Paris-Éros. Première série, Les maquerelles inédites/06

(alias Auguste Dumont)
Le Courrier Littéraire de la Presse (p. 57-66).
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VI


Saphos et nymphes. — Lesbiennes conjuguées. — L’entre-croisement. — Gouines ou chevalières du Clair de Lune. — Agences théâtrales. — La duchesse au masque de satin. — L’exhibition de tableaux vivants. — Les sénateurs. — La baronne de K… — La dame au chapelet.


Les Saphos, lesbiennes passives, composaient la majeure partie de la clientèle de la Transtévérine. C’étaient des femmes de l’aristocratie, de la finance et de la haute bourgeoisie. Généralement, elles préféraient les caresses des nymphes à celles de la grande prêtresse, trop passionnée pour leurs tempéraments et la nature de leurs sensations.

Les nymphes sont les agents d’excitations propres au culte de Lesbos ; elles diffèrent des gouines en ce que, comme dans les chabannais, elles sont pensionnaires de la maison.

La tenancière de l’Académie en possédait six : Madeleine, Joséphine, Marguerite, Céline, Lucie et Albertine, dont elle avait fait elle-même l’éducation.

Leur costume d’intérieur se composait d’un peignoir flottant, batiste ou cachemire suivant la saison, d’une chemise ruchée de dentelle, de bas de soie que des jarretières dorées étoilaient au-dessus des genoux, et de hautes bottines.

Les lesbiennes selectes étant généralement exigeantes dans le choix de la nymphe qui doit les servir, Mme Olympe n’admettait dans sa maison que des pensionnaires dont l’anatomie répondît à peu près aux conditions qu’elle imposait aux postulantes : pieds petits, cambrés ; jambes d’un galbe parfait, nerveuses ; croupe ferme, ronde, sans excès de volume ; épaules droites, bien effacées ; nuque arrondie, à dorsale invisible ; bras élégamment sectionnés ; col découvert ; lèvres fines s’ouvrant en feuilles de rose ; langue effilée, nerveuse : seins petits, bien pommés ; flancs virginaux ; taille fine, flexible ; pomme de Vénus et ses substructions suggestives.

À Paris ces modèles ne manquent pas, même parmi les filles du peuple.

On les nomme des fausses maigres ; ce sont des beautés réelles.

Les lesbiennes conjuguées se prêtent mutuellement leur concours actif ; elles sont les passionnées, les érotomanes du culte. On en cite dont l’attachement dure depuis plus de trente ans. Ces cas ne vont sans doute pas sans infidélité. Elles seules pratiquent l’entre-croisement.

Elles se montrent extrêmement jalouses : les drames du poignard, du vitriol et du poison ne sont pas rares entre elles. Elles sont généralement kleptomanes et menteuses opiniâtres. Leur olfaction est daltonisée ; elles ne savourent bien que l’odeur phospho-spermatique. Comme conséquence, elles sont gourmandes d’ail et de camembert. Leur hyperhydrose axillaire dégage des fluides chloroformiques à odeur aromatisée qui grisent.

Mariées, ce sont des résignées, sans chaleur, rebelles à l’entraînement conjugal, à moins que le mâle ne se prête aux excitations lesbiennes.

Les gouines ou chevalières du Clair de Lune, vulgo gougnottes, sont des prostituées de profession ; elles sont au cachet attachées aux maisons des proxénètes, ou rameneuses des beuglants et des restaurants de nuit.

On les reconnaît à la conformation de leur bouche qui prend par l’exercice des pratiques lesbiennes un cachet tout spécial.

Le plus clair des bénéfices de certaines agences théâtrales provient de ce proxénétisme spécial.

Modeste Moulaballe, associée à un ex-agent d’affaires véreuses, avait monté une agence de l’espèce aux environs du boulevard de Strasbourg. Elle recherchait spécialement les fleuristes en chambre, momentanément sans travail et en bisbille avec leur propriétaire pour leur loyer, qu’elle grisait de visions de luxe et d’appétence.

— Venez à notre agence, disait-elle, nous vous ferons entrer à la Scala, aux Bouffes-Parisiens ou aux Folies-Dramatiques. Vous avez un beau corps, vous êtes jolie, vous avez de la voix ; il y a tant de grues qui y sont engagées et qui ne vous valent pas. Nous avons justement sous la main un vieux qui vous paiera vos costumes et vous subventionnera. Seulement, il faudra être gentille. Vous savez, les hommes ont de si drôles de goûts. Mais, bah ! toutes les femmes font cela aujourd’hui.

— Ça, jamais, je ne suis pas un tuyau d’orgue pour être cochonnée, répondait l’ouvrière qu’on ne prenait pas sans vert.

Mais la proxénète revenait à la charge ; elle avait guetté le moment du terme. On était sans pain, on attendait l’huissier pour être jetée à la rue.

— M… alors ! se disait la jeune fille. Je suis bien bête de rester honnête quand le monde est si canaille.

Elle allait à l’agence qui la livrait à un vieux cochon. Les proxénètes touchaient la prime et le tour était joué.

Quand elle revenait à l’agence pour l’engagement, Madame était sortie, Monsieur ne recevait pas. Dix, quinze, vingt fois, c’était la même réponse.

L’ouvrière se perdait dans les flots de la prostitution. C’était une gouine de plus.

Ce cas est l’histoire navrante de chaque jour. Aux mortes-saisons, il y a ainsi quarante mille ouvrières que la prostitution guette. Il faut diablement des vices et des chabannais pour employer tout cela.

Cinquante proxénètes et rabatteuses font à Paris le métier de la Moulaballe ; c’est à les fouetter en place publique !

Mme Olympe avait pour cliente, depuis six ans, une duchesse inconnue.

Annoncée par un billet, elle arrivait masquée de satin rose.

Toutes les gouines, qu’elle préférait aux nymphes, avaient vu son corps, pas une sa figure.

L’opératrice était demandée aux proxénètes qui livrent cet article.

Elle devait être rendue à heure fixe à l’Académie, le corps net, les dessous impeccables ; elle était introduite dans un boudoir tendu de satin bleu où la duchesse l’attendait, étendue sur le divan-lit placé au milieu de la pièce.

Le sacrifice durait deux heures, puis la gouine recevait vingt francs d’épingles et était congédiée.

La duchesse se mettait au bain, se rhabillait et partait.

Jamais un mot de remerciement ni de satisfaction, pas un soupir ; c’était une jouisseuse concentrée.

La spécialité académique de la maison était l’exhibition de tableaux vivants dans lesquels figuraient vingt, trente, quelquefois quarante sujets.

Ces tableaux, progressivement scéniques, mythologiques et pornographiques, étaient une création de l’Italienne.

Les représentations en étaient très suivies. Lesbiennes de marque et vieux messieurs, au maintien digne, qu’on appelait les sénateurs, bondaient le grand salon qui en était le théâtre.

Les figurantes étaient vivement disputées, après chaque séance, pour une exécution plus intime. Les sénateurs, très opiniâtres, n’entendaient pas céder le sujet de leur choix.

Pour les accorder, la tenancière leur faisait l’as de cœur.

Elle prenait un jeu de cartes, les distribuait une par une. Celui à qui échouait l’as de cœur devenait possesseur du sujet disputé.

La recette dépassait souvent cinq mille francs.

Quand chacun avait sa chacune et chacune sa semblable, les chambres de l’étage et les boudoirs étaient occupés jusqu’au jour.

Les femmes du monde venaient y chercher un soulageur, les jours d’angoisse budgétaire.

La baronne de K…, avant de devenir la lesbienne et l’érotomane émule de Magoula et de la belle Hollandaise, avait débuté par là.

Fille d’un boyard, Hélène P…, une beauté des steppes russes, avait épousé le baron de K…

Pendant six ans, leur union fut une continuité d’amour et de bonheur.

Leur chambre, un nid d’or et de soie, n’avait cessé de leur être commune. Que de fois leurs noms : Hélène, Gaston, y avaient été soupirés avec religiosité et adoration !

Chaque soir, Gaston déshabillait lui-même son Hélène avec une préciosité de prêtre touchant au linge d’autel, mettant à nu chaque partie de son admirable corps, les rosant de ses baisers, les animant de son souffle énamouré. Puis, devant sa nudité splendide, il se prosternait en fakir adorateur.

Elle, souriante, lui disait désignant le nid :

— Viens, mon Gaston, l’amour nous y convie. Dieu nous l’ordonne.

L’amour de son mari et sa fille Adrienne étaient toutes les joies d’Hélène, elle ne demandait rien de plus.

Une nuit, dans les salons de la princesse de Sagan, son amie la marquise de V… lui demanda curieusement le secret de son bonheur :

— La vérité dans l’amour, lui répondit-elle gravement.

Le terme fatal de ce bonheur parfait arriva brusquement, en coup de foudre. Le krach des notaires leur enleva toute leur fortune.

Le baron ne survécut que quatre mois à ce désastre. Une parente d’Hélène lui consigna en usufruitière une rente de dix mille francs dont le capital devait revenir à sa fille.

Mais que faire, à Paris, dans sa situation, avec dix mille francs de rente, alors qu’il est avéré qu’on y est besogneux avec cent mille francs de capital, que les millions donnent à peine l’aisance, et qu’on ne peut se dire riche qu’avec un milliard au moins ? Après avoir payé la pension et l’entretien de sa fille, un loyer de 2.000 francs, son service, l’entretien de sa maison et sa voiture de louage, il ne lui restait absolument rien pour sa toilette et ses dépenses privées ; moins que rien, elle s’endetta.

Le diable lui fit rencontrer à Turpenay la comtesse Julie et la Transtévérine qui y possédaient une maison de campagne en commun, où elles passaient les trois mois de juillet, août et septembre, pendant les villégiatures de leur clientèle.

Une autre cliente de l’Académie, Mme de S…, un type de femme comme on n’en rencontre qu’à Paris. Elle pratiquait tous les arts : peinture, sculpture, bas-bleu, et aussi tous les trucs. Elle n’arrivait jamais chez Mme Olympe qu’en allure de mousquetaire, le chapeau sur l’oreille, une canne à une main et un éternel cabas de l’autre.

— Ça va la haute motte ? lui disait-elle.

— Comme un moulin.

— Qui as-tu comme extra, aujourd’hui ?

— Juliette ; elle est épatante.

— A-t-elle la foi ?

— Au bas des reins.

— Là ou ailleurs, ça m’est égal. Aux pieds comme aux fesses, la foi sauve. Envoie-la-moi au salon rose.

La toquée prenait possession du boudoir, se déshabillait comme pour une entrée au bain, puis déballait le contenu de son cabas : une statuette de sainte Philomène, qu’elle plaçait sur la cheminée, une bouteille d’eau bénite, une seringue et un énorme chapelet venu de Jérusalem, qu’on trouve dans les boutiques avoisinant l’église du Sacré-Cœur à Montmartre.

La gouine la trouvait se seringuant le pertuis sacramentel, et y introduisant la croix du chapelet pour le purifier.

— Ma fille, il faut de la foi, lui disait l’universelle truqueuse.

— Des fois, oui, quand on couche avec un ratichon.

— C’est ça, je suis une ratichonne, tu auras la foi. Agenouille-toi devant moi, nous allons dire le chapelet.

Et pendant que Juliette faisait son métier de gouine, Mme de S… récitait le chapelet à haute voix avec des transports qui lui faisaient dire les crudités les plus salées.

Elle avait entrepris de faire son salut par le c… Tout chemin conduit à Rome.