour son bureau, rasséréné.

Mais il ne vit rien venir, ni le lendemain, ni le surlendemain, ni les autres surlendemains.

Chaque jour, il demandait à sa femme :

— As-tu vu le ministre ?

Et celle-ci de lui répondre :

— Patience, ça pousse.

Madame se fichait pas mal du ministre, elle avait bien autre chose en tête.

Chaque jour, elle s’absentait de cinq heures à minuit, quelquefois deux heures, et si Louchard grognait, elle lui disait impatientée :

— Si tu crois que c’est si facile que cela de raccrocher ton ministre ! Fais tes affaires toi-même ; je m’en bats l’œil.

L’employé ne dit plus mot, mais une idée se creusa dans sa cervelle : une idée d’imbécile.

Un jour, son chef de bureau l’ayant envoyé porter au cabinet du ministre une pièce pressante, il répliqua au merci du grand chef :

— Ce n’est pas tout.

— Quès aco ? demanda le ministre qui était de Marseille.

— Vous avez fichu la v… à ma femme.

L’enfant de la Cannebière, au lieu de rire de l’aventure, se fâcha tout rouge. Il sauta au cou de son subordonné et, l’ayant secoué comme un prunier, il lui lâcha son pied au derrière.

C’est qu’on a le sang chaud à Marseille, troumdelaire !

Louchard beugla que le ministre venait de l’atteindre pour la deuxième fois dans son honneur.

— Sor…r…r…tez ! lui intima d’un geste superbe le bouillant homme d’État, en lui montrant la porte. Vous aur…r…rez de mes nouvelles.

Le soir, au moment de sortir de son bureau, Dodolphe apprit qu’il était révoqué.

Il rentra très tard au domicile conjugal. Il ne savait comment s’y prendre pour communiquer la fâcheuse nouvelle à sa femme, qu’il trouva absente du logis.

Ce ne fut que le lendemain qu’il lui apprit sa révocation, au moment de se mettre à table pour prendre le café.

— C’est bien fait, tu n’as que ce que tu mérites. Il fallait me laisser, répondit Modeste, énervée. Une si belle affaire manquée par ta faute. Tiens ! tu n’es qu’un idiot, un gratteur de papier, un propre à rien.

— Je sais bien que je ne suis pas de ta force, mais je ne voyais rien venir.

— Tu n’as donc pas vu, imbécile, qu’on n’attendait que la mort de ton chef de division pour te coller à sa place ?

— Mais le chef de division se porte comme un chêne ; il a à peine trente-cinq ans.

— Qu’est-ce que cela prouve ? Mon père, le colonel Moulaballe, se portait aussi comme un chêne, cela ne l’a pas empêché d’être tué au Tonkin.

— Tiens ! ton père était colonel ? Je croyais qu’il était concierge.

— Je sais ce que je dis. Ce n’est pas pour des prunes que j’ai été élevée à la maison de la Légion d’honneur.

— Tu m’épates. Tu sors de cette maison ?

— Un peu, mon neveu. Si tu en doutes, tu n’as qu’à me regarder. Je ne suis pas une gourde de couvent, moi.

— N’empêche que tu m’as fichu dans de vilains draps, avec ton ministre.

— Auras-tu bientôt fini de me raser avec ton ministre ? Je me f… de ton ministre, je l’emm… ! C’est un muffle, ton ministre, je m’en fiche et m’en contrefiche. Un propre à rien qui ne sait que signer son nom.

— J’aurais préféré qu’il te signât autrement qu’il ne l’a fait.

— Qu’est-ce que tu radotes encore là ? Il n’a rien signé du tout.

— Alors pourquoi m’avoir dit…

— Moi ? Je ne t’ai rien dit.

— Comment ! tu ne m’as rien dit… et ta dernière v… ?

— Monsieur Louchard, vous m’insultez, vous insultez la mère de notre pauvre Théodore qui est bien heureux de ne pas avoir connu sa canaille de père… Si on peut dire !

Et Modeste, sanglotant, s’écria :

— Ah ! maman, maman, ma pauvre maman, que t’ai-je fait pour m’avoir livrée à un pareil monstre !

— Mais je ne l’ai jamais connue ta mère, c’est toi qui es venue te fourrer dans mes jambes, se récria Dodolphe ahuri.

— Ah ! crapule, ce n’est pas assez d’avoir insulté la fille, voilà maintenant que tu insultes ma mère. Si mon père était ici, il te cracherait au visage, s’écria l’épouse furieuse, en se redressant.

— Mais qu’est-ce que tu me chantes là : l’enfant, la fille, la mère, le père… C’est à en devenir fou.

— C’est bien, n’en parlons plus, ils sont dans mon cœur et ils y resteront. Je ne te parlerai plus d’eux.

— Mais le ministre ?

— Mon Dieu ! que tu es bête ; tu ne comprends rien de rien… Mais il ne s’agit plus de cela. Te voilà rentier.

— Je demande à comprendre.

— Écoute, Dodolphe, parlons sérieusement. Te voilà sur le pavé…

— Propriétaire.

— Parlons-en de tes propriétés… grevées d’hypothèques jusque par-dessus les cheminées.

— À qui la faute ?… N’est-ce pas toi qui as voulu un appartement de deux mille francs, des meubles de style, des toilettes, etc. ? Tu devais donner des leçons de chant qui allaient nous rapporter des mille et des mille. Je n’ai rien vu venir.

— Eh bien, tu verras. Je vais me mettre à l’ouvrage, faire des affaires. Ce n’est pas des mille, c’est des millions qui vont abouler.

— Ah bah ! Comment t’y prendras-tu ?

— J’ai mon idée. Dans trois ans, tu seras député, peut-être ministre. C’est toi qui ficheras alors les autres à la porte. En attendant, laisse-toi vivre et ne me rase plus avec tes contes à dormir debout.

— Mais, je dois m’occuper.

— L’ouvrage ne manque pas ici. Tu feras l’appartement et la cuisine pour te distraire. Tu t’occuperas de politique.

La politique, tout est là, c’est comme le michet sérieux pour les femmes. Tu dois savoir cela, puisque tu sors du bahut.

— Naturellement… Tu as peut-être raison. La France est mal gouvernée, il faut des hommes nouveaux, opérer des réformes radicales, surtout dans le bureau que je viens de quitter.

— C’est cela ; tu as compris. Occupe-toi de réformer, moi, je m’occuperai des affaires.

— Si tu crois que cela puisse marcher ainsi.

— Quand je te le dis.

Et la garce chanta :

Enfin, un jour nouveau se lève…

Ce jour-là, on dîna au restaurant et on passa la soirée aux Folies-Bergère.

Au beau milieu de la gigolade, Modeste dit à son mari :

— Attends-moi, je vais chercher des pralines. Elle revint au moment de la fermeture.

— Tu l’as fait longue, lui dit Louchard.

— J’ai rencontré une amie qui m’a parlé d’une affaire superbe. Je vais t’en gagner de l’argent, gros loulou !

Ils remontèrent le boulevard, prendre un bock à l’Américain.

Un vieux, qui paraissait s’impatienter, fit un signe à Mme Louchard, qui planta son mari près de deux joueurs de dominos, en lui disant :

— Un moment, je vais chez le marchand de cafés d’à côté.

Elle sortit suivie du vieux.

Quand elle revint, l’Américain fermait, Louchard avait bu six bocks.

— J’ai rencontré le député Camomèche, il m’a parlé de toi, lui dit-elle.

— Que t’a-t-il dit ?

— Qu’il fallait chauffer la politique ; on a les yeux sur toi.

— J’y pensais justement. T’a-t-il parlé des automobiles ?

— Nous n’avons parlé que de cela.

— J’en fais mon affaire. Ils m’embêtent à la fin, les chauffeurs.

— Ne va pas te faire écraser.

— Pas de danger. Je ne quitte jamais le trottoir.

Cela dura vingt ans.

Madame s’occupait d’affaires, faisait bouillir la marmite.

Le mari cirait parquet et bottines, époussetait, rangeait, cuisait le fricot, lavait la vaisselle, faisait les commissions, puis allait se piquer le nez chez les mastroquets et se faire rosser dans les réunions publiques, portant toujours beau avec de grosses bagues aux doigts et une chaîne en or de deux cents grammes à son gilet.

Ils avaient l’un et l’autre un peu changé depuis le jour où Louchard avait parlé au ministre. Le mari ramenait ses cheveux, traînait la jambe, bedonnait du ventre et trognait à la couperose.

Madame avait remplacé sa chevelure luxuriante par une perruque blond d’or, sa bouche recélait un dentier complet, un millimètre d’épaisseur de céruse fardée lui emplâtrait le visage, des boules de coton simulaient des seins disparus et des hanches étiques. Avec ses toilettes printanières, cela lui refaisait une seconde jeunesse.

Quand le soir, déshabillés, débarbouillés, la perruque sur le sujet de la pendule, les dents dans un verre d’eau, le coton sur le canapé, ils se couchaient, le couvercle couvrait la marmite fêlée, c’était drôle.



Modeste Moulaballe.

XVI


La dèche. — Association lyrique. — Blanches musicales. — Symphonie de correctionnelle. — Concerts interrompus. — Dièses et bémols. — Clefs de dos. — Poses et reprises. — Piano, forte, fortissimo. — Maquerelle en sous-sol. — Toute la lyre.


Les affaires étaient dans le marasme et le couple Louchard dans la mélasse, Madame avait revu les jours de purée de la loge maternelle. On piétinait les plates-bandes de l’escroquerie : cessions des loyers de la propriété grevée d’hypothèques, déjà cédés ; trucs de la mère, du père, des frères, des sœurs, des tantes, des oncles dix fois enterrés aux frais des amis et connaissances ; tire à l’héritage fallacieux et aux procès à soutenir ; affaires mirobolantes en participation sur la queue de la comète. Tout ce qui avait une valeur vénale dans l’appartement, maintenant nu comme une cellule de prison, avait pris le chemin du Mont-de-Piété.

Dodolphe courait la pièce de cinq francs, de quarante sous, au petit bonheur. Quant à la marmite, les michets ne marchaient plus qu’au rabais ; le bouillon était trop maigre et la carne aussi. Par-ci, par-là, elle raccrochait encore un vieux podagre.

— Combien ?

— Dix francs.

— As-tu fini ! Cent sous, si tu veux.

— Viens.

— Où ?

— À côté d’ici, dans un petit hôtel très bien.

— J’aimerais mieux chez toi.

— Impossible, je demeure avec ma mère. Viens, je fais tout.

Au rendez-vous, elle enfilait l’histoire de son père, le colonel tué au Tonkin, ses malheurs d’ex-pensionnaire de la maison de la Légion d’honneur.

Sur cent pierreuses, il y en a cinquante qui ont cette histoire-là à raconter aux imbéciles qui croient avoir tenu une fille de France au bout du harpon.

Mais cela n’était que du casuel.

Cela ne pouvait pas toujours durer.

Mme Louchard rencontra, un soir, une ancienne connaissance, un courtier d’agence lyrique qui, à ses moments perdus, faisait la traite des blanches.

On parla d’affaires et un projet d’association fut élaboré.

Le lendemain, Modeste se fit imprimer sur bristol avec fleuron héraldique : Mme Louchard, née de Moulaballe, lauréate du Conservatoire, professeur de chant. Puis elle se mit en chasse.

Elle fit tant des pieds, des mains et du reste, qu’elle finit par trouver cinq cents francs, avec lesquels les deux associés montèrent, dans un arrière-entresol de la rue du faubourg Poissonnière, l’Agence lyrique internationale : Louchard-Passauvert.

La Louchard, fertile en combinaisons, eut bientôt bâclé le programme de l’agence : Exportation d’artistes pour les bouibouis et les maisons de prostitution des républiques sud-américaines, ce qui est identique ; racolage d’ouvrières jeunes et jolies à l’usage des commanditaires de la boîte ; exploitation des mineures inscrites au carnet et tout ce qui se rapporte à ces trois honorables branches de l’industrie maquereautique.

Quoique l’agence fût encore dans la période noire, les blanches se pressèrent à la ronde à la porte de l’entresol.

La maquerelle, toujours en mouvement, courait des Batignolles à Belleville et de Grenelle aux Gobelins, graissant la patte aux pipelettes qui lui fournissaient les renseignements les plus circonstanciés sur les jeunes ouvrières sans ouvrage habitant leur immeuble. Les fleuristes, les plumassières et les modistes étaient surtout visées par la racoleuse ; ces trois branches de l’industrie parisienne, à cause de leurs périodes de morte-saison, livrent, plus que les autres, leurs ouvrières aux séductions de la prostitution.

Quand les économies sont dépensées, que les magasins de la tante nationale ont englouti le dernier bijou et la dernière chemise de l’ouvrière, que la faim est au logis, que le propriétaire hurle après le terme échu ; quand au sein de cette misère irritante, apparaît la pourvoyeuse de la prostitution, le museau enfariné, éloquente de promesses et de séductions, il est bien difficile à la jeune fille abandonnée des siens, de résister à la tentation.

— Avec vos grâces, votre distinction et vos moyens, vous êtes bien sotte de vous tuer à travailler. Encore si votre travail vous permettait de vivre, mais la moitié de l’année vous restez les bras ballants devant le buffet avec la misère pour compagnie. Si vous voulez, je vous sortirai de là, disait la racoleuse à chacune des proies qu’elle visait.

— Vous êtes mille fois trop bonne, Madame, mais je ne connais que mon métier, il m’est difficile d’apprendre autre chose.

— Si, si, toutes les femmes connaissent ça. Tenez, vous m’intéressez : je connais justement un monsieur très bien qui vous fera entrer à la Scala, aux Folies-Dramatiques ou tout autre théâtre de genre que vous voudrez ; il vous paiera vos costumes et votre entretien.

— Mais je ne suis ni actrice ni chanteuse, je ne connais rien du métier.

— Il est inutile de connaître autre chose que la pose. Pourvu que l’on soit jolie et bien faite, cela suffit.

L’ouvrière refusait d’abord. La tentatrice épiait sa proie et, au moment psychologique où tout s’abîme dans l’être, informée par la concierge, elle réapparaissait et enlevait plus qu’un corps, souvent une belle âme pour servir de jouet aux satyrions des débauches inavouables.

C’est par ces infâmes proxénètes que, chaque année, près de cinq mille jeunes filles qui, si elles avaient été suffisamment protégées, seraient devenues de bonnes et intelligentes mères de famille, alimentent le marché universel de la prostitution.

Qu’advenait-il de la victime ?

Séduite par les promesses du satyrion auquel la Louchard l’avait livrée, rejetée ensuite à la rue, elle était exploitée dans les mêmes conditions jusqu’à corruption complète, puis expédiée à Rio-de-Janeiro, Buenos-Ayres ou à San-Francisco, pour être promenée de ville en ville par des impresarios de la prostitution ambulante, et finissait par être assassinée par une brute ou à crever délaissée au coin d’un bois.

Le martyrologe en serait long si une commission allait enquêter sur place. Rio-de-Janeiro, Bahia, Pernambouc, Rio-Grande del Norte, Victoria, Porto-Alegre, Goyaz, Matto-Grasso, Cancapuan, Santos, Iguapé, Curitiba, Oliveira, San Paulo, Sabara, Santa Catharina et Rio-Grande de San Pedro, au Brésil ; Montevideo et Maldonado, dans l’Orientale ; Buenos-Ayres, Concepcion, Corrientes, Tucuman, Santiago, Santa-Fé, Bojada, San Luis de la Punta, Cordaba et Aconcagua, dans l’Argentine ; Valparaiso, San Fernando, Chillan, Santiago, Huasco et Paposa, au Chili ; Acari, Lima, Tarua et Lambaycque, au Pérou, ainsi que les villes des côtes de l’Équateur, sont autant de dévoreuses de blanches. Quand le canal de Panama aura ouvert la route directe au transit, on verra les rabatteurs enlever vingt mille filles à la France pour les marchés de la prostitution de l’Amérique méridionale.

L’exploitation des mineures formait une des branches les plus lucratives de l’agence lyrique, qui en avait toujours trois ou quatre comme pensionnaires avec lesquelles, court-vêtues, les cheveux flottant sur les épaules, la Louchard se promenait pour aguicher les vieux qui les suivaient partout comme des chiens échauffés.

Ces vierges d’amour n’étaient souvent que des demi-vierges et même des putains expérimentées, posant pour la séduction.

Les satyrions de la pollution enfantine sont légion.

Les plus infâmes sont les mères, de vraies mères, qui venaient offrir leurs filles, des enfants de douze à seize ans, à la Louchard pour servir aux plaisirs de la crapule en redingote et en gants.

C’était chez l’une d’elles, associée anonyme, dans un appartement du boulevard de Strasbourg, que la maquerelle tenait ces assises et livrait la chair fraîche aux appétits ignobles de misérables gâteux, bavant sur ces seins d’anges.

Cette corruption amuse les enfants qu’on bourre de friandises. Quand ils se plaignent, la mère qui attend dans l’antichambre accourt et dit que c’est le médecin qui veut cela, que c’est pour leur bien : c’est pourquoi la symphonie de la correctionnelle est plutôt muette.

Cependant, un jour, la maquerelle fit un impair. Elle avait commissionné une gouine, qui servait d’indicatrice à la Sûreté, comme intermédiaire. Nantie de renseignements probants et de preuves irréfutables, elle la dénonça. La maison du boulevard de Strasbourg fut un beau soir cernée par la police, qui y trouva huit enfants de moins de quinze ans avec leurs mères et onze satyres appartenant au monde des classes dirigeantes.

L’affaire fut étouffée par ordre. Périsse la France dans ses enfants plutôt que de voir la racaille en habit noir au pilori !

On désignait à l’agence Louchard et Passauvert, sous le nom de dièses, les mineures vierges, et sous celui de bémols celles qui avaient déjà été polluées.

Les riches goujats envoyaient retenir pour après leur déjeuner un dièse ou un bémol, comme ils auraient commandé une tarte à la crème ou aux pruneaux chez le pâtissier pour leur dessert.

« Cela leur fait une éducation », a écrit une féministe.

Les clefs de dos étaient les ouvrières débauchées de l’atelier ; elles étaient rangées en trois catégories suivant leurs aptitudes et leur tempérament : piano, forte, fortissimo.

Il en était de si précoces qu’elles surpassaient en roueries polissonnes les filles les plus expertes des couvents de la prostitution. Cette dépravation est due, pour la majeure partie, aux promiscuités des cohabitations restreintes, qui pervertissent l’enfance dans son premier lit.

La Louchard avait profité de la leçon que la police lui avait donnée ; elle avait transféré son gynécée prostitutionnel dans un arrière-entresol de la rue de la Fidélité.

Elle avait vainement tenté des relations commerciales avec la comtesse Julie et Mme Olympe, qui l’avaient éconduite.

Il n’en était pas de même de Mme Lamirale, qui recourait souvent à ses bons offices.

— Un peu plus tôt, un peu plus tard, ça n’a pas d’importance, il faut qu’elles y passent toutes, disait-elle en manière de philosophie.


XVII


Solliciteuses. — Apostillées. — Imposantes. — Importantes. — La croix des braves. — Le corset révélateur. — Magistrats poètes. — Opinion d’un juge anglais. — À la vertu.


Il y a certainement de l’exagération dans le mépris, presque universel, qu’inspire la magistrature actuelle, mais il faut aussi reconnaître qu’elle a beaucoup fait pour l’autoriser, et que les nouvelles mœurs sociales et politiques l’ont pénétrée de la base au sommet.

Je pose ci-après quelques faits, qui sont devenus, pour ainsi dire, la règle en matière d’introduction de procédure correctionnelle et criminelle.

Aussitôt qu’une personne appartenant à la bourgeoisie ou au nobiliaire ou au monde de la politique, du fonctionnarisme ou de la finance, est compromise dans ce qui se nomme une sale affaire, c’est une course au clocher des parents, des relations auprès des influences, qui, à un titre quelconque, exercent une pression réelle sur l’action judiciaire, et il arrive, dans les trois quarts des cas, que la magistrature dominée, sollicitée, séduite, fléchit et étouffe définitivement la plainte et les témoignages.

Encore, si les criminels ainsi amnistiés et leurs protecteurs avaient le tact de se taire, de se faire oublier ; mais non, ils ne s’en cachent pas, au contraire, ils le publient comme une sorte d’immunité de classe, un privilège personnel.

Les femmes sont surtout habiles pour ces sortes de sollicitations. Ministres, présidents de cour et de chambre, procureurs, juges, elles les assaillent tous, bravent leur pudeur, avec une foi héroïque en leur talisman sexuel. Partout, à leur domicile, à leur cabinet, dans les salons, à l’église comme dans la rue, elles s’offrent, avec un cynisme déconcertant, en expiation, exaltées en leur jeunesse, leur beauté et leur stratégie séduisante.

Les magistrats ne sont pas plus de bois que les autres hommes ; au contraire, l’idiosyncrasie particulière aux professions qui exigent avec l’immobilité du corps un labeur cérébral continu, les prédispose à l’érotomanie constitutionnelle.

Enfin, il faut tenir compte de la dilution morale de l’époque et du dualisme de l’esprit moderne. Les caractères sont tellement rares de nos jours qu’il faut autre chose que la lanterne de Diogène pour en découvrir un, Donna è mobile n’a de valeur que comme mot satyrique. Tous les hommes sont changeants : on est aujourd’hui ce que les intérêts et les passions exigent, comme on sera demain ce que de nouveaux intérêts et de nouvelles passions exigeront. L’homme se meut et l’intérêt l’agite, voilà le conduit de tirage. Il est légitimiste avec un Bourbon, doctrinaire avec un d’Orléans, impérialiste avec un Napoléon et se combine dans un des cent partis qui personnifient la République une et indivisible, comme il retourne, le cas échéant, sa veste et sa cocarde sans plus de sans-gêne. L’opinion, c’est l’intérêt personnel qu’on trouve à la soutenance d’un régime ou d’un état de choses quelconque.

Les pires ennemis de la magistrature sont les crétins qui lui prêtent une sorte d’infaillibilité morale et qui en ont fait le dogme de la justice. Si cette présomption grotesque ne s’était pas encrassée dans le cerveau des imbéciles, au lieu de crier au scandale à propos de bottes, à propos de c…, à propos de rien, ils diraient :

— Voilà bien des affaires pour s’être laissé charmer par une jolie voix, de beaux yeux, une jambe suggestive, des cuisses sculpturales, des seins pommés, et pour avoir piqué une tête dans le bassin de la volupté !

Qu’on ne vienne pas ici parler de conscience quand il n’y a que des intérêts et des appétits pour régulateurs des mœurs et de la morale publique. Assez d’hypocrisie !

Le magistrat prend ses intérêts là où ils sont. En fait d’appétits, il doit être plutôt blasé.

Le scandale judiciaire est de voir le pauvre diable porter, comme en matière d’impôts, tout le poids de l’injustice judiciaire.

La Justice est un mot
Fait pour tromper un sot.

La solliciteuse sort heureuse des bras du magistrat qui l’a solidement apostillée ; elle croit qu’elle l’a enfoncé.

Mais pas du tout, c’est elle qui a été enfoncée et même défoncée : elle est venue servir des intérêts, le magistrat a fait la part de ses appétits. En cet acte tout personnel, il n’y a pas de marron.

Elle peut y revenir, elle sera galamment réapostillée.

Le président B… a été le magistrat le plus galant de l’époque républicaine actuelle ; avec toutes les grandes dames qu’il a couvertes de sa protection, il pourrait refaire Brantôme.

Un ministre, dont il a été le protégé, disait de lui :

« C’est le plus grand fouteur de France. »

Il en était aussi le plus j’m’enfoutiste.

Si des apostillées, je passe aux imposantes, la transition est à peine sensible ; la seule différence est, qu’elles sont abonnées à l’apostille et timbrées au cachet particulier de chacun des magistrats qu’elles ont enchaînés.

Monsieur Chose de la Finance, ou Monsieur Machin de la particule, ou Tartempion a eu la mésaventure de se faire pincer dans une sale affaire ou une autre. Par bonheur pour lui, il est un frère d’une des trente-six coteries qui exploitent trente-six millions de gogos, et auxquelles un magistrat doit appartenir, s’il ne veut pas rester un sabot de prétoire à vie. L’imposante tuyautée arrive et dit entre deux blagues :

— Tu sais, mon petit, je te préviens que tu vas faire un impair avec cette affaire de Z… Jette bien vite tout le dossier au panier, tu auras ainsi le mérite de l’initiative. J’ai vu le ministre qui t’en parlera ce soir et Mme de Régilaville qui te veut du bien.

— Compris !

L’importante est Mme de Régilaville dont l’imposante vient de parler ; elle est tabou, elle tranche et édicte.

Elle ne fait pas l’amour, elle accorde des faveurs. Si elle se trousse, c’est une grâce qu’elle accorde à qui veut l’embrasser. Le chic est de l’affronter sans témoin et de l’oublier. Si sa jarretière ou son corset se retrouve sur le canapé d’un ministre ou d’un magistrat, honni soit qui mal en pense.

Elle ne vend rien, elle se donne. C’est grand, noble et royal.

Qui a donc dit que Marianne était une plébéienne !

Un certain après-midi, Mme de Régilaville fut introduite dans le cabinet de M. le Président ***. L’affaire qui l’avait amenée devait être compliquée, sinon obscure, car l’entretien dura deux heures.

La noble dame sortit enfin accompagnée du magistrat, au grand plaisir du garçon de bureau qui avait affaire dans le cabinet.

En y pénétrant, celui-ci aperçut un corset roulé dans l’encoignure du canapé. Sans prévenir personne, il le reporta le lendemain à sa propriétaire, qui lui fit répondre qu’il se trompait d’adresse.

Rembarré de ce côté, le brave homme prit le parti de le restituer au président, qui l’envoya se coucher.

Par droit d’aubaine, le corset devint la propriété de la femme du garçon de bureau.

En le décousant pour se l’arranger, elle trouva, inclus entre deux doublures, un papier qu’elle remit à son mari.

Après l’avoir lu sans en rien retenir, sinon le chiffre additionnel, les noms d’hommes politiques compromis dans une sale affaire, il le porta au président qui le transmit immédiatement au Président de la République, non sans l’avoir montré à son ami, le préfet de police.

Le président *** est aujourd’hui un des grands dignitaires de la magistrature.

Il est des lettres de noblesse qui ne valent pas mieux.

Il est des magistrats poètes ; tous sont anacréontiques ; certaines de leurs œuvres pourraient être signées Piron ou de Sade.

Les vieux magistrats ont la prétention de connaître les hommes : je crois qu’ils connaissent mieux les femmes.

Un favori d’Elisabeth d’Angleterre lui demanda un jour son opinion sur la vertu de son sexe, elle le renvoya au juge Barcley, qui avait écrit :

« La vertu de la femme est une aiguille dans une meule de foin. »

Il a aussi écrit :

« La vertu d’un magistrat n’est que de l’esprit d’à-propos. »

Il atteste cependant la vertu :

La grande vertu est de ne pas en avoir,
Car son fardeau est lourd, lorsqu’au repos du soir,
Sans hypocrisie, il faut se juger soi-même,
S’accuser au Tout-Puissant, fléchir l’anathème.
Sans vertu, l’esprit libre en tout voit le néant ;
Sans ombre de lui-même, il en est le géant
Aussi bien que des Cieux que sa main peut abattre

Sans avoir, avec Dieu, aucun compte à débattre.
Étouffer, écraser la gueuse, le remord
Est d’un héros superbe, insultant à la mort ;
C’est se déifier, vermine de la terre,
Hausser l’humanité que la folie enserre ;
C’est… descendre, jusqu’en bas, les échelons pourris
De l’autel sacrilège où, pharisiens flétris,
Les muffles font du Veau d’or leur vision dernière
Et crèvent abrutis, sans ami, sans prière.


Vertu ! troublante énigme, où te chercher encor ?
Vagabonde, où es-tu : au midi ou au nord ?…
Partout ! crient mes voix. Regarde-la austère,
En l’âme du héros, dans le cœur de la mère.


XVIII


Les intervertis. — Physiologie particulière. — Bouges de la pédérastie. — Cosmopolitisme. — Rastas. — Les tantes.


Le pédéraste est le Basile de l’érotisme. Dans ses relations sociales il affecte une guindance outrée, une austérité de principes conservateurs, l’intransigeance vertueuse des cafards. Tout est louche, faux en lui ; sa vie n’est qu’une perpétuelle hypocrisie, une répétition de mensonges, car son vice, que la loi romaine décrétait infâme, dérive directement de sa perversion conscientielle.

Je parle du pédéraste volontaire, libre de ses actes et de sa volonté, moralement bien en dessous des malheureux que la tourmente des enfers sociaux bestialise forcément, et dont les actes, plutôt accidentels que d’habitude, ne comportent qu’une responsabilité très atténuée. L’abstinent sexuel du cloître et l’interne pénal en font deux condamnés à l’anomalie de l’amour. Dans l’ordre moral, la colonisation des bagnes et des prisons ne s’impose pas moins que la dispersion des congrégations fermées : la contamination du vice y est la même, également infectieuse.

La névrose pédérastique n’a aucun rapport avec l’anormal féminin ; les vices sexuels de la femme, solitaires et dans ses rapports avec l’homme, ne sont le plus souvent qu’une perturbation idiosyncrasique momentanée, une superposition passionnelle précipitée par l’incandescence cérébrale. Tous les actes de l’interverti actif sont au contraire réfléchis, méthodiques, préexistants dans la volonté.

La pédérastie passive professionnelle est le dernier terme de la crapulosité. L’attention des magistrats ne peut être assez éveillée, lorsque des dénonciations d’actes immoraux, dont la répression est prévue par la loi, émanent d’intervertis de l’espèce. Sans m’arrêter aux fortes présomptions de chantage dont ils sont coutumiers, il a été maintes fois prouvé que ces dénonciateurs, ordinairement des enfants de douze à quinze ans, obéissaient à une autosuggestion dont des exploiteurs professionnels sont les librettistes. Que d’honnêtes gens ont ainsi vu leur nom livré à une publicité scandaleuse ! Un brave curé des Ardennes fut ainsi accusé, alors qu’il se trouvait à vingt lieues de l’endroit, le jour et à l’heure où l’enfant soutenait, avec une précision troublante, que le fait s’était passé et dont il prétendait avoir été la victime. La politique féroce s’empara de l’affaire, et malgré l’ordonnance de non-lieu qui innocentait le prêtre, les torchons de l’arrondissement ne cessèrent de le vilipender. Il en est mort de chagrin. À sa place, j’aurais pris un revolver et je serais allé brûler la cervelle au premier salivard, jeanfoutre bon à pendre et bon à vendre.

La pédérastie n’est pas particulière à la France ; ce sont les Levantins qui lui ont inoculé ce poison avec beaucoup d’autres. On y professe à un trop haut degré le culte de la femme pour craindre qu’elle se généralise. Ce fut une des plus terribles accusations lancées contre les Templiers.

Il est cependant à Paris et dans certaines grandes villes, dont je n’exclus pas Marseille, des bordels pédérastiques tenus par des maquerelles, qui sont quelquefois des maquereaux.

Le personnel est composé de jeunes gens de seize à vingt ans, épilés, d’une effémination qui va quelquefois jusqu’à la castration, frisés, parfumés, le corps nu sous une longue robe flottante. Parqués dans des salles — des bouges bachiques — ou dans des salons qui rappellent ceux des maisons de tolérance, ils attendent, en putains professionnelles, le client qui éclaire.

Des cabarets ou brasseries à femmes, aux fenêtres closes de rideaux, bizarres indicateurs, leur servent aussi de repaires.

Ce personnel est composé en majeure partie de Méridionaux : Italiens et autres Méditerranéens, d’Orientaux et Turcs Levantins. On y trouve parfois des Africains berbères ou nègres.

Comme pour les maisons de prostitution spéciales dont il a été parlé, il existe des agences qui fournissent à ces bouges et à domicile les sujets de pédérastie passive.

On désigne sous le nom de tante — terme d’argot — les pédérastes passifs ambulants, et spécialement les pédérastes à deux fins, vivant en communauté maritale.

Il est de ces ménages qui durent vingt, trente, quarante ans. À tour de rôle quotidien, les conjoints sont homme ou femme. Celui dont le jour est d’être femme, fait la popote, récure, lave, reçoit les baisers, les bourrades et souvent les taloches de l’autre, car on y est très jaloux.

Dans d’autres, le rôle femme est continuellement tenu par le même, affublé d’un nom féminin, et on y entend des choses de l’espèce, dites avec conviction par des similis qui ont quarante, cinquante, soixante ans :

— Viens, Marie, que j’embrasse ta jolie bouche, tes beaux yeux…

— D’où viens-tu encore, coureuse, salope, chienne de garce ? Tu as encore été te faire f… par un de tes types ? Que je t’y prenne, tu verras la fessée que tu recevras. Putain, chameau, fainéante ! Tantôt je devrai rassercir mes chaussettes et coudre des boutons à mes chemises moi-même, parce que Madame n’a que le temps de se bichonner et de coqueter !

— Je te jure, chéri, que je n’ai rien fait de mal ; je n’aime, je n’adore que toi.

Le rasta jouisseur est l’amphibie de la prostitution.

Nice, Monte-Carlo, Monaco et Paris ont connu le vicomte de… et sa smala, composée de sa femme, de ses deux grandes filles et d’un rastaquouère qui se donnait du comte, portant partout beau. Le ménage faisait d’un bout de l’année à l’autre la navette entre ces quatre villes, se livrant à un raccrochage des plus lucratifs.

Le rasta était l’interverti passif du père, le sigisbée de la mère et il couchait avec les deux filles, tout en rapportant au ménage autant d’argent que les trois femmes ensemble.

Le commerce devait marcher dans les grands prix, car chaque jour le pseudo-comte s’offrait quatre énormes bouquets qu’il se partageait avec ces dames.

Les deux filles ont trouvé épouseurs !

Ceci est un de mes documents.

J’en ai entendu dire une autre à un dîner officiel, par un député. Cela pourrait bien être une blague.

M. P…, fabricant de canules à coulisse, avait introduit un jeune homme dans sa maison. Tout en perfectionnant ses canules qui, d’à coulisse, étaient devenues mécaniques, il s’aperçut un certain jour que son protégé l’avait fait cocu et avait débauché ses deux filles.

Il rumina longtemps sa vengeance. Enfin, un soir, tenant le séducteur sous clef dans son bureau, il prit un revolver chargé, le déposa bien en vue sur la tablette de la cheminée et lui dit en mettant pantalon bas :

— Embrasse mon c…, tu auras ainsi b… toute la famille.

Le rôle de l’interverti passif n’est pas sans danger ; comme les femmes qui se prêtent à l’intervertissement, ils sont sujets à une infirmité qui peut devenir chancreuse, la cristaline. L’opération qu’elle nécessite est des plus dangereuses.

On ne viole pas impunément les lois de la nature.

À titre d’observation pathologique, je signale encore comme particulièrement déséquilibrant, la pédérastie sèche, subversion de la masturbation féminine. C’est le cas de dire que le jeu n’en vaut pas la chandelle.



Tragédie de l’érotomanie.

XIX


Érotomanie à l’état aigu. — Valet-sigisbée. — Mlle Adrienne de K… — Fin tragique de la baronne de K… — Les maîtresses servantes : pies voleuses.


Le drame, la tragédie et la folie furieuse guettent l’érotomane à chaque pas de ses aventures passionnelles. Les faits divers s’encadrent, suivis, palpitants, horribles, dans les colonnes des journaux : femmes éventrées, hachées de coups de couteau, charcutées et incinérées, trouvaille de membres découpés à la hache, parsemés ; ici, une tête coupée, exposée à l’appui d’un balcon ; là, un cadavre exsangue dont les parties sexuelles ont été arrachées ; et encore, le poison qui tord le corps dans d’affreuses convulsions, les ablations assassines.

L’invraisemblable est le fait, le crime est instantané ou idée fixe.

La baronne de K… était une victime vouée au molochisme érotique.

De vénale, son érotomanie était devenue cérébrale, passionnellement effrénée. Les choses extérieures n’étaient plus perçues qu’à travers un voile dément qui la claustrait dans une perpétuelle vision d’innovations lubriques. Rien ne comptait plus pour elle que l’assouvissement de ses transports érotiques, dans la torture d’elle-même.

Dans un autre milieu, elle eût fait une sainte de l’ascétisme tortionnaire.

Son tempérament névrotique, acerbé, ne lui avait pas suggéré, comme à ses émules des jeux des orgies priapiques, les diversions de repos ; elle s’était, entière, livrée au démon des luxures infernales, qui la tordaient en damnée de l’amour, s’exubérant encore dans une atmosphère cérébrale plus satanique, en la vision du monstre mythologique.

Elle avait cru trouver son idéal en une sorte de colosse campagnard, paillard, sournois et cupide, un Jean-loupette terreux, qui lui servait de cocher et de valet de chambre.

Elle était devenue sa chose, son esclave, soumise à toutes les humiliations de la brute, traitée en rosse de la féminité, prête à tous les sacrifices pour ne pas le perdre.

Elle hurlait sous la pression brutale des pollutions du rustre, elle hurlait sous les coups de son fouet dominateur, elle hurlait de ses morsures de bête assassine, toujours soumise, rampant à ses pieds, sans lui crier grâce, se raidissant sous ses sarcasmes de brute, le provoquant dans ses affalements d’ivrogne de sang.

Il l’avait prise par surcroît, avec l’argent turpide amassé et les clefs des armoires, commandant stupidement absolu, lui crachant son parler immonde au visage.

L’horrible se lie à l’horrible, le crime engendre le crime.

Adrienne, la fille si aimée, jadis si chère, avait été retirée du couvent et jetée palpitante par sa mère dans les bras de son immonde amant.

Mlle de K… avait alors dix-huit ans.

Peut-être avait-elle déjà appris bien des choses étrangères à l’éducation d’une jeune fille, car elle assista à son immolation, sans qu’une protestation sortît de ses lèvres, sans un geste de défense.

Elle se courba au joug, associée de monstrueuses pratiques de sa mère, dans la fascination hystérique du mâle puissant, frémissante de sensations de rut, dominée par l’attraction polluatrice.

Cette vie à trois fut bientôt un enfer ; la baronne, furieuse de se voir préférer sa fille, jeune et fraîche, avait des transports de rage qui la faisaient se jeter en tigresse sur Adrienne, lui labourant le corps de ses ongles, la déchirant de morsures.

Une haine intense, farouche, couvait dans l’âme des trois acteurs de ces priapées sataniques.

— La vieille ne crèvera donc pas ? disait le valet à la fille.

Et, en lui, s’ancra une idée fixe : l’assassiner, non pour s’en débarrasser par fatigue, car elle était sa marmite, mais pour s’emparer du capital de trois cent mille francs que sa mort lui livrerait, avec la possession d’Adrienne.

Il creusa longtemps son projet, modant le moyen pour échapper aux conséquences de son crime.

La complicité de la fille lui parut indispensable.

Pour la première fois, Adrienne se révolta.

L’assassin parut avoir abandonné son idée, mais le soir même, tenant la baronne renversée, pressée sous ses genoux, il lui écrasa la poitrine.

Il voulut se justifier auprès de la fille, présente au drame qui venait de s’accomplir, hallucinée d’horreur.

Elle ne dit pas un mot, mais le lendemain matin on trouva le valet poignardé dans son lit et Adrienne empoisonnée avec du laudanum.

La femme qui se livre à son valet, se met moralement et physiquement la corde au cou : une perversité de plus dans l’esprit du turpide et le nœud se serre.

Les maîtresses servantes sont plus canailles, plus cupides et combien plus rouées, plus dangereuses.

Le peintre B…, octogénaire assez dépravé, avait pour bonne une Bretonne, dont il avait fait sa maîtresse, et qui augmentait encore ses gages en se livrant à la prostitution.

Des amis communs tentèrent d’éclairer le vieillard sur la conduite de la Bretonne et sur les dangers qu’il courait.

Il ne voulut rien entendre, se brouilla avec eux, en les accusant de calomnie.

À sa mort, ses héritiers, des neveux, qui n’avaient été prévenus de la maladie de l’oncle que par la lettre de faire part d’enterrement ; ne trouvèrent que cent mille francs en actions au lieu de trois cent mille qu’accusaient ses revenus, et plus un seul objet de la magnifique collection de bijoux anciens qu’il avait rassemblés.

Le lever des scellés et l’inventaire avaient été faits devant eux par le juge de paix et le notaire, lorsqu’un commissionnaire se présenta demandant à parler « à Mouchieu B… ».

— Il est absent, répondit le notaire jovial.

— Cha n’fait rien, ch’attendrai.

— Que lui voulez-vous ?

— Ch’ai une lettre qui n’est pas minche à lui remettre, parlant à cha personne.

— Ce sera fort difficile, car il est mort.

— Alors qui va m’payer ma courche ? ch’est vingt chous.

— Tenez, voilà deux francs. Donnez-moi votre lettre ; je suis son notaire.

La lettre, qui n’était pas mince, comme avait dit l’Auvergnat, contenait vingt actions de la Ville de Paris, qu’un cordonnier marlou de la bonne, qui les lui avait remises en dépôt, retournait à leur propriétaire en l’informant des débordements de la Bretonne.

Le notaire comprit que le recéleur se vengeait pour une raison ou une autre de sa marmite, et avisa le Parquet.

Des perquisitions habiles provoquées par des investigations, faites dans le quartier où tous les boutiquiers connaissaient les turpitudes de la bonne-maîtresse, firent découvrir cinq autres marlous, tous cordonniers, en possession de cent cinquante mille francs en actions, de la collection de bijoux et d’un capharnaum d’objets d’ameublement que la fille leur avait confiés.

À l’instruction, conseillée par un avocat roublard, de ces jolis messieurs qui ont juré de ne défendre que des causes justes et qui ne vivent que de fripouilleries, il fut impossible d’en tirer autre chose que :

— C’est Monsieur qui me les a donnés, j’étais sa maîtresse.

Mais la cruche était cassée ; elle fut condamnée.


XX


Les chauffeuses. — Insanités de romance. — La pseudo-duchesse de Malespine. — Les industrielles du flirt. — Aventures d’un Français à Londres. — Les femmes qui tuent. — Les hommes qui assassinent.


Les tableaux que je viens d’exposer sont plus d’application brutale que d’impression, tant les faits sont partout saisissables. Le véritable piège, est cette érotomanie simulée, aux apparences de mièvrerie ou de bon garçonnisme, qui se prête aux combinaisons de l’escroquerie : genre qui est pratiqué sur une grande échelle de l’autre côté du détroit, protégé par la loi britannique en ses pudibonderies picaresques.

Je veux parler des chauffeuses de l’érotisme qui, dans leurs entreprises contre l’homme dont la conquête doit servir à son exploitation, déploient tous les raffinements que la lascivité et la lubricité peuvent suggérer.

Je m’abstiendrai de faire état du sourire, du regard, tout-puissants qu’ils soient sur les natures tendres, poétiques ou ramollies. Toutes les femmes possèdent l’art et l’esprit de ce jeu d’attrape-nigauds et savent dans les circonstances propices le mettre à profit.

On connaît toutes les insanités des romances pour pensionnaires : Pour un sourire de tes lèvres, pour un regard de tes yeux, je braverais l’Univers, j’irais te chercher une couronne au plus profond des enfers, je décrocherais les étoiles pour t’en faire une parure, et autres calembredaines de l’espèce.

On connaît à peu près le nombre d’imbéciles qui ont sombré à Charenton, qui ont piqué une tête dans la Seine, qui ont rôti sur le gril de saint Laurent, qui se sont pendus, revolvérisés, asphyxiés, qui ont perdu leurs cheveux, pour un sourire de ces lèvres-là, pour un regard des yeux des croqueuses de millions et d’héritages, mais on n’a jamais vu le Temps braver l’Univers et, certes, ce n’est pas lui qui s’arrête aux bagatelles de la porte.

On m’objectera que tous les hommes ont été plus ou moins braisés par ce petit jeu.

Je le sais ; à preuve le petit tringlot qui écrivit à la duchesse de Malespine :

« Ton sourire se promène en cabriolet sur le boulevard de mon cœur, et l’ardeur de ton regard a fait roussir les poils de ma capote. »

C’était une chauffeuse bon garçon que cette prétendue duchesse de Malespine, pudique à jeter son cœur aux passants par le balcon.

Mais avec les hommes suffisamment métallisés qu’elle voulait exploiter, à l’état de mines à revenus permanents, elle y mettait des formes, beaucoup plus même qu’une honnête femme qui ne vise qu’au mariage.

Dans la conversation, c’était une jarretière qui se décrochait et qu’elle remettait, montrant une jambe bien faite et le liséré de chair rose qui l’intersectionnait avec la jambe du pantalon. C’était le froid de la pièce qui lui faisait relever ses jupes jusqu’au nombril, pour présenter sa demi-pose de face au feu de la cheminée, laissant apercevoir, dans le fouillis de ses dessous impeccables, la ligne bien dessinée de séparation du bassin de Vénus.

Et elle causait toujours, faisant virer son fauteuil.

L’homme visé complimentait — le daim — se disant :

— Est-elle bon garçon, cette chère duchesse !

Oui, certes, elle ne demandait qu’à jouer au bouchon, pièce dessus.

Ceux qui ont assisté à la toilette intime de ces truqueuses, et ils sont nombreux puisque c’est leur miroir à alouettes, savent qu’elles n’ont pas besoin de se déshabiller davantage pour qu’on connaisse leur plastique, la nature et la couleur des accessoires ; car ce n’est pas précisément pour les aveugles qu’elles font montre de bon garçonnisme.

On connaissait à la Malespine autant d’amants que le calendrier porte de noms de saints, et elle avait avoué à la dame du Virolet qu’elle n’avait pas encore trouvé ce qu’elle cherchait.

— Quoi alors, ma chère ?

— Une bourse de sequins dans le fond d’une culotte.

C’est à peu près ce que toutes les chauffeuses cherchent.

D’autres sont frôleuses, intoxicantes.

Les plus hardies vont jusqu’aux sollicitations égarées, aux constatations priapiques.

Si en France des milliers de pigeons tombent dans les filets des chauffeuses, on n’y assiste que rarement à l’écœurant spectacle du chantage au mariage devant les tribunaux.

En Angleterre, il ne se passe pas de jour qu’une action de ce genre ne soit plaidée en justice.

Serait-ce parce que la France est le pays des merles et l’Angleterre celui des corbeaux ?

L’odyssée tribulatoire suivante est arrivée à Gustave Sabin, fils d’un riche manufacturier du Nord, que son père avait envoyé à Londres pour parfaire son éducation commerciale et linguistique.

Il avait pris pension dans une famille composée de la mère, et de quatre filles plus que majeures.

Tout cela s’appelait Schricks.

C’était un mari en expectative qui arrivait aux quatre pucelles, aussi lui firent-elles fête et bonne figure.

Le siège commença le soir de son arrivée : un entortillement de soins et de prévenances. Ce fut à qui des quatre traîtresses lui déballerait sa marchandise, ses grâces, son savoir-faire.

En rentrant dans sa chambre pour se coucher, le Français s’apercevait de plus en plus qu’il n’était pas chez lui : un soir, c’était la belle Jenny, l’aînée, qu’il trouvait dans son lit.

Le lendemain, c’était Anna, la cadette.

Le surlendemain, c’était Emely, la troisième.

Un autre soir, c’était Julia, la plus jeune, vingt-quatre ans et pas de corset, chose qui lui était tout à fait inutile.

À vingt-deux ans on ne chasse jamais une femme de son lit, fût-elle moricaude.

Mais, dans l’espèce, Sabin avait tort et on le lui fit bien voir, lorsqu’un soir, assis à la table du thé familial, la mère Schricks lui posa nettement la question du mariage.

— Vous avez couché avec mes filles, il n’y a d’autre remède à cela que le mariage, lui dit-elle.

— Je ne puis cependant les épouser toutes les quatre, répondit Gustave en plaisantant.

— Épousez-en d’abord une et faites une dot aux autres, je me contenterai de cela pour le moment.

— Laquelle me destinez-vous ?

— Choisissez, je laisse cela à votre discrétion. Mais je crois que Jenny a plus de droits à votre choix que ses sœurs.

— Pourquoi ?

— Parce qu’elle est la plus âgée et moins susceptible d’attraper un bon mari. D’ailleurs vous n’avez pas à vous plaindre, c’est une beauté faite au tour.

C’était vrai, c’était une tour avec une mâchoire à déraciner avec les dents un champ de betteraves.

Sabin n’était pas convaincu que cela fût un heureux choix.

La mère Schricks, le voyant hésiter, lui offrit la cadette.

— Mon Anna est une belle femme, elle mesure cinq pieds huit pouces et elle sait faire le plum-pudding comme Sa gracieuse Majesté, lui dit-elle.

C’était encore vrai, la fille avait la taille d’un tambour-major, mais d’une maigreur squelettique.

Le Français avait fait la grimace.

— Voyons, il faut se décider, fit la mère Schricks. Prenez Emily. Elle a l’oreille un peu dure ; cela vous dispensera de lui conter vos affaires.

— Que voulez-vous que je fasse d’une femme sourde ? Comment pourra-t-elle me remplacer à la manufacture lorsque j’en serai absent ?

Cette objection du Français parut assez plausible à la vieille Anglaise, qui brûla ses vaisseaux en lui offrant la quatrième.

— Non, répondit Sabin. Tout bien réfléchi, je crois que je ne suis pas fait pour le mariage. Dans dix ans, si vous voulez, nous en reparlerons.

— C’est votre dernier mot, master Gustave ?

— Mon dernier mot, mistress Schricks.

— Nous plaiderons, master Gustave.

— Allez au diable, mistress Schricks. Ce n’est pas moi qui ai couché avec vos filles, ce sont elles qui ont couché avec moi, et je ne leur demande rien pour cela.

— Oh ! yes, vôs être very shocking ! master Gustave, s’écria la belle Jenny.

Sabin monta à sa chambre assez mécontent de cette scène de famille.

On ne lui parla plus de rien pendant quelques jours, et il croyait que l’affaire en resterait là, lorsqu’il reçut assignation à se présenter devant le Banc de la Reine, maintenant le Banc du Roi, où Georges VII aurait fait une drôle de figure si on lui avait demandé compte de toutes ses fredaines.

Par bonheur pour le Français, le juge était un gai compagnon.

Il se fit expliquer l’affaire qui le fit pouffer de rire.

Les quatre pucelles soutenaient que master Gustave leur avait promis le mariage.

Il y eut répliques et surrépliques des avocats, si bien que personne n’y comprenait plus rien.

L’affaire fut remise à quinzaine pour enquête.

En attendant, le juge retint Sabin, pour examiner s’il n’y aurait pas lieu à arrestation immédiate.

Quand tout le monde se fut retiré, il appela l’inculpé dans son cabinet et lui dit paternellement :

— Prenez aujourd’hui même le paquebot et repassez le détroit. Ayez soin de faire constater votre départ et votre présence en France d’ici à neuf mois. Les quatre garces et leur mère vous ont tendu un traquenard, mais je vais leur jouer un tour de bonne justice. Adieu, mon ami, vous me remercierez plus tard.

Le Français ne se fit pas répéter le conseil. Il rentra chez lui, prit son argent et ses papiers, et le soir il était à Calais.

À quinzaine, l’affaire fut retenue au rôle.

En l’absence de l’inculpé qui s’était excusé par lettre, le juge rendit un arrêt qui l’obligeait à épouser la fille Schricks qui, la première, présenterait un enfant né des œuvres du séducteur.

De retour chez elles, les quatre Anglaises s’examinèrent mutuellement la taille pour se rendre compte que le tournoi galant restait ouvert dans d’égales conditions.

Neuf mois après, elles présentèrent chacune, à la barre du Banc de la Reine, un poupon fraîchement débarqué du monde des esprits.

Devant les preuves présentées par Sabin, le juge les envoya se faire f… ailleurs.

C’est surtout dans les trains de chemins de fer que les chauffeuses anglaises pratiquent leur industrie. Elles sont légion, pistonnées par des pickpockets qui font auprès d’elles office de souteneurs.

Je suis loin de plaisanter les malheureuses que des excès de tendresse ont livrées aux bras de suborneurs indignes et qui, après les avoir rendues mères, les ont délaissées par spéculation. Mais il faut distinguer entre les victimes de l’amour et les chauffeuses embobineuses d’hommes, dont l’intérêt est le seul guide, qui, croyant leur proie solidement prise à leurs pièges, se révèlent alors cyniquement dans leur exécrable caractère de pieuvre.

L’homme, ainsi édifié, se reprend et cherche le salut dans une rupture, s’il n’est encore qu’à moitié bridé, dans le divorce, s’il est enchaîné à son crampon.

Elles se découvrent alors les misérables, en leurs crachements reptiliens, la moussure de leur bave et leurs exhalaisons de rage, jouant du revolver et du vitriol avec une virtuosité de furie.

La femme qui a réellement aimé un homme ne le maudit jamais, fût-il le dernier des gredins.

Il n’y a que les pasticheuses de l’amour qui se montrent théâtrales en leur défaite. Mlle de la Vallière, oubliée, ensevelit ses tendresses, toujours vivantes, dans le cloître, ne cessant d’adresser au ciel ses plus ferventes prières pour son Louis bien-aimé, tandis que la Mancini et la Montespan, les deux ambitieuses intrigantes qui visaient à la couronne, ne cessèrent de comploter contre leur royal amant, quand elles se virent déchues des honneurs dont leur corps était le prix.

On aime encore à se rappeler la douce figure d’Agnès Sorel, qui sacrifia sa jeunesse et sa beauté au malheureux Charles VII, rien que parce qu’il était malheureux ; se laissant publiquement frapper par le fils de l’homme qu’elle tentait d’arracher à la folie, et allant mourir à ses pieds à l’abbaye de Jumièges, en esclave résignée et toujours aimante ; et celle non moins charmante de Marie Leczinska, qui, pendant quarante-trois ans, souffrit sans se plaindre toutes les injures dont une femme puisse être accablée et expirait le pardon aux lèvres.

Que les théâtreuses de l’amour ne s’illusionnent pas ; la femme qui a du sang aux mains ne peut être qu’un monstre, Celle qui diffame son amant ou son mari ne peut être qu’une grue, dont elle a l’âme si elle n’en a pas la situation.

Que certains hommes tuent leur femme ! Je l’admets, ce sont des brutes, quand pas des marlous On ne peut changer leur nature bestiale.

Que la loi leur soit indulgente ! Je l’admets encore ; elle est digne d’eux.

Qu’ils la diffament et la déshonorent publiquement ! Je l’admets toujours ; je sais qu’ils ne valent pas cher, et que concubinage et mariage sont rarement une école de bonnes mœurs.

Mais il n’en reste pas moins vrai, qu’un homme qui tue une femme, l’eût-elle cent fois trompé, est encore plus indigne, plus misérable que sa victime, car jamais une femme n’a été tuée par amour, mais pour un des mille motifs sordides qui grouillent dans les âmes basses.

Ils ont vu rouge !

Je te crois, du feu qui ne faisait plus bouillir leur marmite.

Naturellement, l’accident n’est pas le crime.

La vérité dans l’amour terrestre est que le jeu ne peut pas toujours durer. Tout passe, tout lasse, tout casse. Quand on en a assez, bonsoir, la compagnie. On n’est ni des vaches ni des bœufs, et l’abattoir n’est pas une raison.

La comédie de l’amour est déjà assez lugubre sans qu’on y mette du sang.

Un mari, ou un amant philosophe est un sage ; le mot cocu par lequel on cherche à le persifler, appartient en propre à celui qui le remplace, car le véritable cocu est celui qui y est.

Je sais que ce n’est pas l’opinion de l’Académie ; mais allez demander un peu de logique à quarante bonshommes, faisant office d’inquisiteurs de la foi littéraire, qui ont la prétention, en plein vingtième siècle, de décréter tel mot orthodoxe et tel autre hérétique.

Hérétique ! À quoi cela rime-t-il aujourd’hui ?

Les femmes sont garces, j’en conviens, mais elles ne sont aimées que parce que les hommes sont bêtes.

Ce sont des diplomates toujours en accouchement d’une ruse ou d’un faux fuyant, et elles ont la partie belle avec des serins qui ne s’occupent que de leur chanter Gloria, et de manger leur millet.

Il est bien entendu que je parle en hérétique : toutes les femmes ne se disent-elles pas bonnes, vertueuses, et tous les hommes ne se croient-ils pas malins ?


XXI


Trop de lumière. — Les chauffeurs. — Les chevaliers de la Moufle. — Hermione de la Baissonnière. — Les femmes à lubies. — Pèlerinage des adultères. — Le drame.


Les philosophes, c’est-à-dire les prétendus tels, en ont assez fait voir de toutes les couleurs à leurs contemporains, pour se croire autorisés à déclarer que le dix-huitième siècle était un siècle de lumière. Les Bobèches qu’ils ont engendrés ont supercoquelicantieusement rabâché que le dix-neuvième siècle était le siècle de lumière. À son tour, le vingtième siècle, quoiqu’il n’ait encore produit que des vessies, se proclame un siècle de lumière.

Cela fait trois siècles de lumière, et on est encore à se demander où elle est.

Paris-Lumière, un enfant comprend cela. Avec ses quarante-huit mille réverbères, ses trente mille foyers électriques, ses dix millions de lampes ménagères, ses mètres cubes de bougies et de chandelles, sans compter celles que les dégringoleurs de pantes font voir à leurs victimes, on ne peut pas dire que Paris n’est pas éclairé… le soir, s’entend. Pendant le jour… mon Dieu ! le soleil luit pour tout le monde.

Cependant, il faut tenir compte d’un élément à qui Paris doit peut-être d’être appelée la Ville-Lumière, car il éclaire singulièrement la situation.

Je veux parler du chauffeur ; le personnage le plus encombrant, celui qui se fait partout place à force de pompe, d’impudence et de cynisme.

Il n’est nullement question ici du bipède, moitié ours, moitié pompier…, poussant au volant une mécanique qui infecte les boulevards, et qui, soit dit en passant, ne chauffe rien du tout.

Le véritable chauffeur ne se recommande que des dames ; il est toujours élégant, luisant, pommadé.

Il y a aussi à Paris quinze mille de ces individus, venus de tous les points du globe, ne possédant ni propriété ni titre de rente, sans un sou vaillant légitimement acquis, ne faisant œuvre de leurs dix doigts, et qui cependant vivent sur le pied de cinquante mille francs de revenus, sont de toutes les fêtes mondaines, encombrent les champs de courses, se pavanent aux balcons des théâtres, sont inscrits à tous les clubs et donnent le ton à la fashion. On les connaît partout : à Nice, à Monte-Carlo, à Monaco, à Trouville, etc.

Ce sont des rastas évidemment, mais si bien embusqués dans leur position, qu’on les confond avec les hommes du monde.

Il y a parmi eux nombre d’affublés et de titulaires de titres de prince, de duc, de comte, de vicomte et de baron ; cela ne les place pas en dehors de la catégorie des écumeurs de salons : chauffeurs de marmites, casseroles de polices internationales, cachalots de la marée richardaire.

Le monde les a sacrés et ils y sont en bonne place, comme chevaliers de la Moufle.

La proie spécialement visée par cette aristocratie de bohème est la femme mariée.

Malheur aux victimes qui tombent sous leur coupe : si elles ne sont pas les dernières des garces, elles seront les dernières des malheureuses.

Quand ils ont jeté leur dévolu sur une femme, ils la pressent, l’entourent, la chauffent, l’assiègent, la captivent jusqu’à la chute qui, en passant par une des maisons de rendez-vous, les fait ses seigneurs et maîtres.

Alors c’est pour la crucifiée le chemin du calvaire, chemin du mensonge perpétuel, de ruse et de diplomatie honteuses, de vols domestiques, de frayeurs mortelles, de scélératesses blanches, d’insomnies fiévreuses : du crime qui suggestionne les adultères, peut-être.

Et cette ignominie, pourquoi ? Pour s’engoncer d’un phallus de contrebande !

Que ne s’adressait-elle à la fabrique de caoutchouc qui fait l’article ?

Désormais marmite, pressée par les demandes réitérées d’argent de son misérable amant, menacée du chantage du rufian, qui a collectionné ses lettres, ses corsets, ses pantalons, ses bas et ses bijoux comme preuves, elle devra le pourvoir d’argent, de linge, de vêtements, de souliers, de cravates et de chapeaux, payer la location de sa garçonnière et les extras.

Les femmes mariées ne sont pas les seules eaux dans lesquelles barbotent les rufians de salon, ils sont encore les associés des chauffeuses professionnelles, auxquelles ils amènent les provinciaux fraîchement débarqués, les fils de famille rencontrés au raccrochage et les pouacres des lubricités séniles. Ils vont même jusqu’à leur jeter en pâture les victimes de leur piraterie galante, qu’ils abrutissent par les pratiques du lesbéisme.

Voici un drame qui n’est qu’un épisode des crimes commis par les écumeurs de salons.

M. de la Baissonnière était un de ces savants, bons garçons, avec lesquels on peut causer, loyal, franc et assez libéral pour passer condamnation sur les travers de tous les siècles de lumière. On aimait en lui la lucidité de son esprit qu’il prodiguait sans afféterie, sans ce pédantisme et ce casuisme si communs aux bonzes dont une coupole quelconque couvre le chef comme une cloche à fromage.

Très caustique aussi quand il se trouvait en présence d’imbéciles ou de poseurs.

Très riche, tous les salons lui étaient ouverts.

J’oublie l’accessoire, il était célibataire, bel homme et s’habillait avec goût. C’est un détail sans importance, je le sais, mais il n’est pas donné à tous les savants d’être célibataire, bel homme et de pouvoir s’habiller autrement qu’en sac.

Parmi les jeunes femmes qui lui faisaient leur cour — c’est la seule méthode possible aujourd’hui d’attraper un mari, quand on n’a pas au moins dix mille francs de rente à verser au contrat — il choisit la plus pauvre, la charmante Hermione de la Bergerie, blonde, visage angélique, galbe suggestif, musicienne, peintre, diseuse exquise et le reste, d’âge à ne plus jouer à la poupée et d’une fortune qu’on peut évaluer à zéro, si on tient compte des charges qu’une femme du monde occasionne au mari.

Ce que le savant croyait avoir trouvé en faisant son choix, c’était une maîtresse de maison, intelligente, affectueuse et une bonne mère pour sa future progéniture.

Le mariage se fit en grande pompe. On fit connaître orbi et urbi à tout Paris qu’on se mariait devant le maire et le curé, pour qu’il n’y eût pas d’équivoque. La concierge de M. de la Baissonnière en fut spécialement avisée, afin de lui enlever tout prétexte à des suspicions hétéroclites.

Hermione, entourée de luxe et d’affection, aurait dû être heureuse avec les deux enfants que Cupidon lui avait donnés en vingt mois.

Pas du tout, elle s’ennuyait à mourir. Elle trouvait que puisque M. de la Baissonnière était marié, il n’avait plus à s’occuper de ses livres, de ses séances académiques et autres, d’écrits ni de recherches. Il se devait à sa femme, rien qu’à sa femme. Bref, c’était une femme à lubies, et une femme à lubies, c’est cent fois plus dangereux qu’une femme à passions.

C’est pour les femmes à lubies que les magasins du Bon Marché, du Louvre, du Printemps, du Petit Saint-Thomas, de la Samaritaine, de la Belle Jardinière et tutti quanti ont été créés, ont un budget de publicité énorme et coulent dans les boîtes aux lettres leurs milliards de prospectus.

D’après la statistique courante, il y a deux cent et trente-huit mille femmes à lubies qui visitent journellement ces déballages de fantaisies coûteuses. Ce chiffre paraîtra bien bas si on considère qu’il en passe vingt fois autant à côté.

La lubie par excellence d’Hermione était la conversation mondaine.

Le diable lui envoya, dans une visite au Louvre, un particulier qui se disait comte Cosaco de l’Ambuscada : brun, grand, mince, une tête de gitano comme il s’en trouve des centaines sur le boulevard, parlant toutes les langues, de tout et de tous, et vêtu comme un gentleman qui a la passion des bijoux.

De conversation en conversation, Mme de la Baissonnière descendit rapidement la pente fatale.

En bas de la rampe, il y avait un pont — le pont des soupirs… il fut franchi.

Au delà du pont il y avait une prairie fort propre à la conversation : on s’y assit.

Puis un ravin, le Rubicon des adultères : on s’y perdit.

Six mois après, nous retrouvons Hermione, échevelée, pâle, défaite, un fer de crocheteur devant le secrétaire de son mari, présidant en ce moment un Congrès de quelque chose à Genève.

Elle en fixait le trou de la serrure, les yeux hagards.

L’ange gardien du foyer s’était fait cambrioleur.

Il lui fallait cinq mille francs : la rançon des billets qu’elle avait eu la stupidité d’écrire à son suborneur, et des corsets qui lui avaient été chipés dans sa garçonnière.

Le dégoût du rufian lui donnait des nausées. La gorge serrée par les sanglots qui ne pouvaient s’en échapper, elle crispait d’une main fiévreuse, le corps secoué de mouvements convulsifs, le crochet cambrioleur.

Si elle avait pu pleurer, peut-être qu’une bonne pensée d’en haut lui serait venue.

Mais elle était toute à la fascination du danger qu’elle courait. Dans une heure il fallait que le rufian eût les cinq mille francs, ou gare à la bombe.

Il attendait en face, lorgnant l’étalage d’un bijoutier.

Cette pensée la terrorisait ; elle se sentait devenir folle, et elle était seule, sans appui, sans conseil.

Son indignité lui faisait grossir le danger.

Elle regardait dans le vague sans voir.

Le secrétaire seul de son mari pouvait lui donner la rançon libératrice. Ses bijoux, ses dentelles et jusqu’à son linge avaient été engagés pour satisfaire l’avidité du marlou.

Elle fit résolument un pas au-devant du meuble.

Tout à coup, elle se recula suffoquant, portant la main à son cœur.

Vision ou hallucination, la corporalité diaphane de son mari venait de s’interposer entre elle et le secrétaire, paraissant attendrie, la main tendue en signe de pardon.

Elle tomba à genoux, criant grâce. Le son de sa voix la fit se reprendre. La vision avait disparu.

Trois quarts d’heure encore : le rufian attendait.

Elle se releva, éperdue, folle, et se précipita vers le secrétaire et introduisit tremblante, convulsée, le crochet dans la serrure.

Un déclic se fit entendre, immédiatement suivi d’une détonation.

Hermione était étendue sur le parquet, morte, le cœur traversé d’une balle.

Le secrétaire était à combinaison armée.

Le chevalier de la Moufle vit aux crochets d’une vieille baronne dont il héritera.


XXII


Les chauffeuses de la bécane. — Le comte Rastaconculo. — La course de Viroflay. — La côtelette de dona Pia Cuchita. — Patientes recherches des savants sur la femme. — Constatations de dom Gaspard de Tours. — Le poids des esprits.


Presque toutes les chauffeuses pratiquent un genre de sport ; celles du grand monde ont l’automobile dont les trépidations sont érotisantes ; les cocottes ont la bécane. Quant au cheval d’amazone, il a vécu.

Il n’y a pas bien des jours que, de la place Pigalle au parc Monceau, on pouvait assister au déballage par escadrons de mollets, de cuisses, de hanches, de fesses et de globes de poitrine, violemment accusés par des costumes court-vêtus, s’étudiant dans les poses les plus incendiaires à la manœuvre de la bicyclette.

La zone galante s’était tout à coup prise de passion furieuse pour la bécane ; cocottes de style et grues, c’était à qui rivaliserait d’entraînement.

Cette exhibition publique de sensationnelles plastiques a subitement décliné. On ne sait pourquoi, mais les causes de l’émulation sont connues.

Les agences de prostitution et les mères proxénètes de la zone galante, s’étant aperçues que le cyclisme généralement adopté faisait tort à leur industrie et que les galants chevaliers de la bécane trouvaient cuisses, mollets et le reste à palper à l’aventure, décidèrent un entraînement général de leurs protégées.

Il n’y avait pas de temps à perdre, il fallait regagner et vite le terrain perdu, car le ramonage ne battait plus que d’une aile.

Les loueurs de bicyclettes de l’endroit furent requis et, contre un abonnement à tempérament, initièrent les belles petites à l’art de prendre des pelles.

Tout Cythère en fut, et les marlous de ces dames aussi.

À mesure que les sportives du genre se trouvaient à peu près d’aplomb sur leur bidet roulant, elles s’escadronnaient par deux, par trois ou par quatre dans les allées du bois de Boulogne et sa sphérie, galantant de leurs sourires, de leurs regards et de leurs éclats de rire, culbutant au moment et à l’endroit propices.

Le succès couronna tant de vaillance.

Les grues à leur tour se mirent de la chevauchée. Ce fut une débauche de garçonnets manqués dans tout Paris ; le costume cycliste était devenu, pour ces dames, de ville, de campagne, de jour et de nuit. On ne pouvait se risquer dans les habitations, spécialement affectées à ces engins des joyeuses ballades, qu’en s’écorchant les tibias dans les corridors, les paliers et les vestibules.

On trimardait à tripes dondaines par monts, par vaux et par bocages, le jour et la nuit.

Mais le bichon quotidien manquait, et nombre de cythériennes redevenaient comme ci-devant servantes à tout faire.

Le truc avait inspiré un chevalier de la Moufle, un quarteron des quatre nations, suisse italienne, slave et kalmouke, que le glorieux Pape actuel avait fait comte de San-Rastaconculo.

Déjà pourvu de deux dévotes, que la torchée de médailles miraculeuses et le scapulaire qu’il portait entre chair et flanelle avaient séduites, ainsi que d’une comtesse authentique qui, avec ses deux filles, écumait les plages de la Méditerranée, il s’était adjoint deux cocottes du sport à la pelle, auxquelles il amenait, à des endroits désignés, les pigeons qu’il pouvait racoler et qui, naturellement, payaient la partie carrée et les gants.

Les deux routières et leur associé vécurent ainsi plantureusement pendant près de dix-huit mois, jusqu’à ce qu’un décret d’expulsion vînt priver les deux cheminardes de leur providence.

Elles continuèrent encore quelque temps leurs raccrochages à la bécane, mais le grand ressort était cassé. Elles durent y renoncer.

D’autres ont dû mieux réussir, car on les rencontre presque tous les jours, en fêtardes, autour de la pelouse et de la Cascade.

Les plus hardies poussent leurs prouesses jusqu’à Versailles, Saint-Germain et Fontainebleau, où elles esbaudissent les populations rurales.

Pour se convaincre de l’effet que ces cavalcades produisent, il faut entendre les paysans dire en clignant de l’œil :

— Oh ! Paris, quel tas de garces, quel tas de cochons !

Des chauffeuses d’automobile, il se contente de dire :

— Tout ça, ça n’vaut pas cher.

La course la plus épique du genre fut celle que le prince de Magradir, magnat de Transylvanie, organisa dans le parc de son château de Viroflay.

Vingt sportives choisies de la zone galante auxquelles s’étaient jointes trois nobles dames, compagnes habituelles du Croate, toutes à poil, coururent pendant deux heures sur une piste accidentée.

Une quinzaine de spectateurs, amis du magnat, assistaient à ce spectacle d’un genre tout nouveau et rempli des péripéties les plus folichonnes.

Chaque pelle sensationnelle était payée un louis. Il y eut tant de culbutes que l’organisateur en fut pour plus de quatre mille francs.

Le prix d’honneur fut remporté par la comtesse de Teufelgatt, dite la Morphine, dont je parlerai bientôt.

Le premier prix, par Jeanne des Myosotis, de la Scala.

Le deuxième, par Lucie Delapointe, des Folies-Bergère.

Le troisième, par dona Pia Cuchita.

Un mât de cocagne avait été planté sur la pelouse.

Sept concurrentes seulement se présentèrent pour décrocher la timbale.

Lady Carnebody seule atteignit le faîte. Les six autres dégringolèrent, à la voltige, cul sur tête.

C’était mieux qu’au Parc-aux-Biches des sœurs Davidsen.

Le grand Tabernagor, le boulevardier bien connu, fut si enthousiasmé des prouesses de la diva de la Scala, qu’au banquet qui suivit cette rosserie, il voulut absolument l’épouser sur le-champ.

Jeanne des Myosotis refusa de se prêter à un intermède qui, quoique privé, devait être assez public.

Mais Tabernagor, soûl comme plusieurs cochers de fiacre, ne voulait rien entendre. Il se mit à la poursuite de la diva qui, devant l’obstination du boulevardier, avait joué des jambes.

Au moment de l’atteindre près du bassin, il piqua une tête dans la mare, par quatre pieds de profondeur.

Ce ne fut qu’avec des peines infinies qu’on parvint à l’amarrer au bord.

Il avait avalé quatre pintes de l’élément aquatique et deux grenouilles.

Depuis, quand on lui parlait du mariage de Viroflay, il se sentait encore le cœur barbouillé.

Après le départ du magnat, dona Pia Cuchita tomba sous la coupe d’un de ses compatriotes, don Luis de Macrosabo, ex-muletier, qui lui mangea jusqu’à ses nippes et la rouait de coups.

Quand il n’eut plus rien à lui prendre, il l’envoya raccrocher sur le boulevard.

Mais la pauvre femme était si desséchée, qu’il aurait fallu avoir un cœur de tête d’allumette pour s’y frotter.

De désespoir elle se pendit à la flèche de son lit. Elle n’avait plus que la peau sur les os.

Son cadavre fut livré à l’amphithéâtre de l’École de Médecine, où on constata qu’il lui manquait une côte.

Quelqu’un avait dû la bouffer, probablement l’ex-muletier, qui un an après fut pendu en Angleterre.

C’est ce qu’un rapport très scientifique établit.

Ce fait peut paraître étrange, mais il ne faut douter de rien, lorsqu’on a vu les plus graves docteurs d’Europe découvrir jusqu’à quarante-huit mille maladies nouvelles en cinq ans. On ne peut donc que se confondre en admiration devant ces puits de science, et ranger la côtelette de dona Pia Cuchita parmi les cas pathologiques de certitude absolue.

On ne peut nier que la femme occupe le premier rang dans les préoccupations des savants, tant ils lui veulent du bien. Des recherches récentes ont fait découvrir dans leur corps des cuillères, des fourchettes, des pelotes d’aiguilles et d’épingles, des pinces à sucre, des couteaux et jusqu’à des fers à repasser, qu’elles avaient probablement avalés par distraction en parlant de choses et d’autres.

Le savant Lasanotier, de l’Académie, a été plus loin dans ses recherches. Il a trouvé que le cerveau de la femme était continuellement perturbaturé par cent et trente-deux mille influences sympathiques et cent et trente-sept mille influences antipathiques ; que huit cent et soixante-cinq mille influences précipitaient ses pieds en avant et seulement quatre en arrière.

Ces découvertes étonnent quelquefois, mais, en y réfléchissant bien, elles n’ont rien d’anormal.

On n’a qu’à consulter sous ce rapport les mémoires de dom Gaspard de Tours qui exorcisa la nommée Perine Roulard, au hameau des Sept-Vierges, en Saintonge. Il en vit sortir quarante mille démons du cerveau, trente mille des yeux, sept cents du nez, soixante mille de la bouche, cent et dix mille du ventre, onze mille des genoux, et trois cent mille des pieds et des mains.

Et il avoue que c’était une sainte femme.

Les incrédules m’objecteront que huit cent cinquante-un mille sept cents démons, c’est une charge pour une femme.

Cette objection n’est que spécieuse. Cela ne pèse pas bien lourd, les esprits ; on ne le voit que trop par les productions littéraires qui encombrent les bibliothèques.

Ceci dit sans pensée aucune de bêcher les confrères, mais ils sont comme tout le monde, il leur faut cent mille démons pour leur infuser un gramme d’esprit. Il est vrai que quand Dieu y met du sien, c’est foudroyant.


XXIII


Physionomie générale de la prostitution. — Les maisons de tolérance. — Chabannais. — Comparaisons statiques. — Drames de l’adultère. — Invétération vénérienne. — La maîtresse de frère Ignace.


Rien d’uniforme, tout est différent dans la nature il n’y a ni un homme ni une femme qui soient exactement pareils à un autre homme ni à une autre femme, dont la forme, l’idiosyncrasie, le mouvement soient les mêmes. Il y a des ressemblances, des similitudes, mais jamais uniformité. Il est vrai que dans certains types et certaines situations on croit trouver une ressemblance parfaite. Cela provient de ce que nous voyons mal ce que nous croyons voir, que nous jugeons mal ce qui nous entoure. Nos sens sont imparfaits, cause première de toutes nos erreurs et de nos errements.

La prostitution, quels que soient son genre, sa manière d’être, n’échappe pas à cette loi générale, elle varie, change d’aspect et de caractère, suivant les êtres et les lieux qui l’actionnent.

Je n’irai pas jusqu’à faire la psychologie de la prostitution, d’abord parce que cela me mènerait trop loin, ensuite parce que rien n’embête les lecteurs comme n’importe quelle psychologie. On a déjà assez à faire de voir marcher l’aiguille du cadran sans avoir à s’occuper encore de ce qui se passe dans la boîte.

Je me contenterai donc d’établir les comparaisons les plus sensibles.

On ne peut comparer, par exemple, les maisons de tolérance, même les chabannais les mieux appropriés, où le client n’accomplit qu’un acte d’animalité, avec les clubs truqués, pour donner l’illusion de la passion à ceux qu’y attirent l’attrait du plaisir, la dépravation artistique ou l’entraînement érotique.

Les impressions de l’homme qui a conservé quelque sentiment de dignité, en sortant d’une maison de tolérance, ne peuvent être que le dégoût et la honte. Le feu de l’animalité acerbée éteint, il se reprend et il juge à quels vices crapuleux il est allé se frotter. Il se sent imprégné d’odeurs putassières qui l’écœurent et qui doivent le signaler partout comme un être immonde.

En effet, il a fait œuvre de cochon, ni moins ni plus.

La fille, bête de somme, avec laquelle il est monté, sur laquelle il s’est vautré, sur un lit fatigué, tamisé et infusé de microbes purulents, dans une chambre crasseuse, hante, cauchemardeuse, sa pensée. Il la revoit, manœuvrière d’une besogne turpide, le visage enfariné — on peut dire une gueule — flétrie, la voix rauque, la bouche puante de relents d’alcool et de tabac, les lèvres sèches de corrodations alcooliques, impatiente de la fin, articulant en sa nervosité de machine fatiguée, des interjections ordurières, grignotant à la chienne un morceau de bonbonnerie sale, maculé, ou attrapant des mouches au mur au moment pathétique.

Pas une sensation, la pâmoison est nulle, rien que de l’irritation contre le mâle qui l’obture.

— T’as pas encore fini !… Qu’t’es long… M… alors… Mince de fouterie !

Et la putain va se laver le c… dans son pot de chambre, accroupie devant le type qui se reculotte.

C’est à vomir tripes et boyaux.

Une appréhension mordante le suivra pendant plus d’un jour.

Sera-ce une chaude-pisse, des chancres, des bubons, la vérole simple, la syphilis ou le paquet complet : quinte, quatorze et le point bon ?

Le fornifouillon n’a pas à choisir, le virus vénérien est aussi subtil et aussi capricieux que le venin du serpent. S’il a compté sur les prescriptions hygiéniques de la Préfecture de police, tutrice légale de la prostitution réglementée, il a compté sans son maître. Tout dans les maisons de tolérance y est contaminé : filles, murs, meubles et linge.

On n’a qu’à parcourir les rôles des salles des vénériens dans les hôpitaux militaires pour s’en convaincre.

La fille est dénoncée, va faire une cure sommaire à l’hôpital, mais elle a empoisonné cent clients et elle revient au bouge jamais saine.

Ce qu’il y faudrait, c’est un badigeonnage général de chaque jour à l’acide phénique : maquerelles, putains, clients, maisons et tout ce qu’elles contiennent.

Comparés à ces pourrissoirs, à ces bouges à cochons, les chabannais à numéro sont des palais et cependant ils sont aussi empestés de microbes syphilitiques.

Si les salles du bas sont plus clinquantes, d’un toc plus riche, les chambres y sont aussi peu hygiéniques, l’air en est saturé de corruption ; c’est la même odeur putassière qui y règne.

Les filles sont en haut de la rampe, mais c’est toujours de la même descente de la Courtille.

La prostitution réglementée est la plus grande erreur administrative.

Au contraire, dans les clubs et les chabannais privés, on a l’illusion de l’amour et souvent la réalité de l’érotisme, car l’hystérie y tient ses assises.

Il est certain que les cocottes qu’on y reçoit, machinées par l’usance, ne peuvent plus éprouver des sensations délirantes, mais elles font leur métier en conscience. Les hystériques y sont des foyers d’incandescence. Toutes propres, d’ailleurs, corps et linge, appétissantes, artistes de la pose et de la machinerie ; déesses par la performance souvent, nymphes panpriapiques toujours. Elles ont tout de la divinisation féminine, excepté l’esprit, la pudeur et l’innocence, mais leur bagout est de lieu et de circonstance ; quant au reste, ce n’est pas de cela qu’elles se recommandent.

Aussi, le cadre y est décent, quelquefois luxueux. Rien d’apprêté, de servile. Rien non plus de la vénalité et de la mendigoterie crapuleuses des lupanars. On y est en bonne compagnie, les sensations y sont joyeuses, les impressions riantes, le ton clairement gaulois. On y a le sentiment intime du repos dans le mouvement général qui berce l’esprit. C’est du paganisme saturnal ; bien souvent ce n’est que du rabelaisisme joyeux.

Je ne fais pas de la morale : je constate.

Puisque l’humanité est subjective du dieu Eros, elle a bien le droit de se défendre des outrages de Vénus-Pestilence.

On dira que je suis bien savant pour mon âge. Je m’en fiche. Si je vidais mon écritoire, ce serait bien plus drôle.

Mais je ne veux égrillarder personne, au contraire, mon but est essentiellement moralisateur. Tant pis si je frappe à côté ; la foi sauve. Ce n’est pas en mettant le chandelier sous le boisseau qu’on éclaire.

Le caractère de chaque genre de la prostitution est inhérent au milieu dans lequel il se meut.

La prostitution ambulante du quartier des Écoles ne ressemble pas à celle des parages de la butte Montmartre, pas plus que la prostitution privée d’en deçà du Luxembourg ne peut être assimilée à celle du faubourg Saint-Honoré et du quartier de la Madeleine.

La sphérie des Champs-Élysées a son genre, très mondain, superbement copurchic.

Les étudiantes d’antan étaient de joyeuses grisettes, laborieuses, le cœur sur la main. Le moule est cassé.

Elles ont été remplacées par des buveuses de bocks, j’m’enfoutistes vivant à la providence du Mont-de-Piété.

Les grues compagnes des beuveries des escholiers sont soiffeuses, bruyantes, débrouillardes, et mendiantes comme des trimardeuses.

De l’autre côté de l’eau on y est à la pose et on fait sa pelote.

La prostitution dorée, comme la prostitution mondaine, s’affiche par cent indiscrétions sur la rive droite. Sur la rive gauche, elles ont un parfum prononcé de sacristie.

Je ne prétends pas qu’elles soient plus morales les unes que les autres, mais en amour le mystère est plus diplomatique que la fastuosité.

Les drames domestiques ne sont pas rares des deux côtés, mais ceux du boulevard Saint-Germain et des alentours y sont presque toujours étouffés.

J’ai été témoin de bien des drames de famille causés par le libertinage d’un de ses membres, mais il n’y en a aucun, je crois, qui présente un caractère plus horrible que celui que je vais citer.

Je ne puis citer ni le lieu où il s’est passé, ni les noms.

Un interne de l’hôpital *** reçut un jour la visite d’un camarade d’école M…, qui lui dit à brûle-pourpoint :

— As-tu ici une fille vérolée jusqu’aux dents ?

— Quel bateau vas-tu encore me monter ?… Tu sais bien que ce n’est pas la pourriture qui manque ici, répondit l’interne qui croyait à une plaisanterie macabre d’amphithéâtre.

— Ce n’est pas un bateau. Je cherche une femme invétérée d’une bonne vérole qui puisse se communiquer immédiatement. Je suis pressé, réponds-moi donc sans phrase.

— Si c’est pour une étude, j’ai dans la salle des vénériennes la fille Scorpène. Que veux-tu en faire ?

— Qu’elle me fiche la vérole, parbleu !

— Une expérience anima vili. Sais-tu que tu es héroïque !

— Ne me blague pas. Tu as deviné, c’est une expérience anima vili.

— Va l’attendre dans le cabinet de garde. Je vais te l’envoyer ; tu t’arrangeras avec elle.

Quelques jours après, M… vint retrouver son ami.

— Maintenant, tu vas me guérir, lui dit-il.

— C’est entendu… Es-tu satisfait ?

— Oui et non, cela ne va pas.

— Je comprends cela : tu es malade.

— Ce n’est pas cela, mais je crois que j’ai commis un crime.

L’interne pâlit.

— Voyons, dit-il, tu n’as pas abusé de ma confiance, de mon amitié ?

— Non, rassure-toi, il s’agit d’une affaire qui ne regarde que moi.

— Tant mieux pour moi… Mais je vois que tu as le teint plombé ; il est temps d’agir.

— Je me suis déjà médicamenté. Pour le reste, fais-moi une ordonnance énergique.

Voici l’explication de cette scène, je la tiens de M… lui-même, dont j’avais fait la connaissance à un banquet de baptême.

M… était fils unique d’une bonne famille bourgeoise qui vivait honorablement de ses rentes. À sa sortie de l’université, il s’était lancé dans la vie joyeuse au lieu de s’appliquer à se faire une position médicale. Un peu timbré, il s’était jeté dans la politique tintamarresque, embrassant les idées les plus baroques. Sa bête noire était le cléricalisme ; il aurait mangé du curé si on lui en avait servi, quoiqu’il eût dû savoir que ce n’était ni sain, ni digestif.

Son père était du conseil des marguilliers de sa paroisse et sa mère prétendait à une haute dévotion.

C’était fatal… C’est dans le monde des sacristies que la Libre Pensée doctrinaire recrute ses plus virulents énergumènes.

Ce qui horripilait le plus M… était de voir le curé de la paroisse admis chez lui en commensal.

Un fait insolite lui apprit que, malgré leur grande dévotion, son père couchait avec la servante et sa mère avec le curé.

Cela lui était bien égal au fond, mais le curé était de trop, et la pensée de véroler toute la famille lui passa comme un éclair par le cerveau, qui n’était déjà plus de première fraîcheur.

Cette idée, il l’avait mise à exécution.

Il communiqua le virus à la servante qui le propagea.

Par fausse honte, probablement, le curé négligea de se confier à un médecin. Il mourut quarante-deux jours après son invétération, dans d’atroces souffrances.

Depuis ce moment, le caractère de M… changea totalement ; de joyeux et bruyant qu’il était, il devint morose, ombrageux, irritable.

Il s’était mis à boire outre mesure, se pochardant dans les cabarets de bas étage, consommant dix, quinze absinthes par jour.

Dans des hallucinations d’ivrogne, il devait sans doute être poursuivi du souvenir de son crime, car on l’entendait marmotter :

— Le curé… le curé… M… pour le curé ; il m’embête, le curé.

Un soir, que, complètement ivre il rentrait chez lui, il tomba dans le vestibule, en proie à une attaque de delirium tremens, criant :

— Le voilà, ce sacré curé !

Il mourut dans la nuit.

Quand M… me raconta les détails de ce drame de famille, j’avais cru à une blague de corps de garde. Je sus plus tard que tout était vrai.

J’ai reçu bien des confidences de l’espèce. Les plus drôles furent celles qui me furent faites par des centaines de congréganistes, que je défendais contre les pressurages de leur administration générale, dans la Revue Gerson. Ces confessions, souvent monstrueuses, quelquefois plaisantes, de la luxure congréganiste, m’avaient suggéré le plan d’une réforme complète des communautés religieuses, dont la revue que je dirigeais se fit l’écho. Le gouvernement a repris mon projet d’une façon peut-être trop violente, mais il n’y a pas à lui en vouloir, il était plus que temps d’aviser. D’ailleurs, c’est l’affaire de M. Combes ; qu’il se débrouille. Toutefois, sans rien inférer de sa méthode, je crois qu’il a vu juste ; aussi je lui promets la rosette d’officier d’instruction publique lorsque je serai ministre à mon tour.

Voici une anecdote qui prouve que les congrégations ne sont pas aussi peu modernistes qu’on le croit.

Le frère Ignace, honoré des fonctions de visiteur des écoles des chers frères, avait une maîtresse, mère de deux enfants dont il était l’auteur, et qu’il entretenait avec le rabiot fait sur la communauté.

Obligatoirement retenu la nuit à la communauté, sa maîtresse venait deux fois par semaine le retrouver dans sa chambre, en s’aidant d’une échelle qu’elle savait où trouver.

Les jeunes frocards eurent vent du manège, et chaque soir il s’en détachait cinq ou six qui allaient se poster en embuscade pour surveiller la manœuvre.

En bons petits confrères, ils firent chanter frère Ignace, qui n’eut plus qu’à se taire sur leurs faits et gestes.

Le supérieur général, frère Joseph, prévenu par une lettre anonyme, fit une pension alimentaire à la femme, prit les deux enfants dans un des collèges de la communauté et laissa frère Ignace libre de découcher à son bon plaisir.

Voilà ce que j’appelle une brave et bonne action. Si cet institut congréganiste n’en avait que de semblables à son actif, il serait défendable.


XXIV


Les femmes fatales. — La Morphine. — Modern style : à père fou, fils avisé. — Machinations de la haine.


Il est des femmes dont on peut dire qu’elles ont été fatales à tous ceux qui les ont approchées de trop près.

Sataniques et satanisantes, revenues des abîmes, où Satan les a marquées de son sceau, après avoir descendu tous les échelons de l’impudeur, elles semblent accomplir, affolées de luxe, grisées d’orgueil, une œuvre d’enfer.

On se souvient encore de cette succession de suicides, de cet amoncellement de ruines qui marquèrent le passage de la Morphine au firmament de la haute galanterie parisienne.

Qui était-elle ? On ne le savait. D’où venait-elle ? On l’ignorait.

Tout ce qu’on connaissait d’elle, était qu’un homme, qu’on disait son mari, avait été assassiné par un de ses amants, et qu’elle avait été accusée d’avoir empoisonné, en Autriche, le vieux prince de Walsberg qui, séduit par sa diplomatie galante, lui avait donné son nom.

Elle était tombée sur Paris, comme un aérolithe, dégageant son fluide corrupteur et beaucoup de poussière.

Audacieuse de l’impunité de ses antériorités criminelles, elle avait tenté de s’imposer à la haute société.

Mais là, elle avait rencontré l’obstacle qu’on ne surmonte jamais : la ligue des femmes.

Les mondaines si faciles, si accommodantes pour les rastas qui se présentent à elles sous le couvert de la particule ou d’un titre nobiliaire quelconque, sont intransigeantes avec les femmes déchues dans l’opinion, compromises par des aventures rendues publiques. Elles sont des pairs dont les jugements font devant les coupables la colonne de feu de la réprobation.

Refoulée du cénacle mondain, l’étrangère s’était juré une vengeance de tous les jours contre le jury d’honneur qui avait confirmé sa déchéance. Elle leur volerait leurs maris, elle séduirait leurs fils jusqu’à l’abrutissement ; elle corromprait leurs filles.

Elle allait exhaler tout le poison de son âme.

Elle inscrivit deux noms sur ses tablettes de haine, dont elle se proposait de faire ses premières victimes : la comtesse de Joyeuse et la marquise de Méhaigne.

On la connut bientôt sous le nom de la Morphine, traînant tout Paris viveur à son char, tentatrice, éblouissante de luxe et d’impudeur.

Elle était brune de cheveux et de poils.

Son teint mat, délicatement rosé, contrastait étrangement avec ses grands yeux noirs révélant, malgré la contention de sa volonté, la fourberie de son âme damnée. Elle avait la bouche sensuelle, dont les commissures des lèvres se fondaient dans un sourire provocant, d’une prévenance hypnotisante. Ses dents nacrées, ses mignonnes oreilles ajoutaient encore à sa beauté du diable.

Sans être grande, elle avait une taille qu’avantageait cette richesse de formes des filles de la Grèce, qui s’épanouissent, dès la prime jeunesse, sous un ciel d’azur, un soleil d’or.

Elle s’était donnée au baron Locule, le financier milliardaire, comme sauvegarde et comme pivot de ses machinations diaboliques.

Elle avait à son service son premier amant, l’assassin de son premier mari, qu’elle tenait sous le joug et auquel elle se livrait encore quelquefois pour l’entraîner au crime prémédité dans sa pensée ; brute du rut, qui rugissait parfois à sa chaîne et que le fouet cinglant du rappel de ses infamies faisait taire ; véritable gitano, sans foi ni loi, fait pour le vol et l’assassinat, répondant au nom de Melchior. Le conseil aussi de l’impure.

Les viveurs sceptiques roulaient leurs flots dans son hôtel du parc Monceau, mêlés à la rastelle cosmopolite.

Ses salons étaient devenus le turf de la galanterie, où passaient et repassaient les pur sang et les demi-sang du putanisme parisien.

La piste, il est vrai, était fleurie, rutilante, enguirlandée, courue parce que les haras de l’érotomanie internationale avaient de mieux entraîné dans le vice : femmes au galbe éblouissant ayant chevaux, voiture et train de maison, qui trouvaient dans le commerce de la galanterie la majeure partie de leurs ressources. Monde à part, qui sélectionne les cocodettes dont les noms courent Paris et les stations balnéaires, et dont les journaux, à prétentions mondaines, citent les prouesses, en première page, à vingt francs la ligne, aux échos, à dix francs.

Les métalliques : j’m’enfoutistes invétérés des distinctions sociales, s’y pressaient en foule en compagnie de leurs amis : robbers et esthètes des champs de courses.

Le comte de Joyeuse et le marquis de Méhaigne, viveurs endiablés qui étaient de tous les sports, y avaient été artificieusement amenés,

Le cercle était ordinairement nombreux, animé.

La Morphine, dans un décolleté qui la déshabillait suffisamment pour laisser deviner toutes ses richesses galbeuses, gaie, captivante, mettait tout son savoir à hypnotiser, de ses regards chatoyants, les deux gentilshommes sur lesquels elle avait jeté l’embargo.

Et ce qui devait arriver, lorsqu’une sirène d’une beauté magnétisante, entourée de luxe, évoluant dans un milieu séducteur, captivante d’impudeur, a jeté le grappin de la séduction sur un homme prédisposé par la débauche dorée à toutes les abdications, arriva. Le comte et le marquis, autrefois frères de plaisirs, maintenant rivaux, devinrent deux ennemis.

Le fils de la marquise de Méhaigne, jeune fêtard qui marchait bravement sur les traces de son père, avait aussi été amené chez la Morphine, qui avait tout tenté pour l’entraîner à son char, jusqu’à se donner une dizaine de fois à lui.

Mais l’Eliacin du dandyisme était roué comme une potence. S’étant aperçu qu’à la table de jeu, pendant que sa maîtresse d’occasion cherchait à captiver son attention, il était outrageusement volé par ses partenaires, il comprit qu’on n’en voulait qu’à sa galette, et il battit prudemment en retraite, laissant la Morphine se morfondre de rage.

— Elle aurait vite fait de me retourner la veste, la chamelle, dit-il à son père que l’impure avait chargé de lui ramener le déserteur. Si j’ai un conseil à te donner, esbigne-toi à l’anglaise de cette baraque de corsaires, tu t’en trouveras bien.

— Qui te fait dire cela ? La princesse de Walsberg est incapable d’une indélicatesse. On ne peut lui en vouloir si elle est entourée de beaucoup de sacripants ; c’est le lot obligé de toute jolie femme à la mode, répondit le marquis, qui en tenait pour la Morphine.

— Ah ! tu crois cela, toi, cher papa ? Tu me parais bien jeune pour ton âge. Lorsque Adam a baptisé cette espèce-là, il l’a nommée pieuvre. Défie-toi de ses tentacules, j’y ai vu poindre des griffes.

— Tu n’as guère de respect pour les femmes : ce n’est pas d’un chevalier français ce que tu fais là.

— Oh ! là là, en voilà encore une rengaine ! Je ne suis obligé qu’à honorer ma mère, ce que je fais de tout cœur ; pour les autres, je les honore pour ce qu’elles valent, et je les considère pour ce qu’elles sont. C’est cavalier français qu’on est aujourd’hui.

— Tu ne peux nier que la princesse ne soit charmante, délicieuse.

— Savoureuse, si tu veux, dans le dodo. Mais hors de là, des nèfles ! une grue, rien qu’une grue.

— Soit ! une grue, mais une grue dont un homme du monde peut se faire honneur.

— Écoute, père, tu sais que je t’aime bien, mais il me peine de te voir t’enfoncer dans ce bourbier. Souviens-toi que nous portons un nom, que ni toi ni moi n’avons le droit d’avilir. Souviens-toi aussi que ma mère est une sainte femme et que ma sœur, du train où nous y allons tous deux, n’aura bientôt plus pour dot que le nom de Méhaigne.

— Voilà bien des grands mots pour un caprice… Tranquillise-toi : je ne serai pas déshonoré pour avoir couché avec ta belle ennemie… Après, nous verrons… Viendras-tu au cercle ce soir ?

— Non, je soupe avec la belle Hollandaise.

Le marquis éclata de rire.

— Il paraît que tu ne méprises pas les grues tant que cela, dit-il.

— Oh ! celle-là, on peut s’y fier. On ne risque avec elle que quelques louis, qu’elle est capable de payer par un bon procédé.

— Du sentiment !… Je ne te reconnais plus.

— Que veux-tu, on a des moments comme cela… À propos, es-tu en fonds ? Il ne me reste guère plus d’une trentaine de louis.

— Tu serais bien aimable de m’en passer la moitié. J’ai pris hier, chez la princesse, une culotte de vingt mille francs.

— Oh ! là !… Ça commence à se décoller… Tiens, prends vingt louis ; le comte de Joyeuse m’en doit une centaine, je passerai le voir.

— Il a aussi étrenné hier ; je crains bien que tu ne trouves bourse plate.

— Lui aussi !

— C’est bien fait… Pourquoi marche-t-il sur mes brisées ?

— Tu devrais le remercier au lieu de lui en vouloir… Mais, bah ! tout ce que je te dirai et rien, c’est la même chose… Je te préviens cependant que je ne te laisserai pas couler à pic sans rien tenter pour te secourir… Allons ! prends les vingt louis, je trouverai à me refaire chez Escafignon. Il n’est pas trop dur ; il prend mon papier à dix.

— Veinard ! Il m’en prend vingt à moi.

— Il sait que tu es à la côte.

— Une bagatelle : deux cent mille francs.

— C’est deux cent mille francs de plus que moi.

— Tu ne lui dois rien ?

— Absolument rien.

— Dans ce cas, tire-lui mille louis pour moi.

— Si tu veux me promettre de ne plus mettre les pieds chez la Morphine, je t’ouvre un compte de cent mille francs.

— Tu es bien gentil. Nous en reparlerons un autre jour.

Les deux hommes s’étaient quittés en se serrant la main.

Le soir, le marquis se retrouvait chez la Morphine.

Il coucha cette nuit-là avec la sirène, succédant dans son lit au comte de Joyeuse qui y avait couché la veille.


XXV


Dernière chronique de l’œil-de-Bœuf : Les lupercales
de l’orgie.


Cette nuit-là, le Club des Poteaux flamboyait de lumière et de rut.

Le baron Locule, sur les instances de la Morphine, avait convié le ban et l’arrière-ban de l’érotomanie selecte à une orgie de Romains de la décadence, dans tout son raffinement et sa dépravation.

Le grand salon, sanctuaire des lupercales, avait été converti en triclinium avec sa grande table monopode de milieu entourée de lits de banquet.

Le pourtour avait été tendu de draperies pourpres frangées d’or. Un épais tapis de fleurs recouvrait le parquet.

Dans la grande cheminée gothique, un feu de bois odorant pétillait, s’avivant en étincelles multicolores ; des ondes parfumées jaillissaient d’une fontaine lumineuse, retombant en cascades dans un bassin de marbre, qu’entourait un boisement de plantes et de fleurs.

La statue du dieu Simone, l’Inère cornu aux pieds fourchus, assis sur un groupe de faunes ivres, dominait la table.

Un jeu de robinets permettait d’activer ou de modérer l’action des lumières.

Les convives portaient la robe synthèse de fine batiste : blanche pour les hommes, pourpre pour les femmes.

Le marquis de Méhaigne, un sourire d’extatique veulerie aux lèvres, était couché sur un des lits de festin, à côté de la Morphine, dont la chair, collée à la sienne à travers le léger tissu qui la couvrait, le brûlait.

Le comte de Joyeuse avait été élu grand prêtre, chargé de présider aux libations.

Un lit lui avait été réservé au côté opposé de la table, entre deux vierges solisteriennes descendues à toutes jambes de Montmartre.

Il se promenait sombre, lançant à l’heureux marquis des regards de haine folle, le couteau tranchant à manche d’or des sacrificateurs à la main.

Le baron Locule, Silène ventru, figurait le prêtre de Pan, entouré de nymphes de la zone galante, qu’il chatouillait de ses verges sacerdotales.

La belle Hollandaise et Mucha, la Portugaise, étaient là aussi, luttant pour l’honneur de la prostitution galante contre les princesses de la prostitution mondaine.

Tous les grands poteaux étaient là, et aussi la fine fleur de la haute galanterie érotique.

De très jeunes filles, formées au vice par des matrones perverses, vêtues de la tunique induse sans manche, la poitrine et la jambe droite nues, servaient les convives.

Depuis le commencement du souper, le comte de Joyeuse, pareil au traître d’un mélodrame, n’avait cessé de marquer par des regards de fureur concentrée, qui n’échappaient pas à la Morphine et qu’elle attisait encore par l’abandon plein de grâce et de nonchalance de sa personne aux caresses du marquis, la jalousie qu’il portait à son rival.

Chaque faveur qu’elle accordait à son compagnon de lit, le faisait frémir de rage, contorsait dans un rictus tragique, les lignes de son visage.

Une souffrance intense, torturante, convulsionnait le sourire forcé de ses lèvres.

Il s’observait cependant, prenant le ton de l’orgie engayée.

Un autre convive observait les mouvements et le jeu de physionomie des trois acteurs de cette scène.

C’était Micken, la belle Hollandaise, que le jeune de Méhaigne avait chargée de défendre les deux hommes contre les séductions vipérines de la Morphine, et qui s’était bien promis, de concert avec Mucha, de chambarder la coquine.

Le comte de Joyeuse avait présidé aux libations.

Douze fois les coupes de champagne avaient été vidées et remplies à la gloire des déesses impudiques.

Escarboucles, les yeux brillaient de lueurs d’érotisme félin, l’irritation lubrique précipitait le sang à l’épiderme ; la raison s’embrumait de vapeurs sadiques.

L’éclairage baissa subitement, le rideau du fond de la salle glissa sur sa tringle.

Un groupe de chairs nues, radiosées par un foyer électrique, s’offrit aux regards charmés des convives.

Les chairs s’animèrent, vibrèrent, se tordirent en spasmes symboliques.

L’orgie allait croissante avec la passion que les libations répétées, la vision charnelle et l’érotisme intime des convives surexcitaient.

Le prêtre de Pan leva sa verge sacerdotale, signal des préludes aux mystères des Lupercales.

Rien de lugubre pour un invité d’orgie, qui n’est pas entraîné, comme le spectacle de la dégradation humaine de ses compagnons.

Vainement, de Joyeuse cherchait à se mettre à l’unisson en vidant coupe sur coupe ; au lieu de s’obscurcir, la vigueur cérébrale lui revenait.

Il éprouvait un effondrement de tout son être, un immense dégoût de lui-même.

Il pensa à sa femme, si belle, si pure : il pensa à son enfant que la mort guettait.

Ses idées s’éclaircissaient à mesure qu’il buvait ; l’ivresse ne venait pas.

Il tenta de se surexciter par le souvenir de la Morphine.

Elle lui parut hideuse, ignoble.

La courtisane le fixait de ses regards vipérins.

— Il faut qu’il tue le marquis. Je veux que ma vengeance porte le deuil et le déshonneur dans leur famille, se dit-elle.

Les yeux voilés du comte regardaient dans le vide.

Elle crut qu’il ruminait sa vengeance, et, pour la précipiter, elle risqua ses dernières pudeurs.

Elle s’étala nue sur le lit de festin.

— À celui qui me prendra… ! s’écria-t-elle, en envoyant un baiser de la main à de Joyeuse.

Ces paroles, ce geste, réveillèrent soudain la passion du comte.

Il s’élança, le couteau à la main, pour défendre la possession de la Morphine à son rival.

Le marquis avait vu le mouvement et s’était levé, les yeux hagards.

Micken s’était précipitée au-devant de Joyeuse, dont elle reçut le choc.

— Eh ! dis donc, l’enflé, avec ta tête de jocrisse, faut-il que je te colle mon poing sur la figure pour te faire voir clair ? s’écria-t-elle.

La belle Hollandaise était l’enfant gâtée des poteaux, tous s’empressèrent autour du comte et d’elle, croyant assister à une bonne petite scène.

— En a-t-il une tête d’idiot, cet animal-là ! s’était empressée d’ajouter la grande cocotte, pour corser son effet.

— C’est vrai, poteau Joyeuse, tu es un idiot, tu es un jocrisse, tu as une tête de croque-mort. Va t’asseoir, vociférèrent les poteaux.

— Et celui-ci avec sa gueule de cochon ! Regardez un peu ce type ! s’écria à son tour Mucha en désignant le marquis.

— Il a une tête de cochon, c’est un type, un sacré poteau, reprirent en chœur les clubistes avec cet entrain charivaresque qu’inspire l’ivresse joyeuse.

La Morphine avait compris l’intention des deux hétaïres.

Elle s’était redressée, comme un serpent sur sa queue, sifflant sa rage.

— Qu’on jette ces deux putains à la porte ! s’écria-t-elle.

Elle n’avait pas achevé ces paroles, que Mucha avait saisi une coupe pleine sur la table et lui en avait envoyé le contenu à la figure.

— Ah ! tu parles de putain ! garce, chameau, rouleuse ! Je vais te dire qui tu es, toi, car je t’ai connue à Vienne pendant qu’on instruisait ton procès. Tu es une empoisonneuse, et tu es venue faire ton sale métier en France, s’écria-t-elle affolée, rugissante.

— Ose dire que toutes tes manigances du cul et des fesses n’avaient pas pour objet de faire jeter ces deux imbéciles l’un contre l’autre, comme deux marlous qui se disputent une marmite, reprit Micken pour jeter de l’huile sur le feu.

— Il n’y a donc pas ici un homme de cœur pour me défendre contre cette vermine ? s’écria la Morphine tenant tête à l’orage.

— Pas de tragédie ici, commanda le baron Locule. Qu’on remplisse les coupes et buvons à la réconciliation de ces dames. La séance de gros mots est levée.

La Morphine était une maîtresse coquine, qui savait se contraindre devant la nécessité et jouer faux jeu.

Elle prit la coupe dont elle venait d’essuyer le contenu avec le peignoir pourpre roulé en chiffon sur le lit, et, après l’avoir tendue à une verseuse, elle la leva en l’air en s’écriant :

— Je bois à la santé de mes belles ennemies. J’avoue que j’ai eu tort de les traiter de putains. Elles sont ce qu’elles sont et moi ce que je suis ; n’en parlons plus.

Mucha et Micken lui tendirent la main.

— N’en parlons plus, dirent-elles. D’ailleurs nous sommes quittes.

Cette réconciliation apparente rendit à la fête toute sa gaieté, et l’orgie reprit de plus ferme.

La Morphine, qui s’était mise sous la protection du baron Locule, chercha du regard, dans toute la salle, de Méhaigne et de Joyeuse ; ils avaient disparu.

Le lendemain, un décret d’expulsion, sollicité par le baron Locule lui-même, fut signifié à la princesse de Walsberg.

Les deux rivaux étaient sortis ensemble de l’hôtel de la comtesse Julie. Sur le trottoir, ils s’étaient tendu la main.

— Nous l’avons échappé belle, dit le comte. Cette gourgandine nous aurait brouillés à mort.

— C’est à mon fils que nous devons d’avoir échappé au danger qui nous menaçait. Micken et Mucha n’étaient que ses agents chargés de veiller sur nous. Décidément nous ne sommes pas de force à lutter contre la rosserie des femmes du jour. Il faut laisser cela aux jeunes ; ils leur tailleront des croupières.

— C’est vrai, nous ne sommes que des enfants auprès de nos fils. Le mieux pour nous est de réintégrer pour de bon le foyer familial. Pour moi, ma résolution est prise ; je t’invite d’aujourd’hui en huit à mon premier dîner de famille ; à la fortune du pot traditionnelle.

— Tu m’y verras avec la marquise.


XXVI


Poésie, philosophie et hygiène de l’amour métallique.


Après une exploration aussi ardue aux steppes arides, brûlés de l’érotisme impulsif, où les claironnements de la natale gauloiserie ont, haut le cœur, comme les chants du soldat, trompé les fatigues des étapes, l’esprit se sent le besoin de l’oasis charmeuse, sous la brisé rafraîchissante, dans la vision des tendresses pudiques, des amours saines.

Mais où le chercher, où le trouver, cet Eldorado rêvé par le poète dans son ésotérique fabulation ? Amour, dieu humain, tu es la poésie de la vie, l’ensoleillement des cœurs et des âmes, la sublimité de l’esprit, l’hygiène intégrale !

Où sont les cœurs jeunes, les âmes éthérées, les esprits sublimisés par l’amour qui font vibrer les cordes de la lyre d’or ?

Un rêve la volupté du souffle, du regard, de l’attraction magnétique, la symphonie des cœurs, le coup de foudre, un grappillage littéraire, la bucolique et l’élégiaque. Struggle forlive ! et l’amour en est.

Florette a dix-huit ans.

Son capital est indemne : beauté séraphique, esprit du diable, virginité savante.

Son âme s’est révélée sur la montagne, à la vision des somptuosités mondaines, et son cœur a frémi d’assoiffements soudains de luxe et d’orgueil. Aux visions succèdent les éblouissements.

Elle en sera.

Elle mettra dans la balance : sa jeunesse, sa beauté, son esprit, sa virginité, et tous, autour d’elle, lui chercheront l’équivalent métallique.

Un amour à l’encan !

Sa mère sera sa première maquerelle.

Jovial rame entre vingt-cinq et trente ans : snobbon garçonisme, armé du triple airain du struggleforlive acerbé, exploitant le patrimoine familial problématique. De la finance en herbe fauchée.

Caractéristique pathologique : avarie juvénile greffée sur avarie ancestrale. Liquéfaction cérébrale, trouble de la vision, nervosité érotique, raideur anatomique, physique expressif sous la vaporation de la combustion inférieure.

Il sait la somme de canailleries qu’il faut totaliser pour être l’homme du jour. Son minimum est d’être quelqu’un. Sa fourberie est décorative, high-life.

La résolution de ces deux intérêts doit se combiner par le mariage, et l’amour devient un tuyau.

Rien ne rassemble, comme ceux qui se cherchent, et le diable aidant, les affinités métalliques finissent par se joindre.

Barnumisme journalistique, salonesque, confidentiel, Florette est l’héritière rêvée par tous les coureurs de dot, Jovial est le fils de famille soupiré par toutes les mères.

Cela a coûté gros de part et d’autre ; l’ordinaire s’en ressent.

Les mirages des placers aurifères !

L’affaire se traite avec une diplomatie de Peau-Rouge, une avidité concentrée de Gobseck, et des fourberies réciproques, des scapinades échangées. De puffisme en puffisme, le principe des accordailles se décide.

Il faudra maintenant tromper la galerie, se tromper l’un et l’autre, se donner le change pour paraître s’être trompé soi-même, jusqu’au jour où il faudra colliger en famille la somme des fourberies émises en paroles et en actions.

Toute la gamme. Florette élégiaque et Jovial bucolique échevauchent des pastorales pillées, au retiens-moi ça, dans les romans de pensionnaires et les florianeries parnassiennes.

Florette est tout cœur, toute âme, et combien séduisante dans sa candeur d’impubère !

Jovial est tout tendresse, d’une délicatesse chevalière.

Cependant une commune pensée les domine : Combien vaut-elle ? Combien pèse-t-il ?

Et l’obsession miroitante flotte vague, se fond, échange de cœurs bronzés d’effluves métalliques.

Une dot peu lourde et des espérances pharamineuses les conduisent devant le maire et à l’église, après signatures de l’acte de vente par-devant notaire.

Les parents jubilent.

Très forts les bons parents sur la pose des zéros qui suivent les unités. Pas d’abus, un simple zéro ajouté à 30.000.

C’est suffisamment métallique.

La réalité se révèle entre deux baisers.

Le refoulement initial.

Trompée !… Le fourbe !

Trompé !… L’imbécile !

Ils appartiennent dorénavant au struggle for life luciolant, impératif, toutes espérances évanouies, toute tendresse éteinte.

La philosophie n’a pas tardé à succéder à leurs récriminations, à leur amour de comédie ; ils en ont fait une arme commune contre la société.

Elle est de l’Académie de l’Étoile ; Lui est pourvoyeur des grands poteaux dont il est le commensal.

On les rencontre sur la pelouse et au théâtre, faisant des affaires, dont le corps de Florette fait les frais.

Ils sont heureux et se gondolent.

Poésie, philosophie et hygiène de l’amour métallique !

En haut, en bas, ce sont les mêmes obsessions, les mêmes convoitises, les mêmes roueries, variant de méthode et de portée suivant les lieux.

Les journaux ont rapporté le mariage pompeux du baron de… avec la toute belle Émilie, fille du célèbre sénateur des Hautes-Braguettes.

La noce a été splendide, les jeunes époux vivent sur le pied de trente mille francs de rente.

Cependant, il est avéré que le baron, frisant le rastaquouérisme boulevardier, était un panier percé, et que la famille de la belle Émilie ne possédait que des dettes au moment du mariage.

Les jeunes époux reçoivent, sont à Trouville ou à Nice, éblouissent Paris et les villes d’eaux.

Struggle for life par les amours d’encan !

Le lesbéisme n’est pas seulement une affaire de goût, il est aussi une affaire d’or ; bien des grands poteaux peuvent s’intituler les grands maquereaux.

Mais la nature ne perd jamais ses droits, et telle qui, comme la baronne de K…, est entrée à l’Académie de l’Étoile et marchandise primée, en sort brûlée d’érotisme à se jeter gratis aux bras du premier Milon de rencontre.

Les chauffeuses de l’espèce sont d’une mobilité désorientante. Elles paraissent être chez elles et partout presque au même moment, pour les rencontrer encore dans des quartiers équivoques. Nulles mieux qu’elles ne connaissent les itinéraires et les horaires des omnibus, tramways et chemins de fer. L’alibi les sauve de toutes les surprises, défendues par leur cynisme.

À force de rouler, elles ont acquis la platine, superficielle sans doute, de toutes les connaissances, depuis l’algèbre de la Bourse jusqu’à la littérature de Nana ; acquérant des nerfs d’acier, des constitutions d’athlètes.

Ce sport paraît d’une hygiène déconcertante.

L’ablation de la conscience et la pétrification du cœur y sont bien pour quelque chose.

La sémillante Hermione, lesbienne taxée, est vendeuse d’amour au plus offrant à quarante-huit ans, et on la rencontre par monts et par vaux à toutes les heures du soir, en Hébé fraîche, radieuse de jeunesse et de modelés.

Quand le diable y serait, on n’est pas des bœufs, toute vache qu’on puisse être !

Du faux ?

Point. Des cheveux, des dents, des seins et des jambes parfaites qui sont bien de son incorporation.

Je lui ai demandé son secret.

Elle est j’m’enfoutiste.

Le travail la dérouille.

Les rues et les boulevards sont encombrés de ses pareilles : Ninons de Lenclos de l’érotisme. C’est pourquoi Tout-Paris est toujours sorti.

Érotisme : mouvement, agilité, prestigieux équilibre, c’est l’hygiène parfaite jusqu’à ce qu’on en crève.

L’oasis charmeuse, c’est la fournaise.


XXVII


Conclusion.


L’étude qui précède révèle les tares les plus aiguës de la dégénérescence humaine, si visibles au déclin des civilisations, en enfantement de révolutions capitales. En tous lieux, à toutes les époques, cette dégénérescence s’est manifestée par un érotisme public, une érotomanie acerbée, mettant en lumière, faisant galerie, les impulsifs et les délirants des incohérences lubriques. Des noms fatidiques, imprimés, d’une corruption effrénée, flamboient toujours incandescents au ciel des grandes cités abîmées, comme témoignage du châtiment suprême.

Cette corruption, toujours, a dérivé de l’absolu doctrinal en opposition avec les lois naturelles. En tentant d’étouffer l’amour dans ses manifestations essentielles, dans ses viriles aspirations, émanations directes de la vertu à sa plus haute expression de force morale, les pontifes de la révulsion humaine ont fait éclore le vice, sous les formes les plus diverses, substitué au lieu et place de la grande génératrice de l’humanité et de l’idée. Ils ont intoxiqué la jeunesse de maximes fausses, de principes subversifs de l’ordre de la nature, lui ont atrophié le cœur et le cerveau, neutralisant et pervertissant son sens moral, pour que l’homme, soumis à leurs secrets desseins, ne fût qu’esclave entre leurs mains.

Leur plus grand crime est d’avoir calomnié, faussé le caractère divinement panthéiste de l’amour, et ainsi d’avoir érigé toutes les turpitudes voluptueuses en vertu évoluant autour d’un théisme absurde, blasphématoire.

On peut ergoter tous les distinguo ; en morale, il n’y a que des droits chemins.

On les a vus les éphèbes de la scolastique dénaturée, troublés en leur nubilité inquiète, tâtonnant, errant dans l’extravagance pollutrice, pour échouer au lupanar syphilisé, ou chez une prêtresse de l’érotisme, sa devancière de l’enseignement pervers, aux stupides pudeurs des puériles hypocrisies.

Lacédémone a été la grande école de mœurs pour la jeunesse, aussi fut-elle grande parmi toutes les nations de la Grèce, tant par la pureté des mœurs que par sa virilité, sa sagesse et son sentiment élevé de la liberté. Dans ses prytanées, on n’enseignait pas les mystères, mais la vérité positive, dont l’amour essentiel est l’esprit et le mot.

Ce ne fut que lorsque les lois de Lycurgue tombèrent en désuétude, par la mollesse et l’avidité, qu’une opulente prospérité y avait fait naître, lorsque les sénateurs en eurent faussé l’esprit et la morale, que les rhéteurs héliotes eurent envahi le forum, lorsque les sophismes eurent perverti les âmes, jetant le mépris sur tout ce qui avait été la force et la grandeur de la république, qu’elle tomba asservie sous le joug d’une oligarchie dépravée.

Le mystère est le suprême argument des prestidigitateurs et plus encore celui des faussaires.

Faux Dieu, faux amour, fausse vertu, tel est le bilan de la moralité léguée au vingtième siècle par l’absolu doctrinal, et, comme conséquence, une corruption effrénée, se masquant de toutes les hypocrisies, évoluant, prestidigitateuse, serpentine, dans la foule viciée par l’éducation sacro-officielle.

La pudeur offensée par l’épatement crasseux, dont les pontifes éducateurs ont englué de turpitude l’amour humain, s’élève enfin, proclamant les attributs générateurs, l’orgueil, la suprême coquetterie de l’humanité, étant holocauste par destination et consécration divine.

La virilité de l’amour est la première force de l’État. Sa liberté d’expansion doit être la sanction de sa conscience pure, franche et nette.

Mais il y a une morale plus positive à tirer de ce livre, qui, sous un libertinage apparent, démasque le vice pour en tirer une haute moralité.

Actuellement, la prostitution, génératrice de l’érotisme, est pour beaucoup une nécessité budgétaire. Cette prostitution, pour l’homme comme pour la femme, se détermine par un emboîtement de combinaisons et de trucs qui constituent la vie fausse.

Je n’argumenterai que sur ce point, mais il est capital.

Comme je l’ai déjà dit, et comme tout le prouve, il faut actuellement, en l’état de bien-être exigé par l’hygiène et les mœurs, à la majorité des ménages, un capital de trois cent mille francs, ou une situation rendant le revenu de ce capital, pour posséder l’aisance qui permette la procréation de deux enfants. Un de plus, c’est la gêne. Les millionnaires seuls peuvent humainement se permettre le luxe d’une nombreuse progéniture. Et encore souvent quand le million se compose, il est trop tard.

Mais la grande masse des ménages est loin d’avoir le revenu du capital arbitraire d’aisance ; quand il atteint deux mille francs, c’est le bout du monde.

Cette masse, prise hors des cultivateurs aisés, des négociants notables et des grands industriels, c’est-à-dire la petite bourgeoisie, les employés, les ouvriers et les petits cultivateurs, qui nous donne quatre-vingts pour cent de la population, doit donc subvenir à son logement, à sa nourriture, à son entretien et aux charges nombreuses, que lui valent sa qualité de citoyen français et la fatalité inéluctable de sa qualité d’être humain, avec deux mille francs par an, ce qui est impossible.

Donnons à chacune de ces unités morales un revenu de 3.000 francs pour corser ma démonstration.

Il y a quarante ans, ces trois mille francs en valaient cinq, sans que la fortune publique ait sensiblement augmenté. Alors la famille pouvait croître et se soutenir par elle-même.

On est jeune, on est confiant dans l’avenir, plus présomptueux encore, téméraire, on entre dans la fournaise, et la nature aidant on se paie le luxe d’un enfant.

Au bout de l’année, on dresse son budget, la caisse vide, riche de dettes.

L’État a d’abord raflé sous forme de charges
fiscales diverses 148 francs par tête, ci
444 »
Loyer modeste, ci
600 »
Nourriture, 1.25 par tête et par jour, ci
1.368 73
Entretien et menues dépenses, 1.25 par jour, ci
456 25
Habillement et mobilier, ci
300 »
Total
3.169 »

Déficit : 169 francs.

Pour arriver à ce résultat, plutôt navrant, il a fallu, par un hasard qui ne se répète pas, se défendre toute distraction, n’éprouver, ni perte, ni chômage, ni maladie, ni procès, ne recevoir ni parents, ni amis.

Joyeuse perspective pour convoler en justes noces !

Si, dans une heure d’abandon, on se paie le luxe d’un second enfant, c’est la misère noire.

Avec un revenu de 2.000 francs, c’est la corde au cou.

Que fait l’État en présence de cette situation désespérante pour la repopulation ? Rien.

Si, il écrase encore la famille dans l’œuf par des augmentations incessantes d’impôts et de ses prétendus droits de monopole.

Les empiriques législatifs feraient beaucoup mieux de lui dire de faire lui-même les enfants nécessaires à la reconstitution de son bétail producteur, au lieu de leur insipide demande de dégrèvement pour les familles ayant sept enfants.

Il n’y a que les riches ou les abrutis qui aient une pareille famille.

Ribot n’a jamais mieux dit, lorsqu’à la Chambre qui ne jonglait pas ce jour-là, il s’est douloureusement écrié : « Certains partis peuvent vivre de cette politique, mais la France en meurt. »

Le fait brutal s’impose ; la femme se prostitue pour apporter sa quote-part nécessaire au ménage, et l’homme truque L’animalité humaine acerbée dans l’inassouvissement normal, se neutralise, vient en adjuvant de la corruption publique amoncelée. L’embryon humain est étouffé.

La société se retourne l’injure : Fausse couche.

Où marche-t-on ?

À l’abîme !


FIN

N. B. — Pour la 2me  série : Les Métalliques, retenir l’exemplaire par avis.