Paris-Éros. Première série, Les maquerelles inédites/02

(alias Auguste Dumont)
Le Courrier Littéraire de la Presse (p. 13-24).
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II


Maisons de société. — Clubs spéciaux. — Clubistes érotomanes. — La comtesse Julie. — Micken, la belle Hollandaise. — Le général Kimber. — Mille heures. — L’anneau de l’altesse.


Les maisons de société spécialement affectées aux démonstrations érotiques, sont des salons fermés, des clubs dont les membres se paient le luxe de chabannais selects.

Elles sont de deux genres : celles où les fêtards extravaguent, entourés d’un essaim de femmes galantes, et celles, plus clandestines, où les érotomanes se livrent à toutes les fureurs des lupercales antiques.

Qu’on ne croie pas cependant à des abominations. Les passions perverses sont solitaires, en société on recherche le plaisir, tout en conservant un certain décorum. La perversité des gens du monde est plutôt cérébrale que de tempérament. Elle est épicurienne, osée dans la figuration et le geste, mais dans l’action elle ne va pas au delà de ce qui se pratique dans les maisons de tolérance les plus huppées, — ce qui est déjà suffisant.

L’achoppement pour ces lupanars de haute volée est le scandale, surtout pour celles du dernier genre, où la passion surexcitée dégénère souvent en orgie monstrueuse.

Ces clubs sont alimentés par des membres effectifs, appartenant, pour la plupart, au monde de l’aristocratie, de la finance, de la politique, de la magistrature et des arts, et aussi des membres honoraires, riches fêtards étrangers, pour lesquels Paris a tous les charmes.

Ils forment entre eux une sorte de franc-maçonnerie d’honneur qui les oblige au secret et à une commune protection.

L’amour n’est pas tout dans ces clubs, on peut même dire que ce n’est que le piment. On y festoie merveilleusement. Lucullus n’eût pas mieux fait. On ne peut mieux boire qu’entouré de nymphes et de déesses.

Il n’y a pas toujours que des filles galantes dans ces cénacles joyeux, on y rencontre aussi de superbes beautés du meilleur monde que la passion ou les angoisses budgétaires y amènent.

La maison de ce genre la mieux ordonnée, désignée sous le nom de Club des Poteaux, est située à proximité de la zone galante. L’inspiratrice, que les clubistes nomment discrètement la comtesse Julie, a été fort connue, sur la fin de l’Empire et pendant les premières années de la République, comme femme d’intrigue.

Tout en gouvernant son chabannais aristocratique avec une expérience de maquerelle intellecte et une intelligence de proxénète bas-bleu, elle ne négligeait aucune des relations mondaines qui lui avaient créé une solide réputation de grande dévote.

Elle suivait ponctuellement les offices de sa paroisse, courait les prédicateurs de la Madeleine et de Notre-Dame, patronnait les fêtes de charité et les œuvres diocésaines, subventionnait les petits commerces congréganistes et les ouvroirs des dames de Saint-Vincent de Paul.

De son ardente passionnalité d’antan, on ne lui connaissait plus que sa chère Olympe et le curé Moncupette, le desservant de Turpenay, où elle possédait une opulente maison de campagne.

Sans un fil blanc dans les cheveux, sans une ride sur sa belle peau d’impure, on ne pouvait galamment lui donner que l’âge qu’elle paraissait avoir : trente-cinq ans… Et encore !

L’hôtel dont elle avait fait le Club des Poteaux, lui appartenait.

Elle avait présidé aux dispositions intérieures avec une science parfaite des amours anormales qui s’entourent de luxe, de confortable et d’artistiques séductions. D’ailleurs ses sensations étaient encore assez vives et ses goûts assez érotisés pour l’autoriser, en qualité de surintendante des menus plaisirs de ses fidèles et d’éducatrice de n’importe quel collège féminin d’Eros.

Toutes ses facultés créatrices se retrouvaient dans les dispositions et l’aménagement de la salle des banquets et du cénacle prostitutionnel où se célébraient les lupercales. Les patriciens des époques augustales l’auraient reconnue là pour une de leurs grandes prêtresses, et le Soracte saturnal, pour une de ses hystériques bacchantes. Partout des somptuosités truquées pour l’épanouissement et l’assouvissement des suprêmes luxures ; des glaces multipliant et se renvoyant les images, de larges et moelleux divans incitant aux pâmoisons lascives, une forêt de plantes des tropiques, des effets de lumière féeriques, un chaos artistique de meubles et de choses suggestifs.

C’était en miniature une reconstitution de la loggia priapique romaine avec une tonalité de Riddyk anversois disparu.

Des draperies soyeuses marquaient des retraits voluptueux : salles de bains et boudoirs, où tout parlait aux sens et exaltait la passion.

Le personnel de la maison, entièrement féminin et précieusement choisi dans les bonnes maisons d’éducation pornographique, était placé sous l’autorité d’une sous-intendante, l’ex-sœur Marie des Anges, dont la comtesse connaissait la haute sagesse et la prudence, et depuis, Mlle Inès dos Estramadures, prima donna per tutti far.

La sainte femme pouvait jouir là, par anticipation, de toutes les joies du Paradis.

La comtesse Julie s’était réservé un appartement au premier étage, composé d’un oratoire, d’un boudoir, d’une chambre et d’une salle à manger.

C’est dans son oratoire qu’elle recevait, donnait ses ordres et sacrifiait à Vénus androgyne.

L’élément féminin des nuits lupercalines comprenait ordinairement deux sujets de haute chevauchée et une vingtaine d’allumeuses de la zone galante, très à l’aise dans leur nudité de nymphe, fournies par les mères-proxénètes.

Les clubistes portaient un large peignoir pour tout vêtement, les pieds dans des sandales, jouissant en sybarites, couchés sur les divans, du spectacle des diversités de beautés qui les allumaient, sceptiques au fond, apologistes rabelaisiens par séduction.

À dix heures, Magoula, qui préalablement s’était présentée à la comtesse Julie dans son oratoire pour la visite sacramentelle, entra dans le « sanctum sanctorum » où l’essaim de coryphantes l’entoura aussitôt.

Par une sorte d’attraction magnétique, tous les regards s’étaient portés sur le point de l’idéal volupté, orné d’une superbe toison l’embrunissant jusqu’au nombril.

Sa croupe de cavale olympienne était réputée.

Ainsi l’immortel Papillon avait dû voir la duchesse d’Ossilluna, pour assurer, avec toute son autorité d’académicien, que c’était le c… divin, le c… incomparable qui avait ravi la terre et fait pâlir les étoiles.

Cette remarque avait été faite d’un ton goguenard par un poteau dont la tête crépue avait un caractère tranché de satyrion.

— Bah ! tous les c… sont divins, répliqua son voisin de divan. Celui de notre chère Magoula est plutôt astronomique. Qu’on l’oppose aux lunettes de l’Observatoire ; il y a longtemps qu’on n’y a plus rien découvert d’aussi saillant.

Le bagout de la belle Portugaise seyait parfaitement à son genre de beauté.

— Ferme, baron, tu radotes, fit-elle en allant à l’observateur, la main tendue.

— Magoula, tu parles en parnassienne.

— Ça te la coupe, hein ?

— Rien ne m’étonne de ta part : tu possèdes toutes les séductions.

— Quelle blague encore ?

— Des pieds à la tête, tu es une arme parlante. Je ne suis pas académicien, mais, quand même, tu m’inspires.

— Baron, tu es malade.

— Pas encore.

— Ça te dit ?

— Je suis de la réserve : je garde tes positions.

— De la vieille garde, alors ?

— Eh ! oui ; l’Empereur ne bat plus que d’une aile. Trop de victoires, ma charmante, je sens venir mon Waterloo.

— Tu sais, la vieille garde meurt et ne se rend pas.

— Nous discuterons cela tantôt ; je suis aujourd’hui pour la belle Hollandaise.

— Micken en est ? Alors, chouette ! je craignais d’être seule pour supporter la charge de l’escadron.

Ce court dialogue dit l’esprit qui présidait aux assemblées des clubistes lorsque rien ne venait trop violemment les surexciter.

Il y avait cependant des scènes passionnelles dignes du crayon de Callot.

Quelques instants après, la belle Hollandaise fit une entrée.

C’était la beauté flamande aux reins d’acier dans toute sa vaillante expression.

Elle avait droit à la royauté ; aussi avait-elle été plus d’une fois couronnée… à la façon des chevaux.

Elle alla à la Portugaise et lui dit :

— Tu es splendide, Magoula. Où t’es-tu ainsi allumée ?

— Je ne sais pas, ça m’a dit tout à coup en entrant ici. Ce matin, je ne valais pas une chiquenaude.

— Regarde les têtes ? Ils semblent vannés.

— Ne t’y fie pas ; ils ont le teint plombé.

— Dans ce cas, en avant les violons !

La beauté plastique de Micken, moins flou, moins chaude que celle de la Portugaise, avait l’éclat et le poli du marbre ; elle suggestionnait davantage les érotiques poteaux.

C’était la beauté du plein air, des grèves et des forêts, en perpétuelle nostalgie du mâle.

Fille d’un pêcheur de Schweningue, elle avait passé dans bien des bras robustes avant d’entrer dans la carrière de la prostitution dorée.

Son premier entreteneur fut un Anglais, le général Kimber-Nigel, qui l’avait confortablement installée à Londres, dans le Strand.

Les officiers du Royal-Horse lui firent une cour assidue ; elle les aima tous, en extra.

Un soir, le général lui arriva à l’improviste, dérangeant un jeune aide de camp qui se réfugia piteusement sous le lit.

Le cher ami devait partir le lendemain matin pour le camp de Woolwich, où il avait été désigné pour commander une période de manœuvres d’artillerie. Micken ne pensa pas même à protester contre son droit de seigneur.

Au moment où, la tenant dans ses bras, il l’embrassait sur la nuque, une explosion, comme une bruyante rupture de pneu, l’arrêta net dans sa démonstration amoureuse.

Ce n’était pas elle, il l’aurait senti.

Ce n’était pas lui non plus, il l’aurait su.

Le général intrigué se leva.

Son flair d’artilleur lui fit découvrir une paire de bottes, que suivait une culotte bleue, puis une jaquette rouge.

Il tira le tout à lui, et la figure blondine de John O’Macrey, son aide de camp préféré, se montra illuminée d’une belle teinte de homard cuit.

— John, quel fichu artilleur vous faites ! lui dit-il.

— L’émotion, mon général.

— Je comprends ; je vous laisse régler la pièce, vous me paraissez meilleur servant que moi.

Le cher ami sortit après s’être revêtu, en laissant une poignée de bank-notes sur la tablette de la cheminée.

La belle Hollandaise repassa le détroit et alla planter sa tente dans la capitale brabançonne.

Elle établit son quartier général à la taverne Tom, où la catapultueuse Lolo activait la circulation des valeurs de la Banque de Belgique dont son ami T’Kindt de Rodenbeck s’était constitué le conservateur.

À elles deux, elles donnèrent à la vie galante un faste que Bruxelles n’avait jamais connu ; Micken tenait cependant la cote à un prix bien supérieur à celui de son amie.

Mandée un soir à l’hôtel du Commerce de la rue de Lécuyer, qui, à cette époque, servait de théâtre aux exploits des fêtards brabançons, elle se trouva devant un Anglais splénique, en costume de sauvage, attablé devant une table copieusement servie.

La belle Hollandaise comprenait vite les situations et elle avait le geste leste ; en trois temps de dégrafage, elle se trouva à l’unisson de son partenaire.

L’Anglais l’évalua d’un coup d’œil.

— Combien, dear, pour une semaine ? lui dit-il.

— Une livre l’heure, répondit la courtisane, aussi laconique.

L’insulaire se leva, l’examina scrupuleusement avec toute l’attention d’un maquignon émérite, puis prenant son carnet, il se rassit et se mit à poser des chiffres sur le papier.

Pendant son travail, elle l’entendait marmotter :

— Very fine, very beautiful, but much dear… yes, very a high price… but very select… Oh ! yes, smarting like a godness.

Puis, rejetant son carnet fermé sur la table, il lui dit :

— Je prends vôo pour mille heures.

Les mille heures écoulées, le gentleman, l’aîné d’un grand nom du Lancashire, se mourait heureux d’avoir enfin vécu.

Son frère, le cadet, vint recevoir son dernier soupir.

Il prit la belle Hollandaise à bail pour mille nouvelles heures.

Le contrat de location fut rompu à Spa, à la suite d’une aventure de haute voltige.

En une heure de béatitude intime, le prince P…, fils d’une altesse du Nord, avait fait don à la courtisane d’une bague enrichie d’un magnifique solitaire.

Au casino, pendant une redoute, la duchesse d’Ol…, qui avait été la maîtresse de l’altesse et l’éducatrice du prince, reconnut dans la bague que la belle Hollandaise portait au doigt un joyau qu’elle avait reçu de son amant et dont elle avait fait présent au prince, qui répétait assez souvent ses leçons dans le lit de la grande dame.

— D’où tenez-vous ce diamant ? demanda-t-elle arrogamment à la courtisane.

— D’une personne qui, apparemment, avait le droit d’en disposer.

— C’est ce qui vous trompe. Ce solitaire m’appartient.

— Je ne veux rien partager, même avec vous, duchesse. Tenez, reprenez votre bien et votre amant, répliqua vertement la belle Hollandaise en lui présentant la bague.

La duchesse ne valait guère plus qu’une hétaïre. À la cour des Tuileries et à Vienne, avec la princesse de M…, elle avait grandement fait parler d’elle.

— F…-vous-la quelque part ; le prince pourra la reprendre en y passant le doigt, répliqua-t-elle, furieuse.

Micken saisit la balle au bond ; elle se fit incruster le solitaire au promontoire de Vénus, que tout Spa sut le lendemain être étoilé.

L’Anglais s’offusqua de la réclame ; il donna congé à la belle Hollandaise.

Une nuit, l’étoile fut dérobée par un amant de cœur indélicat.