Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie dans la seconde moitié du XIXe siècle/XXXII

CHAPITRE XXXII

L’ÉTAT CIVIL


i. les registres.

Dans les églises. — Renouvellement de la population. — Importance de l’état civil. — Registres curiaux. — Memento. — Assassinat du duc de Guise. — Assassinat de Henri III. — Rédaction incomplète des registres curiaux. — Intervention de la royauté. — Les bénéfices. — Prêtres salés et embaumés. — Ordonnance de Villers-Cotterets. — On ne tient compte des prescriptions royales. — Déclaration du 7 avril 1736.-Constitution civile du clergé. — Désarroi. — Baptêmes clandestins. — Nulle preuve de naissance. — Danger signalé par la municipalité de Paris. — Lenteur de l’action législative. — Initiative du département de l’Ardèche. — Motion de François de Neufchâteau. — Les niaiseries de Gohier. — Vivre libre ou mourir. — Incidents. — La loi est votée le 20 septembre 1792. — Les deux dépôts. — Hôtel de Ville et Palais de Justice. — Tout est brûlé. — Lois de reconstitution. — Le service de la Bourse. — Insouciance du public. — Prolongation du délai légal. — Le service de l’archevêché. — Service ambulant. — Réserve des protestants et des israélites. — Installation déplorable. — Ce service devrait être étendu et agir d’office. — Le greffe du tribunal de première instance. — M. Rathelot. — Les palimpsestes. — Registres carbonisés. — Droguet. — Noir sur noir. — 70 000 actes sauvés. — Festina lente. — L’expérience nous servira-t-elle ? — Quadruple expédition. — L’Arc de Triomphe.


Nous venons de voir à quelle source la ville de Paris puise les sommes considérables qui lui sont nécessaires pour maintenir le bien-être et la sécurité de sa population ; il est temps de dire comment celle-ci se renouvelle et quelles précautions sont prises afin d’assurer à chacun de ses membres une identité irrécusable. Lorsque l’on veut apprécier d’un seul coup d’œil l’énorme mouvement qui modifie sans cesse les éléments individuels dont se compose cette population, il faut un matin, de dix heures à midi, se rendre dans une de nos paroisses les plus fréquentées, — Saint-Roch, la Madeleine, Saint-Sulpice ; — c’est l’image même de la vie ; près des fonts baptismaux, des vagissements indiquent qu’un nouveau-né vient apporter sa part de travail et demander sa part de soleil ; les orgues retentissantes célèbrent le joyeux épithalame de deux époux que le prêtre bénit au milieu des lumières et des parfums, tandis que les chants redoutables du Dies iræ annoncent qu’une âme, rejetant son enveloppe, s’est élancée vers les régions inconnues où surnage toute espérance. On nait, on se marie, on meurt à toute minute dans cette vaste ville où, pendant que l’homme poursuit le labeur forcé, l’impassible nature ne se soucie que de son œuvre, qui est la propagation de l’espèce et l’élimination des faibles.

Quoique les vieillards ne manquent pas à Paris et qu’on puisse même y découvrir aujourd’hui quelque centenaire qui venait au monde lorsque mourait Louis XV, on peut affirmer que la population parisienne est certainement renouvelée en l’espace de cinquante ans. On sait avec une certitude mathématique dans quelles proportions se produisent les naissances, les mariages et les décès ; mais on ne saura jamais dire d’où sont partis, quelles routes ont parcourues, quel but ont atteint, de quelle manière ont fini ceux dont on a enregistré l’apparition au jour et dont on a constaté la mort. Ce serait là une recherche intéressante entre toutes, mais qu’il est impossible d’entreprendre ; les documents n’existent pas, et nulle administration n’est assez puissante, assez riche, assez nombreuse pour tenter même de les recueillir.

À défaut de cette statistique morale, la statistique matérielle abonde en renseignements qui ont du prix et peuvent éclairer bien des points obscurs de la vie parisienne. Sous ce rapport, nous n’avons rien à désirer ; les gouvernements, qui se succèdent rapidement en France, ont tous attaché une importance exceptionnelle à la bonne tenue de ce que l’on nomme les registres de l’état civil. Au fur et à mesure que les relations sociales ont pris une assiette régulière, que la justice s’est dégagée des formules obscures dont le moyen âge l’avait enveloppée, que la religion a vu une garantie pour elle-même dans la constitution légale de la famille, on a cherché à établir et à conserver les preuves testimoniales des trois grands actes de la vie humaine. En constatant par des pièces authentiques la naissance, le mariage et le décès des individus, on confirmait le passé des familles, et l’on en assurait l’avenir ; la preuve légitime de la filiation et des alliances consacrait le droit à la possession ; l’état civil a donc été dans les pays coutumiers, dans les pays de droit romain et même dans les pays saisis par la conquête, la base la plus sérieuse de la propriété et de la société ; il éclaire la justice, détermine les relations des hommes entre eux et préside à leurs transactions. Ce rôle multiple et bienfaisant n’a pas toujours été compris, mais aujourd’hui notre état civil offre toute garantie désirable et rend d’inappréciables services à la population parisienne, pour laquelle il représente le cartulaire des papiers de famille ; aussi devons-nous en tracer un rapide historique.

Notre état civil, tel que nous le voyons fonctionner maintenant, est très-moderne ; il date de 1792. Avant cette époque, il était exclusivement confié au clergé, qui, dans chaque paroisse, devait tenir des registres appelés registres curiaux, sur lesquels on inscrivait les baptêmes, les bénédictions nuptiales et les services funèbres. L’extrait, certifié conforme, de ces registres servait d’acte authentique et faisait foi. Ces cahiers, tous détruits aujourd’hui, mais que nous avons vus jadis, étaient rédigés assez régulièrement ; pourtant il n’en avait pas toujours été ainsi, et il fallut bien des ordonnances royales pour que les curés y missent quelques soins. Dans le principe, le registre déposé à la sacristie était une sorte de memento sur lequel on relatait, à côté de certains actes accomplis dans l’église, toute sorte de choses qui très-souvent n’avaient aucun caractère officiel ou sacré. M. Berriat-Saint-Prix relève d’étranges annotations dans un des registres de l’église Saint-Paul, rédigé par un vicaire qui inscrit les étrennes qu’il a reçues, entre autres : une bouteille d’hypocras, une talmouse, un lapin de garenne, une pistole d’Espagne ; à la suite d’un service funèbre fait le 29 octobre 1650, il ajoute : « M. de Saint-Paul (le curé) me commanda d’aller dîner avec lui, où de sa grâce je fis bonne chère : Vivat ad multos annos ! » Le lendemain, la bonne chère avait porté fruit, car, — je demande pardon au lecteur de cette citation incongrue, — il écrit : « Je pris un lavement pour apaiser mes coliques. » Les faits inscrits à la date où ils se sont produits ne sont pas tous de si triviale nature, et parfois ils offrent quelque importance historique, car ils peignent nettement l’état des esprits en présence d’événements considérables ; sur le registre de Saint-André des Arts, à la suite d’un acte de baptême du 23 décembre 1588, on lit : « En ce même jour du samedi 24 décembre 1588 est venu un courrier de la ville de Blois qui a apporté nouvelle que M. le duc de Guise avoit été tué et massacré le vendredi précédent au cabinet du roi, lui estant présent, lequel sieur estoit allé à son service à l’assemblée des estats, faict trop exécrable et qui ne demeurera pas impuni. Anima ejus requiescat in pace, amen ! Et encore non content, comme estant possédé du diable, comme il est vraisemblable, a depuys faict massacrer M. le cardinal de Guise et non pour autre cause sinon qu’ilz s’opposaient aux entreprises du Biarnoys qui se dict roy de Navarre, hérétique, excommunié, que le dict roy, jadis roy de France, nommé Henry de Valoys, vouloit instaler après lui à la couronne de France contre la volonté de notre saint-père le pape, Sixte cinquième, qui l’en avoit jugé indigne par sa mauldite hérésie et pour avoir été relaps. » Après avoir constaté un mariage célébré le 31 juillet 1589, le prêtre raconte l’assassinat de Henri III : « estant à Saint-Cloud… ayant juré la mort de toutes sortes de gens de bien, permettant seulement de sauver les hérétiques et leurs adhérens, pour puys après ruiner l’église et notre Seigneur et planter l’hérésie au beau milieu de la France. » Il nomme Jacques Clément « religieux de l’ordre des Jacobins », et il écrit : Anima illius requiescat in pace.

Le plus ancien registre d’état civil appartenant à Paris est celui de la petite paroisse de Saint-Jean en Grève ; il remonte à 1515 : il ne relève que les mariages ; on trouve un registre de baptême à Saint-André des Arts et à Saint-Jacques la Boucherie à la date de 1525 ; en 1527, les décès sont inscrits à Saint-Josse et à Saint-Landry. Les actes que l’on rappelait sur ces cahiers ne ressemblent en rien à ceux que les employés de nos mairies libellent aujourd’hui avec tant de soin et de précautions ; l’orthographe des noms était rarement respectée, bien souvent même ceux-ci étaient omis : « le 29 août 1574 furent baptisées deux filles gemelles et de la même ventrée. » (Saint-André des Arts.) Pour les enfants ou les domestiques, on ne prend pas grand-peine : « J’ai inhumé l’enfant de M… » (Saint-Paul, 1640.) « À été inhumé le domestique de M… » (Saint-Eustache, 1657.) Sur le registre des mariages de Saint-Jean en Grève pour l’année 1603, on lit : Hic desunt multa matrimonia. On voit par ces exemples, qu’il serait facile de multiplier à l’infini, que des actes d’état civil tenus de cette sorte ne sont que des curiosités historiques où l’on peut parfois découvrir quelques renseignements précieux, mais qu’ils n’offrent aucune sécurité et qu’ils ne devaient être que d’un secours douteux pour les familles.

La royauté intervint et, à propos d’une question incidente et toute spéciale, imposa aux curés l’obligation de mettre quelque régularité dans certains des actes portés sur les registres curiaux. Ce n’est pas la première fois que, voulant faire disparaître un abus très-circonscrit, on a produit un bien général. Lorsqu’un ecclésiastique en possession d’un bénéfice mourait, il y avait un intérêt majeur pour ceux qui ambitionnaient sa succession à cacher sa mort, et, comme on le disait à cette époque, à prendre date à Rome, car le pape jouissait alors d’un droit de prévention qui lui permettait de nommer à un bénéfice vacant lorsque le roi n’y avait pas pourvu. Il y eut des prêtres qui furent embaumés, salés, dissimulés dans des caves par la complicité de quelques inférieurs, pendant que le postulant « courait le bénéfice ». C’est pour faire cesser ce scandale, qui portait préjudice aux prérogatives souveraines, que fut rendue en août 1539 la célèbre ordonnance de Villers-Cotterets, qui fut enregistrée le 6 septembre de la même année. On ne peut douter du motif qui la détermine, lorsqu’on voit, à l’article 56, qu’elle défend, sous peine de confiscation de corps et de biens, de garder les cadavres des ecclésiastiques[1]. Elle visait d’autres points : elle exige (art. 51) que l’on constate l’heure et le jour de la nativité ; elle recommande de faire contre-signer les registres par un notaire, et enfin, très-prévoyante et devançant l’avenir, elle veut (art. 54) que les registres soient déposés tous les ans dans les greffes des bailliages et des sénéchaussées. Par les extraits d’actes postérieurs à l’ordonnance que nous avons citée, on peut voir que le clergé ne fit pas grand cas des prescriptions royales[2].

Ce ne fut point une petite affaire d’amener les ecclésiastiques à donner aux registres curiaux une tenue à peu près régulière ; par paresse, par insouciance, par ignorance des suites qu’un acte incomplet pouvait entraîner, ils ne se préoccupaient guère de la rédaction des pièces indispensables : ils regardaient sans doute ce travail comme superflu ou comme indigne d’eux ; ils en laissaient le soin à des prêtres inférieurs, parfois même à des bedeaux illettrés, et ils échappaient ainsi à la lettre et à l’esprit de l’ordonnance de Villers-Cotterets. En vain différents édits de 1579, de 1595, de 1629, de 1667, les rappelèrent à l’accomplissement du devoir imposé ; ils n’en tinrent compte, et les choses restèrent en cet état, plus que défectueux, jusqu’à la déclaration royale du 7 avril 1736, qui fut enregistrée le 13 juillet au parlement, et que d’Aguesseau avait rédigée.

Au nom de l’intérêt commun des familles et du bon ordre de la société, il est ordonné aux curés de tenir régulièrement les actes de l’étal civil concernant les naissances, les mariages, les décès, de se conformer aux prescriptions des lettres royales de 1667, et de déposer chaque année dans les greffes un double de leurs registres. Cette fois il fallut obéir, ne fût-ce que pour échapper à l’action des parlements, qui se plaignaient du désordre apporté dans les œuvres de la justice par les irrégularités nombreuses dont des pièces prétendues authentiques, émanant des paroisses, fourmillaient à chaque ligne. La déclaration de d’Aguesseau est irréprochable ; elle prévoit tout et ne laisse rien au hasard ; plus tard on n’aura qu’à la reprendre et à lui donner une forme législative pour qu’elle devienne la loi qui régit la matière aujourd’hui.

Les choses marchèrent régulièrement jusqu’à la Révolution, et le clergé resta en possession des actes de l’état civil ; mais, lorsque le décret des 12 juillet et 24 août 1790 eut jeté dans l’Église de France une perturbation profonde, on se trouva en présence d’une difficulté qu’il fallut résoudre sous peine de voir les relations de famille se compliquer d’une étrange façon. Beaucoup de gens, animés par des scrupules religieux très-respectables, regardaient les prêtres assermentés comme des renégats, déchus, par le seul fait du serment prêté, de tout pouvoir pour administrer les sacrements. Qu’arrivait-il alors ? Ces personnes pieuses, lorsqu’un enfant leur naissait, le portaient à des prêtres restés fidèles ; on procédait à un baptême clandestin ; mais nul acte sérieux ne prouvait la naissance, car les prêtres insermentés ne tenaient point de registres. Ce fait, qui n’était grave que par les conséquences possibles, fut dénoncé à l’Assemblée nationale dans la séance du 15 mai 1791. C’était une députation de la municipalité de Paris qui venait signaler le danger, et Bailly portait la parole ; il demande, en présence des opinions religieuses qui semblent séparer la nation en deux camps adverses, que dorénavant les officiers municipaux soient seuls chargés de la rédaction des actes de l’état civil. Le président Treilhard et le député Lanjuinais approuvent l’orateur et estiment qu’il sera bon de se hâter. Le 19 mai, la question, portée à la tribune, est ajournée ; elle y revient le 27 août, et l’on vote que « le pouvoir législatif établira pour tous les citoyens sans distinction le mode par lequel les naissances, mariages et décès seront constatés, et il désignera les officiers publics qui en recevront et conserveront les actes. » Les discussions des lois les plus importantes étaient déjà fort lentes à cette époque, et l’on devait attendre plus d’une année avant de voir résoudre ce facile problème.

L’initiative pratique de la réforme ne vint ni de Paris ni de l’assemblée : ce fut la ville de Privas qui paya d’audace et donna l’exemple ; Boissy-d’Anglas, procureur-général-syndic du directoire du département de l’Ardèche, arrête le 2 novembre 1791 « que l’Assemblée nationale sera suppliée de porter une loi qui prescrive les formes civiles nécessaires pour constater la naissance et le décès des citoyens », et il ordonne « qu’en attendant les municipalités du département tiendront un registre où elles constateront l’époque de la naissance des enfants dont elles sauront que l’enregistrement sur les registres curiaux aura été différé. » Les considérants de l’arrêté de Boissy-d’Anglas prouvent que le nombre des baptêmes clandestins tend à constituer une sorte de péril social. L’assemblée ne désapprouva pas le directoire du département de l’Ardèche, mais elle ne hâta point ses travaux. La discussion continue le 15 février 1792 ; le 17 mars on fait un effort pour obtenir un ajournement indéfini de la question ; François de Neufchâteau est très-affirmatif : « J’ose dire que la France ne supportera pas en ce moment une innovation qui paraîtrait toucher aux dogmes religieux ; quoique nous soyons dans le siècle de la philosophie, le peuple n’est pas encore philosophe. » L’assemblée fut plus sage que le futur ministre. Elle comprit que l’état civil et les dogmes religieux n’avaient aucun point de contact, et elle rejeta la motion « comme injurieuse au peuple français ».

Le 18 juin, on revient à l’élaboration de cette loi qui semblait hésiter à se formuler. Pastoret avait parlé avec beaucoup de sagesse en faveur des municipalités, lorsque Gohier, le même qui devait être un des chefs du directoire au 18 brumaire, fit un discours qui mérite de ne point être oublié, car il prouve à quel degré d’aberration l’influence des milieux peut entraîner les esprits les plus calmes. La simple transcription des actes de la vie civile semble à l’orateur manquer de dignité, il veut un peu plus de cérémonie ; on constatera la naissance en déposant l’enfant sur l’autel de la patrie, et les parents s’engageront pour le nouveau-né « à vivre libre ou mourir ». Pour les mariages, la formule est la même : « Que les deux époux, dans ce moment intéressant, annoncent eux-mêmes que les plus doux sentiments de la nature ne leur font point oublier qu’avant d’être l’un à l’autre ils appartiennent à la patrie, et que le vœu matrimonial soit scellé du cri : Vivre libre ou mourir ! » On ne pouvait de bonne foi constater un décès par de telles acclamations ; mais Gohier tourne facilement la difficulté, et il exige « que le grand homme soit placé au Panthéon, tandis que le traître sera traîné à la fange et livré à l’exécration publique. » Quoique l’assemblée, électrisée par cette niaise rhétorique, ait voté l’impression du discours, elle adopta des moyens plus simples et surtout plus pratiques pour la constatation des naissances, des mariages et des décès.

Deux fois la discussion de la loi fut interrompue dans des circonstances que l’histoire n’a pas oubliées. Le 28 juin, sur la proposition de Vergniaud, on reprit la question des mariages, et Lagrevol parlait lorsque le général Lafayette, se présentant devant l’assemblée pour lui demander compte de la journée du 20 juin, s’attira la dure apostrophe de Guadet : « Nous n’avons donc plus d’ennemis extérieurs ? » Le 3 septembre, pendant que les massacreurs, régulièrement payés comme des ouvriers à la tâche, faisaient leur horrible besogne dans les prisons de Paris et que les députés affolés ne savaient à quel parti se résoudre, on réglait le mode de constatation des décès. Après tant d’ajournements et de fortunes diverses, la loi fut enfin adoptée le 20 septembre 1792. Les municipalités restent seules chargées de la rédaction des actes authentiques assurant la légitimité de la filiation, du mariage, et la date précise du décès ; tous les registres doivent être tenus en double, afin qu’une copie soit déposée dans les greffes ; les registres des paroisses seront portés aux archives des maisons communes, à partir du 1er  janvier 1793 ; des répertoires alphabétiques seront dressés tous les ans, et tous les dix ans on relèvera les tables décennales.

Tel fut l’état civil établi par les législateurs de la Révolution, tel il est encore. Toutes les prescriptions édictées étaient fort sages et nulle ne fut éludée. En ce qui concerne Paris, deux vastes dépôts existaient où régulièrement et conformément à la loi on réunissait les précieux registres qui contenaient les actes nominatifs prouvant l’authenticité individuelle de chaque membre de la grande association parisienne, l’un aux archives de la préfecture de la Seine, placé dans une maison faisant face à l’Hôtel de Ville, l’autre au Palais de Justice, dans le greffe du tribunal de première instance. Toute mauvaise chance de destruction semblait ainsi évitée ; si l’un de ces dépôts venait à être anéanti, l’autre fournirait immédiatement, au moyen des doubles, les documents nécessaires à une reconstitution. Les hommes de 1792 n’avaient point deviné les hommes de 1871.

Tous les registres des paroisses, des consistoires protestants et israélites, les archives des ambassades de Suède, de Danemark, de Hollande, qui enregistrèrent l’état civil des protestants entre la révocation de l’édit de Nantes et l’édit réparateur de novembre 1787 ; tous les registres municipaux des mairies depuis le 1er  janvier 1793 jusqu’au 1er janvier 1860, des liasses énormes de documents de toute espèce et de toute provenance étaient méthodiquement accumulés, rangés, et formaient un trésor historique d’une incalculable richesse. Il existerait encore à l’heure où nous sommes, ce livre d’or de notre population, si Paris n’avait subi la Commune. Les légères feuilles de papier où chacun pouvait trouver la preuve de sa propre légitimité, dévorées par les flammes et emportées au vent, n’ont plus été qu’un peu de cendres noires. L’Hôtel de Ville, la maison du peuple même, n’a pas été épargné plus que le Palais de Justice ; tout est brûlé.

En présence d’un tel sinistre, où la bêtise le dispute à la férocité, on put croire que tout était perdu ; sur quelles pièces dorénavant établir la réalité des relations des familles ? Nul ne pouvait faire preuve d’ascendance, ni de filiation, ni de mariage ; il n’y a plus que des pères putatifs, des enfants naturels, des unions illégitimes, des successions contestables ; la justice civile se trouble ; nulle certitude en ces délicates matières, à peine reste-t-il quelques présomptions ; c’est la nuit. On essaye d’en sortir, et l’on en sortira. Ce ne sera pas facile, car les deux dépôts contenaient en moyenne 10 millions d’actes, et il faut en reconstituer au moins trois ou quatre millions pour faire face aux exigences prévues. Des lois votées par l’Assemblée nationale le 10 et le 19 juillet, le 23 août 1871, le 12 février 1872, ont prescrit dans quelle forme et dans quel délai cette œuvre essentielle, importante entre toutes, devait être accomplie. On n’a pas compté avec l’insouciance parisienne ; le terme fixé primitivement par la loi est dépassé, on travaille toujours sans relâche, et l’on n’est pas près d’avoir fini.

La préfecture de la Seine, à laquelle incombait la besogne principale, a établi deux services chargés de réunir tous les documents authentiques à l’aide desquels il est possible de rétablir sérieusement les actes détruits : l’un fonctionne à la Bourse, dans les salles de l’ancien tribunal de commerce[3] ; l’autre grelotte à l’archevêché, dans une antichambre coupée en deux et dans une moitié de remise. Le service de la Bourse est très-vaste, il occupe un nombre considérable d’employés, et il a centralisé entre ses mains tous les actes que l’élément civil a pu lui fournir. Les ministères, les grandes administrations, les facultés, les greffes de justice de paix, les greffes des tribunaux dépositaires d’actes annexés à des preuves matrimoniales, ont envoyé les pièces qu’on leur demandait ; la chambre des notaires s’est signalée par un zèle exceptionnel et a remis la meilleure part des actes que l’on utilise aujourd’hui. Quant au public lui-même, à l’individu, il est resté indifférent toutes les fois que son intérêt direct n’a pas été compromis : il est venu réclamer avec insistance tous les actes dont il avait besoin, mais il a mis, il met une nonchalance inexcusable à apporter les renseignements que la loi exige de lui. Le terme expirait légalement le 31 décembre 1873 ; ce jour-là, les salles de la Bourse regorgeaient de monde et les galeries supérieures ne suffisaient pas à contenir la foule qui les encombrait. On prévint tous les retardataires qu’un nouveau délai était accordé ; depuis ce moment l’on ne voit plus personne. Le travail de reconstitution en souffre plus que l’on ne peut croire ; tout devait être terminé le 1er  janvier 1874 ; à cette date, on n’avait reconstitué que 708 107 actes ; la population de Paris est de 1 800 000 habitants, 147 020 seulement s’étaient présentés aux bureaux de la Bourse.

Le service de l’archevêché a dû rassembler tous les documents provenant de l’élément religieux, qui sont les registres des paroisses que le clergé tient comme avant la loi de 1792, et les registres des cultes dissidents. Il s’en faut que tous ces registres aient été confiés aux employés de la ville, et il est difficile de découvrir pourquoi la mesure prescrite n’a été exécutée qu’avec une certaine restriction. À l’heure qu’il est, il existe dans les églises de Paris 5 283 volumes qui, du 1er janvier 1793 jusqu’à ce jour, contiennent l’énumération des baptêmes, des bénédictions nuptiales et des services funèbres que chacune d’elles a célébrés, et cependant les registres déposés dans les bureaux de l’archevêché, qui sont en terre ecclésiastique, comme l’on eût dit jadis, ne sont qu’au nombre de 2 621. Il en est donc resté 2 662 dans les sacristies, ce qui a nécessité la création d’un service d’employés ambulants qui vont relever dans les paroisses mêmes les actes qui leur sont demandés.

Les consistoires protestants et israélites n’ont rien livré ; ils ne refusent pas de laisser prendre copie de leurs documents, c’est à peu près tout ce que l’on peut dire. Il y a là une sorte de méfiance de la part des dissidents, qui du reste a toujours été constatée lors des recensements généraux de la population ; elle s’explique naturellement et ne doit point surprendre dans un pays où les juifs ont subi les persécutions que l’on sait, et où l’édit de Nantes a été suivi des dragonnades : les protestants et les Israélites semblent toujours craindre de se dénoncer eux-mêmes. L’œuvre des bureaux de l’archevêché, malgré les difficultés qui ne lui ont pas toujours été épargnées, n’a point été stérile ; au 1er  janvier 1874, sur 46 495 actes demandés par 50 608 personnes, 41 945 ont été expédiés, et 4 520 n’ont pu être retrouvés sur les registres curiaux.

Jamais on n’avait réduit des employés à travailler dans des conditions extérieures aussi déplorables : la préfecture de la Seine s’est ingéniée à rendre habitable le local qu’on lui livrait, et malgré les dépenses qu’elle a faites, elle n’y est guère parvenue. Le public, s’il est nombreux, peut attendre en plein air, dans une cour pavée ; les employés expéditionnaires sont dans une vieille remise, où l’on a tant bien que mal agencé un plancher en bois pour leur éviter le contact glacial des pierres ou de la terre nue ; le bureau du chef de service a une fenêtre en guise de porte : grâce à un double escabeau, on peut y pénétrer ; à peine trouve-t-on la place nécessaire pour ranger les volumes ; l’espace laissé aux employés est plus qu’insuffisant. Puisque le pouvoir ecclésiastique ne consentait pas à se dessaisir momentanément de ses registres, au profit de la ville qui les lui aurait fidèlement rendus, pourquoi n’a-t-il pas offert aux reconstituteurs des actes de l’état civil quelque salon inutilisé, quelque salle de billard inoccupée ? Le travail eût été plus facilement fait et le public n’aurait pas eu à formuler des plaintes légitimes. Ne pouvait-on déléguer un prêtre à la surveillance de ces volumes et installer le service à l’hôtel des Invalides, où du moins la place ne manque pas et où l’on aurait pu mettre à la disposition des agents de l’Hôtel de Ville un local convenable et à l’abri du froid ? Le bureau de l’archevêché ne relève sur les registres des paroisses que les actes dont les particuliers lui demandent une expédition. À mon sens, c’est là un tort, et ce service gagnerait à être étendu. Tous les actes devraient être copiés d’office et transmis au bureau central de la Bourse ; là on les rangerait par ordre de date et de catégorie ; quant aux doubles, qui seraient nombreux et feraient emploi superflu avec les actes que l’on aurait déjà reconstitués, on les livrerait au greffe du tribunal de première instance, qui, aux termes de la loi du 20 septembre 1792, doit posséder et garder une copie de tous les registres de l’état civil.

Le greffe n’est pas resté oisif ; il a fait preuve de bon vouloir, car c’est la préfecture de la Seine qui doit exécuter la copie à laquelle il a droit. Les salles du Palais de Justice où il avait enfermé les registres étaient situées au rez-de-chaussée ; les forts volumes reliés, pressés les uns contre les autres, se sont carbonisés et n’ont point été dispersés par le vent ou par l’effondrement des planchers, comme ceux de l’Hôtel de Ville, qui étaient fort sottement placés dans les combles[4]. Tous ces registres qu’on a pu sauver, qu’on a pu arracher à l’inintelligente brutalité des ouvriers chargés de déblayer les ruines du Palais de Justice, ont été pieusement recueillis par M. Rathelot, chef de bureau de l’état civil au tribunal de première instance. Or entre les mains d’un homme perspicace et dévoué les épaves de l’incendie ont été un véritable trésor ; il s’est dit que, puisque l’on restituait les palimpsestes d’Herculanum, il serait peut-être possible de restituer aussi les actes dont toute trace n’avait pas été détruite.

Une difficulté se présentait : les registres, quoique ayant conservé la forme primitive, avaient si longtemps séjourné au milieu du brasier, que chacun d’eux faisait un tout homogène et que, dès que l’on essayait de détacher une feuille, celle-ci tombait en poussière. Des savants vinrent voir ces débris noircis qui contenaient tant de secrets ; ils les regardèrent longtemps et promirent de chercher un moyen de les utiliser. Ce moyen, qu’ils cherchent encore, M. Rathelot le trouva par inspiration : il enleva d’un coup de tranchet le dos du registre de façon à n’avoir plus qu’un amas de feuilles isolées que l’incendie avait rendues adhérentes l’une à l’autre ; il fit tremper dans l’eau ce paquet, qu’on eût volontiers pris pour une planche en charbon, puis il l’exposa tout humide à la bouche d’un calorifère ; l’eau, en se vaporisant à la chaleur, souleva une à une toutes les feuilles, qu’on put alors séparer, à la condition de les manier avec des précautions extraordinaires. On déchiffra les actes qu’elle contenait, on les transcrivit, et le greffier en certifia l’expédition conforme en y ajoutant la mention : « Copie faite et collationnée sur une minute carbonisée. »

Quoi ! lire sur une feuille de papier brûlé une écriture que le feu a dû effacer à jamais ! Certes ! et chacun peut en faire l’expérience. Le feuillet si habilement sauvé ressemble à un lambeau d’une étoffe que les femmes connaissent bien et qui fut fort à la mode au temps de nos grand-mères ; je parle du droguet, qui a une trame en soie brillante et des dessins en velours mat, couleur sur couleur, La feuille de papier, c’est la trame ; l’écriture, c’est le dessin ; l’une est luisante, l’autre est veloutée ; noir sur noir, ça se lit très-bien. L’ingénieux chef de bureau sauvera-t-il beaucoup d’actes ? environ 70 000. C’est là, on le pense bien, une partie infime des actes qui doivent légalement être déposés au greffe ; au 1er janvier 1874, le service central de la Bourse avait envoyé au Palais de Justice 62 400 copies et 2 100 extraits authentiques qu’il avait en double. Festina lente, ont dit les sages.

L’expérience faite au mois de mai 1871 nous éclairera-t-elle ? Je l’espère, mais j’en doute ; nous excellons à ne pas nous souvenir et nous aimons paresseusement à nous persuader que les faits accomplis sont un accident qui ne se renouvellera pas. C’est le contraire qui est vrai. Par cela même qu’un fait s’est produit, il y a toutes chances pour qu’il se reproduise, car la médiocrité humaine, douce ou féroce, tourne invariablement dans le même cercle. Puisque les documents de l’état civil ont été brûlés, ils peuvent l’être encore ; la précaution de séparer les originaux et les copies, de garder les uns à l’Hôtel de Ville et les autres au Palais de Justice, a été superflue, et l’on n’a rien sauvé.

Au lieu de posséder ces actes précieux en double, il faut les avoir en quadruple expédition. Rien n’est plus facile : il suffit d’ajouter à la loi de 1792 un article qui obligera le clergé à faire un travail analogue à celui des officiers municipaux ; les registres des paroisses seront tenus en double, et, pour éviter une erreur de déclaration que les parents commettent souvent dans les sacristies, l’acte de baptême des enfants légitimes devra relater qu’un extrait de l’acte de mariage des ascendants a été présenté. L’original des registres restera en la possession des paroisses, et la copie sera remise au ministère de la justice, qui saura bien lui trouver un refuge à l’abri de l’incendie. L’hôtel des Invalides ne se refuserait pas à donner l’hospitalité à ces volumes, où l’histoire de Paris est écrite au jour le jour ; au besoin, on pourrait les disposer méthodiquement dans les salles intérieures que l’Arc de Triomphe abrite dans ses flancs ; c’est là un monument en pierre de taille qui défie les torches et l’huile de pétrole ; en cas de cataclysme possible, nous éviterions ainsi la perte totale de documents qui sont indispensables aux hommes vivant en société[5].

ii. — les naissances.

Dénombrement de 1328. — Documents irrécusables de la statistique moderne. — Recensement de 1872. — Célibataires et gens mariés. — Diminution des naissances. — Surprise douloureuse. — Notre population diminue dans des proportions inquiétantes. — Vice et péril social. — S’accroître ou périr. — Natalité à Paris. — Enfants légitimes, enfants naturels. — Inconduite et misère. — Les mois féconds. — Influence des événements sur la natalité. — 1870, 1871. — Formalités prescrites par la loi. — Constatations à domicile. — Mode de procéder. — Inconvénients. — Orthographe des noms. — Négligence d’autrefois. — Jugements en rectification. — Reconnaissances d’enfants naturels. — Les enfants abandonnés. — Age approximatif. — L’Assistance publique.


Un document de 1328 dit que les villes de Paris et de Saint Marcel renferment 35 paroisses et 61 091 feux ; à cinq personnes par feu, la population de la capitale de la France était alors de 305 455 habitants. Cette méthode vicieuse de compter par paroisses et par feux fut longtemps usitée ; la statistique est une science très-moderne ; tous les calculs sur lesquels on basait autrefois les chiffres de dénombrement étaient approximatifs et très-souvent conventionnels ; il n’en est plus ainsi aujourd’hui, et depuis le recensement de 1817, qui nous apprend que Paris comptait alors 713 966 âmes, on marche à coup sûr, appuyé sur des documents d’une exactitude irréprochable. C’est d’abord la Statistique générale de la France, publiée par le ministère de l’agriculture et du commerce, et c’est surtout le Bulletin de statistique municipale, publié par les ordres du préfet de la Seine. Ce dernier recueil, qui paraît tous les mois et donne à la fin de chaque année un tableau récapitulatif, est une œuvre consciencieuse, très-bien conçue, claire, et qui fournit des renseignements du plus haut intérêt. L’ensemble de ces cahiers formera plus tard des archives spéciales, détaillées, quotidiennes, où les historiens de l’avenir trouveront sans peine les éléments qui leur permettront de reconstituer notre vie actuelle ; l’économie politique, la philosophie, la science abstraite, y découvriront des renseignements dont elles profiteront au grand bénéfice des populations futures, et que malheureusement le passé ne nous a pas légués.

Le dernier recensement date de 1872 ; nous avons donc des chiffres, pour ainsi dire contemporains, qui nous permettent de parler avec précision du nombre d’habitants répandus dans notre ville. Elle est représentée par un groupe de 1 851 792 individus, parmi lesquels il faut compter la garnison, qui s’élève à 34 454 hommes. C’est là la population de Paris, mais ce n’est point là la population parisienne ; celle-ci n’est en réalité que de 642 718 personnes, qui sont comme noyées au milieu de 1 031 865 provinciaux et de 177 209 étrangers établis à demeure parmi nous. Ces chiffres sont très-importants, il est bon de les retenir ; ils contiennent des révélations que nous aurons à faire valoir lorsque nous nous occuperons spécialement du Parisien, être peu connu et trop souvent calomnié par ceux qui en parlent sans l’avoir étudié.

Comme dans beaucoup d’autres grandes villes, le nombre des hommes dépasse légèrement celui des femmes[6]; si à Paris chacun cherchait et trouvait « sa compagne », 2 656 resteraient dépourvus. Ceci n’est pas à craindre, car la population semble se diviser en deux parties à peu près égales, 948 877 célibataires des deux sexes, et 902 915 mariés ou veufs. Il n’y a donc que la plus faible moitié du groupe parisien qui concourt légitimement à l’accroissement de la population ; aussi les naissances ne sont point en rapport avec la totalité des habitants ; c’est là un danger grave qui peut compromettre l’avenir et qui n’existe pas seulement pour Paris, car il est commun à toute la France. Les économistes se sont souvent préoccupés de cette question, et ils ont poussé plusieurs fois des cris d’alarme qui n’ont point été entendus. L’intérêt personnel domine et fait oublier l’intérêt général. On sait que l’Angleterre double sa population en cinquante-deux ans, la Prusse en cinquante-quatre, et que pour obtenir les mêmes résultats la France emploie cent quatre-vingt-dix-huit ans. À propos du dernier dénombrement, M. le docteur Lagneau a lu à l’Académie de médecine un mémoire qui est fait pour effrayer, et devrait donner à réfléchir ; le recensement quinquennal précédent, clos en 1866, avait établi que dans une période de cinq ans la population de la France avait augmenté de 38 habitants pour 10 000, ce qui est une proportion très-faible ; mais le recensement de 1872 nous réservait une surprise singulièrement douloureuse : notre population a diminué de 16 pour 10 000[7].

Quant à la cause de cette natalité inférieure, M. Lagneau n’hésite pas à l’attribuer au sentiment de prévoyance égoïste des parents. Dieu bénit les familles nombreuses, dit un vieux proverbe, et le vieux proverbe a raison. C’est l’accroissement de la population, c’est la confiance dans la destinée, qui ont grandi la fortune de l’Angleterre et lui ont permis de coloniser le monde ; ce sont les mêmes causes qui ont établi la puissance de l’Allemagne et qui, sans l’appauvrir, lui laissent peupler l’Amérique, où plus tard elle trouvera peut-être des alliés redoutables pour l’Europe. Ce vice — au point de vue social, il n’en est pas de plus coupable — parait être essentiellement catholique et latin : les protestants y échappent plus que nous, les Juifs le condamnaient dès la Genèse, les musulmans l’ignorent. Il a toujours régné chez nous, il a été dans bien des cas l’auxiliaire des grandes fortunes, et dans les lettres de madame de Sévigné on peut voir avec quelle insistance on le préconise. Mais les résultats qu’il a produits sont de nature à nous éclairer. Nous lui devons notre incapacité coloniale et la stérilité, sinon la perte, de nos possessions d’outre-mer. Nous semblons prendre à tâche de nous amoindrir chaque jour en présence de la fécondité imposante et normale de la race saxonne. L’existence matérielle est très-onéreuse en France, on peut en convenir, mais notre vanité l’est encore plus, et le besoin de vivre ou, pour mieux dire, de paraître vivre dans un luxe supérieur à la situation réelle, a amené une réserve telle dans les naissances qu’il y a péril en la demeure.

Les théories néfastes de Malthus sont devenues une sorte de doctrine secrète qui a pour adhérents tous ceux qui redoutent l’avenir et veulent laisser à leur enfant une propriété non morcelée ; d’autre part, la population doit être en rapport avec l’étendue et surtout avec la fécondité du sol qu’elle habite ; défrichez, et vous peuplerez ; il n’y a que trop de landes, que trop de marécages en France ; les groupes qui en sont voisins augmenteraient au lieu de diminuer le jour où l’on y mettrait sérieusement la main. Vauban a dit : « C’est par le nombre de leurs sujets que la grandeur des rois se mesure ; » soit, c’est par le nombre des habitants que les nations affirment leur richesse et leur puissance. En matière de population, on ne peut rester stationnaire : il faut s’accroître ou périr.

Les calculs établis par le docteur Ély[8], d’après les tables de recensement de la période 1863-1869, prouvent que la natalité moyenne à Paris a été de 59 293 enfants par année, y compris 4 408 mort-nés, ce qui donne le chiffre minimum de 324 naissances par 10 000 habitants. Les bulletins statistiques de 1872 accusent une nouvelle diminution : le total des naissances a été de 56 894, ce qui réduit la proportion à 316 pour 10 000. — 41 478 enfants légitimes et 15 416 enfants naturels ont été inscrits sur les registres de l’état civil. Un détail prouvera que l’inconduite et la misère l’engendrent mutuellement ; 5 805 naissances ont été constatées hors du domicile, c’est-à-dire dans les prisons, les hôpitaux et les hospices ; 1 172 de ces pauvres petits, nés sur les grabats hospitaliers ou pénitentiaires, étaient issus d’unions régulières, 4 633 étaient le fruit de la débauche ; parmi ceux-ci, combien ont été reconnus et ont pu porter le nom de leur père ? Quatre.

Les deux mois qui produisent le plus de naissances sont mars (5 065), qui correspond aux longs jours d’été, aux sollicitations de la nature, aux longues promenades du dimanche dans les bois voisins de Paris, et juillet (5 259), qui, se rapportant à novembre, rappelle qu’à ce moment tous les gens qui ont passé l’été à la campagne, maîtres et domestiques, rentrent ordinairement à la ville. Le Xe et le XIe arrondissement sont les plus féconds, et fournissent l’un 5 694, l’autre 5 596 naissances ; le plus stérile est le XVIe, qui n’en compte que 984.

La natalité urbaine est bien peu élevée, comme on vient de le voir, mais elle tombe au-dessous de toute moyenne lorsque des causes extérieures lui font obstacle et troublent la vie organique de Paris. En 1871, les naissances ont diminué dans des proportions doublement douloureuses, car pendant que la mort frappait sur la cité, les lois de l’existence y semblaient suspendues : 37 410 pour l’année tout entière. Là l’influence des événements se dénonce par des chiffres et se passe de tout commentaire. Le mois de mai 1870 trouve le pays calme et en prospérité : janvier 1871 nous apporte 5 378 nouveau-nés ; au mois de juillet, un vent de folie passe sur toutes les têtes ; à propos d’un incident grave, mais dont les conséquences pouvaient être conjurées, on saisit la passion publique avant même d’essayer des ressources multiples de la diplomatie. La guerre éclate, les esprits s’inquiètent, tous les cœurs sont écrasés par l’angoisse d’une telle aventure : mars 1871 ne nous donne déjà plus qu’un contingent de 3 606 naissances. Nos premières rencontres avec l’Allemagne ne laissent aucun doute sur le sort misérable qui nous attend, c’est l’invasion qui entre en France ; le désespoir du mois d’août se lit dans les tables d’avril 1871, qui descendent à 3 299 ; au milieu de septembre, la ville est fermée, la vie devient difficile ; à mesure que les jours passeront, les forces de la population iront s’affaiblissant ; on dirait que les pauvres petits êtres se refusent à venir dans ce monde fait de perturbation et de violence ; octobre fournit 2 965 à juin 1871 ; novembre va jusqu’à 3 001, qu’on inscrit à juillet. Décembre, qui fut le mois des grands froids et des durs combats, s’arrête pour août à 2 429 ; janvier 1871, où l’on souffrit tant, où tout manqua, le pain et l’espérance, tombe au misérable chiffre de 1 729, qui s’inscrit au mois de septembre ; octobre est bien bas encore, on n’y compte que 1 875 naissances ; novembre et décembre se relèvent un peu ; pour trouver un chiffre régulier, il faut attendre janvier 1872, qui déclare 4 238 enfants correspondant au mois de mai, pendant lequel disparut la Commune. Malgré l’absence de police dans Paris, malgré une liberté dégénérée en licence, la proportion des enfants naturels ne dépasse guère la moyenne ordinaire, car sur les 37 410 naissances on n’en trouve que 9 715 qui soient illégitimes.

Tout enfant doit être déclaré à la mairie de l’arrondissement sur lequel il est né ; la loi accorde un délai de trois jours pour remplir les formalités prescrites. Si on le laisse écouler, un jugement du tribunal de première instance peut seul constituer un état civil régulier pour le petit retardataire ; ce cas se produit assez rarement, grâce aux employés qui talonnent l’insouciance des parents. Autrefois l’enfant était apporté à la mairie, escorté de deux témoins qui certifiaient son origine ; on a prétendu que cette sorte de promenade était préjudiciable aux nouveaux-nés, et maintenant les constatations se font à domicile par un médecin relevant de l’administration municipale. Je crois que l’on a dépassé le but et que les promoteurs de cette mesure pleine d’humanité ne se sont pas rendu compte des inconvénients qu’elle comporte, que l’expérience a démontrés et que l’on peut remarquer en étudiant le mode adopté pour la constatation des naissances.

Un enfant naît ; son père vient, accompagné d’un voisin ou d’un ami, en faire la déclaration à la mairie ; on prend son nom et son adresse ; on le prévient que le médecin délégué ira s’assurer de la réalité du fait et lui remettra un certificat qu’il devra rapporter à l’employé de l’état civil, en ayant soin, cette fois, d’amener deux témoins avec lui. Le médecin est avisé par une note ; il sait que la loi lui accorde un délai de trois jours ; il ira donc au domicile du nouveau-né selon l’itinéraire de ses courses, le jour même peut-être, le lendemain sans doute, quelquefois seulement le surlendemain. Sur une formule imprimée, dont il n’a plus à remplir que les blancs et sur laquelle un employé a déjà relaté la date de la naissance, la profession et la demeure du père, il certifie le sexe de l’enfant, écrit le nom de la mère et signe. Ce certificat, qui tient lieu de l’ancienne présentation, est laissé entre les mains du père ; celui-ci le rapportera à l’employé de l’état civil, qui alors rédigera l’acte de naissance. Donc actuellement trois opérations au lieu d’une ; la présentation était plus rapide, plus simple, et évitait deux sortes de complications qui se présentent aujourd’hui.

Pour beaucoup de parents pauvres ou seulement d’une aisance restreinte, et c’est le cas presque général, la présence de l’enfant à la maison est un embarras considérable : on a déjà fait prix avec une nourrice qui, si elle est venue chercher son nourrisson, est une cause de gêne excessive dans un domicile trop étroit ; mais il faut bien qu’elle y reste jusqu’à ce que le médecin ait fait la constatation légale, un jour au moins, trois au plus. Si au contraire on doit envoyer l’enfant à la nourrice par une amie complaisante ou par une femme que l’on paye en conséquence, la mère fort dolente, qui ne veut ou ne peut nourrir, reste en tête-à-tête, seule, avec un nourrisson qui crie, souffre et se démène ; le père est au travail ; il n’y a pas de domestique, la portière monte de temps en temps, mais n’est pas d’un grand secours, il faut toujours attendre le médecin, et tout le monde en pâtit. En outre, bien souvent, lorsque le certificat est remis au père, qui peut très-bien être un illettré et n’avoir jamais entendu parler des articles 55 et 56 du Code civil et 346 du Code pénal, le pauvre homme s’imagine que tout est bien, que cette paperasse est l’acte de naissance même de son enfant et qu’il n’y a plus aucune formalité à remplir. Les trois jours s’écoulent ; on est passible d’une amende, d’un emprisonnement même, et il faut aller devant le tribunal faire régulariser une situation que l’on croyait régulière. La constatation à domicile, qui a été imaginée pour plaire aux gens pauvres qui n’ont point de voiture pour transporter leur enfant à la mairie, leur est au contraire préjudiciable, et ce serait peut-être leur rendre service que de rétablir la présentation directe, telle qu’elle était pratiquée avant 1869[9].

Les registres sont tenus en double : l’employé principal dicte l’acte en même temps qu’il l’écrit, et un employé subalterne transcrit les paroles qu’il entend ; l’un de ces registres reste à la mairie jusqu’à ce qu’il soit transmis aux archives de l’Hôtel de Ville, l’autre est destiné au greffe du tribunal de première instance. On fait la plus scrupuleuse attention pour donner aux noms une orthographe régulière, car une lettre de plus ou de moins peut amener des complications nombreuses et faire naître des doutes sur l’identité d’un individu. Autrefois il n’en était pas ainsi, on se préoccupait fort peu d’exactitude en si importantes matières, et les noms patronymiques étaient des vocables qui variaient suivant la fantaisie des scribes ; Sevigny ou Sévigné, c’est tout un pour les écrivains du dix-septième siècle, Kernevenoy se dissimule sous Carnavalet, et dans Piquelin on doit savoir reconnaître ce cadet de Gascogne, Puyguilhem, qui devint duc de Lauzun et faillit épouser Mademoiselle. Il ne faut rien moins aujourd’hui qu’un jugement solennel pour rectifier un nom dont l’orthographe n’est pas irréprochable ; chaque jour les tribunaux ont à se prononcer sur des réclamations de cette nature ; dans certains cas les irrégularités sont presque inévitables : trois enfants nés du même père s’appellent De La Palme ; les actes d’état civil donnent trois noms différents : de Lapalme, de la Palme, Delapalme. La justice seule peut déterminer l’orthographe qui doit être irrévocablement adoptée. La rectification est alors transcrite en marge des actes de naissance.

Il en est de même de toute pièce légale qui modifie la condition civile d’un enfant. Lorsqu’un enfant naturel, quel que soit son âge, est reconnu par ses parents, père ou mère, l’acte de reconnaissance est écrit sur le registre en regard de l’acte de naissance, à la marge blanche qui est toujours ménagée intentionnellement à côté du libellé ; parfois le jugement ne peut être reproduit par extrait, il faut, pour que toute valeur lui soit assurée, qu’il soit transcrit en entier : j’en ai vu qui ne tenaient pas moins de cinquante pages ; une note indique alors à quelle date, à quel nom, à quel registre, à quel feuillet il se rapporte. Chaque feuille est numérotée et signée ; toute intercalation est interdite ; nul acte, nulle rectification ne peut trouver place sur une feuille volante ; l’article 192 du Code pénal a prévu le cas : il s’agit d’un mois à trois mois d’emprisonnement, sans compter une amende de 16 à 200 francs.

Les reconnaissances d’enfants sont assez nombreuses sur les registres de l’état civil, mais il est de pauvres petits êtres qui jamais ne jouiront de ce triste et tardif bénéfice : ce sont ceux que l’on trouve au coin des bornes, sur l’escalier des maisons, sous le bénitier des églises ; on les porte au commissaire de police, qui fait d’autorité les déclarations nécessaires. Il est le parrain du misérable abandonné ; avec une intelligence prévoyante, parmi le nombre des prénoms il en choisit un qui ressemble à un nom patronymique, Lazare, Martin, Denys ; sur l’acte on indique l’endroit précis où le nouveau-né a été découvert ; on n’omet pas les signes d’identité que les langes peuvent contenir ; mais la date reste inconnue, l’âge est approximatif : « un enfant qui nous a paru être âgé de quinze jours, de trois semaines. » Ces malheureux sont rarement plus jeunes : il faut que la mère ait pu se lever, sortir, faire une course assez longue pour dépister les recherches possibles, et ce n’est pas le lendemain du jour où l’enfant est venu au monde qu’elle est en état d’affronter tant de fatigues. La police, qui fait aujourd’hui œuvre de saint Vincent de Paul et qui recueille les enfants abandonnés, les remet à la mère adoptive de tous ces êtres anonymes, à la ville de Paris ; comment l’Assistance publique les reçoit, les nourrit, les élève, leur apprend un métier, nous l’avons dit autrefois[10].

iii. — les mariages.

Répugnance du Parisien pour le mariage. — Les lieux communs. — La maladie du célibat. — Æs uxorium. — Les degrés de parenté prohibés. — Les dispenses. — Les interdictions de l’Église. — Opinion de Grégoire le Grand. — L’Église est forcée de céder. — Dangers des mariages consanguins. — Les cas pathologiques. — Fraudes en matière de mariage. — Influence des événements sur les mariages. — 1870, 1871, 1872. — Degré d’instruction. — Le nombre des mariages est en rapport avec le chiffre de la population. — À quel âge on se marie. — Formalités. — Le mariage civil. — Le samedi. — Faire la noce. — M. le maire. — « Tester. » — N’oubliez pas les pauvres S. V. P. — Fait-on bon ménage ? — Nombre des séparations pour 1872.


Déjà en son temps Mercier constatait la répugnance du Parisien pour le mariage, et, dans le style à la fois emphatique et obscur qui lui était familier, il dit : « Effrayé des charges qu’entraîne le titre de mari, l’homme ne veut plus payer le tribut à une patrie ingrate ou abusée, » et il ajoute : « la beauté et la vertu n’ont parmi nous aucune valeur, si une dot ne vient à leur appui. » C’est l’éternel refrain de toutes les chansons, le nœud de toutes les comédies, la trame de tous les romans ; on a fait de gros livres sur ce sujet, l’Académie des sciences morales et politiques en a mentionné honorablement quelques-uns ; chacun y perd ses raisonnements et tous les lieux communs du monde n’y feront rien ; nous souffrons du mal social qui envahit les vieux peuples agglomérés dans des villes trop étroites et dévorés par des besoins matériels qui vont augmentant de jour en jour ; c’est la maladie du célibat.

Quel remède à cela ? Un seul : la colonisation de vastes espaces ; or nos possessions d’outre-mer sont nulles, et le Français, le Parisien surtout, est réfractaire à l’émigration. On aurait beau proclamer parmi nous la loi Papia Poppœa, qui frappait à Rome un impôt — æs uxorium — sur les célibataires, on n’obtiendrait pas un mariage de plus. Nos mœurs inclinent de plus en plus vers une sorte de solitude relative, vers la répudiation de ce qu’on peut appeler les devoirs naturels ; la morale, l’économie politique, la religion, font de vains efforts ; à chaque recensement quinquennal, on constate que le nombre des mariages tend à diminuer. On pourrait dire aujourd’hui aux Parisiens ce que, du temps des Gracques, le censeur Metellus disait aux Romains : « Citoyens, si nous pouvions vivre sans femmes, nous nous passerions tous de cet embarras (ea molestia careremus) ; mais, puisque la nature a voulu qu’il fût aussi impossible de s’en passer qu’il est désagréable de vivre avec elles, sachons sacrifier les agréments d’une vie si courte aux intérêts de la république qui doit durer toujours[11]. »

La loi française, quoiqu’on l’ait souvent sollicitée, n’est jamais intervenue dans cette question qui touche aux prérogatives les plus intimes de la liberté individuelle ; elle n’atteint le célibataire ni d’une peine, ni d’une réprimande ; elle ne le conseille même pas, elle se contente d’apporter quelques restrictions aux alliances contractées dans certains cas de parenté prévus par le Code civil et pour lesquels il faut obtenir du chef de l’État des dispenses qui jamais ne sont refusées. En ligne directe, le mariage est prohibé entre ascendants et descendants légitimes ou naturels ; en ligne collatérale, le mariage est prohibé entre le frère et la sœur et les alliés au même degré, entre l’oncle et la nièce, la tante et le neveu ; cependant l’article 164 autorise le souverain à lever les prohibitions dont les mariages entre beaux frères et belles-sœurs, oncles et nièces, neveux et tantes sont frappés. En résumé, l’union n’est réellement interdite d’une façon formelle qu’entre parents du second, degré, frères et sœurs ; au troisième, il est toléré, sinon admis ; mais nul officier de l’état civil ne peut procéder à un mariage dans de telles conditions si les époux ne lui présentent pas des dispenses qui, comme tout acte souverain, sont écrites sur parchemin, signées par le chef du pouvoir exécutif lui-même et scellées du grand sceau de la chancellerie. C’est l’écho des Institutes de Justinien, qui ne permettent le mariage qu’à partir du quatrième degré, c’est-à-dire entre cousins germains : Duorum autem fratrum vel sororum liberi, vel fratris et sororis, jungi possunt.

L’Église, qui en cette matière a toujours été d’une perspicacité remarquable, va plus loin que la loi française ; elle a été forcée de céder sur bien des points pour ne pas voir les époux lui échapper absolument, car aujourd’hui elle ne fait que consacrer par ses prières l’acte que seul l’état civil a pouvoir de rendre indissoluble ; elle accorde donc les dispenses qu’on lui demande, mais les formalités mêmes qu’elle exige sont une sorte de protestation qui semble mettre sa responsabilité à l’abri. Elle interdit les unions au quatrième degré canonique[12], elle les trouve dangereuses pour la pureté des relations de famille, et dans un ordre exclusivement physiologique, elle estime qu’elles ne sont pas sans inconvénients. Ce n’est pas d’hier qu’elle pense ainsi et qu’elle avoue nettement que l’intérêt de la propagation de la race la préoccupe vivement. En effet, le pape Grégoire le Grand écrit au moine Augustin, le convertisseur de l’Angleterre, à propos de mariages entre cousins issus de germains, cette phrase, qui mérite d’être retenue et prouve des connaissances très-avancées pour l’époque : Experimento didicimus ex tali conjugio sobolem non posse succrescere[13]. Un professeur de physiologie expérimentale ne dirait pas mieux. L’Église ayant pris certaines prescriptions des lois de Moïse et des épîtres de saint Paul, avait d’abord poussé les choses à l’extrême, car elle défendait les unions aussi loin que la parenté pouvait être constatée ; c’était, à peu de chose près, mettre obstacle à tout mariage dans certaines contrées isolées : on revint à des idées moins exclusives, et l’opinion de saint Grégoire parait avoir dominé au quatrième concile de Latran, en 1215, lorsque l’on régla définitivement ce point longtemps controversé de discipline ecclésiastique.

Au courant des siècles, selon les exigences complexes de la politique, la cour de Rome, qui si souvent avait besoin d’être protégée par les petits souverains dont elle était entourée, céda sur plus d’une alliance que ses principes interdisaient ; tous les hommes étant égaux devant Dieu, on ne put refuser aux seigneurs, aux bourgeois, aux artisans, ce que l’on avait bénévolement accordé à des princes ; les dispenses se multiplièrent et les prescriptions du concile de Latran ne furent plus réservées que par les formalités dont on en entourait l’abandon.

Est-ce la société civile, est-ce l’Église qui a eu le plus de perspicacité en ceci ? Grave question qui partage les esprits sérieux, que la science a effleurée plusieurs fois, mais qu’elle n’a point définitivement résolue. Selon quelques savants, les mariages consanguins constituent un véritable péril pour la race, qu’ils abâtardissent et détruisent avec certitude. Le produit qui en résulte se distribue entre les sourds-muets, les aveugles-nés, les épileptiques, les idiots, les imbéciles et ces demi-monstres qui offrent des conformations singulières, telles que l’hydrocéphalie ou la polydactylie ; si les malheureux issus de ces mariages échappent aux terribles infirmités dont on les menace, ils sont faibles, étiolés, d’une intelligence douteuse, et arrivent souvent à une incohérence de pensées qui ressemble bien à l’aliénation mentale. Tous ces faits sont vrais, et des observations approfondies les affirment ; mais sont-ils le résultat exclusif des mariages consanguins, ou sont-ils la preuve que les ascendants atteints eux-mêmes aux sources essentielles de la vie, appauvris par une constitution défectueuse, n’ont pu léguer à leurs enfants qu’une des formes multiples de la débilité congénitale ? C’est ce que nul physiologiste n’a pu nous dire. Tant que la science n’aura pas prononcé un verdict positif, il sera bon d’écouter les prescriptions de l’Église, qui sont très-sages, très-prudentes, et que l’expérience générale semble confirmer.

Si la loi est restrictive à propos de certains degrés de consanguinité, elle est muette dans les cas pathologiques où le mariage est un danger manifeste que la moindre prévoyance suffirait à conjurer. M. le docteur Trélat, dans son livre sur la Folie lucide, demande que le pouvoir législatif intervienne pour empêcher les unions avec les familles atteintes de certaines affections nerveuses et mentales. Il y a là en effet un péril grave qui mériterait qu’on s’en préoccupât ; mais comment résoudre ces difficultés, et sur quelles données établir une règle pour des matières si délicates ? La ruse et l’intérêt déjoueraient bien vite toutes précautions, car il n’y a pas de fait humain qui engendre plus de fraudes, plus de mensonges que le mariage. Des gens fort scrupuleux pour tout le reste n’hésiteront pas à marier une fille scrofuleuse, qu’on accouplera peut-être avec un garçon imbécile et ruiné. Les mères, qui considèrent le célibat comme une honte pour leurs filles, ne reculent devant rien pour leur trouver un mari : faux renseignements sur la fortune, sur la santé, sur la filiation, sur ce que l’hypocrite langage du monde appelle des espérances, fausses appréciations des mœurs, du caractère, rien n’est oublié, tout est mis en œuvre pour parvenir à un mariage qui sera malheureux et d’où sortiront des avortons rachitiques. Les seules considérations dont on tienne compte sont d’un ordre médiocre ; l’union entre deux êtres également jeunes, sains, intelligents, est un spectacle fort rare et que l’on ne voit guère à Paris ; c’est peut-être à cela qu’il faut attribuer la faible proportion que nous avons remarquée dans les naissances et les décès précoces qui frappent si brutalement les enfants en bas âge.

Les événements qui amènent une perturbation dans la vie des peuples exercent une influence plus directe encore sur les mariages que sur les naissances. Les mariages, qui en 1872 ont été au nombre de 21 373, n’avaient été que de 14 657 en 1870 et étaient descendus à 12 928 en 1871. Il y a même augmentation en 1872 sur les années qui ont précédé la guerre, car 1869, qui dans les calculs actuels de la statistique reste l’année normale par excellence, ne fournit qu’un total assez médiocre de 18 948, ce qui est à peine 1 pour 100. En décomposant ce chiffre de 21 373, on obtient certains éclaircissements qui ne manquent point d’intérêt : ainsi les unions entre filles et garçons sont dans une proportion considérable, 16 839 ; les garçons et les veuves s’arrêtent à 1 476 ; les veufs et les filles vont un peu plus haut, à 2 029 ; quant aux veufs et aux veuves qui se remarient ensemble, on voit que l’expérience n’a pas été perdue, car le total est faible : 1 029. Les mariages consanguins nécessitant des dispenses sont singulièrement rares ; on n’en compte que 409 ; le degré d’instruction n’a pas été oublié ; sans être irréprochable, il prouve que de sérieux progrès ont été accomplis depuis une vingtaine d’années, car, sur 42 746 conjoints, 1 939 seulement n’ont pu signer leur nom.

La proportion des mariages suit exactement celle de la population ; ainsi le XIe arrondissement, qui renferme l’agglomération des quartiers Folie-Méricourt, Saint-Ambroise, la Roquette, Sainte-Marguerite, et qui, contenant 149 641 habitants, est le plus dense de Paris, fournit 2 090 mariages, tandis que le XVIe, qui dans les vastes terrains d’Auteuil, de la Muette, de la Porte-Dauphine, des Bassins, n’abrite que 42 187 âmes, apporte seulement 432 unions au contingent matrimonial. On est marié à tout âge à Paris : sur 373 163 hommes vivant en ménage légitime que relèvent les tables statistiques de 1872, on en rencontre deux âgés de dix-sept à dix-huit ans, qui font pour ainsi dire pendant à deux centenaires ; c’est dans la force même de la vie, entre trente-cinq et quarante ans, que l’on trouve la plus grande quantité d’hommes mariés, 61 080 ; pour les femmes, le maximum se présente un peu plus tôt, entre trente et trente-cinq, 60 880 ; les plus vieilles épouses, âgées de quatre-vingt-dix à quatre-vingt-quinze ans, sont au nombre de cinq, et la plus jeune a quatorze ans.

D’après la loi de septembre 1792, on ne peut être « uni en mariage » que par le maire ou l’un de ses adjoints, c’est-à-dire par un officier de l’état civil. C’est plus qu’une formalité, c’est une petite cérémonie, bien sèche, il est vrai, bien froide, mais qui risquerait fort de devenir puérile ou théâtrale, si on voulait lui donner un caractère plus accentué. Le fonctionnaire municipal, délégué du pouvoir, représentant l’ensemble des citoyens, reçoit, non pas le serment, mais la réponse affirmative des deux fiancés qui veulent vivre légitimement l’un près de l’autre, et au nom de la loi, qui est la sauvegarde et le contrat de la société dont ils font partie, les déclare unis ; cela est suffisant. La pompe grandiose et émouvante appartient à l’Église, qui invoquera d’autres idées, mais n’imposera pas d’autres devoirs.

Les « bans » ont été publiés et deux fois affichés pendant quinze jours à la porte de la mairie ; on s’est muni du consentement légalisé des ascendants, s’ils sont absents, — de leur acte de décès, s’ils ne sont plus ; — on a prouvé que l’on n’était parent à aucun des degrés prohibés par le code ; on a produit les actes de naissance ; on a, en vertu de la loi excellente du 10 juillet 1850, déclaré, en fournissant des pièces à l’appui, que l’on se mariait avec ou sans contrat ; les employés ont d’avance libellé les actes dont tous les éléments sont entre leurs mains, tout est prêt ; le maire a indiqué son jour et son heure, on n’attend plus que les « futurs ».

C’est un samedi qu’il faut aller à la mairie lorsque l’on veut suivre les faciles péripéties d’un mariage ; ce jour-là, que les gens du monde ne choisissent jamais, semble réservé spécialement à la classe qui travaille, vit de son labeur et n’a point de temps à perdre ; on a le dimanche pour « faire la noce », — le mot n’est que trop souvent exact dans toute son acception, — et le lundi on se remet à la besogne. Vers onze heures généralement, les fiancés, leurs parents, leurs témoins, sont réunis ; on a amené les enfants de la famille vêtus de neuf, frisés, pommadés, débarbouillés pour la circonstance. Les garçons de noce sont flambants, les mariées sont dévisagées par tous les assistants ; elles essayent de prendre un air modeste et n’y réussissent pas toujours.

M. le maire ou l’adjoint est prévenu ; il met en sautoir l’écharpe tricolore qui, aux yeux du vulgaire profane, lui confère seule le pouvoir de prononcer les paroles sacramentelles dont nulle puissance humaine n’a le droit de briser l’effet, il prend à la main un petit livre relié en maroquin rouge, il donne un coup d’œil à la glace pour s’assurer que sa cravate ne fait pas de faux plis, et il se dirige vers le prétoire, où une estrade de deux marches soutenant un bureau d’acajou représente le tribunal des unions indissolubles. Un domestique faisant fonction d’huissier l’annonce ; il entre ; tout le monde se lève ; il s’assoit, tout le monde en fait autant. Quelle que soit la saison, quelque froid qu’il fasse, les portes de la salle restent ouvertes à deux battants, car l’acte du mariage est essentiellement public.

Cependant un greffier s’est assis devant un pupitre chargé d’un gros registre qui ressemble de loin à un « grand-livre » de commerce ; on appelle un nom ; un certain nombre de personnes s’avancent vers l’estrade ; voici les fiancés, les parents, les témoins ; ils s’installent précisément devant le maire, dans des fauteuils en velours de laine rouge qui évoquent l’idée des stalles d’orchestre de nos théâtres. Le greffier lit le commencement de l’acte, puis il s’interrompt ; « la noce » se lève ; appelant les fiancés l’un après l’autre par leur nom et leurs prénoms, le maire leur demande individuellement s’ils consentent à se prendre pour époux. La réponse doit être nettement formulée, à claire et haute voix, de façon à pouvoir être entendue par toute l’assistance ; s’il y a des ascendants, le maire leur demande s’ils donnent leur consentement au mariage de leurs enfants ; puis, ouvrant le petit livre rouge, il y lit les articles 212, 213, 214 du Code civil, relatifs aux droits et aux devoirs respectifs des époux ; il termine par le 226e qui est ainsi conçu : « La femme peut tester sans l’autorisation de son mari. » Le plus souvent « tester » est de l’hébreu, surtout le samedi. Aucune des prescriptions de la loi n’a été négligée, le maire déclare les époux « unis en mariage » ; le greffier reprend la lecture, l’achève ; les témoins, les parents et les mariés sont invités à aller signer l’acte rédigé sur les doubles registres de l’état civil. Le garçon de bureau crie : N’oubliez pas les pauvres, s’il vous plaît ! et chacun en passant met une piécette dans une bourse déposée sur la table.

J’ai assisté un samedi à ces cérémonies municipales dans la mairie d’un des principaux arrondissements de Paris ; j’ai vu huit « noces » défiler successivement devant moi ; lorsque tout fut fini, je pris la bourse : elle contenait 3 fr. 90. Il n’en faut pas rire ; les gens qui venaient d’être mariés appartenaient tous à la catégorie la moins riche de notre population : c’étaient des domestiques, de petits employés, des artisans ; selon leur possibilité, ils avaient fait l’aumône, et, tenant compte de la recommandation, ils n’avaient point oublié les pauvres ; ils avaient fait acte de bon cœur, et c’était bien là le denier dont parle l’Évangile. Mais que faut-il penser de ce financier opulent qui obtient d’être marié à une heure exceptionnelle, qui arrive dans la cour de la mairie avec grand fracas de voitures, de livrées, et qui ferme l’oreille lorsqu’on invoque sa charité, passe devant la bourse béante sans y déposer un sou et s’en va léger comme un cerf, n’imaginant pas que, dans certains cas et pour certaines personnes, c’est commettre une mauvaise action que de n’en point faire une bonne.

Tous les gens qui se marient font-ils bon ménage ? C’est là une question bien indiscrète ; la statistique serait fort embarrassée pour y répondre, et cependant elle a des chiffres dont il est possible de tirer quelques renseignements. L’union prononcée par le pouvoir civil, consacrée par l’Église, semble réellement indissoluble, et ceux qui l’ont contractée vivent côte à côte pendant les longs jours de la vie, malgré toutes les causes de désagrégation dont elle peut être atteinte ; 682 110 individus vivaient en ménage[14] à Paris en 1872, et, pendant le cours de la même année, le tribunal de première instance n’a reçu que 482 demandes en séparation de corps et 554 en séparation de biens. Quel plus bel éloge de nos mœurs conjugales ou de la longanimité des époux ?

iv. — les décès.

« Les morts vont vite. » — L’investissement. — Recensement général. — 234 219 réfugiés. — Moyenne normale. — Les mois du siège. — Accélération de la mort. — La famine et le froid. — L’alcoolisme. — Augmentation des décès. — Obituaire de 1870. — Janvier 1871 : 19 233 décès. — Les premiers mois de 1871. — Retour aux moyennes normales. — Les faits de guerre. — Les morts de la Commune. — Inhumations sans mandat. — Décès anonymes. — 6 650 cadavres. — Un procès-verbal. — Les enfants mort-nés. — Proportion des décès pour les hommes et pour les femmes. — Paris ville de guerre. — L’espace manque à Paris. — Entassement inhumain. — Les Buttes-Chaumont. — Maladies des voies respiratoires. — Les suicides et les meurtres. — les décès selon les saisons ; — selon les âges. — Formalités. — Le vérificateur des décès. — Rapport d’enquête. — Mandat d’inhumation.


Paris semble être le pays de la ballade de Bürger ; ou y peut dire aussi : « Les morts vont vite ! » La moyenne des décès constatés de 1865 à 1869 a été de 46 831 par année ; en 1872, la totalité a légèrement fléchi, et s’est arrêtée à 45 780. Mais entre 1869 et 1872 Paris a traversé une période d’angoisses et de misères qui a élevé la mortalité à des chiffres extraordinairement douloureux ; il est bon de les étudier avec quelque détail, on se convaincra alors que la guerre dépasse le but qu’on lui assigne ordinairement, car non-seulement elle tue, mais elle fait mourir et empêche de vivre.

Sur les listes mortuaires qui s’allongent de plus en plus, il est facile de voir les progrès homicides que fait l’influence de la faim, du froid, des tourments de toute sorte dont la population est harcelée. La vie se retire peu à peu de la cité dolente ; on peut en conclure qu’un investissement prolongé, suivi d’une insurrection, équivaut à l’un de ces grands fléaux morbides que le moyen âge appelait invariablement une peste et que nous nommons une épidémie. Notre obituaire de 1870-1871 est plus chargé que ceux qui nous ont été légués par les choléras de 1832 et de 1849. La guerre proprement dite, le combat, n’y a qu’une part relativement très-faible ; ce qui tue mieux et plus sûrement que la balle et le boulet, c’est la fièvre, le typhus, l’anémie[15].

Un recensement général de la population de Paris fut ordonné dès les premiers jours du siège ; il y avait un intérêt majeur à savoir avec exactitude à quel nombre d’individus devaient suffire les ressources alimentaires qu’on s’était hâté d’accumuler ; en connaissant le chiffre réel des assiégés, en calculant le rationnement des vivres, on pouvait déterminer à un jour près la date à laquelle la famine ouvrirait nos portes et subirait la paix. On évaluait à 75 000 environ la quantité de gens qui avaient quitté Paris, soit pour fuir le danger, soit pour aller le chercher ailleurs, ou tout simplement parce qu’ils se rangeaient dans la catégorie des « bouches inutiles » dont les proclamations avaient parlé ; mais le vide laissé par ce nombre restreint d’émigrants, qui comprenait les étrangers et les Allemands expulsés, avait été promptement comblé et au delà par la masse de paysans, d’habitants des petites villes voisines qui s’étaient hâtés de venir s’abriter derrière l’enceinte de nos fortifications aussitôt qu’ils avaient entendu retentir la marche de l’armée prussienne. Au mois de décembre 1870, le travail de dénombrement fut complet : Paris avait alors une population de 2 020 017 habitants, dont 234 219 réfugiés. C’est donc sur ce chiffre que portent les observations relatives à la période d’investissement.

Le dernier mois normal de Paris, c’est août 1870 : les décès sont de 4 942, c’est une moyenne ordinaire ; dès le mois de septembre, la proportion tend à s’accroître, cependant rien encore n’a manqué aux exigences de la vie matérielle : on a des bestiaux vivants, la température est douce, la nourriture d’aucune sorte n’est rationnée, on a plus d’espérances qu’il n’est raisonnable, mais l’inquiétude vague qui plane partout fait déjà son œuvre et l’état civil enregistre 5 222 décès. En octobre, la progression est très-vive, elle peut faire comprendre vers quelle destinée l’on s’avance ; un mal nouveau va envahir la population et la ravager, car il rendra mortelles des maladies qu’il eût été possible de guérir ; 7 543 décès sont inscrits ; novembre n’est pas beaucoup plus meurtrier, malgré les brumes et le premier refroidissement de l’atmosphère : il fournit un total de 8 238.

Mais voici décembre avec ses longues nuits énervantes, avec le froid qui sur trente et un jours descend au-dessous de zéro pendant vingt-deux, et atteint son maximum d’intensité le 24 et le 25 par 11 degrés ; le mal dont j’ai parlé se développe d’une façon redoutable, c’est l’alcoolisme : on n’a plus à manger que des salaisons, de la viande de cheval débilitante, un pain que les chiens auraient refusé en temps ordinaire ; plus de bois pour se chauffer, pour faire cuire les rares aliments que l’on peut se procurer en attendant des heures entières à la porte des marchands, les pieds sur le pavé glacé, le corps baigné par d’insupportables courants d’air : à peine quelques bûches enlevées aux arbres de nos promenades, bûches vertes, humides, baveuses, brûlant mal, ne produisant que de la fumée et ne développant aucune chaleur. Pour résister à tant de causes d’affaiblissement, pour combattre ces deux grands ennemis de la vie, le froid et la faim, la population se mit à boire ; en ceci le gouvernement fut son complice. Il avait l’air de dire : Buvez et taisez-vous ; à ceux qui demandaient de la farine, il envoyait du vin et noyait dans des flots d’eau-de-vie l’ardeur d’un peuple qui, après tout, demandait à se battre et se serait battu si l’on n’eût réservé ses forces pour des œuvres néfastes ; est-il surprenant, après cela, que le mois de décembre se ferme sur 12 885 décès ? Le contingent excessif des trois derniers mois modifie tout rapport avec les moyennes des années précédentes : Paris en 1870 a perdu 73 563 habitants. L’année qui va s’ouvrir sera-t-elle meilleure et nous consolera-t-elle de toutes ces hécatombes humaines sacrifiées aux dieux de la violence et de la déraison ? Elle sera plus mauvaise encore.

Dès le début, elle annonce ce qu’elle doit être, celle année maudite qui vit la chute de Paris et les flamboiements de la révolte ; janvier donne un chiffre de décès fait pour épouvanter : 19 233[16]. C’est le plus haut total que nous ayons atteint ; les effets engendrés par les causes multiples que produisit ce cruel hiver ne cessent pas subitement ; Paris a été ouvert, les vivres sont apportés en abondance, les réfugiés nous quittent et beaucoup d’autres avec eux, la population tombe au-dessous de la moyenne normale, et cependant le mois de février marque 16 592 à ce que l’on pourrait nommer le nécromètre. Mars commence la période décroissante, qui ne s’arrêtera qu’au moment où la mortalité débordée sera rentrée dans sa fosse ; on y compte encore 11 289 décès ; avril descend à 7 026, et si le mois de mai semble reprendre une marche ascensionnelle par 7 639, c’est que c’est le mois où la bataille des Sept Jours ensanglanta Paris qu’elle sauvait.

Dès ce jour on revient au point de départ ; entre août 1870 et juin 1871, il n’y a qu’une différence de 307 au bénéfice de celui-ci ; le total de 1871 n’en est pas moins supérieur à celui de 1870, car il accuse 86 760 décès ; donc en deux années 160 323 individus sont morts à Paris. On va invoquer, je n’en doute pas, les actions de guerre livrées contre les armées allemandes et contre les armées rouges de la Commune ; les décès par suite de blessures militaires ne figurent que pour une proportion bien médiocre dans ce douloureux nécrologe ; en tout 6 083, dont 2 625 pour la période de l’investissement et 3 448 pour celle de la Commune.

Ce dernier chiffre cependant n’est pas exact ; la statistique n’a pu se servir que des documents qui étaient mis à sa disposition, et elle ne les a pas eus tous. Les décès survenus par suite de faits de guerre pendant l’investissement ont été régulièrement enregistrés ; le total accusé touche la vérité d’aussi près que possible ; mais il n’en est plus ainsi pour les journées de mai ; on tuait partout, on enterrait au hasard, — sur les quais, — sur les bastions, — dans les terrains vagues. On ne se préoccupait guère de constatation ; un cadavre gênait, on l’enfouissait quelque part. La statistique n’a donc pu compulser des bulletins de décès qui n’existaient pas, car la salubrité publique, compromise par tant de foyers d’infection dispersés dans la ville, eut des exigences auxquelles il fallut se soumettre. Tous ces morts furent inhumés sans mandats, c’est-à-dire sans une seule des formalités justificatives qu’impose l’état civil. Ces décès, — anonymes pour la plupart, — n’ont donc point été recueillis et ils ne figurent pas sur nos tables mortuaires. J’en dirai le nombre ; il est considérable et grossit le total officiel dans des proportions douloureuses.

M. Alfred Feydeau, inspecteur général des cimetières, — fonctionnaire actif, intelligent et dont la tâche est souvent bien lourde, — fut chargé du pénible labeur d’arracher à leur sépulture provisoire ceux que l’on avait cachés sous quelques pieds de terre dans nos squares, dans les caves des maisons en construction et ailleurs ; il eut à les réunir aux morts que des fourgons, des charrettes, des tapissières, avaient été verser en tas dans nos champs de repos, et il fit creuser pour tous, vaincus ou vainqueurs, — une tombe convenable et respectée. 5 322 cadavres portés dans les cimetières aux dernières heures de la bataille et 1 328 corps exhumés à travers Paris[17] élèvent le total de l’année 1871 jusqu’au chiffre probable de 93 410[18]. Le démon des révoltes impies doit être satisfait : l’oblation a été magnifique. La sécheresse de certains procès-verbaux donne le frisson : « rue Haxo, exhumé 57 corps : 11 prêtres, 46 gendarmes. »

Tout le monde a souffert pendant ces implacables mois qui vont de septembre à juin, mais surtout les enfants : les pauvres petits, chétifs, grelottant, n’ayant nulle nourriture pour se refaire, n’ont pu résister aux causes de destruction qui les assaillaient, et ils ont succombé en nombre prodigieux : beaucoup ne sont pas arrivés à la lumière : 4 921 mort-nés en 1870, 3 465 en 1871, sont entrés dans les limbes sans passer par le dur chemin de la vie ; la proportion entre les sexes est restée la même, car il est à remarquer qu’il meurt toujours plus d’hommes que de femmes, ce qui tient sans doute aux occupations masculines et à l’esprit d’aventure qui, principalement dans les moments de trouble, travaille le cerveau des mâles ; ainsi sur le total des deux années que j’ai citées plus haut, les femmes ne figurent que pour 70 387, tandis que les hommes ont atteint le chiffre de 89 936.

Un fait tout moral et qui prend racine dans les sentiments les plus généreux du cœur humain a augmenté la mortalité dans d’importantes proportions : bien des femmes, bien des vieillards, ont tenu à honneur de ne point abandonner leur ville assiégée ; sans réfléchir que la seule obligation de pourvoir à leur subsistance créait une difficulté considérable et abrégeait le temps possible de la résistance, ils ont voulu souffrir avec ceux qu’ils aimaient, ne point avoir l’air de déserter à l’heure du péril ; peut-être avaient-ils rêvé quelque grande tentative héroïque qui nous délivrerait ; quoi qu’il en soit du mobile spécial qui les a déterminés, ils sont restés, et ont en partie succombé aux misères qui les ont accablés. Si jamais la destinée sévère inflige encore à Paris la nécessité de se défendre contre une armée assiégeante, il faudra avoir le courage de ne garder que le nombre d’hommes nécessaire, de faire sortir de nos murs les femmes, les vieillards, les enfants et de devenir réellement place de guerre ; ce sera le seul moyen de neutraliser les chances de mortalité et d’être libre de prolonger la lutte à outrance.

En reprenant les conditions de vie auxquelles il est accoutumé, Paris a fait retour vers sa mortalité ordinaire : nous avons donné le chiffre de 1872, année favorable qui n’a vu ni guerre, ni insurrection, ni épidémie. Les décès se répartissent dans des proportions presque mathématiques, selon la population de nos vingt arrondissements ; les plus peuplés sont naturellement les plus éprouvés, et ce sont ceux aussi dans lesquels les lois de l’hygiène sont le moins observées. À Paris, en effet, dans cette ville qui parait immense au premier coup d’œil, ce qui manque c’est l’espace ; jamais fourmilière ne vit agglomération pareille ; le kilomètre carré, villes et campagnes, qui en France ne renferme que 70 habitants, en contient, — en comprime, — 23 400 à Paris ; c’est là une moyenne obtenue par le rapport qui existe entre la population et la superficie ; mais dans certains arrondissements cette moyenne est singulièrement renversée : le IIe (la Bourse) a 82 000, le IIIe (le Temple) 79 900, le IVe (l’Hôtel-de-Ville) 63 000 individus par kilomètre carré. La vie a-t-elle toute facilité de se développer, de s’affirmer, de se prolonger dans de semblables conditions d’entassement ? Il est permis d’en douter.

On a fait quelques efforts pour purifier ces quartiers populeux, pour y ouvrir des squares, y planter des arbres, y amener de l’eau vive, mais il reste encore bien des améliorations à tenter avant d’avoir donné à certains quartiers la part d’air et de soleil qui leur est due. L’espèce de jardin prétentieux sous lequel on a caché les anciennes buttes Chaumont peut étonner les amateurs de curiosités aussi médiocres que dispendieuses ; cela vaut mieux, sans contredit, que les collines lépreuses que l’on voyait autrefois ; mais au lieu d’improviser tant de verdure égayée de souvenirs archéologiques, au milieu d’un arrondissement où d’énormes voies de communication et de très-nombreux terrains vagues laissent facilement circuler un air toujours renouvelé, n’était-il pas plus humain d’installer un jardinet quelconque, un lieu de repos pour les femmes et les enfants dans le IIe arrondissement, qui est le plus encombré, le plus laborieux, le plus chargé d’impôts de Paris ?

Est-ce à cet entassement dans des ruelles malsaines, dans des maisons où les logements sont loin d’avoir toute la salubrité désirable, qu’il faut attribuer les ravages que les maladies des voies respiratoires exercent sur notre population, à laquelle, en 1872, elles ont enlevé 14 987 individus, dont 7 436 ont succombé à la phthisie pulmonaire ? Les autres affections semblent indulgentes à côté de celles-ci, et quoiqu’il y ait 1 966 cas de méningite, 2 131 apoplexies sanguines et 2 018 entérites, on peut affirmer que la poitrine et tout ce qu’elle contient est le côté faible de l’habitant de Paris.

Le bon résultat des gestations doit être souvent compromis, car les registres ont eu à tenir compte de 4 443 enfants mort-nés. Dans cette ville où toutes les déceptions succèdent à toutes les espérances, les âmes sont bien trempées et résistent avant de sombrer tout à fait. Je ne compte que 577 suicides, ce qui est bien peu lorsque l’on réfléchit au nombre d’aliénés qui se promènent dans nos rues, et à la quantité prodigieuse de projets avortés que chaque heure du jour anéantit ; à voir que l’on n’a constaté que dix décès par suite de meurtre dans tout le cours d’une année, on croirait volontiers que notre population est un modèle de douceur ; on ne se tromperait guère : lorsqu’elle n’est pas grisée par de la rhétorique et du vin sophistiqués, elle est de composition fort débonnaire ; les voleurs et les filous pullulent à Paris, mais les assassins y sont rares.

Les deux époques favorites de la mortalité, à Paris et ailleurs, c’est le printemps et l’automne ; à ce moment de l’année où la nature tressaille, la mort semble s’éveiller chez certains malades, tandis que la vie s’endort chez certains autres lorsque la création se prépare au repos de l’hivernage ; les mois de mars et d’avril, de septembre et d’octobre dépassent quelque peu les autres moyennes mensuelles ; juin, au contraire, le mois de la lumière, de la chaleur et des longs jours, apporte avec lui des effluves d’existence qui diminuent les chances mauvaises et rendent les décès moins nombreux. Les premières années de la vie sont dures à passer : de un à trois ans la proportion est considérable, 3 735 décès ; lorsqu’on a franchi heureusement les premières années de l’adolescence et de la jeunesse, il faut doubler un âge assez difficile, qui va de vingt-huit à trente-deux ans ; jusqu’à cinquante-trois ans la moyenne varie entre 318 et 470, puis elle s’abaisse progressivement ; les extinctions se font petit à petit, mais d’une façon invincible ; au-dessus de quatre-vingt-six ans, il n’y a plus que deux chiffres à la colonne ; après quatre-vingt-onze il n’en reste plus qu’un ; on trouve encore un centenaire ; après cent ans on voit un zéro.

À quelque âge, de quelque maladie que l’on meure, l’état civil apparaît avec ses registres ; il a noté la naissance, il a relaté le mariage ; pour achever son œuvre, il lui reste à constater le décès. Lorsqu’une créature humaine a passé de vie à trépas, on doit aller dans le plus bref délai en donner avis à la mairie de l’arrondissement que le défunt habitait. Un « mandat de visite » est immédiatement adressé à l’un des médecins vérificateurs des décès ; celui-ci se rend au domicile indiqué et s’assure par lui-même que la personne désignée est morte ; il laisse alors entre les mains des ayants droit un certificat dont la formule imprimée à tout prévu ; lorsque les blancs sont remplis, on peut y lire les nom et prénoms du décédé, son âge, son lieu de naissance, le jour et l’heure du décès, son adresse, l’étage de son appartement, et à quel point cardinal celui-ci était exposé ; on y voit en outre de quelle maladie il était atteint, quel est le médecin qui l’a soigné, chez quel pharmacien on a pris les médicaments ; de plus, si le logement était insalubre, on doit l’indiquer ; en un mot, c’est un véritable rapport d’enquête, si ingénieusement disposé qu’il tient sur le verso d’une seule feuille de papier. Ces renseignements sont extrêmement utiles ; ils permettent de rédiger un bulletin statistique des plus intéressants et de remonter, en cas de besoin, à des responsabilités qu’il est bon de connaître. Ce certificat est apporté par deux témoins à l’employé de l’état civil qui, en leur présence, libelle l’acte de décès qu’il leur fait signer.

La mairie délivre alors le mandat d’inhumation, dernière formalité qui clôt toutes celles dont on a fait autant de garanties pour notre sécurité. Par ce mandat, l’ordonnateur des pompes funèbres particulier de l’arrondissement reçoit ordre de faire transporter et inhumer le corps au cimetière désigné, à jour et à heure déterminés. C’est ici que s’arrête l’action de l’état civil. Il a recueilli et précieusement conservé les documents qui assurent à l’individu les prérogatives dont on jouit dans les sociétés civilisées ; ces documents, il les communiquera aux enfants, aux arrière-petits-enfants de ceux qui ont été, et de cette façon il maintiendra intacts les droits de la famille, de la justice et de l’État. Il est le gardien des relations sociales ; lorsque l’homme est mort, il n’a plus à s’en occuper.

Mais la grande vigilante ne s’est point endormie ; la ville de Paris est toujours là, l’œil aux aguets et sur le qui-vive. C’est elle qui écoute et recueille le premier vagissement des nouveaux-nés ; c’est elle qui, lorsque l’homme a traversé les affres de la vie et qu’il n’a plus laissé parmi nous qu’une dépouille périssable, prend ces pauvres restes, les entoure de respect et les conduit dans les nécropoles qu’elle a disposées pour servir de dernière demeure à ses enfants.

Appendice.En 1873 les naissances se sont élevées à Paris au chiffre de 55 905 ; les garçons dominent, ils sont au nombre de 28 244. tandis que les filles n’atteignent que celui de 27 661 ; dans la totalité il faut compter 15 146 enfants illégitimes, dont 3 679 seulement ont été reconnus. 19 520 mariages ont été célébrés aux mairies de nos vingt arrondissements et 41 738 décès ont été constatés.

Ces chiffres sont inquiétants ; ils indiquent une diminution des naissances et des mariages en présence d’une augmentation de décès. 1873 donne 989 naissances de moins que 1872, et la proportion ne tend pas à remonter, car 1874 accuse 2 119 naissances de moins que 1873, De même pour les mariages : en 1873, 1 853 de moins qu’en 1872 ; en 1874, 693 de moins qu’en 1873. Les décès suivent une progression contraire : pendant l’année 1873, on en compte 2 082 de plus qu’en 1872 ; 1874 fléchit un peu, mais fournit cependant un contingent supérieur de 1 109 à celui de 1872 et inférieur de 973 à celui de 1873.



  1. Voyez, pour les origines de l’état civil, Berriat-Saint-Prix, Recherches sur la législation et la tenue des actes de l’étal civil ; Mémoires des antiquaires de France, 1832, t. IX ; — Notice historique sur les anciens registres de l’état civil à Paris, A. Taillandier, 1847 ; — Recherches sur les actes de l’état civil au quatorzième et au quinzième siècle, par Darold de Fontenay, Bibliothèque de l’École des chartes, 1869.
  2. Antérieurement à l’ordonnance de Villers-Cotterets, certains évêques avaient compris l’importance des registres curiaux. J’en trouve la preuve dans les archives du département de l’Yonne ; en 1491, le curé de Videlis (Sens) est condamné à payer une amende de 10 sols pour n’avoir pas tenu registre des mariages faits dans sa paroisse.
  3. La reconstitution des actes de l’état civil a cédé le local de l’ancien tribunal de commerce à un bureau télégraphique et s’est installée dans un autre local du palais de la Bourse (1875).
  4. Dans la reconstruction des annexes de l’Hôtel de Ville destinées à contenir les archives et par conséquent les pièces de l’état civil, on retombe dans la même faute, et c’est encore dans les combles qu’on juchera les registres. Il est cependant élémentaire de réserver au rez-de-chaussée les salles où le public vient incessamment faire des recherches, et il est puéril de les mettre à un cinquième étage ; on croit conjurer tous les inconvénients inévitables en remplaçant l’escalier par un ascenseur : il serait humain et prévoyant de s’opposer à un tel projet ; il n’est que temps de le modifier.
  5. L’Arc de Triomphe contient au niveau de l’imposte du grand arc deux salles de 10 mètres sur 8m,79 chacune ; au-dessus de celles-ci, deux salles de même dimension ; entre ces deux salles, une autre, faisant le dessus du grand arc, de 19m,84 sur 8m,79 ; sous la plate-forme, une salle de 40m,08 sur 9m,34. Placer là le double registre des paroisses, ce serait constituer une sorte de réserve in extremis, à laquelle on n’aurait recours que si les autres dépôts étaient encore détruits.
  6. Le contraire a lieu pour Londres, Vienne, Bruxelles, Naples, Lyon, Bordeaux, etc. Pour Lyon, le recensement de 1872 donne 156 700 hommes et 166 717 femmes.
  7. La statistique officielle fournit des chiffres bien plus inquiétants ; d’après les documents qu’elle publie, la diminution totale de la population occupant le territoire actuel de la France est de 491 905 âmes, ce qui donne l’énorme proportion de 129 pour 10 000. La diminution absolue est de 2 089 143 âmes ; c’est-à-dire que la conquête de l’Alsace-Lorraine nous a enlevé 1 591 238 compatriotes.
  8. Paris, étude démographique et médicale, 1872.
  9. Un critique des plus autorisés, M. Alexandre Sorel, a fait à l’opinion que je viens d’émettre une objection sérieuse que je dois reproduire, car elle indique le moyen de remédier facilement aux inconvénients que j’ai constatés : « M. Du Camp, dit-il, signale, à propos de la constatation des naissances, telle qu’elle s’exécute aujourd’hui au moyen de la visite d’un médecin envoyé par la mairie, certains inconvénients qui lui font désirer le retour à l’ancien état de choses, où l’enfant devait être présenté à l’officier de l’état civil lui-même. Mais que l’auteur me permette de le lui dire, les inconvénients qu’il indique tiennent plutôt à un certain laisser-aller de l’administration et à la faculté donnée au médecin de prendre son temps et son heure pour aller visiter le nouvveau-né. Pourquoi ne procède-t-on pas en cas de naissance comme en cas de décès ? Il ne naît pas dans vingt-quatre heures plus d’enfants dans un arrondissement qu’il ne meurt de personnes. Or, comme l’inhumation se fait habituellement le lendemain du décès, il faut bien que dans les vingt-quatre heures le médecin des morts, c’est ainsi qu’on l’appelle, aille visiter les corps. Eh bien, pourquoi n’exigerait-on pas qu’il en fût ainsi pour les nouveaux-nés, et que le médecin chargé de constater les naissances fit cette constatation dans les vingt-quatre heures au plus de la déclaration ? La mesure qui a été prescrite, il y a quelques années, fut inspirée par l’humanité : il y avait quelque chose de cruel à soumettre aux rigueurs de la saison un pauvre petit être ayant fait la veille son entrée dans le monde, et l’on a constaté que plus d’un enfant avait payé de sa vie cette première épreuve au grand air. Qu’on fasse donc une obligation impérieuse à la famille du nouveau-né de prévenir les employés de la mairie aussitôt l’accouchement de la mère et qu’on oblige également le médecin des enfants à se rendre dans les vingt-quatre heures au lieu où se trouve le nouveau-né. De cette façon, on évitera les retards dont se plaint à juste titre M. Maxime du Camp, et on ne sacrifiera pas la santé des pauvres enfants. »
  10. Voir chap. xxi ; t. IV.
  11. Cinq maisons — véritables administrations — ne s’occupent que de fabriquer des mariages (célérité, discrétion). Si l’on ne se marie pas plus à Paris, ce n’est pas leur faute.
  12. Le quatrième degré canonique correspond au sixième degré civil et comprend les cousins issus de germains.
  13. L’expérience montre que par de telles unions la lignée ne peut pas s’accroître.
  14. Le nombre des gens mariés est plus considérable : 373 163 hommes ; 379 317 femmes ; mais il faut tenir compte des séparations légales, des séparations amiables et surtout des absences, qui parfois se prolongent indéfiniment.
  15. Ce fait a été prouvé d’une façon magistrale par M. le docteur Chenu dans son Rapport au conseil de santé des armées sur les résultats du service médico-chirurgical aux ambulances de Crimée et aux hôpitaux militaires français en Turquie. Pendant la durée de la campagne, l’armée françaises fourni 7 272 201 journées d’hôpital, dont 1 934 313 pour blessures et 5 337 888 pour maladies.
  16. Nulle compensation aux pertes de ce sinistre mois : 2 487 naissances et 770 mariages.
  17. Le chiffre des morts de la Commune ne sera jamais exactement connu. Nulle exhumation n’a été faite dans le bois de Boulogne ni dans les terrains bordant la route qui va des fortifications à Versailles. Le périmètre de Paris même n’a pas été complètement fouillé. Des fédérés morts, évalués à 700 ou 800, ont été enterrés dans un ancien puits d’extraction des carrières d’Amérique. L’excavation a été comblée, nivelée, et ces tristes épaves de nos discordes n’ont point reçu d’autre sépulture.
  18. Voir Pièces justificatives, 4.