Paris-Éros. Première série, Les maquerelles inédites/08

(alias Auguste Dumont)
Le Courrier Littéraire de la Presse (p. 85-97).
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VIII


L’Élixir de Moncupette. — Arsouillerie lesbienne. — La sorcière. — Effet de lune. — La vampire. — Le secret de la baronne.


Poireau avait des idées cocasses. Moncupette, lui, n’en avait que de géniales ; il rêvait depuis longtemps la composition d’un élixir de sa façon, qui devait enfoncer dans le troisième dessous toutes les mixtures sacro-toniques des Chartreux et Chartreuses, Bénédictins et Bénédictines, Dominicains et Dominicaines, Trappistes et Trappistines, Franciscains et Franciscaines ; de toute l’alchimique droguerie des Petits Frères et des Bonnes Sœurs : Ignorantins, Maristes, Carmélites, de Saint-Vincent-de-Paul, de la Providence, du Bon-Pasteur, de Notre-Dame ; une panacée plus merveilleuse que les savantes découvertes du chanoine X…, du curé Y…, et du moine Z…, dont les effets les plus probants sont de miraculeuser leurs intrépides buveuses.

Pas de boniment. Qui va au c… a santé, dit le proverbe arabe. C’est écrit.

C’était là où Moncupette voulait en venir. Son élixir devait inspirer l’amour et donner la force d’en tenir toutes les promesses. La conception en était prodigieuse. Mais il lui manquait l’élément principal : la sarabaïtine qui ne fleurit qu’aux nouvelles lunes, et il la cherchait avec ardeur, avec opiniâtreté, dans les vallées profondes du mont Cornu chinonais, ainsi que les indigènes de Turpenay nomment la rocaille qui domine leur commune.

Poireau affirmait que les vaches de Turpenay en avaient mangé tous les plants jusqu’à la racine ; c’est pourquoi on n’en trouvait plus. Mais le curé savait à quoi s’en tenir sur les affirmations du maire.

Mme Olympe, plus crédule, croyait aux bénéfices de l’élixir de Moncupette. Elle avait même consulté à ce sujet la veuve du berger, retirée dans une caverne de la montagne, où elle continuait les opérations occultes de son mari.

La vieille pythie était montée sur son trépied, avait évoqué l’âme du berger qui, chaque fois, lui avait répondu que la sarabaïtine se trouvait à mi-chemin, entre sa tête et ses pieds.

Mais ce n’était pas seulement pour s’entendre répéter cet oracle que la lesbienne était montée au mont Cornu ; elle, aussi, avait son idée.

Dans la situation précaire où elle se trouvait, la baronne de K… n’avait pas trop de distractions. La société des dames des Charmettes était bientôt devenue pour elle un besoin et elle n’avait pas tardé à s’engouer de l’Italienne qui, en manière de passe-temps, lui faisait les cartes et lui disait la bonne aventure, lui annonçant richesse et haute destinée.

Pour cette dernière opération, la lesbienne ne procédait pas par l’inspection des lignes de la main ; sa méthode était tout autre. Elle faisait mettre la baronne à nu et cherchait l’inspiration aux endroits où ordinairement les femmes cherchent leurs puces.

Cette méthode était celle des Épigones qui prirent Thèbes en passant toutes les femmes au fil de leur pic, assurait-elle.

La baronne de K… voulut bien la croire.

Pendant que celle-ci, patiente, attendait la fin de la consultation, la lesbienne s’enivrait des parfums de son beau corps, qu’elle dévorait des yeux.

Plusieurs fois, l’Italienne avait tenté sur elle ses érotiques caresses, mais la baronne, qui déjà subissait l’étrange fascination de la vampire, lui avait doucement écarté la tête, en disant :

— Pas cela, Olympe, ce n’est pas dans mes goûts.

Un jour la lesbienne lui dit :

— C’est cette nuit nouvelle lune ; il y a conjonction entre elle et vous. La sorcière du mont Cornu, une voyante, pourra vous dire votre destinée, aussi clairement que si elle était écrite.

— La nuit, c’est bien tard.

— On ne nous verra pas. Je connais le chemin, je vous conduirai. Moi, je lui ai promis de me trouver chez elle à minuit ; elle doit me révéler un grand secret auquel ma fortune est attachée.

— Vous croyez qu’elle y verra mieux que vous ?

— Les grandes dames de Paris viennent exprès ici pour la consulter, et même des hommes politiques. Elle a prédit à Grévy ce qui lui est arrivé.

— Que lui est-il arrivé à M. Grévy ?

— Il est devenu riche.

La richesse ! le rêve idiot. Tout le monde en est là.

Cela décida la baronne.

À l’heure indiquée pour le rendez-vous nocturne, enveloppée dans une large mante, elle rejoignit la Transtévérine qui l’attendait au pied de la montagne.

Onze heures et demie sonnaient à l’horloge de l’église. La lune, dans sa phase magnétique, courait, vagabonde, dans un ciel sans nuage. Pas de vent, un silence complet.

Les deux silhouettes disparurent bientôt dans les gorges et les ravins.

Soudain, un bruit de pas frappa les oreilles des deux noctambules ; elles se blottirent derrière une roche, écoutant.

Plus rien.

— Nous nous sommes trompées, dit la baronne.

Elles reprirent leur ascension.

Elles trouvèrent la sorcière qui les attendait à l’entrée de la caverne qu’elle habitait, suivant des yeux la lune dans sa course.

Elle portait des bas rouges, une robe jaune, ses cheveux flottaient au vent.

— C’est nous, lui dit l’Italienne.

— Mes yeux ne vous ont pas quittées depuis le moment où vous êtes entrées dans mon domaine, répondit la sibylle qui s’adjugeait un peu témérairement la propriété de la montagne.

— Vous n’avez rien vu ?

— Mes yeux voient tout.

— Nous avons cru entendre quelqu’un marcher près de nous.

La sorcière devint pâle.

Le garçon du meunier lui avait promis de monter une des prochaines nuits lui tordre le cou pour lui avoir donné des crottes de brebis en guise de pastilles.

— Nous nous serons probablement trompées, ajouta l’Italienne. Nous nous sommes arrêtées et nous n’avons plus rien entendu.

— C’était l’esprit, répondit la sorcière ; je l’ai vu. Suivez-moi, les astres sont propices.

Elles escaladèrent le sommet de la roche.

La plate-forme qui la couronnait était nue ; la lune l’éclairait dans toute son étendue.

Les deux excursionnistes se déshabillèrent, nues comme la lune.

La baronne, fascinée par les regards ardents de la lesbienne, ferma les yeux, concentrant toute sa pensée en elle-même pour mieux saisir l’oracle.

Minuit sonna.

— Tas de garces ! c’est là que vous faites votre sabbat ? s’écria une voix de stentor venant de la vallée.

En entendant cette tonnante apostrophe qui se répercutait de roche en roche, la baronne s’évanouit.

La sorcière avait dégringolé pour se barricader dans sa tanière.

Seule, Mme Olympe avait reconnu la voix du curé Moncupette.

Elle s’était agenouillée près de l’évanouie, la contemplait de plus en plus près, puis, vampire assoiffée, la souilla.

Sa victime, rappelée au sentiment de l’existence par les sensations que les caresses de la lesbienne lui faisaient éprouver, tenta de se dégager.

— C’est mal, Olympe. Assez ! Je me sens mourir, gémit-elle.

— Laisse faire, Hélène, ma divine Hélène, c’est la jouissance suprême, répondit la gouine goulue.

— Assez ! assez ! J’entends venir, cria de nouveau la baronne pâmée.

Cet appel à la prudence calma la lesbienne. Elle se roula à côté de sa victime qui râlait ses transports.

La sorcière, ne voyant rien venir, était remontée sur la plate-forme.

Ne comprenant rien aux soupirs de ses deux clientes étendues pâmées sur la roche, elle crut à une attaque d’épilepsie.

Vite, elle descendit à sa caverne et en rapporta un seau d’eau qu’elle leur jeta à la figure.

Le charme était rompu, mais l’Italienne tenait sa proie.

Le lendemain, tout au matin, le curé Moncupette courut trouver le maire.

— Poireau, j’ai vu deux lunes cette nuit, s’écria-t-il.

— Veinard ! Où cela ?

— Sur le mont Cornu.

— C’est là que tu donnes tes rendez-vous ?…

— Ce n’est pas cela. Je cherchais la sarabaïtine dans les gorges. Et qu’est-ce que je vois au sommet du mont ? Devine !…

— La lune ; tu viens de le dire.

— Deux lunes : celle de la Jeannette et celle de la Colette.

— Tu avais la berlue, la Jeannette et la Colette n’ont pas bougé de leur lit.

— En es-tu bien sûr ?

— Parbleu ! j’étais couché entre les deux.

— Alors, qui ?

— Il fallait y aller voir.

— C’était trop haut.

— Dis, ma vieille branche, est-ce que tu as parié de te payer ma tête, ce matin ?

— Je t’assure que j’ai vu deux lunes.

— C’est possible, il ne manque pas de jeunes filles dans la commune pour courir le loup. En tout cas, mes femmes n’y sont pour rien.

— Si nous allions tuer le ver chez la Catherine… peut-être saurons-nous.

Ils allèrent chez la Catherine, firent encore une demi-douzaine de chapelles, sans rien découvrir.

À midi, toute la commune connaissait l’histoire des deux lunes.

Ils n’étaient pas mal tocs, les deux copains.

En revenant, Moncupette pensa tout haut :

— On ne m’ôtera pas de l’idée que c’est la lune de la Jeannette et celle de la Colette que j’ai vues cette nuit sur le Cornu.

— Mais, satané curé du diable, puisque je t’ai dit que j’étais couché entre les deux !

— En es-tu bien sûr ?

— Je les ai tenues toute la nuit entre mes bras. C’est fatigant, mais c’est ainsi qu’elles veulent dormir.

— Alors, elles t’ont trompé.

— Quoi ?… Où, comment ?… trompé ?

— Elles t’auront mis deux bottes de paille dans les bras. Tu as le sommeil un peu lourd.

— Je veux que tu viennes à la ferme. Elles te la montreront : je veux en avoir le cœur net.

— Cependant, j’ai bien pu me tromper.

— Non, tu m’embêtes. D’abord, comment étaient tes lunes ?

— Ah ! c’étaient de belles lunes.

— Alors, viens, je veux qu’elles te la montrent. Mais ne va pas te tromper.

— Sois sans crainte, j’ai encore leur photographie dans l’œil.

À la ferme, Poireau raconta l’histoire à sa femme et à sa servante, qu’il avait envoyé chercher.

— Le curé prétend que c’est ta lune et celle de la Colette qu’il a vues, dit-il à sa femme.

— Comment, curé, pouvez-vous supposer cela ? reprocha Jeannette à Moncupette. Il y a d’autres lunes que les nôtres à Turpenay.

— Oui, mais il dit qu’elles étaient belles, cela me semble louche, sentencia le maire. Il n’y avait qu’un moyen d’y voir clair ; j’ai amené le curé pour que vous la lui montriez. Si vous refusez, c’est que c’étaient vos lunes ; une honnête femme ne refuse jamais de produire ses pièces quand elle est accusée.

La hauteur du point de vue auquel le magistrat municipal s’était placé, troubla les deux femmes.

Elles se troussèrent.

Moncupette resta longtemps silencieux, allant de l’une à l’autre, hochant la tête, le menton dans la main, se reculant, puis s’avançant pour se reculer et avancer encore.

Enfin il dit :

— C’est cela et ce n’est pas cela. De loin peut-être, mais de près…

— Quoi, de près ?… Ne sont-ce pas de belles lunes ?

— Je ne dis pas, mais…

— Mais, quoi encore ?

— Il y a lune et lune.

— Je le sais aussi bien que toi. Pour en finir, sont-ce tes lunes, ou pas tes lunes ?

— Ce ne sont pas mes lunes, je n’ai pas de lune ; ce sont les tiennes.

— Enfin, sont-ce les lunes du Cornu ?

— Eh bien, vrai, je ne saurais le dire, Poireau ; tu sais que je ne sais pas mentir.


Effet de lune.

— Nous voilà bien avancés, maintenant.

— Que veux-tu ? La Jeannette a une belle lune, la Colette aussi. Il n’y a rien qui ressemble à une belle lune comme une autre belle lune ; la nuit, on peut s’y tromper.

— C’est vrai, cela m’est arrivé… Je chercherai ailleurs, je veux savoir.

Dans l’après-midi, en allant voir ses champs, le maire rencontra la baronne qui se promenait rêveuse, tourmentée.

Il lui raconta l’histoire des deux lunes.

Elle rougit si fort que Poireau, certain de ne pas se tromper, lui dit à brûle-pourpoint :

— C’était votre lune et celle d’une de ces dames. Quand elles vous chaufferont encore, il est inutile de monter au Cornu, je me mets à votre disposition.

— Ah ! Monsieur le maire, pouvez-vous penser… fit la pauvre femme qui se sentait défaillir.

— En tout bien, tout honneur, à la hussarde. Je suis discret.

— Venez ce soir, chez moi, je vous expliquerai… Ce n’est pas ce que vous supposez… Mon Dieu ! que je souffre !

Poireau ne dit pas à Moncupette ce qui s’était passé entre lui et la baronne à leur rendez-vous.