Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie dans la seconde moitié du XIXe siècle/XXIII

Pour les autres éditions de ce texte, voir Les Aliénés à Paris (Maxime Du Camp).

CHAPITRE XXIII

LES ALIÉNÉS

— assistance publique —

i. — la possession.

Les anciennes prescriptions. — Arétée de Cappadoce. — Galien. — Alexandre de Tralles. — Magie. — Paul d’Égine. — Ce que devient l’aliéné. — Effondrement au moyen âge. — La faim. — Le diable. — Influence des idées ambiantes sur les aliénés. — Ubique dæmon. — Bonne foi. — La chair et l’esprit. — Idéal de pureté. — Résultat pathologique. — Tradition pesant encore sur la science. — Fonctions de l’entendement liées aux fonctions de la matière. — Les médecins de Charles VI. — La danse macabre. — Choréomanie. — Influence de la folie sur la France au quinzième siècle. — Jacob Sylvius — Démonolâtrie épidémique dans le pays de Vaud. — La graisse des sorcières. — Les solanées. — Édelin et Grillandus. — Folie d’Édelin. — In pace. — Citation de Monstrelet. — On brûle partout. — Le diable au seizième siècle. — Opinion d’Ambroise Paré. — Hallucination des serpents. — Danger des exorcismes. — La possession de Morzines. — Fernel et Bodin. — Au treizième siècle, Bacon a formulé l’axiome de la méthode expérimentale. — 500 sorcières brûlées en trois mois. — Première lueur de raison. — Le médecin Wier, de Clèves. — Démonstration péremptoire. — Apparences suscitées par Satan. — Les grandes entreprises. — Influence des Médicis. — Retour en arrière, — Épidémies névropathiques dans la terre de Labourd (1609), des ursulines d’Aix (1611), des ursulines de Loudun (1632). — Force développée par les malades. — Insensibilité des organes de la vue. — Manie aboyante. — L’hystérie est une maladie protée. — Allumette d’impureté ; Verrine ; 6 500 démons chez la même possédée. — Les stigmates. — Nul prodige. — Le sceau du diable. — Analgésie. — Les mélancoliques et les lypémaniaques. — Possession des nonnains. — Acedia. — Madeleine Bavent (1642). — Le parlement de Rouen. — Amour de la mort. — Ineffable volupté. — Opinion d’Yvelin. — 17 condamnations à mort. — Louis XVI casse l’arrêt. — Remontrances du parlement de Normandie. — Colbert interdit aux parlements d’évoquer les affaires de sorcellerie (1672). — Fin de l’ère thaumaturgique. — Nul hôpital. — Le couvent ou la prison. — Procès de la Cadière (1731). — Les convulsionnaires de Saint-Médard. — Mouvement général de la science. — L’humeur peccante. — Orthodoxie scientifique de Diafoirus. — Baglivi et le solidisme. — Philippe Pinel, médecin en chef de Bicêtre. — Les aliénés dans leur loge. — Fureur permanente. — Le premier réformateur : Pussin. — L’expérience confirme la théorie. — Couthon à Bicêtre. — Déferrement des aliénés. — Chevingé. — « Ce sont des malades. » — « Il faut vivre avec eux. » — Les bienfaiteurs : Pinel, Esquirol, Ferrus, Roller


Lorsque l’on étudie l’histoire de l’aliénation mentale, on reste surpris de voir que les prescriptions de douceur, adoptées universellement aujourd’hui, ont été formulées par les maîtres de la science médicale aux premiers temps de l’ère chrétienne. Arétée de Cappadoce recommande de n’user, pour maintenir les maniaques furieux, que de liens très-flexibles et très-souples, car « les moyens de répression employés brutalement, loin de calmer la surexcitation, ne font que l’exaspérer. » Galien déclare le premier que le trouble des facultés de l’entendement provient d’une lésion des organes de la pensée, qui sont situés dans le cerveau. Les formes de folie qui doivent plus tard envoyer tant de malheureux à la mort sont connues, et un Marcellus de Séide décrit en assez méchants vers les souffrances des malades qui, poussés par leur délire, courent la nuit dans les bois, s’assoient sur les tombeaux et hurlent, comme des chiens, en regardant la lune ; pour le poëte, ce sont des hommes atteints de lycanthropie ; pour le moyen âge, ce sont des loups-garous, et le bûcher les attend.

Il ne faut pas croire pourtant que, dans ces temps reculés, la thérapeutique était irréprochable et conforme au sage esprit d’observation dont plus d’un médecin faisait preuve. Alexandre de Tralles recommande sérieusement de porter un morceau de peau arrachée au front d’un âne, ou un clou enlevé à un vaisseau naufragé, et de boire du vin auquel on aura mêlé la cendre d’un manteau de gladiateur blessé. À cette époque (560), les potions deviennent des philtres, les remèdes sont des charmes ; la magie, qui bientôt envahira tout, pénètre la science, qu’elle va remplacer ; elle s’établira si victorieusement, aidée par l’amour naturel de l’homme pour le merveilleux, que du temps de Montaigne elle durera encore[1].

Paul d’Égine, cent ans plus tard, semble échapper aux ténèbres envahissantes et se guider encore par la lueur du raisonnement. Parlant des frénétiques, il reprend les idées d’Arétée et demande que les liens rendus nécessaires par la violence désordonnée de leurs mouvements instinctifs soient disposés de manière à ne jamais leur causer la moindre irritation. Il attache à cela une grande importance ; il insiste, il se répète : On doit toujours employer avec eux la douceur et jamais la force ; autant que possible, il faut dissimuler, masquer la saveur désagréable des médicaments qu’on leur fait avaler. » C’est la dernière trace d’intelligence, d’observation, d’esprit pratique que l’on rencontre ; on dirait que les médecins vont partager la folie des maniaques ; non-seulement l’aliéné ne sera pas un malade, il ne sera même plus un homme ; ce sera une sorte d’animal farouche et redouté, moitié bête et moitié démon ; dans l’horreur qu’il inspire, on le dira possédé de Satan et on le jettera au feu. Lorsque le progrès des mœurs aura fait comprendre l’inanité de ces rêveries cruelles, on se contentera de l’enchaîner comme un fauve dangereux, et il faudra que l’humanité attende onze siècles avant que Philippe Pinel, — le grand Pinel, — vienne affirmer avec audace contre tous, par une expérience publique, la sagesse des principes posés par Arétée de Cappadoce et par Paul d’Égine.

Le moyen âge fut une époque d’effondrement : tout disparaît dans le gouffre sans fond de la scolastique et de la démonologie ; la médecine n’est plus qu’une série de pratiques superstitieuses ; telle plante est bienfaisante si elle est cueillie à la lune nouvelle, et sera mortelle si elle est cueillie à son déclin ; c’est le règne de la sorcière ; la vieille Hécate, dont le culte dans certaines contrées durera jusqu’aux premiers jours de la Renaissance, gouverne le monde. La science, l’art, la littérature, ont sombré dans ce grand naufrage ; il n’y a plus que guerres, batailles, pestes et famines ; on doute d’un Dieu que l’on invoque en vain, et l’on se donne au diable. C’est le temps de la faim universelle ; quand les pauvres possédés racontent avec emphase et terreur les ridicules cérémonies des sabbats auxquels ils croient avoir assisté, de quoi parlent-ils d’abord ? des impuretés sataniques ? Non ; du repas, de ces lugubres agapes où l’on déterrait les morts pour les manger. Le sabbat est relativement moderne : il en est question pour la première fois en 1553 ; le pacte infernal, le don de soi-même à la puissance malfaisante par excellence est plus ancien : on en connaît un de 1222.

La croyance au diable était générale ; on y eût cru à moins, le monde était un enfer. Or la science dit et l’expérience prouve que les idées ambiantes sont saisies par les aliénés avec une rapidité extraordinaire et un ensemble en quelque sorte épidémique. Nous l’avons vu de nos jours : selon que la France est gouvernée par un roi, un empereur, un président, les malades, — si nombreux, — atteints de la monomanie des grandeurs, affirment qu’ils sont le président, l’empereur ou le roi ; lors de la loterie du lingot d’or, nos asiles étaient pleins de pauvres gens qui croyaient l’avoir gagné ; à l’heure qu’il est, de fort honnêtes femmes fatiguent les médecins de la Salpêtrière, de Sainte-Anne, de Vaucluse, de Ville-Évrard, en leur jurant qu’elles sont des pétroleuses, et des hommes d’un patriotisme irréprochable racontent en pleurant qu’ils ont guidé les Prussiens sur les hauteurs de Sedan.

Il n’y a donc rien que de naturel dans cette possession diabolique qui étreignit le moyen âge et dura si longtemps, jusqu’en plein dix-huitième siècle (procès de la Cadière, 1731). Les populations, énervées par les avanies incessantes des gens de guerre, réduites par les privations de toute sorte à un état d’effroyable anémie, ne regrettant rien du passé et n’espérant rien de l’avenir, n’étaient que trop disposées aux maladies mentales, et, ne comprenant rien aux troubles étranges dont elles étaient la proie, sortant de la stupeur pour être saisies par une surexcitation excessive, elles ne pouvaient expliquer cet état morbide qu’en l’attribuant à l’intervention du diable. Celui-ci avait bon dos, et pendant près de cinq cents ans il porta le poids de la folie et des exorcismes.

Tout était prêt d’ailleurs, on voyait des démons partout : ubique dœmon ; les adeptes d’une secte religieuse crachaient, toussaient, se mouchaient sans cesse pour rejeter les diables qu’ils avaient avalés ; la tradition est restée dans les habitudes populaires ; on dit : Dieu vous bénisse ! à ceux qui éternuent ; c’est un démon qui s’évade. Nul n’échappait à ces croyances : un prieur se faisait garder jour et nuit par deux cents hommes d’armes qui frappaient l’air de leurs épées, afin de couper en deux les démons qui oseraient s’approcher de lui ; c’étaient de purs esprits cependant : qu’importe ? on espérait les effrayer, peut-être les anéantir. Encore quelque temps, et l’on ira plus loin dans l’absurde ; on les citera à comparaître en personne devant les tribunaux ecclésiastiques ou à donner pouvoir. Singulière et douloureuse époque ! les possédés et les exorcistes étaient aussi fous les uns que les autres, car ils étaient tous de bonne foi[2].

Les idées philosophiques ou plutôt religieuses qui dominaient alors aidaient singulièrement à ces conceptions délirantes et leur donnaient un point d’appui. L’homme était double : d’un côté, la chair, matière terrestre, apte aux péchés qui s’y acharnent, destinée aux vers qui l’attendent à l’heure de son inéluctable dissolution ; de l’autre, l’âme, émanation directe de la Divinité, pur esprit qui peut et ne doit traverser cette vallée de misères que pour aspirer, pour atteindre aux ineffables splendeurs des régions célestes. Les Livres saints n’ont-ils pas dit : « La poudre retourne à la poudre, l’esprit remonte à Dieu qui l’a créé ? » Le corps n’est que l’habitacle de l’âme, temple ou caverne, selon que l’éternelle invisible se garde à Dieu ou se donne au démon. C’est donc sur l’esprit seul qu’il faut agir lorsque l’esprit est malade, puisqu’il est régi par des lois spéciales, qu’il a une destinée particulière et qu’il n’a de commun avec la matière qu’une juxtaposition momentanée[3]. C’était s’éloigner singulièrement du galénisme et de cette doctrine si sage pour un médecin de soigner à la fois l’âme et le corps. On poursuivait, il faut le reconnaître, un idéal de pureté qui ne manque pas de grandeur ; à force de vouloir élever, sublimer l’esprit, on en arriva non-seulement à mépriser, mais à briser la matière ; voyant en elle toutes les causes de révolte qui poussaient au mal, on voulut l’anéantir à force de jeûnes, de macérations, de privations de toute sorte. Il se produisit alors un fait pathologique qu’on n’avait pu prévoir et qu’on ne sut reconnaître : la matière surmenée, émaciée, amoindrie, perdit son équilibre et rendit l’esprit malade.

Cette théorie de la séparation de l’homme en deux parties non-seulement distinctes, mais adverses, eut un résultat bien plus grave : elle pénétra la science, qui la reçut toute faite comme une tradition respectée, et elle pesa sur la thérapeutique, qu’elle neutralisa pendant des siècles ; quand Broussais la combattit vers 1828, on cria au blasphème, et on l’accusa de « saper les bases » de toute société civilisée. Non, les facultés de l’esprit ne sont point indépendantes ; elles sont soumises aux affections de la matière, à laquelle elles sont indissolublement liées et dont peut-être elles émanent. Les travaux de Claude Bernard ne peuvent aujourd’hui laisser aucun doute à cet égard. Il suffit de prendre une forte dose de sulfate de quinine pour perdre momentanément la mémoire, et d’avaler du haschich pour devenir absolument fou pendant un temps plus ou moins long. Qui donc oserait soutenir actuellement que le parfum d’une fleur peut être malade sans que la fleur soit malade elle-même ? Rien dans cette vérité scientifique, appuyée sur une série d’observations éclatantes, ne peut blesser le spiritualisme le plus rigoureux, ni infirmer les destinées de notre âme immortelle.

Toute altération de l’esprit est consécutive d’une altération de la matière, c’est là un principe absolu dont il ne faut jamais dévier lorsqu’on veut apprécier sainement les maladies mentales, et c’est pour n’avoir pas connu ce principe que les temps antérieurs au dix-neuvième siècle ont fait fausse route et ont été entraînés à des cruautés sans pareilles.

Il n’était point prudent en ces jours d’ignorance d’essayer de combattre la folie, et l’on y courait risque de la vie. Deux Gascons entreprenants, ermites de Saint-Augustin et cherchant fortune, avaient promis de guérir Charles VI ; ils lui firent boire des philtres où l’on avait mêlé des perles fines réduites en poudre ; sur ce malheureux atteint de délire mélancolique entrecoupé de stupeur et d’accès furieux, ils prononcèrent des paroles magiques qui demeuraient inutiles, car elles étaient neutralisées, disaient-ils, par les sortilèges et les incantations du barbier royal. Cette comédie dura quelque temps, et finit mal pour les deux principaux acteurs : ils furent dégradés en place de Grève par l’évêque de Paris, promenés par les rues, décapités, coupés en morceaux, et les lambeaux de leurs corps furent accrochés aux portes de la ville (1399).

Il n’y a pas que le pauvre roi de France qui soit fou ; l’heure approche où cette étrange épidémie nerveuse, la danse macabre, passion furieuse qui fait danser frénétiquement, va entraîner le monde surmené ; pour les Allemands, c’est la danse de Saint-Wit ; pour nous, c’est la danse de Saint-Guy ; pour les Hollandais, c’est la danse de Saint-Jean ; pour les Italiens de la Pouille et des Calabres, du quatorzième au dix-huitième siècle, c’est le tarentisme, la danse de la tarentule ; pour les jumpers du Monmouthshire, ce sera vers 1785 un hommage rendu à Dieu en souvenir de David, qui dansa devant l’arche ; pour les médecins, c’est tout simplement la choréomanie, affection nerveuse bizarre, facilement contagieuse par sympathie, et qui très-souvent s’allie à la manie religieuse. Les voyageurs qui de nos jours encore ont assisté aux services des derviches hurleurs et des derviches tourneurs dans quelque grande ville de l’Orient, n’en douteront pas.

Au quinzième siècle, la folie a eu sur les destinées de notre pays une influence extraordinaire ; elle nous perdit et nous sauva. Le délire de Charles VI conduisit au traité de Troyes, qui livrait la France à l’Angleterre : les hallucinations de Jeanne d’Arc rejetèrent hors du territoire l’élément étranger qui s’y était implanté. À ce moment, nul savant ne s’occupe-t-il de l’aliénation mentale et n’indique-t-il une méthode pour la combattre ? Celui qui en parle aurait mieux fait de se taire. Jacob Sylvius recommande de frapper les fous, et de ne leur adresser que des paroles de violence. Pour reconnaître la phrénésie, qui est « un érysipèle intérieur du cerveau ». il indique un procédé fort simple : appliquer sur la tête de la craie délayée dans de l’eau ; là où la pâte séchera, là est le siège du mal. Ce n’est pas par de tels moyens qu’on pouvait remédier à ces affections mentales qui se répandent avec le caractère d’épidémies et envahissent des pays entiers.

Vers 1435, on découvre tout à coup que les habitants du pays de Vaud adorent le diable, lui jurent obéissance et se nourrissent de nouveaux-nés non encore baptisés. La torture aida singulièrement aux aveux de ces démonolâtres, et les bûchers flambèrent si bien que la contrée devint déserte. Dans les dépositions citées par Nider dans son Malleus maleficorum, on voit apparaitre pour la première fois cette fameuse graisse des sorcières qui plus tard aura tant d’importance dans les procès pour cause de magie, onguent diabolique dont il suffit de se frotter le soir pour être initié à tous les mystères des royaumes inférieurs et pour assister aux fêtes du sabbat. Il est certain que la médecine des « bonnes femmes » était fort en vogue à cette époque, que les plantes abortives étaient connues et qu’on n’ignorait pas que certaines solanées troublent l’imagination jusqu’à donner le délire et à produire la folie artificielle. Ce que tout le monde sait aujourd’hui était alors un secret qu’on se transmettait en tremblant à l’oreille ; le datura stramonium, la belladone, la mandragore, plantes vénéneuses, mortelles à haute dose, consolantes à dosage modéré, stupéfiantes ou excitantes selon le tempérament particulier de celui qui en fait usage, ont dû être employés souvent pour amener l’esprit à des hallucinations dont le souvenir gardait tous les caractères de la réalité[4].

Ce fut un prêtre, docteur en Sorbonne, nommé Édelin, qui le premier osa publiquement prêcher en Poitou, en 1455, que toutes les saturnales diaboliques pour lesquelles on envoyait tant de gens au bûcher et à la potence n’étaient que des rêveries maladives, fruits du sommeil ou d’un cerveau dérangé, et qu’il était cruel de faire périr des innocents dont le seul crime consistait à être dupes de leur imagination mal réglée. Plus tard, en 1520, l’exorciste Grillandus, inquisiteur à Arezzo, ne craindra pas non plus de déclarer que la plupart des sabbats sont imaginaires, que des personnes faibles, nerveuses, sujettes à agir la nuit pendant leur sommeil, croient y assister quoiqu’elles n’y aient jamais mis le pied. Édelin, qui voulut ramener la justice de son temps à quelque humanité pour les malheureux, parut avoir plaidé pour sa propre cause. Appelé à s’expliquer sur sa théorie, qui était alors considérée comme attentatoire à tout état social, il fut frappé d’aliénation mentale, avoua qu’un bélier noir qu’il possédait n’était autre que Satan, et qu’il était en communion monstrueuse avec un incube ; il ne fut point brûlé ; son supplice fut plus long et ne se termina qu’avec la vie ; on le condamna à un in pace perpétuel, à être emmuré, comme on disait alors. Par suite de la maladie dont il fut atteint, Édelin passa pour avoir été l’avocat du diable. Ceux qu’il aurait pu convaincre se rejetèrent avec ardeur dans des idées contraires et les bûchers ne furent pas éteints ; ils ne le furent pas de sitôt.

Monstrelet raconte en détail l’épidémie de démonolâtrie qui, en 1459, s’empara d’une notable partie des habitants d’Arras, surtout des femmes, et qui se termina, comme toujours, par des auto-da-fé. Le chroniqueur semble ne pas trop croire à toutes ces rondes sataniques et à l’intervention directe du diable, car il dit le mot tout net, le vrai mot que nous dirions aujourd’hui : « Pour cette folie furent prins plusieurs notables gens de la dicte ville d’Arras et aussi aultres moindres gens, femmes folieuses et autres. » Au seizième siècle, on brûle littéralement partout, et l’on n’épargne même pas les malheureux qui sont reconnus pour être des fous avérés[5]. L’Allemagne, l’Espagne, l’Italie, la France sont la proie du démon, nul n’échappe à ses tentations ; à la Wartbourg, le diable apparaît à Luther, qui lui jette son encrier à la tête : on montre encore la tache faite sur la muraille ; Pic de la Mirandole est témoin des visions de Savonarole, et Mélanchthon interroge des spectres qui lui répondent.

Hélas ! un des plus grands hommes que l’humanité ait produits, un homme qui fut aux temps modernes ce qu’Hippocrate fut aux temps anciens, Ambroise Paré, ne trouve pas dans sa haute raison, dans son expérience, assez de force pour résister à la contagion de ces idées fausses ; lui aussi, il croit à la possession, aux pactes, aux sorts par lesquels les associés du diable peuvent porter préjudice à la santé et à l’entendement des gens qu’ils poursuivent de leurs maléfices : il énumère « les cacodémons, les coque mares, les gobelins, les incubes, les succubes[6], les lutins ; » il dit que souvent « on les voit transmuer en boucs, asnes, chiens, loups, corbeaux, chathuans et crapaux. » — « Ceux qui sont possédés des démons parlent divers langages incognus, font trembler la terre, esclairer, tonner…, soulèvent en l’air un chasteau et le remettent en place, fascinent les yeux. » Si Ambroise Paré en était là, que penser des autres ? Tous les démonolâtres, qui aujourd’hui vivent en si grand nombre dans nos asiles d’aliénés, tous les théomanes, les mélancoliques avec hallucinations, examinés par lui, eussent été reconnus possédés, sorciers, inspirés par Satan et eussent grossi le nombre de tant de malades victimes des préjugés de l’époque.

Il y a cependant au milieu de ces rêveries une observation bonne à retenir et dont la science a pu tirer parti : le diable prend volontiers différentes formes d’animaux. Les hallucinations de cette nature ne sont pas rares chez les aliénés, surtout chez les alcooliques ; ils voient souvent des serpents ramper vers eux, et ils éprouvent alors des angoisses qu’il est difficile de calmer ; pour peu que le malade soit enclin à la théomanie, ce qui est fréquent, pour peu qu’il croie au diable, ce n’est plus l’immonde reptile qui s’avance, c’est le souple tentateur, celui qui s’enroula autour de l’arbre de la science, qui offrit la pomme fatale ; c’est le génie même de la révolte et de la perdition, celui à qui rien n’a résisté, l’ennemi de Dieu, le plus fort, l’invincible auquel il faut obéir au prix de la damnation éternelle. Chaque jour dans nos asiles, dans nos maisons de santé, les médecins sont témoins de phénomènes semblables, et j’ai vu plus d’une mélancolique agitée, ne pouvant expliquer les deux volontés adverses qui se heurtaient en elle, s’écrier qu’elle était la proie du démon et demander un prêtre, afin d’être exorcisée. Pour les convaincre à jamais de la réalité de leurs fausses sensations, pour généraliser leur délire partiel, pour rendre celui-ci incurable, il suffirait de les environner d’un appareil religieux spécialement préparé pour elles ; car chez ces pauvres malades battues par des tempêtes nerveuses dont on ne soupçonne pas la violence, on évoque les démons lorsque l’on tente de les chasser. Si l’on faisait faire un seul exorcisme dans la cour des agitées de Sainte-Anne ou de la Salpêtrière, toutes les folles qui en auraient été témoins seraient possédées le lendemain.

Des divers genres de folie, la démonomanie est celui qui se provoque et se propage le plus facilement par l’exemple. Un fait contemporain le prouve. Le village de Morzines, en Savoie, a offert, depuis 1857 jusqu’à 1862, tous les phénomènes de la possession ; rien n’y a manqué que le bûcher. Le mal s’est étendu par sympathie, s’est exaspéré sous l’influence des exorcismes, puis a subi une période de rémittence notable dès qu’on a pu isoler les malades et lorsque la gendarmerie est intervenue pour maintenir l’ordre dans l’église, où l’exercice du culte était rendu presque impossible par les violences de toutes sortes qu’il provoquait chez la plupart des femmes ; on a dû croire à une guérison ; mais un exorcisme général a ravivé l’exacerbation nerveuse des malheureuses agitées qui accusaient unanimement le diable de toutes les convulsions dont elles étaient victimes[7].

Fernel est un savant de premier ordre, ses livres de médecine sont ingénieux, son calcul déterminant la grandeur de la terre le fait immortel ; Bodin fut un grand jurisconsulte ; ni l’un ni l’autre ne sont plus sages qu’Ambroise Paré. Dans les hallucinés de sorcellerie, loin de reconnaître des malades, ils ne voient que des coupables indignes d’indulgence et qui tous, sans distinction, méritent le dernier supplice. Ces hommes si sagaces, si instruits, semblent ignorer que, dès le treizième siècle, Bacon a formulé le principe de la méthode expérimentale, en disant : non fingendum, non excogitandum, sed inveniendum quid natura faciat, aut ferat. Bodin est convaincu jusqu’à la fureur ; son livre de la Démonomanie des sorciers est l’œuvre d’un exaspéré. Après des autorités si imposantes, nul n’est plus à citer ; on dirait que toute vérité a été close, emmurée aussi dans l’in pace où mourut Édelin. Il ne faut donc pas s’étonner si, dans la petite Lorraine, un juge se vante d’avoir brûlé 800 sorcières en seize ans, et si, dans la seule ville de Genève, on en brûla 500 en trois mois. Il y a un mot cruel à dire, mais qui n’est que trop juste : c’était la mode.

Ce fut de Westphalie que vint la première lueur, du petit pays de Clèves. Un médecin nommé Wier[8] prit toutes ces superstitions corps à corps, et fut, en réalité, l’ancêtre fondateur de la pathologie mentale. Il savait sur quel terrain il marchait et à quelle forte partie il pouvait avoir affaire ; aussi, procédant avec une extrême prudence, il débute par faire la part belle aux opinions du temps. Il divise les démons en catégories distinctes, définies, suppute leur nombre et l’évalue à plusieurs millions. S’étant mis à l’abri par l’orthodoxie de cette démonstration scientifique, il entre en matière et déclare que, puisque le diable est coupable, c’est lui qu’il faut punir. Quant aux sorcières, aux possédés, ce sont des malades ; il vaut mieux les guérir que les brûler. Il a vécu avec les fous, ceci n’est point douteux, il les a étudiés attentivement, et la plupart de ses observations sont tellement précises, que la science actuelle n’aurait rien à y reprendre. On accuse le diable d’introduire magiquement dans l’estomac de ses adeptes des fragments de fer, des os, des cailloux : — il prouve que les aliénés ont parfois une invincible tendance à avaler tout ce qu’ils trouvent, et surtout les corps brillants ; — il affirme que les loups-garous se mentent à eux-mêmes lorsqu’ils prétendent se changer en fauves pour courir la nuit ; — il soutient que les stryges, ces sorcières mangeuses d’enfants, s’abusent lorsqu’elles racontent leurs horribles repas ; la preuve qu’il donne est si simple, qu’elle eût dû frapper tous les esprits qui n’étaient point systématiquement prévenus : les morts qu’on dit avoir été déterrés sont dans leur tombeau, on peut le vérifier ; les enfants qu’on dit avoir été dévorés sont vivants, les voilà ; on n’a qu’à prendre une sorcière, l’attacher sur un lit, la faire garder à vue ; si elle s’endort, elle n’en soutiendra pas moins qu’elle a été au sabbat, et cependant son corps n’aura point quitté le matelas sur lequel il est fixé.

Wier dit courageusement le nom de la maladie nerveuse et mentale dont ces malheureux souffrent tellement qu’ils essayent d’y échapper par le suicide : c’est l’hystéro-démonopathie. Que répondit-on à cette démonstration péremptoire ? Que Satan est le malin, que les morts paraissent être dans leur tombeau, que les enfants dévorés paraissent vivants, que la sorcière paraît présente sur le lit où elle a été garrottée, mais que ce ne sont là que des apparences suscitées par le diable, propres à tromper les yeux des ignorants, à affermir l’impiété des incrédules, et qu’en réalité les morts ont été déterrés, les enfants mangés, et que la sorcière a été au sabbat.

Cependant un peu de clarté se fait ; la science va se débarrasser peu à peu de la gangue où elle est enfermée depuis si longtemps ; c’est l’heure des grandes entreprises : l’imprimerie multiplie la pensée, le nouveau monde vient de se révéler, la réforme essaye d’épurer une religion qui retombe au paganisme, Galilée sent la terre se mouvoir sous ses pieds et Keppler ouvre le ciel. On peut croire que le diable va enfin rentrer aux abîmes, que la loi du Dieu de douceur et de pardon va régner que la maladie ne sera plus traitée comme le crime ; vaine espérance ! Les femmes de la famille Médicis ont envahi la France, suivies d’une armée d’astrologues, de nécromanciens, de médecins disciples de Locuste, de diseurs de bonne aventure et de chercheurs de l’élixir de longue vie. C’est le temps des maléfices, des sortilèges, des envoûtements[9]. Quelque déconsidérées qu’elles fussent par les esprits sérieux de l’époque, ces sottises n’étaient point disposées à mourir ; avant de disparaître elles allaient bouleverser la France et se donner en spectacle comme des farces de tréteaux qui auraient un dénoûment sinistre.

Le grand siècle, le siècle de Richelieu[10] et de Louis XIV, est sous ce rapport aussi bête que les précédents, jusqu’au jour où Colbert, outré de dégoût par tant de niaiseries impitoyables, défend d’évoquer les affaires de sorcellerie. Trois histoires de possession, dont le souvenir est resté dans toutes les mémoires, occupent les premières années du dix-septième siècle, celle de la terre de Labourd en 1609, celle des ursulines d’Aix en 1611, celle des ursulines de Loudun, de 1632 à 1639 ; les noms de Gauffridi et d’Urbain Grandier ont été popularisés par le théâtre et par le roman. Ce furent de véritables épidémies hystériques[11] qui saisirent des femmes vivant en groupe, qui les entraînèrent à de fausses sensations, à des hallucinations de l’ouïe, du toucher et de la vue, qui les agitèrent de transports nerveux excessifs et qu’exaspérèrent jusqu’à la fureur les cérémonies violentes, les objurgations, les pompes religieuses, l’affluence des curieux, l’importance subitement acquise par les malades et la frénésie des exorcistes.

Que, dans ces tristes procès qu’il est inutile de raconter, la jalousie du cloître contre l’église, des ordres anciens contre les ordres nouveaux, ait joué quelque rôle, que des prêtres peu scrupuleux aient abusé de l’état morbide de ces malheureuses, comme on le vit clairement un siècle plus tard dans le lamentable procès de la Cadière, on n’en peut guère douter ; mais le fait acquis, réel, scientifique n’en subsiste pas moins : on était en présence d’une affection névropathique se communiquant par sympathie. Ces femmes, que l’on accusait d’être des possédées ou des fourbes, n’étaient ni fourbes ni possédées : elles étaient malades.

Elles brisaient tout, elles déployaient une force, une adresse surhumaines qu’on ne savait attribuer qu’à l’intervention du malin ; — on ignorait que, dans leurs crises, les névropathiques sont doués d’une agilité et d’une vigueur dont rien ne peut donner idée. Les agitées de Sainte-Anne, prises dans le gilet de force et mises dans les loges de sûreté, coupent avec leurs dents les treillages en fil de fer qui garnissent les fenêtres ; à Bicêtre, en 1870, un aliéné se débarrasse de sa camisole et démolit sa cellule qui est en pierres de taille. — Une influence surnaturelle pouvait seule leur permettre de regarder le soleil sans baisser les yeux ; j’ai vu deux pensionnaires de Bicêtre rester des heures entières les yeux fixés sur le soleil, sans que le plus léger tressaillement de la face pût faire soupçonner qu’ils fussent impressionnés par ce flot de lumière ardente ; leur pupille était tellement rétrécie, qu’elle était presque invisible : elle ressemblait à celle des mangeurs d’opium. — Elles aboyaient comme des chiennes ; — mais la manie aboyante est un mal fort connu : on l’appelait jadis la maladie de Laïra ; le fils du grand Condé aboyait si fort que l’on s’imaginait qu’il se croyait changé en chien. C’est une simple affection nerveuse qui n’implique nullement une altération des facultés de l’esprit ou de la volonté ; une femme peut rester femme du monde, être fort entendue à ses affaires et aboyer du matin au soir.

Du reste, l’hystérie est la maladie protée par excellence : elle prend toutes les formes ; on dirait qu’elle fait effort pour se déguiser afin de n’être pas reconnue. Aussi, chez les pauvres filles du Labourd et de Loudun, elle varie incessamment ses aspects, et toutes les fois qu’elle revêt une apparence nouvelle, c’est un nouveau diable que l’on découvre ; quand on a nommé Belzébuth, Belphégor, Astaroth, Léviathan et cent autres, quand on a épuisé tout le vocabulaire de la démonologie, on découvre encore des démons jusqu’alors inconnus ; à Loudun, c’est Allumette d’impureté ; à Aix, c’est Verrine qui obéit à Gauffridi, prince des magiciens. Verrine n’était point seul, car Michaelis, un des exorcistes employés dans cette affaire, déclare avoir chassé six mille cinq cents démons et plus du corps d’une seule des possédées.

Il y en eut parmi ces femmes surexcitées par le mal qui purent montrer des stigmates rappelant les plaies de Jésus-Christ, et l’on cria au miracle ; — mais c’est hier que vivaient les fameuses stigmatisées du Tyrol, l’extatique de Keldern, la patiente de Capriana, que des populations entières allaient voir, allaient adorer processionnellement. Il y a plus d’une maison de santé, à Paris même, qui, si elle n’était discrète, pourrait en montrer de semblables. Il suffit que, sous l’influence de l’innervation excessive, des cicatrices de scrofules s’entrouvrent et laissent échapper un suintement sanguinolent pour que le merveilleux se produise ; si la malade n’est pas trop anémique, des pilules de fer et du quinquina viennent assez facilement à bout de ce prodige, qui est dû à une cause toute physique : une faiblesse nerveuse congénitale compliquée d’un appauvrissement du sang.

Il est un fait connu aujourd’hui et scientifiquement démontré, que les démonophobes avaient remarqué et qu’ils ont exploité au profit de leur croyance. Dans tous les procès, on voit que le premier soin des exorcistes est de rechercher minutieusement sur le corps des possédées et des sorciers ce que l’on appelait alors la marque du diable. On pensait qu’en prenant possession au sabbat de la créature qui se donnait à lui, Satan la touchait et que l’endroit où le doigt crochu avait posé restait insensible à toujours. On bandait les yeux de l’accusé, on le mettait nu, et, à l’aide d’une longue aiguille enfoncée dans les chairs, on cherchait la place maudite qui le faisait à la fois esclave et maître du démon. Cette place, il faut le dire, on la trouvait très-souvent, surtout chez les femmes. Dans cette affection à laquelle je laisserai son mauvais nom générique d’hystérie, l’insensibilité complète d’un membre, d’une partie du corps, de toute la surface cutanée, n’est pas rare ; c’est ce que l’on nomme l’analgésie. Mais le plus souvent l’analgésie n’atteint qu’un point étroitement circonscrit qu’on a parfois quelque peine à découvrir ; son peu d’étendue en fait bien la marque du doigt satanique.

Les mélancoliques et les lypémaniaques qui se mordent, se déchirent, se frappent, s’arrachent les cheveux, ne ressentent aucune douleur ; elles sont, en cela, semblables aux chiens enragés qui peuvent mordre une barre de fer rouge sans donner le plus léger signe de souffrance ; j’ai moi-même enfoncé de fortes épingles dans le bras des malades sans réussir à attirer leur attention[12]. Il n’y a pas de jour où des faits analogues ne se produisent dans les asiles d’aliénés. Le sceau du diable qui faisait triompher les exorcistes, qui leur faisait dire : « Satan est là ! » était une preuve de plus, une preuve irrécusable que tous ces pauvres êtres si cruellement torturés au nom d’une foi qui se trompait à force de vouloir rester orthodoxe, auraient dû être mis à l’hôpital, couchés dans de bons lits, baignés souvent, saturés d’opium et distraits de leurs pensées morbides par tous les moyens possibles.

On pourra s’étonner de ces épidémies mentales qui sévissaient jadis et dont maintenant on croit qu’il ne reste plus trace[13]. Toute maladie non soignée ou surexcitée par les moyens que l’on emploie à la combattre tend toujours à se répandre et à se généraliser. Si aujourd’hui la ville de Paris lâchait les sept mille aliénés qu’elle traite et nourrit dans ses asiles spéciaux, il est fort probable qu’on croirait à la folie contagieuse. N’oublions pas trop ce qui vient de se passer ; qu’est-ce donc que le dernier épisode de la Commune, si ce n’est un accès de pyromanie épidémique et furieuse ?

À l’époque dont je parle, la vie de couvent, la monotonie enfantine des exercices imposés, la claustration, furent pour beaucoup dans cette sorte d’énervation maladive et troublante, qui devint si générale, qu’elle porte un nom dans l’histoire et qu’on l’a appelée la possession des nonnains. Depuis longtemps on avait signalé l’acedia, la maladie des cloîtres, qui trouble l’esprit et pousse au suicide. Les ursulines d’Aix, celles de Loudun, d’autres congrégations de femmes dans la Picardie et les Flandres, en furent atteintes, mais bien plus encore les religieuses de Saint-Louis de Louviers (1642), auxquelles toute l’affaire d’Urbain Grandier avait été racontée par le grand pénitencier d’Évreux, qui l’avait suivie aux côtés de Laubardemont. La principale héroïne de cette lugubre histoire s’appelait Madeleine Bavent ; il faut lire sa confession[14].

Jamais cas pathologique ne fut mieux déterminé : c’est la mélancolie accompagnée d’hallucinations, d’illusions du sens du toucher et d’une invincible attraction vers le suicide. Les mouvements involontaires, les syncopes, les constrictions de l’œsophage, le gonflement du corps, l’impérieux besoin de dire des grossièretés, les gestes indécents, les postures extra-humaines si complaisamment décrites par le capucin Bosroger, qui servait d’exorciste, prouvent, sans doute possible, que la folie seule causait tous les phénomènes dont on s’effrayait. Le parlement de Rouen s’en mêla ; on déterra le cadavre d’un prêtre qui la nuit venait tourmenter les religieuses, et on le brûla en grande cérémonie. L’église et la justice rivalisèrent de zèle et de sottise, mais on ne guérit personne. La pauvre Madeleine, jetée dans un cul de basse fosse, comme bouc émissaire de tous les péchés de la communauté, essaya de se tuer, et, quatre heures durant, se tourna et se retourna dans le ventre un long clou qu’elle y avait enfoncé. À cela seul, en dehors de toute autre preuve, on peut la reconnaître pour une malade frappée d’hystéro-mélancolie. En effet, dans cet horrible mal, — le plus horrible qui existe, — l’amour de la mort est abstrait ; il est parce qu’il est. Tous moyens sont bons pour mourir : les malades déjouent toute surveillance à force d’astuce, de persistance, de volonté, et il est rare qu’elles n’arrivent pas à mettre leur projet à exécution. Si on les interrompt au milieu d’une tentative de suicide, si on les retire de l’eau, si on coupe la corde dont elles s’étranglent, si on les arrache de dessous les roues d’une voiture, on ne trouve pas une pulsation de plus à leurs artères, pas un frémissement, pas l’apparence d’une émotion ; elles restent impassibles ; elles ne témoignent rien que la contrariété d’avoir été sauvées et le désespoir de vivre encore. Une mélancolique, aujourd’hui guérie et qui avait trouvé moyen de s’ouvrir la gorge à l’aide d’un couteau qu’elle avait volé, me disait : « J’eus alors l’ineffable volupté de me couper le cou et de voir couler mon sang. »

Pour les hommes qui, dans les siècles passés, avaient à s’occuper de ces tristes affaires, les tentatives de suicide, loin de les éclairer sur l’état intellectuel des prétendues possédées, étaient la confirmation de leurs idées erronées. Selon eux, Madeleine Bavent avait plusieurs fois cherché à se tuer, non point parce qu’elle voulait se débarrasser d’un mal insupportable, mais parce qu’elle était harcelée par le remords de s’être donnée au diable et d’avoir eu commerce avec un prêtre-sorcier enterré depuis plusieurs mois. Ainsi tout ce qui aurait dû éclairer ces consciences aussi obtuses qu’exaltées semblait les obscurcir encore plus.

Pendant que cette lugubre affaire se déroulait en Normandie, au milieu d’une population épouvantée, devant des ecclésiastiques qui n’y comprenaient rien, en présence de juges qui croyaient sérieusement aux démons et qui en avaient peur, la science ne resta pas muette ; elle fut très-sagace, très-courageuse, et parla haut. Un médecin, Yvelin, ayant charge de chirurgien chez la reine mère, déclare qu’il n’y a nulle possession diabolique, mais simplement un cas de pathologie, que c’est affaire de science et non point de religion ; il dit le mot dont on usait à l’époque : ce sont des lunatiques. Cette lutte du bon sens contre la passion n’empêcha pas le parlement de Rouen de faire déterrer un cadavre qu’on brûla, d’envoyer un vivant au bûcher, de condamner la pauvre Madeleine à la réclusion perpétuelle et d’ordonner la fermeture du couvent de Louviers (1647).

La parole d’Yvelin ne fut pourtant pas inutile. Les cœurs finirent par se soulever contre tant de brutalités, qui, à force de se refuser à tout bon sens, devenaient criminelles. En 1670, à la Haye-Dupuis, un procès de sorcellerie dans lequel il fut affirmé, sous la foi du serment, qu’on avait vu un rat parler à un enfant de dix ans, est évoqué devant le parlement de Normandie ; plus de 500 individus furent impliqués dans cette affaire, et 17 furent condamnés à mort. Louis XIV cassa l’arrêt ; le parlement regimba et fit des remontrances en citant les saintes Écritures, Grégoire de Tours, les Pères de l’Église, les docteurs ès exorcismes ; il rappela les « bien-jugés » antérieurs, les condamnations suivies de supplices, et affirma son droit de frapper à mort les coupables du crime de sortilège « qui détruit les fondements de la religion et tire après soi d’étranges abominations. » Le roi tint bon, ordonna de cesser les poursuites commencées contre d’autres prévenus, et par ce fait mit fin à des persécutions que rien ne justifiait. Il n’en resta pas là, et deux ans plus tard, en 1672, Colbert lui fit signer la fameuse ordonnance qui interdit aux parlements d’évoquer dorénavant les procès pour cause de sorcellerie. Les bûchers furent éteints ; mais faute de savoir que la démonomanie est une maladie et non un crime, plus de 20 000 individus avaient expié dans les flammes le tort d’être atteints d’aliénation mentale.

Là se ferme l’époque que l’on peut appeler l’ère thaumaturgique de la folie, et l’ère de la répression commence. Nul hôpital pour recevoir les fous, nulle maison pour les soigner ; on les enferme où l’on peut, dans les couvents quand ils sont tranquilles, dans les prisons quand ils sont agités ; on les enchaîne, on les frappe ; ils croupissent sur la paille, on va les voir pour satisfaire une curiosité malsaine, on les excite pour en rire. Les gens qui se piquent de beaux sentiments ne se gênent guère pour s’en amuser. La phrase qui revient si souvent dans les lettres de madame de Sévigné, et dont Coulanges fit une chanson : « Les voyez vous ? — Non. — Ni moi non plus, » est une allusion plaisante, mais cruelle, à une pauvre folle détenue dans une communauté religieuse et à laquelle on rendait visite pour s’en divertir. Il restait, comme on voit, bien des choses à faire encore pour arriver à l’idée si simple de soumettre ces malheureux à un traitement scientifique, mais du moins ils gardaient la vie sauve et n’avaient plus à redouter la surexcitation des exorcismes.

Les parlements et le clergé firent un suprême effort pour ressaisir le redoutable pouvoir que Louis XIV leur avait sagement enlevé. À Aix, où le parlement de Provence avait conservé bon souvenir du procès de Gauffridi, on voulut tout à coup évoquer une nouvelle affaire de possession (1731), affaire très-triste, d’une moralité douteuse, et dans laquelle on vit qu’un vieux prêtre avait étrangement abusé d’une pauvre fille hystérique, visionnaire, théomane et souvent hallucinée. La fille, qui se nommait la Cadière, était fort à plaindre et tout à fait innocente ; on la renvoya dos à dos avec son confesseur ; il n’y eut là nulle terreur, nul appareil trop violent ; tout sombra dans le ridicule, on chansonna les deux coupables, on se moqua des parlementaires et des prêtres ; nul n’y gagna, ni la justice, ni la religion.

Cet exemple ne fut pas perdu ; aussi, lorsque les jansénistes appelants de Paris furent atteints de délire, d’extases, de névropathie, lorsque les scènes du cimetière de Saint-Médard firent croire à quelques bonnes femmes que le diable recommençait à faire des siennes, on se contenta de simples mesures de police pour empêcher le scandale de devenir une cause de trouble public, et pendant dix ans (1731-1741) on laissa les convulsionnaires se mettre en croix à domicile, se jeter la tête en bas, se marcher mutuellement sur la poitrine et se donner des coups de bûche sur l’épigastre, à la grande joie de la Condamine qui était très-friand de pareils spectacles ; l’on ne brûla personne, et, faute de persécution, l’épidémie cessa d’elle-même. L’apaisement est fait ; les parlements déclarent, en 1768, que les possédés ne sont que des malades ; Cagliostro aura toute facilité pour évoquer le diable et le mettre en rapport avec le cardinal de Rohan ; Mesmer pourra réunir tous les nerveux autour de son fameux baquet, personne ne s’en occupera, ni les gens du roi, ni le clergé, ni la police. Encore quelque temps et le seul exorcisme qu’on emploiera contre les diables récalcitrants sera la douche de Charenton.

La science n’est pas restée oisive et, pendant que la justice humaine se désarmait enfin contre les aliénés, elle essayait de formuler des principes qu’on pût appliquer à leur guérison ; en Suisse, en Angleterre, en Hollande, en Allemagne, en Italie, en France, un mot d’ordre semble avoir été donné ; Plater, Willis, Boerhaave, Fleming, Fracassini, Morgagni, Boissier de Sauvages, Lieutaud, Lorry, décrivent avec soin les différents phénomènes de pathologie mentale qu’ils ont étudiés ; mais lorsqu’il s’agit d’indiquer le traitement à suivre, ils font presque tous fausse route, car le point de départ est erroné. C’était le temps où régnait sans partage la fameuse théorie de l’humorisme, en vertu de laquelle tous nos maux proviennent de nos humeurs, sang, lymphe, bile, etc. ; l’homme était plus ou moins malade selon que l’humeur peccante était à un degré plus ou moins haut de crudité ou de coction. Donc deux remèdes universels qui devaient suffire à tout, la purgation et la saignée. Molière, avec ses Diafoirus, n’a rien exagéré : il suffit de lire les lettres de Guy Patin pour s’en convaincre[15]. La folie violente résidait dans le sang, la folie triste résidait dans la bile, la folie gaie résidait dans les sucs de la rate[16]. On saignait, on purgeait jusqu’à blanc, et les malades ne s’en trouvaient pas mieux.

Le grand révolutionnaire en l’espèce, celui dont les travaux devaient avoir une influence si féconde sur la thérapeutique, fut Baglivi, qui créa réellement la physiologie expérimentale. Mort à trente-huit ans, en 1707, il avait eu le temps de formuler sa théorie du solidisme, qui renversait l’humorisme, car il établit que les parties solides du corps sont la cause morbifique et que les fluides ne sont atteints que secondairement. Les œuvres de Baglivi étaient peu connues en France ; ce fut un jeune médecin, nommé Philippe Pinel, qui en donna une édition complète en 1788[17]. Le traducteur fut un réformateur, au sens absolu du mot, et c’est à lui que les aliénés doivent de ne plus être traités comme des bêtes féroces. C’était un homme d’une sagacité incomparable, observateur profond, très-persistant dans sa volonté, timide jusqu’à la gêne, jusqu’à la maladresse, dévoré de l’amour de l’humanité et très-courageux au besoin, ainsi qu’il le prouva pendant la Terreur, en cachant des proscrits à Bicêtre et en faisant tous ses efforts pour sauver Condorcet ; c’était une âme sensible dans la grande acception du terme si sottement prodigué à cette époque. En 1791, il publia son Traité médicophilosophique de l’aliénation mentale, et, à la fin de 1792, par l’influence de Cousin, de Thouret et de Cabanis, il était nommé médecin en chef de Bicêtre.

Ce qu’était Bicêtre à cette époque, je l’ai déjà dit ; d’un seul mot, c’était un cloaque. Les aliénés, comme bêtes dangereuses, étaient tenus à part, enfermés dans des cabanons de six pieds carrés qui ne recevaient d’air et de jour que par le guichet dont la porte était percée ; les planches du lit, garnies d’une boite de paille renouvelée tous les mois, étaient scellées dans la muraille ; les rapports du temps disent que ces loges étaient des glacières. Enchaînés par le milieu du corps, portant des fers aux pieds et aux mains, nus pour la plupart, grelottant dans cette atmosphère humide, ne recevant ni soin ni médicament, les malades étaient dans un état de fureur permanente, injuriaient les curieux qui venaient les voir en partie de plaisir, se ruaient sur leurs gardiens dès que ceux-ci osaient ouvrir la porte, essayaient de se briser la tête contre les murs et réussissaient souvent. C’est en présence de ces misérables que Pinel se trouva.

Dans la Nosologie de Cullen, dont il avait donné une traduction en 1785, il avait lu que, « s’il faut modérer les emportements des fous, il ne faut le faire qu’avec une extrême douceur ; que les chaînes sont barbares, les irritent, rendent le mal incurable ; qu’on les immobilise, sans danger pour eux, à l’aide d’une camisole étroite dont les manches sont attachées l’une à l’autre ; qu’il convient de laisser aux malades toute la liberté compatible avec leur état, et qu’il est bon de les isoler de leur milieu habituel. » C’est de là, sans nul doute, que lui vint l’idée première de la réforme qu’il sut accomplir ; mais il y fut singulièrement aidé par un humble fonctionnaire dont le nom est oublié aujourd’hui, car il l’a absorbé dans sa propre gloire. Il rencontra à Bicêtre un homme du peuple, de formes un peu rudes, de cœur généreux, sorte de bourru bienfaisant, qu’on appelait Pussin ; c’était un simple surveillant, spécialement chargé du service des aliénés, service fort pénible, auquel il avait, de son autorité privée, associé sa femme. Pussin, sans avoir pris l’avis de personne et sans qu’on l’eût remarqué, expérimentait depuis longtemps le système que Pinel allait inaugurer. Il accompagna le médecin en chef dans sa première visite ; les fous hurlaient et se démenaient comme d’habitude. Pinel dit à Pussin : « Quand ils deviennent trop méchants, que faites-vous ? — Je les déchaîne. — Et alors ? — Ils sont calmes ! » L’expérience venait au secours d’une théorie préconçue, et lui donnait une force extrême.

Pinel, après avoir étudié ses malades avec soin, déclara que son intention était de déferrer tous les aliénés qui lui avaient été confiés. Couthon fut délégué à Bicêtre, moins pour assister à un spectacle intéressant que pour vérifier si l’on ne cachait pas quelque « aristocrate » dans les cabanons. — En entendant les cris de ces pauvres êtres, il dit à Pinel : « Il faut que tu sois fou toi-même, pour vouloir déchaîner ces animaux-là. » La scène eut un caractère théâtral qui se ressent de l’époque. Il y avait, depuis douze ans, dans les cabanons, un homme redouté entre tous, ancien soldat aux gardes, nommé Chevingé, qui, atteint d’alcoolisme, avait été conduit à Bicêtre et enchaîné comme les autres fous. Il était évidemment guéri, mais sa fureur ne cessait pas ; sa force herculéenne lui avait permis de briser plusieurs fois ses fers, de jeter bas sa porte d’un coup d’épaule, et les gardiens qui s’étaient chargés de le réintégrer dans sa fosse avaient été à moitié assommés par lui.

Pinel, après lui avoir fait une courte allocution, le délivra le premier et le chargea d’aller enlever les chaînes des autres malades, en lui disant qu’il a confiance en lui et qu’il le prend désormais à son service. Ce fut en pleurant que Chevingé obéit à l’ordre qu’il venait de recevoir ; on peut imaginer la joie de ces malheureux, qui se sentaient les membres libres, qui pouvaient aller respirer au grand air après une si dure, une si étroite réclusion. Chevingé fut, en effet, le domestique de Pinel, et son dévouement ne se démentit jamais ; dans les jours de disette, lorsqu’on ne pouvait presque plus se procurer d’aliments, il allait dans la nuit à Paris, et chaque matin il rapportait à son maître le repas quotidien. Il était si parfaitement doux et bon que, lorsque Pinel fut marié et père, il en fit, — ceci est littéral, une bonne d’enfants.

De même que Colbert avait clos l’ère thaumaturgique, Pinel venait de fermer l’ère de la répression exclusive, l’ère de la thérapeutique allait enfin s’ouvrir. Après tant de combats, la victoire restait au bon sens, à l’observation, à l’humanité.

Parlant de ceux que pendant si longtemps on a brûlés, on a enchaînés et maltraités, Pinel dit : « Ce sont des malades ; » grande parole et de portée incalculable, qui aura un jour une influence déterminante sur la science médico-légale. Esquirol les classe, définit leur mal et dit : « Pour apprendre à les guérir, il faut vivre avec eux. » Ferrus les rend au travail ; il prouve que l’aliéné peut encore faire acte de civilisation, et qu’en étant utile aux autres, il devient utile à lui-même. Pendant que la France pose ainsi les bases morales de l’aliénisme, Roller, créant en Allemagne un établissement modèle, réunit autour de ses malades tout ce qui peut les rappeler à la vie normale, et démontre, par sa longue et constante pratique, que l’opium et ses dérivés ne sont point seulement des calmants précieux, mais qu’ils constituent le moyen curatif le plus héroïque que l’on puisse employer pour combattre, pour vaincre les troubles de l’esprit, consécutifs d’une altération des grands centres nerveux.

C’est par ces hommes que la science aliéniste a été fondée ; d’autres sont venus qui ont développé leurs prémisses et fécondé leur doctrine ; mais ceux-là ont été les maîtres, les bienfaiteurs, et, à ce titre, l’humanité leur doit une reconnaissance éternelle.

ii. — la loi de 1838.

Lenteur des progrès. — Circulaire ministérielle de 1819. — Les aliénés de Fontenay-le-Comte en 1843. — Matière réglée par des arrêtés de police. — Enquête de 1835. — Loi votée le 30 juin 1838. — Fonctionnement de la loi à la satisfaction générale. — Opposition imprévue. — Résultat funeste. — La liberté individuelle. — Tout aliéné peut devenir subitement dangereux. — Un fou raisonnable. — Coups de sabre. — Un fou aimable. — Glace descellée. — Prétendues séquestrations arbitraires. — L’intelligence ne prouve pas l’intégrité des facultés de l’intellect. — Lieux communs. — Une séquestration arbitraire : le marquis de Sade. — Le théâtre et le roman. — Ce que sont les fous. — Œuvre d’un aliéné. — Éléments romanesques. — Garanties. — Mécanisme de la loi. — Les placements volontaires. — On y renonce dès 1844. — En 1850 la mesure est généralisée. — Pourquoi. — Séquestrations nécessaires. — Placements d’office. — Procédé ; contrôle ; responsabilités engagées. — Démonstration par l’absurde. — Placements d’urgence : par les commissaires de police, par les médecins d’hôpitaux. — Erreurs de diagnostic. — Médecin délégué. — Registre obligatoire. — Le procureur de la république est avisé. — Domicile de secours. — Rapports successifs. — Sortie toujours exigible. — Action du tribunal. — Peines énoncées par la loi de 1838. — Projet de loi Gambetta et Magnin. — Rhétorique déclamatoire. — Jury spécial. — Débat contradictoire. — Rêveries. — Influence du monde extérieur sur les aliénés. — M. de Villèle dupé par une folle. — Modifications insignifiantes. — Commission permanente. — Il faut dégager la responsabilité du médecin. — Bienfait de l’isolement. — C’est dans la famille que l’aliéné est séquestré. — Les asiles incessamment surveillés. — Infirmier condamné. — L’asile protège les aliénés contre les captations. — Desideratum de la loi de 1838. — Elle ne protège pas les biens de l’aliéné. — Article 24 éludé. — Faute d’un local réservé, les aliénés de Paris enfermés au Dépôt. — Infirmerie spéciale ; 1er  janvier 1872. — Les cellules et les dortoirs. — Pharmacie et salle de bains. — Ancien mode de procéder. — Les fous à Paris. — Carnaval. — Un lunatique. — Alcoolisme. — Le siège et la Commune. — Les présumés. — Examen des malades. — Action de la préfecture de police. — Curiosités. — Commisération. — Moyenne des aliénés. — L’aliéné est transféré à l’asile Sainte-Anne.


Chacun s’empressa de célébrer ce qu’on nomma justement la grande action de Pinel et l’on prétend que les chaînes tombèrent, comme par enchantement, des bras de tous les fous séquestrés en France. Ceci est singulièrement exagéré. Une circulaire du ministre de l’intérieur, en date du 16 juillet 1819, signale avec sévérité l’état misérable dans lequel on laisse les aliénés en province. Abandonnés dans des loges souterraines, sans lumière et sans air, leur sort n’avait point été modifié ; on renouvelait à peine la paille qui servait de litière aux fous tranquilles ; quant aux agités, ils couchaient sur la terre nue ou sur le pavé ; leurs gardiens, toujours armés de gourdins, de nerfs de bœuf, se faisaient précéder par des chiens bouledogues lorsqu’ils entraient dans les cellules. L’autorité compétente ne ménageait pas ses prescriptions ; elle recommandait, elle ordonnait de substituer partout, en cas de nécessité rigoureuse, l’usage de la camisole de force à celui des chaînes ; mais il faut croire qu’on ne l’écoutait guère, car, en 1843, le docteur Dagron, actuellement directeur-médecin de l’asile de Ville-Évrard, envoyé en inspection dans la maison de Fontenay-le-Comte (Vendée), trouva quinze femmes et vingt hommes nus, enchaînés dans les loges, et parmi eux un nommé Guyon qui, depuis plus de deux ans, avait les pieds entravés dans des ceps. Tant il est vrai que la paresse, l’horreur instinctive de toute innovation, l’obtuse ténacité des habitudes prises rendent stériles les conceptions des génies les meilleurs.

Néanmoins un principe avait été posé et il fallait en déduire les conséquences. Pour la séquestration des aliénés, on se heurtait à chaque pas contre des difficultés sans cesse renaissantes, car la matière n’était réglée que par des arrêtés de police ; de plus, aucun établissement spécial n’avait été construit pour les abriter ; ils étaient emprisonnés dans les hospices et, plus souvent encore, confondus avec les criminels dans les maisons de détention. Un tel état de choses appela enfin l’attention du gouvernement.

En 1835, une enquête permit de constater officiellement les abus dont les aliénés avaient à souffrir et les besoins qu’il était urgent de satisfaire ; un premier projet de loi, présenté le 6 janvier 1837, ne fut pas accueilli avec faveur ; il fut remanié, communiqué aux conseils généraux, qui donnèrent leur avis motivé et ne devint loi que le 30 juin 1838 ; une ordonnance royale du 18 décembre 1839 en détermina la portée et l’application. Les décrets du 25 novembre 1848, du 18 janvier 1852, du 20 mars 1856 établirent un service d’inspection générale pour les maisons d’aliénés et réglèrent l’organisation intérieure des asiles.

La loi de 1838, excellente dans ses dispositions fondamentales, fonctionna sans encombre et à la satisfaction des intéressés pendant une vingtaine d’années ; puis tout à coup, sans motifs sérieux, elle fut attaquée et battue en brèche avec une violence excessive ; on parla de séquestrations arbitraires, de dénis de justice, de lettres de cachet, et l’on rajeunit de vieilles calomnies plus ridicules encore que méchantes. De cette question des aliénés qu’on n’aurait jamais dû soulever, car elle avait été résolue avec un grand souci de la justice, on fit une arme d’opposition quand même, sans réfléchir qu’on incriminait d’un seul coup deux administrations pleines de bon vouloir envers les malheureux et un corps médical qui a donné trop de preuves d’intégrité pour ne pas mériter d’être à l’abri du soupçon. Le résultat a été funeste, car pendant que tous les intéressés, si injustement accusés, cherchaient à mettre leur responsabilité à couvert, c’est l’aliéné, c’est le malade qui a pâti.

On s’est servi d’un mot à l’aide duquel il est facile de passionner les esprits en France : sur tous les tons on a parlé de la liberté individuelle. La liberté individuelle est sacrée, elle est à la fois la sauvegarde du citoyen et celle de l’autorité, mais elle ne doit être protégée qu’à la condition expresse de ne point porter atteinte à la liberté collective ; or il n’y a pas de fou, si paisible, si éteint, si déprimé qu’il soit, qui, à un moment donné, sous l’influence subite d’une impulsion irrésistible, ne puisse devenir un danger public. Chaque jour les faits divers des journaux racontent, en blâmant l’autorité de son défaut de vigilance, les malheurs causés par des aliénés qu’on croyait inoffensifs ou guéris. Les plus habiles, les plus savants peuvent s’y laisser prendre, à plus forte raison les ignorants, qui sont fort nombreux en pareille matière.

Pinel rapporte « l’observation » d’un maniaque enfermé à Bicêtre ; des mandataires d’une section voisine vinrent, pendant la Révolution, faire une perquisition dans les salles réservées aux aliénés ; le malade, interrogé par eux, leur parut jouir de la plénitude de ses facultés, on le prit pour une victime du « pouvoir liberticide » et on l’emporta en triomphe pour le rendre à la vie commune. À peine cet homme raisonnable avait-il dépassé la porte de l’hospice, qu’il s’empara d’un sabre, tomba sur ses libérateurs et en éventra quelques uns. C’était d’habitude un fou très-calme ; le passage sans transition d’un mode de vivre à un autre avait suffi pour déterminer chez lui un accès furieux. Récemment, dans un de nos asiles municipaux, un fait moins grave s’est passé : un fou était si tranquille, si aimable, de si bonne compagnie, qu’il jouissait d’une liberté relative considérable ; il se promenait dans tout l’établissement sans contrainte et allait souvent chez le directeur, qui aimait à causer avec lui. Un soir, dans le salon de la direction, une glace énorme placée au-dessus d’une cheminée se détacha tout à coup de la muraille et tomba ; fort heureusement il n’y avait personne près du foyer. Après enquête faite, on acquit la preuve que la glace avait été descellée, inclinée légèrement sur le marbre par le fou paisible, qui guettait, en riant, l’effet que produirait sa « bonne plaisanterie ». Je cite ces deux épisodes, et je pourrais sans peine en citer des milliers de cette nature.

On a fait grand bruit autour de certains procès dont le souvenir est dans toutes les mémoires ; on sait aujourd’hui à quoi s’en tenir sur ces prétendues séquestrations arbitraires ; l’opinion publique et les tribunaux en ont fait justice. Mais il faut bien savoir que les preuves d’intelligence données par un individu ne démontrent nullement qu’il n’ait été, qu’il ne soit fou. On peut écrire un mémoire, faire un plaidoyer remarquable, accumuler avec une habileté consommée toute sorte d’arguments en faveur de sa capacité mentale, adresser des pétitions aux autorités législatives, et n’en avoir pas moins été un malade dont l’état pathologique a exigé impérieusement un séjour plus ou moins long dans un asile. On peut être un écrivain de beaucoup de talent et n’avoir aucun équilibre dans la raison : Gérard de Nerval l’a prouvé ; on peut passer par trois formes successives d’aliénation, par l’hypocondrie d’abord, ensuite par la mélancolie, enfin par la manie des persécutions, et être un homme de génie : les Confessions et la biographie de Jean-Jacques Rousseau sont là pour l’affirmer[18]. On ne doit donc pas conclure de l’intelligence déployée, dans un moment donné, à l’intégrité des facultés de l’intellect : ce serait s’exposer à commettre des erreurs graves qui seraient préjudiciables et à l’individu et à la société.

En fait de séquestrations arbitraires, l’occasion a été propice pour les faire connaître depuis le mois de septembre 1870 ; les tribunaux sont ouverts à toute réclamation, les journaux s’empresseraient d’accueillir les plaintes ; je ne crois pas que l’on en ait formulé. Pour être impartial, il convient de dire que ce sont là de ces lieux communs que l’on répète volontiers sans y attacher grande importance et sans en connaître la valeur. J’ai regardé de près dans cette question ; des masses de documents scientifiques et administratifs ont passé entre mes mains. Je ne connais qu’une séquestration arbitraire, une seule. Elle date des premiers temps du Consulat. Bonaparte, trouvant pour la quatrième fois, sur sa table de travail, deux livres infâmes envoyés par leur auteur, écrivit : « Enfermez le nommé de Sade comme un fou dangereux. » L’ordre fut exécuté. Parmi ceux qui ont eu le courage de feuilleter les ouvrages de cet homme atteint de satyriologie, qui donc oserait dire que, tout arbitraire qu’elle fût dans la forme, cette séquestration n’ait pas été justifiée ?

Pour bien connaitre les fous, il faut avoir vécu avec eux ; cette dure obligation a été dans ma destinée ; j’en puis donc parler avec quelque expérience. On se les figure ordinairement tout autres qu’ils ne sont ; en ceci comme en tant de choses, le théâtre et le roman ont perverti nos idées. On s’imagine volontiers que le fou est un être qui n’a plus une lueur de raison, qui divague sur tout sujet, qui pleure quand il devrait rire, rit quand il devrait pleurer, prend les nuages pour des éléphants, ne se rend compte de rien et ne sait même pas où il est. Un tel homme se rencontre évidemment ; le délire général existe ; il y a dans les asiles plus d’un malade dont on peut dire qu’il a réellement perdu la connaissance de soi-même et des autres, la notion de l’espace et du temps ; mais le cas le plus ordinaire est le délire partiel, et l’on se trouve alors en présence d’un monomaniaque, c’est-à-dire d’un individu qui peut causer raisonnablement de toutes choses, excepté d’une seule sur laquelle l’insanité éclate immédiatement et presque toujours avec violence. J’ai eu sous les yeux un travail manuscrit composé de quatre forts volumes in-4o ; c’est le résumé, avec commentaires, de tout ce qui a été écrit sur la folie par les auteurs grecs, latins, allemands, anglais, italiens et français. Cette œuvre remarquable de lucidité, de méthode, de composition, a été faite par un pensionnaire de Charenton, ancien magistrat, homme très-sage, très-instruit, très-doux, qui parfois et tout à coup se voyait chargé par des escadrons de cavalerie lancés sur lui au galop. Il en ressentait une angoisse qui déterminait invariablement un accès de fureur.

Non-seulement le théâtre et le roman nous ont donné des idées erronées sur la folie réelle, mais ils ont accrédité dans la foule ignorante et crédule cette sottise des séquestrations arbitraires. Il n’y a pas à discuter le point de départ du dramaturge et du romancier ; c’est un droit absolu pour chacun d’eux de prendre tel sujet qui lui convient, dans la vie, dans le code, dans l’histoire, où bon lui semble : il suffit qu’un fait lui paraisse admissible pour qu’il puisse, s’il le veut, l’introduire dans son livre ou le développer à la scène ; mais c’est là un élément romanesque, rien de plus, et il n’a d’autre valeur que celle du mérite littéraire dont il est revêtu ; mais que des esprits sérieux se soient laissé prendre à ces fictions, c’est ce qu’il est difficile d’admettre, surtout en présence de la loi de 1838, contre laquelle se sont accumulées tant de préventions, et qui s’est au contraire appliquée à donner des garanties multiples à la liberté individuelle.

Les lois sont les instruments à l’aide desquels les hommes se protègent contre les instincts naturels de l’homme ; or la folie est, le plus souvent, le retour aux instincts animaux, aux désirs impérieux, aux impulsions invincibles, au meurtre, au vol et au reste. Il était donc d’un intérêt social supérieur d’isoler les malades atteints de ce genre d’affection, de les mettre, autant que possible, dans l’impossibilité de nuire aux autres et à eux-mêmes ; mais il fallait éviter qu’abusant d’un emportement momentané, d’une bizarrerie d’esprit, d’une irritabilité de caractère, on n’arrivât à faire séquestrer des personnes de raison saine, qu’on aurait pu avoir un intérêt quelconque à faire disparaître en les enfermant. Aussi la loi de 1838, qui est à la fois loi d’assistance et loi de sécurité, a-t-elle entouré l’entrée d’un malade dans un asile de toutes les précautions imaginables et y fait-elle concourir des autorités différentes qui se contrôlent mutuellement.

La loi distingue deux genres de placements : le placement volontaire et le placement d’office. Pour opérer le premier, il est nécessaire d’être muni d’un certificat de médecin qui n’est point parent de l’aliéné et qui n’appartient pas à l’établissement où celui-ci demande son admission. Le directeur doit constater l’identité du malade, celle de la personne qui l’amène et prévenir immédiatement le préfet de police. On a renoncé, en ce qui touche les asiles publics, à ce genre de placement, ce qui est fort regrettable ; car les formalités à remplir pour le placement d’office sont plus longues et, par conséquent, préjudiciables aux malades. Dès 1844, le conseil général de la Seine, sur la proposition de M. de Rambuteau et d’après l’avis du conseil général des hospices, a cherché à restreindre le nombre des placements volontaires, qui, croyait-on, aidaient à l’encombrement des maisons de Bicêtre et de la Salpêtrière, seules ouvertes à la folie. En 1850, la mesure paraît devenir générale. Mais on avait beau repousser les placements volontaires, les cas de séquestrations indispensables ne diminuaient pas, et dès lors la préfecture de police s’est vue dans la nécessité d’intervenir, par les placements d’office, en faveur des aliénés dont l’état mental ou l’indigence exigeaient impérieusement l’entrée dans un asile municipal et gratuit. C’est ainsi que ce mode de placement s’est développé, et aujourd’hui c’est par le seul intermédiaire de la préfecture de police que les fous trouvent un abri et des soins[19].

Un certificat médical, une demande d’admission signée par des parents ou des amis du malade, un procès verbal rédigé par le commissaire de police du quartier habité par l’aliéné, relatant les faits de notoriété publique et reproduisant l’interrogatoire qu’il a fait subir à celui-ci, sont les premières pièces exigées. Conduit à une infirmerie spéciale, l’aliéné est examiné par un médecin délégué qui donne son opinion motivée ; dirigé sur l’asile désigné, il y est reçu par le médecin résidant qui le « vérifie », et, s’il le trouve égaré d’esprit, signe son billet d’entrée. Ainsi, pour qu’une séquestration arbitraire ait lieu, il faut que les parents qui formulent la demande, que le médecin qui donne le premier certificat, que le commissaire de police qui rédige le procès verbal, que le médecin de l’infirmerie spéciale, que le médecin résidant de l’asile, se soient tous, au préalable, concertés, qu’ils soient des coquins ou des imbéciles ; c’est là une démonstration par l’absurde qui aurait dû suffire à ramener les esprits les plus prévenus.

Il se présente pourtant dans une ville aussi populeuse que Paris tel cas si subit, si impérieux, qu’il faut négliger toute formalité et agir au plus vite. Un fou, laissé en liberté, est pris d’accès furieux, il court dans les rues, armé, et se jette sur les passants ; une mélancolique trouve la vie insupportable, la mort lui apparaît comme un bonheur suprême, et, pour rendre ses enfants heureux, elle essaye de les égorger ; ce cas spécial se produit très-fréquemment. La loi d’assistance devient alors loi de sécurité, et, agissant en son nom, le commissaire de police expédie immédiatement le malade à l’asile le plus voisin. C’est ce qu’on nomme le placement d’urgence. Il en est d’une autre sorte provoqués par les médecins d’hôpitaux ; lorsqu’un malade donne des signes d’aliénation et trouble le repos des salles, il leur suffit d’un certificat pour le faire diriger sur Sainte-Anne ; souvent, en pareilles circonstances, on commet des erreurs de diagnostic, et l’on prend pour une affection mentale ces accès de délire et d’incohérence qui suivent ou accompagnent quelques maladies aiguës, telles que la pneumonie et la fièvre typhoïde. Dans tous les cas, le directeur de la maison où le malade a été reçu doit, dans les vingt-quatre heures, aviser le préfet de police et lui faire parvenir toutes les pièces à l’appui, lesquelles sont réunies et forment un dossier particulier pour chaque aliéné.

Lorsque le placement a eu lieu d’urgence, le préfet de police délègue un médecin qui se transporte à l’asile, interroge, examine le malade et fait un rapport qui conclut au maintien ou à la levée de la séquestration. De plus, chaque directeur est tenu d’avoir un registre sur lequel sont relatés les nom, prénoms, âge, qualité, domicile, état civil de l’aliéné ; on y ajoute la date de l’entrée et les observations médicales ; ce registre doit être communiqué aux médecins de l’asile, aux inspecteurs, aux magistrats chargés des inspections trimestrielles, aux délégués de la préfecture de police, aux parents qui ont provoqué la séquestration. Ce n’est pas tout : dans les trois jours qui suivent l’entrée d’un malade dans l’asile, on doit en donner avis au procureur de la république de l’arrondissement et, s’il y a lieu, au procureur de la république du domicile de secours[20], en notifiant le nom de la personne placée et le nom de la personne qui a effectué le placement. Quinze jours après l’admission et ensuite tous les six mois, un rapport médical, constatant l’état du malade, est adressé au préfet de police.

Toute réclamation émanant d’un aliéné doit être expédiée sans délai par le directeur au représentant de l’autorité qui en est l’objet ; le préfet peut ordonner la sortie, le président du tribunal le peut aussi, même malgré l’opposition du préfet ; que le malade soit guéri ou non, sa sortie peut toujours être obtenue par les membres de sa famille ; mais, dans ce cas, si le médecin déclare, après examen, que l’état mental du malade est de nature à faire courir des dangers à la sécurité publique, le préfet peut prendre un arrêté en vertu duquel l’aliéné est maintenu en séquestration jusqu’à ce qu’il ait acquis un degré d’amélioration qui lui permette de rentrer sans péril dans la société. Si cet arrêté parait excessif aux intéressés, ceux-ci ont toujours le droit d’en appeler au tribunal, qui, réuni en chambre du conseil, prononce sur le différend immédiatement et en dernier ressort. Toutes ces prescriptions sont suivies à la lettre sous peine d’un emprisonnement de cinq jours à un an et d’une amende de cinquante francs à trois mille francs, ainsi qu’il est dit au titre III, art. 41 de la loi du 30 juin 1838.

Telle est dans son ensemble cette loi très-préservatrice, qui a été attaquée avec tant d’acrimonie, sans qu’on ait pu cependant citer un seul fait sérieux, scientifiquement constaté, qui ait porté témoignage contre elle. Après l’avoir discréditée au sénat, au corps législatif, dans la presse périodique, par des brochures, on a demandé qu’elle fût abrogée et remplacée par une autre loi dont le projet a été déposé, le 21 mars 1870, par MM. Gambetta et Magnin. L’exposé des motifs déclame plutôt qu’il ne prouve. Les aliénés y deviennent des victimes sacrifiées à la sécurité publique, on y parle de machinations criminelles et l’on y lit textuellement : « Qui sait si l’on ne craint pas, en ébranlant l’édifice de 1838, d’y trouver le crime sous chaque pierre ? » Il n’y a là en somme que beaucoup d’emphase et une médiocre rhétorique. Les signataires du projet qui, je crois bien, n’en sont que les endosseurs, récusent les médecins, comme intéressés, récusent les magistrats, sans doute comme incompétents, et veulent qu’un jury spécial, tiré au sort, composé de six membres, décide, en plein tribunal, s’il est opportun ou non de prononcer l’internement d’un individu présumé aliéné ; celui-ci serait défendu par un avocat ou par un avoué. Donc débat contradictoire en présence du fou, après interrogatoire d’icelui, plaidoyer, réplique, résumé, déclaration solennelle des jurés. En vérité, l’on croit rêver quand on lit de pareilles élucubrations !

Sans parler ici des suites qu’un tel débat pourrait avoir sur plus d’un cerveau égaré, sans dire que, les fous étant simplement des malades, il n’est pas plus utile de les juger pour les envoyer dans un asile qu’il n’est nécessaire de réunir l’appareil imposant de la justice pour demander à un jury si l’on doit faire entrer un fébricitant à l’Hôtel-Dieu, on peut affirmer que ce mode de procéder est vicieux entre tous et qu’il entraînerait des erreurs déplorables. Il faut être dans une ignorance absolue de ce que c’est qu’un fou, n’avoir d’autre science que celle des préjugés vulgaires, pour ne pas savoir que le monde extérieur, l’objectif, qui exerce sur certains aliénés une action surexcitante, produit au contraire chez beaucoup d’autres une sorte de compression qui les rappelle à eux-mêmes et leur donne toutes les apparences de la raison. Il y a alors répercussion du moral sur le physique, comme dans les crises aiguës, dans le délire, dans les hallucinations de toute sorte, il y a répercussion du physique sur le moral.

Tel individu qui chez lui, dans son milieu habituel, maison, appartement ou cabanon, s’abandonnera à des accès de fureur qui sont plus forts que sa volonté, demeurera calme, paraîtra sensé, trompera l’observateur le plus sagace, si vous le placez en présence de lieux qu’il ne connaît pas, de gens qu’il n’est pas accoutumé à voir, d’un spectacle qui l’étonne et le maintient. C’est ainsi que des aliénés deviennent tranquilles et aptes à tout comprendre, dans les premiers jours de leur entrée dans un asile. Un jury qui ne sera pas composé d’aliénistes et d’hommes spéciaux se laissera facilement abuser par les malades les plus violents, car ceux-ci sont presque toujours les plus dissimulés. En dehors de leurs crises, du point précis qui fait surgir la divagation, beaucoup d’aliénés sont gens avec lesquels on peut causer de omni re scibili.

Des hommes fort intelligents y ont été pris et ont donné à rire. M. de Villèle reçut un jour la visite d’une femme qui lui exposa, avec un entraînement de langage et un charme inexprimables, certaines idées sur le rôle de la presse dans les gouvernements constitutionnels. Le ministre, ébloui de tant d’esprit et de logique, entre dans les idées de son interlocutrice, lui fait des promesses pour la création d’un journal dans lequel elle aura la haute main, parle en conseil du projet qu’il va mettre à exécution, et y renonce avec peine lorsqu’on lui démontre, pièces en mains, qu’il a eu affaire à une aliénée !

Si la loi de 1838 est appelée à subir de nouveau une discussion législative, il est à désirer, dans l’intérêt des aliénés, qu’elle en sorte avec une consécration éclatante qui, sans mettre fin à des insinuations malveillantes, permettra du moins de continuer l’emploi de mesures dont on s’est jusqu’à présent bien trouvé. On pourra néanmoins, pour donner satisfaction à ce que l’on appelle l’opinion publique, y introduire une modification qui n’en compliquera pas le mécanisme et ne le modifiera pas essentiellement. Plusieurs commissions extra-parlementaires se sont occupées de cette loi calomniée. La Société de législation comparée a réuni des hommes graves, magistrats, spécialistes, et elle les a interrogés. Notons en passant qu’à la question posée par le président : « Avez-vous eu occasion de constater des cas de séquestration arbitraire ? » il a toujours été répondu : « Non. » L’opinion à peu près unanime des personnes éminentes appelées à émettre un avis a été qu’il serait bon de nommer une commission permanente composée de médecins, de magistrats, de notaires, qui seraient chargés d’aller visiter les aliénés, de les interroger et de faire rapport à l’autorité qui en a charge. Une telle commission serait inoffensive et peut être créée facilement. Je vais plus loin : il ne serait pas mauvais qu’un des membres de la commission de permanence et un des substituts du petit parquet fussent délégués pour assister les médecins de la préfecture de police dans l’examen des aliénés enfermés à l’infirmerie spéciale. Ce serait une garantie nouvelle ajoutée aux précautions que la loi de 1838 a déjà édictées ; on n’en internerait pas un fou de moins, on n’en ferait pas une séquestration arbitraire de plus, mais l’on dégagerait ainsi la responsabilité du médecin aliéniste.

Les adversaires de la loi ne se contentent pas d’incriminer le mode de placement, ils en arrivent à condamner l’isolement qui est imposé aux aliénés, dans leur intérêt et dans l’intérêt d’autrui. C’est cependant le moyen thérapeutique le plus efficace que l’on ait encore découvert ; le changement d’état et de milieu, la rupture des habitudes prises, l’éloignement des parents trop souvent disposés à mettre en action les rêveries d’un cerveau malade, « pour ne pas le contrarier, » suffisent seuls, dans bien des cas, à ramener un calme relatif dans les esprits surexcités. Il faut généraliser les fous, et l’on y arrive aisément par la discipline d’un régime uniforme ; lorsqu’ils restent dans leur famille, ils sont individualisés outre mesure ; on leur obéit, on va au-devant de leurs désirs : voyant que leurs chimères sont écoutées, ils ne font aucun effort pour se reprendre à la réalité. Plus ils se sentent loin des leurs, plus ils essayent de se dominer pour s’en rapprocher. Willis raconte que, dans l’établissement qu’il avait fondé en Angleterre, les malades étrangers guérissaient plus vite que les autres en raison même de l’isolement bien plus complet où l’éloignement de leur pays et souvent leur ignorance de la langue les avaient placés. Il est un fait irréfutable qu’on a bien souvent constaté. Les malades qui ont été guéris dans une maison de santé et qui sont atteints par une rechute courent d’eux-mêmes et au plus vite dans l’établissement où déjà ils ont été soignés, tant ils comprennent le bienfait de cette vie pénible, il est vrai, douloureuse parfois au delà de toute expression, mais qui du moins prend l’âme en tutelle, soigné le corps, neutralise les tentatives de suicide, empêche les crimes et peut ramener à la raison.

Veut-on savoir où la séquestration, dans le mauvais sens du mot, se produit le plus fréquemment ? Dans la famille. Au début de la maladie, on a voulu garder l’aliéné ; on l’a entouré de soins ; par suite d’un sentiment de honte mal conçu, par économie peut-être, on a repoussé la pensée de le déposer dans un de ces établissements spéciaux où les malades trouvent de larges jardins et des soins appropriés. On s’est lassé de voir que l’on n’arrivait à aucun résultat, on a perdu patience devant l’irritabilité d’un pauvre être que tout exaspère ; on l’a rudoyé, maltraité ; on l’a relégué dans un coin ; pour qu’il ne pût nuire, on l’a attaché à un fauteuil fixé à la muraille, dans quelque réduit obscur de la maison ; on lui jette une nourriture insuffisante, comme à un chien ; on dit : Il est si méchant, au lieu de dire : Il est si malade ! S’il crie, on le bâillonne ; il croupit dans ses ordures, dans sa vermine, et d’une créature vivante, qui peut-être aurait guéri si on l’eût confiée en temps opportun à des aliénistes, on fait un je ne sais quoi qui remue encore, qui ne peut pas mourir et qui n’a plus rien d’humain. Je n’exagère pas ; les cours d’assises ont jugé plus d’un de ces drames domestiques, et combien sont restés ignorés qui ont eu un dénoûment qu’on n’ose se figurer !

Dans l’asile, tout se passe en plein jour ; le préfet de police par ses délégués, les magistrats, les médecins, y regardent à toute heure, et rien de semblable, rien d’approchant ne peut s’y produire. Les malades y sont respectés, soignés, traités avec une extrême bienveillance. Toute injure échappée aux infirmiers est immédiatement punie par l’expulsion. En 1870, à l’établissement de Vaucluse, un gardien, qui venait d’être maltraité par un fou en accès furieux, s’oublia jusqu’à donner un soufflet à celui-ci ; on ne se contenta pas de le chasser, il fut appréhendé par les gendarmes dans l’asile même, traduit en police correctionnelle et condamné à quinze jours de prison. Le directeur qui avait provoqué ces mesures sévères sait qu’il n’a fait que son devoir ; on n’a pas plus le droit de frapper un fou qu’on n’a le droit de frapper un phtisique : l’un et l’autre sont des malades.

L’asile est en outre un lieu de protection pour les intérêts des aliénés ; là ils sont défendus contre les testaments antidatés, contre les donations entre-vifs, les contrats de vente dérisoires, et tous autres actes analogues que trop souvent la cupidité des familles arrache à leur raison vacillante. Sous ce rapport, la loi de 1838 est incomplète ; à force de vouloir protéger la personne même du malade, elle a oublié de protéger suffisamment ses biens. Dans la semaine même de l’admission, un administrateur devrait être nommé pour gérer les biens de l’aliéné et pour veiller à ce qu’il reçoive des soins en rapport avec son état de fortune. Plus d’un malade rentrant chez lui après avoir été guéri a trouvé ses biens dilapidés par une femme prodigue, par des enfants insouciants, par des parents avides qui ont le préjugé populaire et absurde que la folie est un mal incurable. Plus d’un homme riche de 30 000 ou 40 000 livres de rente a été placé au début dans des maisons où l’on payait 6 000 francs par an ; la pension a diminué, elle est tombée à 3 000 francs, puis à 1 200 francs, et enfin le malheureux a été poussé dans un asile public pendant que sa famille vivait grassement de son revenu, qu’elle aurait dû consacrer à son traitement et à son bien-être. Il y a longtemps que Falret père a demandé que les aliénés fussent assimilés aux absents.

Il est une prescription de la loi qu’on a laissée longtemps et qu’on laisse encore en souffrance. L’art. 24 dit expressément : « Dans les lieux où il n’existe pas d’hospices ou d’hôpitaux, les maires devront pourvoir au logement des aliénés, soit dans une hôtellerie, soit dans un local loué à cet effet. Dans aucun cas, les aliénés ne pourront étre ni conduits avec les condamnés ou les prévenus, ni déposés dans une prison. » En 1869, un ouvrier fut subitement frappé d’un accès de folie aiguë dans une petite ville du département de l’Eure ; en attendant qu’il pût être conduit à l’établissement d’Évreux, il fut déposé à la prison. Le fait, en lui-même, n’a rien de grave ; le malade était seul, enfermé, et il reçut tous les soins nécessaires ; mais il est toujours mauvais de manquer au texte précis d’une loi. C’est cependant ce que nous avons vu à Paris depuis 1838 jusqu’au 1er  janvier 1872. Faute d’un local quelconque dans lequel on pût provisoirement isoler les aliénés qu’on amenait chaque jour à la préfecture de police, celle-ci, qui ne tient pas les cordons de la bourse et qui, en matière de dépenses, est toujours obligée d’attendre le bon plaisir du conseil municipal, en était réduite, malgré ses incessantes réclamations, à faire interner les fous au Dépôt. Elle les séparait avec soin des prévenus, elle réservait pour eux ses meilleures cellules ; mais elle n’en donnait pas moins cet exemple au moins singulier d’une administration spécialement chargée de veiller à la stricte exécution de la loi et qui y manquait la première d’une façon flagrante. Aujourd’hui il n’en est plus ainsi ; cet état provisoire, qui n’a duré que trente-quatre ans (c’est peu en France, où le définitif seul est transitoire), a pris fin récemment.

La reconstruction du Palais de Justice et de la Préfecture de police a amené la réédification du Dépôt. On y a annexé une infirmerie indépendante, ayant une entrée spéciale, un service particulier, et que surveille un employé du bureau de la préfecture exclusivement chargé de tout ce qui concerne les aliénés. La loi est exécutée dans sa lettre et dans son esprit : les fous sont là chez eux, sans communication possible avec la population roulante du Dépôt. Des cellules réservées aux aliénés occupent le rez-de-chaussée, où s’ouvrent aussi le cabinet du médecin délégué et celui de l’employé. C’est triste, propre et froid. Un gardien se promène incessamment devant les cellules, dont le guichet est toujours entrebâillé. Il veille à ce que les aliénés ne se blessent pas dans leurs mouvements furieux, il leur donne à boire, et ne répond guère à leurs divagations. Au premier étage, un dortoir de sept lits est destiné aux infirmes qu’on envoie à Saint-Denis ou à Villers-Cotterets ; un autre dortoir également de sept lits est consacré aux enfants qu’on doit conduire à l’hospice des Enfants assistés. Une pharmacie suffisamment approvisionnée permet de donner les premiers soins aux malades, qui trouvent aussi des bains dans une salle voisine.

L’ouverture de cette infirmerie est un véritable bienfait. Autrefois l’aliéné amené d’abord au Dépôt était conduit au bureau central des hôpitaux, au parvis de Notre-Dame ; là il était examiné et l’on constatait son état mental. Si l’employé, mû par ce sentiment de commisération qui est comme fonctionnel chez la plupart des agents de la préfecture de police, n’avait pas libellé d’avance toutes les paperasses nécessaires, le pauvre diable était réintégré au Dépôt, où l’on préparait les pièces administratives qui doivent le suivre, assurer son identité et le faire admettre dans l’établissement désigné. Toutes ces formalités lentes, pénibles, qui trop souvent aidaient à satisfaire la curiosité brutale du public, ont été supprimées. On sort de l’infirmerie pour aller directement à l’asile.

Les fous ne manquent pas à Paris. Sans compter ceux qui ont cherché dans les asiles l’abri ou la guérison, il y en a plus d’un qui court les rues, et il ne faudrait pas chercher longtemps dans nos souvenirs pour y retrouver le type de ces « originaux », qui étaient de véritables aliénés. Mes contemporains n’ont point oublié cet Italien qui portait un nom prédestiné, car il s’appelait Carnavale ; il sortait toujours vêtu d’un costume éclatant, couvert de rubans de toutes couleurs, et souvent il soulevait, d’un air respectueux, l’énorme chapeau de général dont il se coiffait, car il venait de rencontrer un mort illustre, Dante, Pétrarque, le Tasse, Machiavel, Laurent de Médicis ou Paul Farnèse, que seul il avait le privilège de reconnaître ; il vivait honnêtement, chastement, dans une mansarde de la rue Royale, où il entassait, à côté d’une collection de vieux chapeaux, les légumes qui composaient exclusivement sa nourriture pythagoricienne ; il variait peu le menu de ses repas : six mois de pommes de terre, six mois de haricots blancs ; il ne s’en portait pas plus mal et sortait parfois la nuit pour aller rendre un culte à deux ou trois gros arbres qu’il connaissait et qui servaient de demeure momentanée à des nymphes de théâtre qu’il avait aimées au temps de sa jeunesse. Il était connu de tout Paris, et souvent, à cause de son costume emphatique, il était pris pour un marchand d’eau de Cologne, ce qui lui causait un chagrin profond dont on avait quelque peine à le consoler ; homme instruit, du reste, il gagnait en donnant des leçons d’italien de quoi suffire aux très-modestes nécessités de son existence.

On se souvient aussi de cet homme du monde, — j’entends du meilleur, — spirituel, intelligent, caustique, causeur de verve intarissable, qui, lorsqu’il avait une course pressée à faire, prenait tous les fiacres qu’il rencontrait ; qui, lorsqu’il avait chaud, entrait au café Torloni, discutait longuement avec les garçons les glaces qu’il voulait prendre, se les faisait apporter, les versait dans ses bottes, et se plaignait de ce que la groseille était aigre et la vanille trop sucrée ; qui portait un gilet constellé de diamants et qui, s’il passait, un jour de pluie, près d’un théâtre au moment où la représentation allait finir, retenait toutes les voitures disponibles afin de se donner le plaisir de faire mouiller les spectateurs. La place d’un pareil lunatic était aux petites-maisons ; là du moins il eût évité les avanies dont les gamins l’ont trop souvent rendu victime. Si l’on cherchait bien aujourd’hui, on trouverait facilement des excentricités publiques analogues à celles-ci et qui résultent d’un défaut de pondération dans les facultés mentales.

Sans entrer dans des détails qui appartiendraient à un travail exclusivement scientifique, sans parler non plus de cette vie à outrance de Paris, qui débilite le système nerveux en le surexcitant, on peut constater une cause qui s’accentue chaque jour davantage et qui produit des perturbations mentales passagères d’abord et d’une violence excessive, puis chroniques et enfin permanentes. Cette cause redoutable, qu’il faudrait combattre par tous les moyens possibles, c’est l’alcoolisme, dont le docteur Jolly entretenait déjà l’Académie de médecine en 1866[21]. Le péril signalé s’est aggravé et décuplé par les circonstances douloureusement exceptionnelles que Paris a traversées en 1870 et en 1871 ; il constitue aujourd’hui une sorte de péril social pour lequel on ne saurait trop se hâter de chercher le remède. La période d’investissement et celle de la Commune ont eu à cet égard une influence désastreuse sur la population ouvrière ; pendant le siège, quand celle-ci demandait à se battre, on lui donnait à boire, et sous la Commune on lui donnait à boire pour qu’elle allât se battre. À ces deux époques, dans l’espace de neuf mois, Paris a absorbé, en vins et en alcools, cinq fois l’équivalent d’une consommation annuelle. On arrive promptement ainsi au delirium, tremens ; nous en avons la preuve dans les ruines entassées par l’accès de pétrolomanie alcoolique dont Paris, qui semble déjà l’avoir oublié, ne se relèvera pas de sitôt. Plus d’une des brutes qui ont ordonné d’incendier notre ville avait passé par les établissements d’aliénés ; et y retournera ; plus d’un des malheureux qui leur ont obéi y est actuellement.

Ce n’est point leur faute si l’infirmerie spéciale nouvellement ouverte n’a pas été dévorée par les flammes : ils ont fait ce qu’ils ont pu pour la détruire ; les pierres de taille ont résisté et les aliénés malades trouvent du moins un lieu tranquille où ils peuvent attendre l’heure d’être envoyés à l’asile qui les attend. Ici on ne les nomme ni des fous, ni des aliénés ; tant que le médecin ne s’est pas prononcé sur leur état, on les appelle des présumés : présumés atteints d’aliénation mentale. Il en vient beaucoup : deux cent un dans le seul mois de mai 1872, c’est-à-dire six et demi par jour ; sur ce nombre, deux seulement ont été reconnus sains d’esprit ; c’étaient fort probablement deux ivrognes qu’une nuit de calme avait momentanément rappelés à la raison. On peut supposer qu’ils sont revenus dans le mois de juin. Chaque jour un des deux médecins spécialistes commissionnés par la préfecture de police se rend à l’infirmerie, il prend connaissance des dossiers envoyés par le commissaire et reçoit les malades isolément, l’un après l’autre. J’ai assisté à cette visite, et il ne fallait pas une grande perspicacité pour deviner l’état mental des pauvres êtres qui ont défilé devant moi ; mais il n’en est pas toujours ainsi et souvent la science tâtonne longtemps pour arracher à l’âme le secret de sa perturbation[22]. Le certificat médical est immédiatement rédigé et transmis au délégué du bureau des aliénés, qui le transcrit sur le registre des entrées.

C’est la préfecture de police qui envoie ses agents, toujours vêtus en bourgeois pour cette circonstance, chercher les malades chez eux ; elle les soustrait, autant que possible, à l’indiscrétion publique et paye la voiture qui les amène à l’infirmerie. Il se produit alors un fait constant. Lorsque l’aliéné est dans son domicile, il est condamné presque invariablement à la curiosité railleuse et dépravée de ses voisins ; on s’amuse de lui et parfois on ne craint pas d’exciter son délire ; dès qu’on le voit emmené, emporté parfois, on n’éprouve plus pour lui qu’un sentiment de profonde commisération, on dit : Le pauvre homme, on l’arrête, il n’est pas méchant cependant, et s’il fait du mal aux autres, c’est qu’il a perdu la tête. Et le malade laisse un souvenir douloureux dans le cœur de ceux pour qui, la veille encore, il n’était qu’un objet de risée.

L’infirmerie est toujours pleine. Du 1er  janvier 1872 au 1er  janvier 1873, 2 248 présumés y ont passé ; deux y sont morts ; 225, reconnus indemnes ou n’étant pas dans le cas d’être séquestrés, ont été immédiatement rendus à la vie commune ; 42, qui offraient des accidents pathologiques particuliers, ont été dirigés sur les hôpitaux ordinaires ; 1 970 ont été envoyés dans les asiles, 9 dans les asiles privés ou à Charenton ; à ces chiffres il faut ajouter 449 placements d’urgence faits directement par les commissaires de police, en vertu de l’article 19 de la loi du 30 juin 1838, et 591 placements volontaires effectués dans les maisons de santé, et nous aurons ainsi un total de 3 068 aliénés internés à Paris pendant 1872 : ce qui équivaut, pour une année bissextile, à 8,36 par jour.

Lorsque la visite du médecin est terminée, quand toutes les pièces administratives ont été préparées et signées par qui de droit, les aliénés sont introduits dans une voiture divisée en plusieurs cellules capitonnées, de façon à éviter tout accident et à empêcher les maniaques ou mélancoliques de se briser la tête contre des surfaces résistantes. L’employé chargé spécialement du transfèrement des malades monte sur le siège et les accompagne lui-même à l’asile Sainte-Anne, où cesse la mission de la préfecture de police et où vont commencer celle de l’Assistance publique et celle de la science.

iii. — les asiles.

Petites-maisons. — Origine de Charenton. — Les deux salles de l’Hôtel-Dieu. — Défense de recevoir les aliénés dans les hôpitaux. — Ferrus à Bicêtre. — Ferme Sainte-Anne. — M. Haussmann. — Projet pour la construction de dix asiles municipaux. — Destination modifiée. — L’asile Sainte-Anne. — Bureau central. — Ce qu’on devrait en faire. — Nudité des terrains. — Deux divisions. — Douze pavillons. — Système français. — Distribution. — Le bacchanal. — Surveillance. — Lavabo. — Bon exemple. — Salles de bains. — Gymnastique. — Les réfectoires. — Humanité. — Alimentation scientifique. — Catégorisation des malades. — Les préaux. — Jardins indicateurs. — Moyens de répression. — La camisole, le manchon, les entraves. — Le no restraint. — Moyenne des cellules de sûreté. — Les loges. — La cellule capitonnée. — Violence des crises. — L’enfer. — Gestes instinctifs. — Images symboliques. — La baignoire. — Le bouclier. — Il faut se rappeler la prescription d’Arétée de Cappadoce. — Les paisibles. — Vie végétative. — Ce que peut devenir une femme. — Le siège de Paris. — La prison de la Santé et l’asile Sainte-Anne. — La guerre entre gens civilisés. — Distribution des aliénés dans les différents asiles. — Vaucluse. — Le domaine de la Gilquillière. — Paysage. — Souvenirs. — Aliénés travailleurs. — L’aliéné respecte l’outil qui lui est confié. — Loi du 16 messidor an VII. — Vaucluse pendant la guerre franco-allemande. — Le docteur Billod. — Cartel de sauvegarde. — Intelligence et énergie. — Médaille commémorative. — Distributions identiques. — Deux défauts à signaler. — Le quartier des agités. — Déprimés en province. — Surexcités à Paris. — Esprit d’imitation. — Développement de certaines facultés. — Période d’incubation. — Un Russe. — Les absorbés. — Sonde œsophagique. — Tempête intérieure. — « Épanchement du songe dans la vie réelle. » — L’absolu. — Perversion des sensations. — Hyperesthésie. — La conscience du moi. — Ville-Évrard. — Changement de destination. — Modifications indispensables. — Pour se distraire. — Prix de Sainte-Anne, de Vaucluse, de Ville-Évrard. — Constructions inutilisées. — On devrait y placer les épileptiques et les idiots. — Le quartier des idiots à Bicêtre. — Erreur de la création. — Pignon, Agnon. — Singes malfaisants. — École primaire. — M. Deleporte, instituteur des jeunes idiots à Bicêtre. — L’auge matelassée. — Aura epileptica. — Le bourrelet. — École de la Salpêtrière. — L’institutrice. — Dévouement filial. — Prestidigitation — Le tour du serin. — La pitié persiste. — Bal costumé. — Nymphomane. — La plume blanche. — 7 115 aliénés à Paris. — Insuffisance des asiles municipaux. — Paris forcé d’avoir recours aux asiles de province. — Il faut revenir au projet de M. Haussmann. — Asile à créer pour les convalescents.


Le nom des petites-maisons est resté populaire ; on croit généralement que c’était un hospice ouvert à tous les aliénés ; rien n’est moins exact ; il en contenait 50 seulement (44 en 1786), qui payaient une pension annuelle de 300 francs, portée à 400 en 1795. En réalité, un seul asile était, au commencement de ce siècle, réservé à la folie, asile insuffisant alors, qui depuis est devenu la maison de Charenton[23]. L’origine en est très-humble. Par acte authentique des 12 et 13 septembre 1641, Sébastien Le Blanc, sieur de Saint-Jean de Dieu, fonda sur le fief de Besançon, en la censive de Charenton-Saint-Maurice, un hôpital de sept lits, qu’il nomma Notre-Dame de la Paix, et dont il confia la direction aux frères de la Charité, qui s’y installèrent le 10 mai 1645. La fondation primitive a été respectée et s’appelle aujourd’hui la salle du canton. L’institution se développa, reçut des pensionnaires et rendait de sérieux services à la population, lorsqu’elle fut supprimée par un décret du 12 messidor an III, qui dispersait la communauté religieuse et ordonnait de rendre les malades à leurs familles ou de les interner aux petites-maisons. Un arrêté du Directoire, en date du 27 prairial an V, la rétablit, en la plaçant dans les attributions du ministère de l’intérieur, où elle est encore.

Un seul hôpital acceptait alors les aliénés : c’était l’Hôtel-Dieu, et, pour le traitement qu’il leur réservait, il eût mieux fait de les repousser. Deux salles leur étaient consacrées : l’une pour les hommes, renfermant dix lits à quatre places et deux lits à deux places ; l’autre pour les femmes, contenant six lits à quatre places et huit lits à deux places. La première était contiguë aux salles des blessés, la seconde aux salles des fiévreux. Le traitement thérapeutique était absolument nul ; quant au traitement moral, on en jugera par les lignes suivantes, que nous empruntons à un rapport manuscrit rédigé en 1756 par les médecins de l’Hôtel-Dieu. « Quoique la salle Saint-Louis et celle de Sainte-Martine soient, pendant le cours de l’année, remplies de personnes qui ont l’esprit aliéné, on voit cependant tous les jours les hommes et les femmes destinés au service de ces salles se conduire comme s’ils n’étaient pas accoutumés à ces sortes de maladies : on s’attroupe autour des insensés, on s’occupe de leur folie, on rit de leurs extravagances ; autres fois, on s’amuse à les obstiner, à les contrarier, à les mettre en colère, surtout à la salle des femmes. »

Tenon, en 1786, constate la même absence de soins et d’humanité : « Comment a-t-on pu espérer qu’on traiterait des aliénés dans des lits où l’on couche trois ou quatre furieux qui se pressent, s’agitent, se battent, qu’on garrotte, qu’on contrarie dans les salles infiniment resserrées, à quatre rangs de lits, où, par un malheur inconcevable, on rencontre une cheminée qui n’éteint jamais ! » Enfin en 1791, la Rochefoucauld-Liancourt, revenant sur les mêmes faits, demande la création de deux établissements exclusivement réservés aux aliénés. On ne lui donna pas raison immédiatement ; mais l’arrêté de prairial, qui reconstituait l’hospice de Charenton, défendit de recevoir des fous dans les hôpitaux de Paris. On n’obéit pas sans doute bien ponctuellement, car un nouvel arrêté du 19 frimaire an VII interdit absolument l’admission des aliénés à l’Hôtel-Dieu, à partir du 1er  pluviôse de la même année. Bicêtre et la Salpêtrière, tout en gardant leur triple et déplorable caractère de prison, d’hôpital, d’asile pour la vieillesse, ouvraient leurs portes toutes grandes aux malades frappés d’affection mentale, mais le service n’y fut bien définitivement organisé qu’en 1807.

La direction médicale de Bicêtre appartenait en 1833 à Ferrus, qui, ayant reconnu que le travail manuel était favorable aux malades, obtint que l’administration de l’Assistance publique consacrât à une exploitation exclusivement servie par les aliénés la ferme Sainte-Anne, d’une contenance de cinq hectares, qu’elle possédait à la lisière même du mur d’enceinte de Paris prés de la barrière de la Santé. On y établit quelques cultures maraîchères, une blanchisserie pour le linge des hôpitaux et une porcherie qui compta parfois jusqu’à 700 têtes. Loin d’être une source de bénéfices, cette exploitation se soldait tous les ans par un déficit qui variait entre 7 000 et 34 000 francs, mais les fous en retiraient un bien-être appréciable, trouvaient au grand air des occupations faciles, une activité physique qui reposait leur cerveau et des distractions qu’on ne saurait trop leur prodiguer. En résumé, la ferme Sainte-Anne n’était point une maison particulière, elle restait simplement une annexe de Bicêtre. Les choses demeurèrent dans cet état jusqu’en 1860. M. Haussmann, alors préfet de la Seine, comprenant que les 2 195 places gardées par les fous à Bicêtre et à la Salpêtrière étaient insuffisantes en présence d’une population d’aliénés qui s’élève à plus de 6 000 individus, exprima l’intention de faire bâtir dix asiles de 600 lits chacun ; la dépense totale est évaluée à 70 000 000. Ce projet grandiose et très-humain, dont M. Girard de Cailleux, inspecteur général des aliénés de la Seine, fut chargé de surveiller la mise en œuvre, n’a reçu qu’un commencement d’exécution par la construction de trois vastes asiles, Sainte-Anne, Ville-Évrard et Vaucluse ; l’on s’est vu obligé de changer la destination primitivement attribuée à deux de ces établissements : Sainte-Anne devait être un hôpital clinique pour l’aliénation mentale, Ville-Évrard était réservée à une maison de convalescence où le malade eût trouvé la transition indispensable entre la vie disciplinée de l’asile et la vie libre. Aujourd’hui, Sainte-Anne, Ville-Évrard et Vaucluse sont des asiles où l’on reçoit indifféremment toute sorte d’affections mentales, récentes, anciennes, intermittentes, chroniques, durables ou incurables.

Sur le boulevard Saint-Jacques s’ouvre la rue Ferrus, qui débouche dans la rue Cabanis, en face d’une grande grille par laquelle on pénètre dans l’ancienne ferme, devenue l’asile Sainte-Anne. Un vaste bâtiment servait autrefois de bureau central, avant qu’on eût abandonné le système des placements volontaires, auxquels on reviendra certainement ; il sert de logement au médecin résidant et au médecin adjoint, mais il pourrait être utilisé d’une façon normale à recevoir les malades expédiés d’urgence par les hôpitaux, dont le plus souvent le délire revêt la forme de l’aliénation sans être l’aliénation même, et se dissipe rapidement sous l’influence de l’isolement aidé par les moyens thérapeutiques.

On pousse une grille et l’on pénètre dans l’asile proprement dit. Ce qui frappe au premier coup d’œil, c’est la nudité des terrains : des allées sablées, un vaste gazon, pas un arbre. Il ne peut guère en être autrement, l’asile n’ayant été inauguré que le 1er mai 1867. Au lointain, sur sa colline grise, on aperçoit Bicêtre : les deux tristes maisons peuvent se regarder à travers l’espace. Les bâtiments exclusivement réservés aux malades se composent de douze pavillons identiques, six pour le service des femmes, six pour le service des hommes. Ces deux divisions, absolument séparées, sont complétées à leur extrémité par une demi-rotonde dont chacune soutient neuf cellules d’isolement. Les quartiers sont semblables, construits sur le même modèle, divisés de la même façon, bâtis de la même pierre blanche, couverts de la même tuile rouge.

Deux étages seulement : système français très-préconisé par Esquirol, qui considère comme dangereuse et malsaine la superposition des salles et des dortoirs. Au premier étage, trois dortoirs de seize lits ; au rez-de-chaussée, un dortoir, un réfectoire et une salle de réunion s’ouvrant sur une galerie couverte où l’on est facilement à l’abri de la pluie et du soleil ; cette galerie donne elle-même de plain-pied sur un large préau encadré d’un saut-de-loup et de murs qui, sans masquer la vue extérieure, sont assez élevés pour offrir quelque garantie contre les tentatives d’évasion. La maison est d’une propreté irréprochable, car chaque matin on fait ce qu’on appelle le bacchanal, c’est-à-dire un nettoyage à fond.

Nulle fenêtre, nulle porte ne peut être ouverte qu’à l’aide d’un passe-partout, que le surveillant ne quitte jamais ; il est rare, en effet, qu’un fou n’ait pas par moments une envie irrésistible de se tuer, et il faut empêcher les malades de se jeter par la croisée, sous prétexte de voir le temps qu’il fait. La surveillance est du reste incessante ; le jour, les aliénés vivent littéralement sous l’œil de leurs gardiens ; la nuit, ceux-ci ne sont séparés d’eux que par un grillage qui leur permet de constater tout ce qu’ils font ; en outre, les chambres des infirmiers communiquent entre elles par une sonnette d’appel ; en cas d’alerte, on peut demander main-forte.

À chaque dortoir est annexée une salle de toilette munie d’un lavabo en marbre recevant et rejetant l’eau automatiquement ; on exige des malades qu’ils prennent des soins de propreté, et l’on a raison, car sans cela la plupart, s’abandonnant eux-mêmes, arriveraient promptement à l’état où était Charles VI, lorsque l’on fit entrer dans sa chambre de l’hôtel Saint-Paul quatre hommes masqués qui le lièrent et le maintinrent jusqu’à ce qu’on lui eut coupé les cheveux, lavé le visage et rogné les ongles. Les lavabos de la division des femmes sont outillés avec un luxe intelligent, et le directeur de Sainte-Anne a donné là un exemple qui devrait bien être suivi dans tous les hôpitaux et dans toutes les prisons.

Les salles de bain sont remarquables ; elles ne valent pas comme ampleur celles de l’hôpital Saint-Louis, mais elles sont munies de tous les appareils nécessaires pour appliquer facilement les différents systèmes de l’hydrothérapie ; des chambres pour les bains de vapeur, une étuve sèche pour les bains thermo-résineux, une piscine, une salle spécialement réservée aux bains de pieds donnent occasion de varier à l’infini les essais du traitement balnéaire, auquel, en ce moment, on paraît attacher une importance exclusive. Une gymnastique, dite de chambre, fortement scellée dans la muraille d’un large couloir bien éclairé, permet aux malades qui viennent d’être trempés dans la piscine, ou qui ont subi la douche froide, de faire « leur réaction ». Au demeurant, l’hydrothérapie spéciale appliquée aux aliénés se réduit à peu de chose. Ce traitement aquatique consiste en deux opérations fort simples et absolument identiques, quoique différentes : donner des bains déprimants aux surexcités, donner des bains surexcitants aux déprimés. Dans cet ordre d’idées, on a même été jusqu’à essayer les bains sinapisés.

Les réfectoires, très-aérés, sont intéressants à parcourir ; on peut voir là combien la science est devenue humaine et constater les efforts que l’administration fait pour bien prouver à ces malades qu’ils sont des hommes, en leur témoignant une confiance presque toujours justifiée. Malgré les raisons d’économie et de prudence qui conseillaient la vaisselle d’étain, je n’ai aperçu que de bonnes assiettes en porcelaine, des verres en cristal, des fourchettes pointues, des cuillers ordinaires et des couteaux, — arrondis, il est vrai, d’une lame un peu molle, — mais enfin de vrais couteaux aptes à tailler le pain et à trancher la viande. Nul n’aurait eu tant de hardiesse il y a quarante ans et nul aujourd’hui ne regrette de l’avoir. Dans le seul quartier des agités, les couteaux sont supprimés.

Le régime alimentaire est purement scientifique, si l’on peut dire : il a été établi d’après les doctrines professées par M. Payen, qui déclare, après expérience, que la nourriture d’un homme se livrant à un travail très-modéré (à Sainte-Anne le travail est à peu prés nul) doit contenir 310 grammes de carbone et 20 grammes d’azote ; or la nourriture est combinée de telle sorte qu’elle renferme : carbone, 310,02 ; azote, 20,06 ; de plus l’aliment plastique et fortifiant par excellence, la viande, domine, et l’on ne fait maigre que le vendredi.

On pourrait croire que dans un asile aussi vaste, composé, pour chaque division, de six quartiers distincts, on a réuni ou séparé les malades selon le genre d’affection dont ils sont atteints ; il n’en est rien : les malades sont pêle-mêle ; on ne les catégorise que selon leur agitation plus ou moins vive. Cela doit surprendre au premier abord, mais il ne peut y avoir de doute en présence des affirmations faites, après essais de toute sorte, par des savants de religion, de langue et de théories différentes. Ils sont unanimes sur ce point : les malades divers se surveillent mutuellement, le délire de l’un neutralise les effets du délire de l’autre ; ils ne complotent rien, parce que chacun d’eux poursuit un but particulier, exclusif de celui d’autrui ; les malades semblables, au contraire, se comprennent, car ils souffrent du même mal ; ils s’entr’aident dans l’accomplissement de leurs projets insensés, et, comme ils tendent tous vers le même résultat, ils se concertent pour l’atteindre. Vingt mélancoliques, avec impulsion au suicide, groupés ensemble dans le même quartier, ne passeraient pas deux jours sans tenter de s’étrangler mutuellement, et il est fort probable qu’ils réussiraient. La division normale, conseillée par la théorie, confirmée par la pratique, se fait entre les tranquilles, les demi-agités, les agités ; restent les paisibles, qui sont réduits à la vie végétative : nous en parlerons.

Au premier regard, en entrant dans les préaux, on reconnaît dans quel quartier l’on se trouve, et il n’est pas besoin d’interroger les gardiens pour savoir que l’on est en présence de malades tranquilles ou de malades agités ; le jardin seul est une indication suffisante. Celui des fous tranquilles est propre, les gazons verdissent respectés par le pied du promeneur, l’écorce des jeunes arbres est intacte, il y a des fleurs arrosées, cultivées avec soin, des capucines surtout qui poussent vite et grimpent le long des piliers de la galerie. Les malades causent entre eux, lisent, fument, saluent quand on passe ; penchés sur la table de la salle de réunion, quelques graphomanes écrivent avec précipitation. Si les membres du parquet et du gouvernement lisent toutes les lettres qui leur sont expédiées par les aliénés, ils ont fort à faire et leur place n’est point enviable.

Chez les demi-agités le jardin est plus inculte et les fleurs sont rares ; on s’y vautre volontiers sur le gazon. Chez les agités tout est en désordre : le sable des allées, chassé à coups de pied, est répandu sous les galeries ; sur les gazons s’entre-croisent des sentiers tracés par des malheureux atteints de déambulomanie, qui marchent sans s’arrêter du matin au soir, toujours sur la même ligne, comme des animaux féroces dans une cage ; quelques-uns, pris par un accès de loquacité, parlent avec des intonations théâtrales et répètent incessamment la même phrase. Plusieurs vont la tête baissée, sombres, les bras retenus sur la poitrine par la camisole de force ; lorsqu’on passe auprès d’eux, ils feignent de ne pas vous apercevoir ou vous jettent un regard farouche.

La camisole de force employée dans les asiles est en toile flexible, épaisse et douce ; elle n’a sous ce rapport aucune ressemblance avec celle dont on use dans les prisons ; celle-ci se boucle par sept fortes courroies de buffle, celle-là se lace à l’aide d’une grosse bande de toile tordue. À ce moyen de répression il faut ajouter le manchon qui immobilise seulement les mains, et les entraves qu’on peut nouer au-dessus de la cheville pour empêcher les malades de frapper leurs compagnons à coups de pied ; quelques fous ayant la manie de rejeter toujours leurs souliers sont chaussés avec des brodequins fort ingénieux, amples et souples, mais fermés à l’aide d’une clef qui manœuvre un petit écrou fixant la lanière d’attache. C’est par ces moyens que l’on arrive à se rendre facilement maître des fous les plus furieux, à paralyser leurs violences et à neutraliser leurs tentatives, — si fréquentes, — de suicide et d’homicide. Il est rare qu’une heure ou deux de camisole ne ramène pas un calme relatif dans les esprits les plus surexcités. Doit-on conserver pour les aliénés l’usage de la camisole de force ? est-il préférable de le bannir ? Grave question qu’on agite depuis une vingtaine d’années et qui n’a pas encore été résolue. L’Angleterre, qui n’a répudié les chaînes et le ferrement que bien longtemps après nous, n’admet pas aujourd’hui qu’on emprisonne les bras d’un fou dans un vêtement fermé, et elle met en œuvre ce qu’elle appelle le no restraint.

L’aliéné est toujours libre, fallût-il trois ou quatre gardiens pour réprimer ses instincts dangereux, fallût-il, pour être bien certain qu’il ne s’étranglera pas pendant la nuit, faire coucher un surveillant avec lui, supplice qui dépasse de beaucoup celui de la camisole. L’adoption de ce système a amené une modification dans l’aménagement des asiles anglais, où l’on a cru devoir établir les cellules de sûreté dans la proportion de 75 pour 100 aliénés, tandis que chez nous, dans nos asiles municipaux nouvellement bâtis, la proportion est de 4 pour 100. En tout cas, et à la suite de longues discussions, la science aliéniste française a repoussé le no restraint, et maintient que l’usage de la camisole est salutaire aux aliénés.

Quand je suis entré dans la demi-rotonde où s’ouvrent les cellules d’isolement qu’une vieille tradition léguée par Bicêtre et la Salpêtrière fait encore appeler les loges, une personne qui m’accompagnait m’a dit : « Ici, c’est la misère des misères. » On ne crie pas, on hurle ; on ne parle pas, on jappe ; on ne gémit pas, on rugit. Bien souvent, ici ou ailleurs, je suis entré dans la cellule des surexcités, jamais je n’en suis sorti sans avoir attrapé quelque horion ou sans que l’on m’ait craché au visage. Tout en bois, garnie d’un lit, munie d’un escabeau fixé par une chaîne au lambris, la cellule s’ouvre d’un côté sur le corridor de ronde, de l’autre sur un petit préau isolé où le malade piétine plutôt qu’il ne marche. Une de ces loges est entièrement capitonnée : plancher, plafond, murailles, disparaissaient sous une très-forte toile, tendue sur un matelas de filasse. Dans une boite si bien bourrée on peut déposer sans péril, pendant la durée de l’accès, les aliénés chez qui le mal s’exaspère ; c’est en vain qu’ils bondiront comme des chats sous l’influence de la chorée, qu’ils se jetteront la tête contre les murs ; toute précaution est prise, et c’est à peine s’ils se feront une contusion. La violence, la brutalité de mouvements que certains malades développent pendant leurs crises défient toute croyance. J’ai vu une lypémaniaque obèse et déjà vieille parcourir vingt fois de suite le tour d’une vaste salle en faisant la culbute sur elle-même, comme le clown le plus agile, sous l’impulsion d’une attaque de névralgie intercostale.

Les malades qui en sont réduits à cet état d’excitation extravagante souffrent au delà de ce qu’il est possible d’imaginer. Lorsqu’on parvient à les calmer et qu’on les interroge, on reste profondément ému. « Vous souffrez ? — Le martyre ! — Où souffrez-vous ? — Je ne sais pas ! — À la tête, aux membres, à la poitrine, au cœur ? — Non, je souffre partout et ma souffrance n’est nulle part. » Ceci est exact, cette souffrance a cela de terrible et de vraiment démoniaque qu’elle est insaisissable, indéfinissable, intangible, qu’elle trouble assez la raison pour la bouleverser et qu’elle lui laisse assez de lucidité pour comprendre l’horreur du désastre. Tous ceux qui l’ont subie et qui en sont sortis par la guérison disent la même parole : « J’ai traversé l’enfer ! » Un jour j’interrogeais une mélancolique qui venait de tomber en stupeur après une période d’agitation, et je lui disais, pour tâcher de l’arracher un peu à elle-même : « Où êtes-vous ? » Elle me répondit : « Dans le Styx ! »

Si ces infortunés ne peuvent exprimer la nature toute spéciale de leurs souffrances, ils ont du moins certains gestes fréquemment renouvelés dans les bras, dans les épaules, dans la mâchoire inférieure, gestes que leur volonté est impuissante à refréner, qu’il faut étudier et dont il serait bon de tenir compte, car ils déterminent peut-être quels sont les nerfs qui sont en crise d’excitation ou d’affaiblissement. Je me souviens d’avoir vu, dans le préau où les agités d’une maison de santé étaient enfermés, une muraille que j’ai regardée pendant longtemps et qui était couverte de dessins dont j’aurais bien voulu pouvoir déchiffrer le sens mystérieux. Ils représentaient presque tous des têtes vues de profil ; du sommet du crâne de chacune d’elles s’élevait soit un fer de lance, soit une flamme, soit un petit drapeau. Il y a là, ce me semble, une indication précieuse pour les spécialistes, car ces images symbolisent la forme lancinante, brûlante ou vacillante que la douleur revêt, et marquent exactement le point où elle se produit.

Lorsque l’on met ces agités dans les bains que l’on prolonge parfois pendant plusieurs heures sans parvenir à les apaiser, il faut éviter qu’ils ne s’enfoncent la tête dans l’eau ou qu’ils ne s’échappent pour courir tout nus en vociférant. La baignoire est donc revêtue d’une sorte d’appareil nommé le bouclier, adhérant aux rebords et percé d’une échancrure semi-circulaire qui emboîte le cou du malade. Ainsi couverte, la baignoire ressemble à une boite oblongue d’où sort un visage effaré. À Sainte-Anne, les boucliers sont en forte toile ; ils sont excellents, car ils permettent de maintenir le malade, qui peut impunément pour lui y donner des coups de pied. On devrait en généraliser l’usage et supprimer pour toujours ces redoutables boucliers en tôle ou en cuivre dont on se sert encore à la Salpêtrière, et contre les parois desquels les folles se brisent les ongles, et parfois se luxent les pouces des pieds. Autant que possible, tous les instruments destinés à modérer la violence des mouvements chez les pensionnaires des asiles doivent être en étoffe très-souple, afin d’éviter les accidents causés par la résistance inflexible des corps durs. C’est l’antique prescription d’Arétée de Cappadoce et de Paul d’Égine ; pourquoi faut-il être obligé de la rappeler encore aujourd’hui ?

Il n’y a point d’aussi minutieuses précautions à prendre, ni de camisole de force à employer dans le quartier des paisibles ; là le jardin pousse à la grâce de la nature ; nul malade ne le cultive, nul malade ne l’abîme ; il verdit, fleurit et se fane en présence d’indifférents qui le voient peut-être, mais qui à coup sûr ne le regardent pas. Là sont les imbéciles et les malheureux qui, après avoir passé par les atroces douleurs du délire aigu de la paralysie générale, sont arrivés au dernier terme de la vie végétative. Assis pour la plupart dans de grands fauteuils de bois appropriés à leur dégradante infirmité, insensibles à tout, retournés vers la première enfance par le long chemin dont chaque étape est une souffrance, ils vivent encore ; c’est tout ce que l’on en peut dire. Si par hasard un retour inespéré de vigueur se fait momentanément en eux, s’ils ressaisissent quelque chose de leurs forces éteintes, c’est pour essayer de mettre le feu à leur paillasse ou d’étrangler leur gardien. Même dans cet état un fou est dangereux. C’est un spectacle pénible : l’âme meurt-elle donc avant la mort définitive ? Il y a quelques années, je visitais un asile ; je me suis arrêté à regarder quelque chose qui avait été une femme. Ça était affaissé et comme écroulé dans un grand fauteuil ; ça remuait un peu ; la lèvre inférieure rabattue laissait écouler la salive, la paupière à peine soulevée couvrait un œil où le regard était éteint, la tête rasée dessinant les os, à peine revêtus d’une peau parcheminée, avait un décharnement de squelette ; parfois une pauvre voix éraillée disait : « Ah ! ah ! ah ! » Je me suis incliné avec un respect profond et pour ainsi dire historique, car ces restes lamentables représentaient la descendante du plus grand homme de mer qui jadis ait combattu contre nous au temps de Louis XIV.

Quand les arbres auront poussé dans les jardins et dans les cours de Sainte-Anne, ce sera un asile remarquable ; mais il lui manque encore ces beaux massifs de robiniers, de tilleuls et de marronniers qu’on trouve dans les vieilles maladreries de Bicêtre, de la Salpêtrière et qui leur font d’admirables préaux. Tout a été combiné pour mettre les services en rapport les uns avec les autres, et des galeries couvertes établissent des communications abritées entre toutes les parties de la maison ; on peut reprocher à la lingerie d’être située au second étage, au-dessus des cuisines et d’une salle de réunion générale, ce qui est fort gênant pour la distribution du linge ; mais c’est là un inconvénient minime et compensé par de tels avantages, qu’il serait puéril de s’y appesantir.

Quelques pierres plus blanches, quelques tuiles plus fraîches indiquent que l’on a déjà pansé les blessures qui n’ont point été épargnées à cet asile sacré pendant le siège de Paris par les armées allemandes. Sainte-Anne a reçu 105 obus. Un fait prouvera à quel point les ennemis étaient exactement renseignés sur ce qui se passait chez nous. Les quartiers du Petit-Montrouge, de la Glacière, de la Maison-Blanche, de l’Observatoire, étaient sous le feu de quatre batteries établies entre Bagneux et l’Hay ; l’objectif de celles-ci fut la prison de la Santé, car les détenus, s’échappant à la faveur d’un incendie et se jetant dans Paris, pouvaient amener une complication redoutable. C’était bien raisonné, et c’est ainsi qu’on se fait la guerre entre gens civilisés. On dut alors diriger sur Mazas et sur la Conciergerie les détenus de la Santé, où, à leur place, on mit 950 prisonniers allemands. Le jour même[24] du transfèrement, la Santé cessa immédiatement d’être en butte aux projectiles ennemis, qui s’adressèrent à l’asile Sainte-Anne, dont les pensionnaires lâchés à travers la ville n’auraient pas produit un meilleur effet que leurs voisins de la prison ; mais les aliénés n’y étaient pas seuls, car l’asile se doublait d’une ambulance militaire inutilement protégée par le drapeau de la convention de Genève.

Quoi qu’il en soit de ces faits, qui appartiennent à l’éternelle histoire de la folie humaine, l’ancienne ferme où Ferrus était si heureux d’envoyer travailler ses aliénés est aujourd’hui un vaste établissement aménagé de façon à contenir facilement 600 malades. Le jour où Je l’ai visité, il en renfermait 525, soignés par quatre médecins, dont un seul est résidant, surveillés, aidés, servis par 120 personnes, dont 50 sœurs de Marie-Joseph. Le directeur, un homme fort expert, qui a meublé, outillé, organisé l’asile, appartient à l’ordre exclusivement administratif.

C’est à Sainte-Anne, avons-nous dit, qu’on amène les aliénés expédiés par l’infirmerie spéciale située près du Palais de Justice. On les garde provisoirement et on les distribue, selon les vacances, dans les quartiers de l’asile même, à la Salpêtrière, à Bicêtre, à Ville-Évrard ou à Vaucluse. Dans ce dernier cas, on les envoie, escortés de gardiens, par le chemin de fer d’Orléans, à Épinaysur-Orge, où une voiture vient les chercher pour les conduire dans le plus magnifique asile que je connaisse.

C’est un domaine de 110 hectares, qui s’appelait jadis la Gilquillière ; le comte de Provence le débaptisa et le nomma Vaucluse pour plaire au marquis de Crussol, son propriétaire. Le château, qui n’est qu’une assez belle maison, existe encore et n’a pu être utilisé pour le service des malades ; il est entouré d’un parc ombreux, percé de grandes allées ; le terrain, légèrement incliné, domine le cours de la petite rivière d’Orge, et la vue que l’on embrasse du sommet des vertes hauteurs semble avoir été faite « pour le plaisir des yeux », ainsi que l’on disait au dix-huitième siècle. En face se développe la forêt de Sainte-Geneviève, où mademoiselle de Fontange, accompagnant Louis XIV à la chasse, entoura son front du ruban qui devait la rendre immortelle dans un pays où la mode domine tout ; à gauche, des pentes boisées descendent vers les prairies qui vont jusqu’à Épinay ; à droite, la vieille seigneurie que Hugues Capet donna en 991 à Thibaud File-Étoupe, Montlhéry, dresse son donjon lézardé sur la colline et regarde les champs où se livra entre Louis XI et le comte de Charolais la plus étrange bataille dont l’histoire ait gardé le souvenir, car tout le monde se sauva, et chacun chanta victoire. L’air est pur et fortifiant ; un fait vraiment exceptionnel le prouve : l’asile, qui fut inauguré le 23 janvier 1869, est resté cinq mois et demi sans avoir un seul décès à constater sur une population moyenne de 600 individus.

À l’établissement sont annexés un moulin et une ferme exploités par les malades. J’ai vu passer les travailleurs ; ils s’en allaient vêtus de leur bon costume d’été en toile bleue rayée de blanc, la tête abritée par un large chapeau de latanier, portant sur l’épaule les houes, les louchets, les râteaux et les faux ; d’amples bidons de café noir mêlé d’eau très-légèrement alcoolisée les accompagnaient sur une petite charrette et devaient leur permettre de se désaltérer pendant les instants de forte chaleur. Des ateliers pour le charronnage, la forge, la cordonnerie, la menuiserie, la confection des vêtements, sont occupés par les malades, dont on obtient sans peine un travail suffisant pour subvenir aux besoins de la maison. On est toujours surpris de voir confier des outils, des instruments tranchants à des fous qui subitement peuvent devenir dangereux et les employer à des actions mauvaises. Il n’est pas sans exemple, mais il est extraordinairement rare qu’ils s’en soient servis pour commettre un homicide ou pour se donner la mort. L’aliéné respecte l’outil avec lequel il exerce son métier, que ce soit une hache, un frappe-devant ou une faux ; on dirait que l’idée de le détourner de l’usage consacré ne lui vient pas ; s’il veut faire un mauvais coup, il volera un couteau, ramassera un tesson de bouteille, et n’utilisera pas la pioche ou le merlin qu’il a eu en main pendant toute la journée.

L’exemple donné par Ferrus a été suivi. Partout on fait travailler les aliénés ; administrativement, on s’appuie sur l’article 13 de la loi du 16 messidor an VII, qui dit : « Le Directoire fera introduire dans les hospices des travaux convenables à l’âge et aux infirmités de ceux qui y sont entretenus ; » scientifiquement, on a constaté les excellents résultats que l’on obtenait, résultats prouvés au besoin par ce fait que, dans la nuit qui suit les jours de repos imposé, dimanches et grandes fêtes, le sommeil des aliénés est incomplet et troublé.

Dans ces durs mois d’automne et d’hiver pendant lesquels Paris, investi par les armées allemandes, était isolé du reste du monde, l’asile de Vaucluse a rendu d’inappréciables services aux aliénés, car c’est là qu’on avait expédié en hâte tous les malades de Ville-Evrard. Un établissement construit pour contenir 600 places normales se vit tout à coup envahi par une population de 1 208 fous qu’il fallait nourrir, soigner, protéger au milieu des corps de troupes ennemies qui occupaient les environs, interceptaient toutes communications et battaient l’estrade dans la campagne voisine. Le médecin-directeur, M. Billod, déploya dans ces circonstances plus que difficiles une habileté, une énergie et une intelligence au-dessus de tout éloge. Il n’abattit point le drapeau de la France, il maintint intacte la dignité de l’administration qu’il représentait, se refusa énergiquement à toute réquisition, ferma ses portes qu’il ne laissa franchir à aucun détachement prussien, et à travers des difficultés qu’on peut à peine soupçonner, ravitailla l’asile de telle sorte, que nul n’y souffrit trop de la faim ni du froid. Dès le 14 septembre, aussitôt que les patrouilles prussiennes apparurent, il comprit que l’asile, n’étant point hôpital militaire et ne renfermant point de blessés, ne jouirait qu’à titre courtois et par conséquent fort aléatoire des bénéfices que la convention de Genève assure aux maisons hospitalières faisant fonction d’ambulance.

L’attitude des officiers, leurs demandes qui commençaient à ressembler terriblement à des contributions de guerre, ne lui laissèrent aucun doute sur le sort qui tôt ou tard lui serait réservé. Se rappelant notre vieux proverbe français qui dit qu’il vaut mieux avoir affaire au bon Dieu qu’à ses saints, il s’adressa directement au prince royal de Prusse, et il fit bien, car le 22 septembre il reçut du quartier général de Versailles un cartel de sauvegarde qui libérait l’asile de Vaucluse de tout logement, de toute réquisition militaires, et qui autorisait le directeur à circuler dans « toute la contrée » pour l’achat des vivres nécessaires aux aliénés. La bataille principale était gagnée, mais le directeur ne put éviter bien des escarmouches, dont il sut toujours se tirer à son honneur.

Ne limitant pas son rôle à la conservation de son personnel administratif et malade, il reçut les dépôts qu’on lui apportait de toutes parts, et malgré les sérieux périls auxquels il s’exposait, il abrita les fugitifs qui venaient lui demander secours ; il eut ainsi plus de trois cents femmes et enfants cachés dans l’infirmerie, la ferme et les bâtiments d’administration. Il fallait nourrir ce pauvre monde effaré et affamé ; ce fut là un surcroît de difficultés auxquelles on ne fit face que par des miracles de persévérance et de bon vouloir. La commune d’Épinay-sur-Orge, reconnaissant qu’elle ne devait son salut qu’au courage habile de M. le docteur Billod, a fait frapper en son honneur une médaille commémorative, juste hommage rendu à un dévouement qui ne s’est pas démenti et qui a pris mille formes ingénieuses pour sauver tant de malheureux.

Vaucluse est rentré aujourd’hui dans les conditions normales. Lorsque j’ai visité l’établissement, il contenait 507 malades, traités par deux médecins et surveillés par 39 gardiens et serviteurs. La disposition des bâtiments, la séparation des hommes et des femmes, la division des quartiers, l’organisation des services, sont analogues à ce que nous avons vu à Sainte-Anne et à ce que nous trouverons à Ville-Évrard. Une sorte de plan uniforme, sauf les modifications imposées par la configuration des terrains, a été adopté pour la construction de ces trois asiles ; aussi accusent-ils tous trois les mêmes qualités et les mêmes défauts. Les qualités sont considérables, les défauts minimes ; deux seulement m’ont frappé : certains édifices indispensables, qu’il est inutile de désigner plus clairement, sont placés dans les préaux mêmes, loin des salles de réunion, loin des dortoirs : il faut absolument passer en plein air, c’est-à-dire sous la pluie ou sous la neige, pour s’y rendre. Cette disposition offre des avantages qui ne me semblent pas compensés suffisamment par les inconvénients de toute sorte qu’elle impose aux malades. L’autre défaut tient à ce que tous les quartiers sont identiques, ce qui est irréprochable au point de vue architectural, mais semble peu rationnel au point de vue pratique, car, s’il est insignifiant de réunir quarante-huit aliénés tranquilles ou paisibles dans le même préau et d’en faire coucher seize dans le même dortoir, cela devient tout de suite difficile, dangereux même, lorsqu’il est question des agités. Je crois qu’il eût mieux valu faire les quartiers des surexcités moins amples et plus nombreux pour multiplier la surveillance, et de n’y enfermer jamais qu’un personnel de quinze ou vingt malades.

Ce vice de distribution intérieure tient à une cause fort singulière. Le médecin sur les données duquel les plans définitifs ont été arrêtés avait longtemps vécu en province, et il avait organisé l’asile d’Auxerre. Or en province les fous déprimés, c’est-à-dire tranquilles, sont beaucoup plus nombreux qu’à Paris, où les excités dominent dans une proportion notable, et l’on aurait dû en tenir compte dans l’édification des établissements destinés à renfermer les uns et les autres. On a remédié autant que l’on a pu à cet inconvénient en ne mettant que quatorze lits au lieu de seize dans les dortoirs des agités, mais il eût bien mieux valu faire des dortoirs de six lits et des préaux pour dix-huit malades.

Dans l’état actuel, la discipline souffre un peu de cet ordre de choses, ce qui n’est pas un grand bien ; mais la surveillance étant plus divisée et moins efficace, les évasions sont assez fréquentes. Dès qu’une évasion est signalée, il faut redoubler de zèle et ouvrir des yeux clairvoyants, car la manie de se sauver devient presque immédiatement épidémique. Il en est de même pour le suicide : quand un aliéné a réussi à se tuer, la plupart essayent de l’imiter, et il est bien rare qu’on n’ait pas quelque nouveau malheur à déplorer ; lorsqu’il s’agit de se débarrasser de la vie, les aliénés déploient une persistance, une hypocrisie, une volonté fixe et prédominante qui mettent en défaut les précautions les plus subtiles et feraient croire que la maladie suscite chez eux des facultés spéciales et presque surhumaines. En effet, si l’aliénation mentale trouble certaines facultés de l’entendement, elle en développe parfois d’autres à un point extraordinaire. On dirait que l’état de stupeur dans lequel tombent fréquemment les malades est pour quelques-uns d’entre eux une période d’incubation, d’éducation interne dont ils sortent avec des dons intellectuels qu’on ne leur connaissait pas dans leur vie normale. C’est ce qui a fait dire que les fous se mettaient inopinément à parler des langues qu’ils ignoraient ; ceci est impossible, mais il est constant que la mémoire, surexcitée tout à coup sous l’action d’un afflux nerveux, peut rappeler d’une façon qui paraît miraculeuse une langue que l’on a entendue jadis et qu’en état de santé l’on ne sait réellement pas.

J’ai vu à Vaucluse un Russe qui y était interné depuis onze mois ; il ne put pas dire deux mots de français lorsqu’on l’amena, et il se contentait de démontrer par signes qu’il ne comprenait rien de ce qu’on lui disait. Il fut saisi de dépression et resta huit mois sans ouvrir la bouche ; quand il se réveilla de sa torpeur, il savait le français, non pas comme la Bruyère ni comme Montesquieu, mais assez pour expliquer très-nettement son état mental, pour raconter son histoire, pour expliquer qu’il avait été tailleur dans son pays et pour demander de l’ouvrage. Pendant cette sorte de sommeil extérieur, les vocables qu’il entendait se sont groupés dans sa mémoire avec leur valeur spéciale, les corrélations qui existent entre eux, et, étant fou, un travail s’était fait en lui, à son insu, dont il recueillit le bénéfice sans en avoir eu la peine.

La stupeur est si profonde parfois chez les malades, leurs organes sont frappés d’une paresse tellement invincible, qu’ils se croient morts ; ils n’ouvrent ni les yeux ni la bouche et refusent de manger. Le docteur Billod a imaginé une bouche artificielle fort ingénieuse qu’on place de force entre les lèvres de l’absorbé et qui permet de lui taire avaler quelques aliments ; mais, si l’on tombe sur un malade dont les mâchoires sont maintenues par une contraction nerveuse, il faut y renoncer ; on lui briserait les dents et l’on n’arriverait à rien. On se sert alors d’une sonde œsophagique que l’on fait passer par une narine et que l’on dirige de façon qu’elle pénètre dans le pharynx ; et c’est ainsi qu’on peut envoyer de la nourriture liquide jusque dans l’estomac à l’aide d’un instrument fort prosaïque dont Molière a souvent abusé dans ses comédies. Lorsque ce mode de nutrition se prolonge, — j’ai connu un aliéné qui l’a supporté pendant dix-sept mois, — le patient finit souvent par être atteint de scorbut, maladie qui du reste n’est pas rare chez les fous. Il ne faut pas croire que ces êtres immobiles, qui vivent dans une concentration incompréhensible, muets, sans regard, sourds et pétrifiés, ne pensent à rien. C’est le contraire qui est vrai : l’agitation intérieure est formidable chez eux, un chaos de pensées se heurte dans leur tête ; ils sont un monde et vivent au centuple, emprisonnés dans un corps qui se refuse à toute manifestation extérieure. Lorsqu’ils sortent de cette rigidité, on est surpris de voir que rien ne leur a échappé, et l’on reste parfois stupéfait en écoutant le récit des phénomènes psychologiques dont ils ont été le théâtre fermé.

Gérard de Nerval, qui ne fut que trop compétent en pareille matière, décrivant les régions fantastiques à travers lesquelles il a été si souvent transporté[25], a appelé la folie « un épanchement du songe dans la vie réelle ». Cette expression, que nul aliéniste ne répudierait, est d’autant plus frappante, qu’il est impossible de reconnaître si le récit de Gérard de Nerval est emprunté à des rêves ou à des réalités morbides. Évidemment les réalités et les rêves sont si étroitement mêlés, tellement confondus, qu’il ne parvenait pas à les distinguer lui-même. Bien des fous ressemblent à des gens mal réveillés qui vivraient sous l’empire d’un cauchemar persistant : dans le rêve comme dans la folie, on ne guide pas sa pensée, on est guidé par elle ; de plus, comme dans le rêve aussi, toute idée intermédiaire disparaît : on ne voit que le but poursuivi. Le fou, entre la conception et la réalisation de son désir, n’admet, ne suppose aucun obstacle ; le relatif s’efface, on peut dire qu’il ne comprend que l’absolu. Une mélancolique vous dit : Rendez-moi, je vous prie, un service ; prenez un bon couteau, et coupez-moi le cou ! — On se récrie, on parle de responsabilité, de justice, d’échafaud. — Elle reprend : Ne dites donc pas de niaiseries ; prenez vite le couteau, rien n’est plus simple ; dépêchez-vous, je n’ai pas le temps d’attendre.

Comme dans le rêve encore, les sensations extérieures font germer des idées connexes. Un homme se découvre la nuit en dormant, il a froid, il rêve qu’il est en Sibérie. De même pour l’aliéné : une hystérique a des constrictions à la gorge et soutient qu’elle a avalé une pomme qui « ne peut pas passer » ; un maniaque sent distinctement un crapaud qui lui ronge l’estomac ; il meurt ; à l’autopsie, on découvre qu’il a un squirre voisin du pylore ; les femmes qui rejettent invariablement leurs vêtements et veulent absolument rester nues (Théroigne de Méricourt, morte en 1817, était ainsi) sont de pauvres créatures qui ont la peau animée d’hyperesthésie (excès de sensibilité) et qui ne peuvent supporter le frôlement le plus léger. La perversion des sensations est telle, qu’un malade s’essuie le visage pour étancher les gouttes de sueur qu’il sent, qui le chatouillent en coulant et qui cependant n’existent pas. On ne peut pas dire, suivant la formule vulgaire, qu’elles n’existent que dans son imagination, car il en a l’impression physique, très-nette, palpable, positive, due sans doute au tressaillement de quelque filet nerveux épanoui sous l’épiderme.

L’aliénation n’atteint guère que les adultes et elle respecte l’enfance. Roller a dit : « La folie n’apparaît qu’avec la conscience du moi, vers l’âge de quatorze ans au plus tôt. » J’ai pu constater à Vaucluse l’exactitude de cette assertion, et je l’ai vérifiée aussi à Ville-Évrard, qui est un domaine de 185 hectares situé près de Neuilly-sur-Marne, entre la route de Strasbourg et le canal de Chelles. Cet asile, qui avait été ouvert le 29 janvier 1869, a servi de quartier général au prince de Saxe ; il a été momentanément pris par nous, et comme il était dominé par le plateau d’Avron, on peut croire que les projectiles ne l’ont point épargné. Les 248 malades que j’y ai vus étaient dans des conditions analogues à celles dont j’ai parlé ; deux médecins, quarante employés, dont sept sœurs de Saint-Joseph, veillent sur eux ; c’était un dimanche et nul travailleur aliéné n’était aux champs.

L’idée première qui a dirigé la construction de Ville-Évrard n’ayant point été suivie, il se trouve que diverses modifications sont nécessaires pour que l’établissement puisse rendre les services qu’on lui demande. Primitivement ce devait être une maison de convalescence, de sorte qu’on a évité avec soin tout ce qui rappelait la réclusion. Les murs d’enceinte sont trop bas, si bas que de la route et des champs voisins on plonge littéralement dans les jardins et que l’on voit tout ce qui s’y passe ; de plus les préaux particuliers des cellules réservées aux femmes agitées sont peu éloignés de la berge du canal de Chelles. Les bons paysans, les Parisiens désœuvrés qui, le dimanche, traînent leur ennui à travers champs, excitent ces malheureuses pour se distraire et les exaspèrent parfois jusqu’à la fureur ; une grille mal placée, ouvrant sur la campagne, permet aux cabaretiers du voisinage, qui ne s’en font pas faute, de passer de l’eau-de-vie aux infirmiers et parfois même aux malades. Le peu d’élévation des murs rend en outre les évasions très-fréquentes. C’est là un inconvénient auquel il est facile de remédier, et je ne vois pas alors ce qui manquera à Ville-Évrard pour devenir un établissement moins bien situé, mais aussi bien aménagé que Vaucluse.

Sainte-Anne a coûté 9 504 705 francs, Vaucluse 5 151 001, Ville-Évrard 6 135 352, mais dans ce dernier chiffre il faut compter les dépenses de constructions fort importantes qui ont été faites dans un vaste parc séparé de l’asile par la route. C’est une série de pavillons isolés ; ils n’ont pas encore été habités et constituent une maison de traitement pour les aliénés qui serait aux asiles ce que la Maison municipale de Santé est aux hôpitaux. Ce premier projet a été abandonné, mais les bâtiments restent ; ils sont neufs, de bonne apparence, placés au milieu d’un jardin charmant, bien abrités, d’une surveillance facile ; il convient de les utiliser et de transporter là le service des idiots et celui des épileptiques, qui encombrent Bicètre et la Salpêtrière sans utilité pour la science, sans profit pour l’administration. J’ai parlé ailleurs de ces deux maladreries, qu’il faudrait avoir le courage de jeter bas, si on pouvait imposer un tel sacrifice à l’Assistance publique, qui, forcée de procéder avec une irréprochable économie, fait effort pour tirer le meilleur parti possible des anciennes dépendances de l’hôpital général, dont elle a hérité. Les vieilles maisons, comme les vieilles gens, tiennent à leurs mauvaises habitudes, et dans les cellules des aliénés de Bicêtre j’ai trouvé encore l’immonde baquet en bois, qui est un foyer d’infection permanente.

Le quartier des idiots à Bicêtre est une hideuse renfermerie isolée tant bien que mal dans d’anciens bâtiments trop étroits, désagréablement distribués, branlants de vétusté et qui, depuis longtemps, auraient dû tomber sous la pioche des démolisseurs ; il est du moins hygiéniquement disposé en bon air sur la hauteur qui domine la plaine de Gentilly, mais on ne peut le parcourir sans tristesse, car il n’y a pas de spectacle plus navrant que celui de ces animaux à face humaine, chez lesquels rien d’humain ne subsiste. On est étonné que la vie se soit emparée de ces difformes apparences et ait pu s’y installer. Leur crâne déprimé, leurs yeux atones, leur lèvre pendante et baveuse, leurs gestes incohérents, leur démarche oscillante, assez semblable à celle de jeunes ours dressés sur leurs pattes de derrière, en font un objet d’étonnement et de commisération infinie. Lorsqu’on les regarde, on prend la création en flagrant délit d’erreur, et l’on se demande pourquoi l’existence a été infligée à des créatures qui doivent rester closes dans un non-être permanent.

Beaucoup d’entre eux sont aphasiques, c’est-à-dire ne peuvent parler. Ils entendent cependant, ils peuvent articuler des sons, mais il leur est impossible de retenir un mot et d’y reconnaître une valeur significative quelconque. Il y en a cependant qui parviennent à se forger deux ou trois vocables pour exprimer non pas des idées, mais des besoins matériels fort simples ; Esquirol cite une idiote qui disait pignon lorsqu’elle voulait manger et agnon quand elle avait soif. On ne peut dire qu’ils aient des vices, puisqu’ils ne comprennent pas la différence du bien et du mal ; ils ont des habitudes invariablement mauvaises et des mœurs déplorables : ce sont des singes maladroits et malfaisants.

Parmi eux, il en existe qui profèrent quelques paroles, chez qui la matière mal conformée n’a pas envahi l’âme tout entière, et qui offrent une lueur incertaine, vacillante, à peine visible, dont on cherche cependant à tirer parti. Ferrus est le premier qui ait essayé de les faire instruire, et Bicêtre possède une école, — école bien primaire, — pour les jeunes idiots. Leur instituteur mérite d’être nommé, car jamais, je crois, tâche plus ingrate n’est incombée à un homme.

Depuis trente-deux ans, M. Deleporte a vu passer tous les jeunes idiots que Bicêtre a renfermés. Sans se décourager jamais, il a roulé ce rocher de Sisyphe ; à force de patience, de persistance, il leur a donné quelques notions de lecture, d’écriture, de calcul et de géographie. Il a tenté par tous les moyens imaginables de mettre un peu de lumière dans ces cerveaux obscurs ; il a réussi quelquefois ; mais pour combien de jours, pour combien d’heures ? Presque tous ses écoliers sont épileptiques ; un accès survient, tout est oublié ; on recommence, on serine de nouveau ces malheureux êtres inconsistants ; à la première attaque, tout s’envole.

Près de la classe, dans une salle largement aérée, est une sorte de grande auge en bois, capitonnée de matelas : c’est là qu’on porte ceux que terrasse le mal sacré. Cela est sinistre à voir. Un enfant est au travail, l’aura epileptica, le souffle mystérieux passe, un frémissement imperceptible ride la peau du front, l’œil tourne et devient blanc, un peu d’écume rosâtre apparaît au coin des lèvres contractées, une pâleur grise envahit le visage, un bêlement plaintif s’échappe de la poitrine oppressée, et le malheureux est abattu par la convulsion[26]. Quelques-uns ont des accès si fréquents et tombent si brutalement, qu’on est obligé de leur encercler la tête dans un bourrelet de caoutchouc.

À la Salpêtrière aussi on a établi une école pour les jeunes idiotes ; il y a là une institutrice que souvent j’ai vue à l’œuvre et que je n’ai jamais pu contempler sans émotion, car je connais son histoire et je n’en sais guère de plus touchante. En 1847, une femme devint folle et entra à la Salpêtrière ; sa fille, qui avait reçu une éducation sérieuse, obtint de la suivre, de rester près d’elle afin de lui donner des soins. Cette tolérance ne pouvait être que provisoire ; elle devint définitive grâce au dévouement filial. Mademoiselle X… se chargea d’apprendre à lire et à écrire aux idiotes. Il y a vingt-trois ans qu’elle n’a quitté le froid quartier où ses élèves sont recluses, et rien, ni une santé visiblement chétive, ni l’ingratitude d’un labeur énervant, n’a pu la faire renoncer à la tâche sacrée qu’elle a recherchée avec une abnégation admirable. Est-elle payée de sa peine ? Bien peu, si l’on ne considère que le développement rudimentaire des pauvres cerveaux qu’elle veut éclairer ; suffisamment et selon son cœur, si l’on remarque une vieille femme fort douce, un peu sauvage, s’empressant volontiers autour des enfants, qui se promène dans le préau ombragé du quartier — de la masure — des idiotes ; la mère et la fille sont réunies. Si cela est contraire au règlement, il faut bénir ceux qui ont su y manquer pour aider à cette bonne action[27].

Ces malheureuses petites filles dénuées, et dont la vie serait insupportable si elles pouvaient en concevoir l’amertume, ont parfois une distraction qui les occupe et les fait joyeuses pendant une heure ou deux. Tous les ans, le directeur de la Salpêtrière fait venir, au carnaval, un prestidigitateur qu’on installe avec son théâtre portatif dans la salle de réunion d’un des quartiers neufs. C’est une vraie fête de famille ; on y invite les idiotes sages, les épileptiques simples, les folles tranquilles. Il y a des lumières, des fleurs, quelques draperies. Toutes les spectatrices, assises sur des chaises, sont immobiles et silencieuses : l’hébétement des visages est à peu près général. On voit là de pauvres fillettes épileptiques déjà gagnées par l’embonpoint, et qui, malgré leur jeunesse, ressemblent à de grosses vieilles femmes dont la peau serait tendue sur une chair malsaine et trop gonflée. Parfois on entend au fond de la salle une plainte traînante, mélopée douce et tremblée ; c’est une malade qui tombe. Dans ses différents tours, qui n’étaient point bien compliqués, l’homme, voulant faire entrer un serin dans une coquille d’œuf, fit mine de lui écraser la tête entre ses dents ; il y eut un murmure et comme un sentiment unanime d’horreur : l’humanité dans ce qu’elle a de plus beau, la pitié, subsiste donc encore !

Une autre fois j’ai assisté à un bal costumé donné aux folles ; on leur avait ouvert le magasin aux vêtements, et elles s’étaient attifées selon leur goût, en marquise, en laitière ou en pierrette. Généralement la folie des femmes est bien plus intéressante que celle des hommes : l’homme est presque toujours farouche, fermé, obtus, il raisonne même dans le déraisonnement ; la femme, qui est un être d’expansion universelle, exagère son rôle, parle, gesticule, raconte et initie, du premier coup, à tous les mystères de son aberration. Je me rappelle ce soir-là une vieille bossue vêtue en folie : elle allait et venait, manifestement nymphomane, tournant autour de deux ou trois hommes qui étaient là, et tendant ses bras maigres vers eux avec une expression désespérée. Tout se passa bien du reste. Le piano était tapoté en mesure par une malade ; les filles de service et les aliénées dansaient ensemble et obéissaient ponctuellement à une folle qu’on avait coiffée d’un chapeau à plumes en signe d’autorité. Fière de ses fonctions et de son marabout blanc, elle mettait l’ordre partout où il en était besoin. On offrit des sirops et des massepains qui furent acceptés avec un empressement de bonne compagnie. Lorsque je me retirai, une femme s’approcha de moi et me dit : « Marquis, votre fête était charmante ; je suis attendue aux Tuileries, veuillez dire qu’on fasse avancer ma voiture, mes gens sont dans l’antichambre. » Celle qui me parlait ainsi avait été fruitière dans la rue Harvey.

Les asiles dont je viens de parler sont amples et vastes, mais ils sont loin de suffire aux besoins de la population parisienne, ainsi qu’il est facile de s’en convaincre par les chiffres suivants : au 31 décembre 1871, les aliénés de Sainte-Anne, Vaucluse, Ville-Evrard, Bicêtre et de la Salpêtrière étaient au nombre de 2 237 ; Charenton en contenait 503, et les onze maisons de santé particulières établies à Paris ou aux environs en renfermaient 523, ce qui donne un total de 3 263 ; mais à cette même époque notre ville avait à répondre de 7 115 fous[28]. Pour satisfaire à des besoins si pressants et si nombreux, l’Assistance publique, qui ne dispose dans ses établissements que des places libres, a fait, en vertu de l’article 1er  de la loi du 30 juin 1838, un traité avec trente-quatre asiles de province, qui soignent pour son compte 3 772 malades ; de plus vingt-cinq autres asiles en ont reçu 80 à des conditions débattues ; c’est donc une masse de 3 852 aliénés que Paris est obligé d’évacuer sur les départements, faute d’établissements pour les recevoir et les garder.

En présence de ces faits, il y a lieu de regretter que M. Haussmann n’ait pu mettre son projet à exécution, et il faut espérer que ce projet sera repris plus tard, car il est indispensable que Paris offre tous les moyens curatifs possibles à une maladie qui semble devenir plus fréquente depuis qu’elle est mieux étudiée. Si ce vœu était exaucé, il faudrait consacrer un des dix asiles aux convalescents, car bien souvent on prend une rémittence pour la guérison ; les lits sont demandés, les aliénés frappent à la porte, on se hâte de leur faire place et l’on renvoie des malades qu’on aurait dû garder encore. Et cependant les rendre à leur milieu avant que leur système nerveux ait retrouvé son équilibre, à ce milieu perturbant qui a été une des causes de leur mal, c’est les exposer imprudemment à l’une de ces nombreuses rechutes que constatent les statistiques hospitalières.

iv. — la science.

La sûreté de Bicêtre. — Les cages. — Fous prétendus criminels. — La manie homicide est incurable. — Lacune de la loi de 1838. — Article 64 du Code pénal. — Récidive. — Folie circulaire. — les fous dangereux en Angleterre. — Double péril. — La sécurité publique et le malade ne sont point sauvegardés. — la justice est blessée. — La vieille Thémis. — Les confesseurs du droit. — Il faut imiter l’Angleterre. — Bien jugé. — Erreurs historiques. — Ravaillac, Charlotte Corday. — L’arme de l’aliéné. — Les mélancoliques irrésolus. — Suicide par homicide. — Lemaire. — Verger. — Principe morbide. — Le haschich. — Cleptomanie. — Pyromanie. — Hystérisme. — Perversion du goût. — Souvenir d’un procès célèbre. — Erreur judiciaire semblable à deux cent trente ans de distance. — Gilles Garnier, Antoine Léger. — Désordres de l’encéphale constatés par l’autopsie. — Un pensionnaire de la sûreté de Bicêtre. — Résultat de l’enquête sur l’insanité mentale des criminels. — 1 sur 1 000 ; 20 sur 1 000. — Coupables ou malades ? — Responsabilité humaine. — Action de l’Assistance publique limitée par ses ressources. — Agitées abandonnées à elles-mêmes. — Traitement par l’indifférence. — Locution invariable. — Insuffisance numérique du personnel médical. — Aveu fait par Ferrus. — L’asile d’Illenau. — Le directeur Roller. — Traitement moral. — Traitement thérapeutique. — L’opium et le chlorhydrate de morphine. — Surveillance thérapeutique suivant les aliénés guéris. — Le type du médecin aliéniste : le docteur Hergt. — Aimer les malades. — La science aliéniste stationnaire en France. — Pourquoi. — Ce que devrait être le directeur d’une maison d’aliénés. — Où est l’action du médecin ? — L’autorité morale. — Fausse route. — Il faut savoir d’où procède la folie. — Le microscope. — Charles Robin. — Il n’existe pas, en France une seule chaire de pathologie mentale. — Enseignement à créer. — Hôpital clinique à ouvrir. — Le rôle de la science.

Bicêtre contient un quartier spécial, rejeté à l’extrémité de la maison et formé d’une rotonde qui se compose de vingt-quatre cellules, séparées de la salle centrale où se tiennent les gardiens par des grilles de fer semblables à celles qui défendent les loges des animaux féroces au Jardin des Plantes ; c’est la sûreté. L’homme enclos dans cette geôle est comme une bête ; on lui passe sa nourriture à travers les barreaux et on le lâche parfois dans un petit préau attenant à sa prison, préau désolé, sans verdure, brûlé par le soleil, mais entouré de basses murailles qu’on dirait faites exprès pour faciliter les évasions. C’est dans ces cages, bonnes tout au plus à garder des loups, qu’on enferme les condamnés qui ont donné des preuves d’aliénation mentale, et qu’on aurait peut-être bien fait d’examiner scientifiquement avant de les traduire devant le jury. Ces malheureux ne peuvent rester dans les prisons parce qu’ils sont fous ; ils ne peuvent être admis dans un asile parce qu’ils sont condamnés ; on a trouvé un moyen terme et on les jette dans ces cachots annexés à Bicêtre ; dix hommes les surveillent : ce n’est pas trop. Autrefois on les employait à agencer ces couronnes de papier peint qu’on donne dans les pensionnats aux distributions de prix ; aujourd’hui ils font du filet. Le professeur qui leur explique les mystères de la navette et du moule est un horrible cancéré du quartier des grands infirmes.

Il y a une question fort grave : que doit-on faire de ceux qu’on appelle fort improprement des fous criminels ? Car, s’ils sont fous, ils ne sont point criminels, et, s’ils sont criminels, ils ne sont point fous. Un aliéné ne commet point d’assassinat, il ne peut commettre qu’un homicide ; en un mot, il n’est jamais coupable ; mais, pour n’être point coupable, il n’en est pas moins dangereux, car la manie homicide est incurable, c’est Esquirol qui l’a dit. Or à cet égard la loi du 30 juin 1838 offre une lacune regrettable qui cause d’insurmontables embarras à la justice, à la préfecture de police et à l’Assistance publique.

Voici un fait qui se renouvelle tous les jours. Sous l’obsession d’une impulsion irrésistible, un homme en frappe un autre et le tue. Il est arrêté ; interrogé par le juge d’instruction, il divague et ne laisse aucun doute sur son insanité ; un médecin aliéniste est appelé, et reconnaît que l’inculpé a agi sans responsabilité. L’article 64 du Code pénal est formel : « Il n’y a ni crime, ni délit, lorsque le prévenu était en état de démence au moment de l’action ou lorsqu’il a été contraint par une force à laquelle il n’a pu résister. » On se trouve donc en présence d’un malade ; il n’appartient plus à la justice, qui rend une ordonnance de non-lieu. C’est son devoir, et elle ne peut s’y soustraire. Mais sous l’influence de l’isolement, de ce que l’on nomme le changement d’état, l’exaltation s’efface, la manie s’apaise, la raison reparaît, et le malade guérit. Que va-t-on faire ? Il ne faut point oublier que la manie homicide est incurable. Cet homme, n’étant ni prévenu ni condamné, ne peut être gardé en prison. Il n’est plus aliéné, il ne peut donc être reçu dans un asile. Pour lui, la justice est sans loi, la police sans pouvoir. Le voilà sur le pavé, retourné à sa vie ordinaire, à ses habitudes plutôt mauvaises que bonnes, en butte à toutes les causes de surexcitation qui déjà ont fait éclater son délire et le feront éclater encore. Un nouvel homicide est commis ; grande rumeur : c’était un fou ; ne le savait-on pas ? pourquoi ne l’a-t-on pas fait enfermer ? Soit ; mais la liberté individuelle, que l’on trouve si fortement compromise par la loi de 1838, qu’en fait-on dans ce cas ?

Il y a tel genre de folie où les malades passent par des alternatives presque régulières, variant entre la fureur et une surexcitation qui ne dépasse pas beaucoup la moyenne d’un cerveau naturellement exalté ; c’est la folie à double forme de Baillarger et la folie circulaire de Falret. Dans les intervalles de violence et de calme relatif, un malade frappé de cette affection peut commettre une série de meurtres et être toujours relâché, parce qu’il lui suffira d’être momentanément emprisonné pour entrer dans la période d’apaisement.

L’Angleterre, qui pousse parfois jusqu’à l’absurde le respect de la liberté individuelle, ne s’est laissé prendre à aucun sophisme ; elle a été droit au but, au but pratique, à celui vers lequel il faut tendre lorsque l’on comprend que le premier devoir d’un gouvernement est de protéger la sécurité sociale. Le fou atteint de monomanie homicide, de cleptomanie, de pyromanie, qui, ayant tué un de ses semblables, volé, allumé un incendie, revient à la raison, n’est jamais rendu à la liberté ; on le considère comme un malade en rémittence, mais sujet à des rechutes qui peuvent mettre la société en péril, et par conséquent comme un individu dangereux qui doit vivre sous une surveillance continuelle.

C’est là un exemple qu’il faut suivre, et suivre au plus vite, car chaque jour les feuilles publiques racontent quelque malheur occasionné par un aliéné libre, dont la vraie place, — l’événement le prouve trop tard, était dans un asile ou une maison de santé. La science a un grand rôle à jouer dans cette question, il lui appartient de formuler les principes indiscutables sur lesquels on peut s’appuyer pour reconnaître, déterminer et affirmer l’aliénation mentale. Cette lacune de la loi de 1838 n’est pas seulement préjudiciable à la sécurité publique, elle a en outre des conséquences redoutables pour l’aliéné lui-même qu’elle ne sauvegarde pas et pour la justice qu’elle entraîne à des erreurs. Dans l’auteur de certains faits monstrueux, le jury a peur de reconnaître un fou qu’il faudra relaxer immédiatement, puisqu’il ne serait pas coupable, et, dominé par le très-légitime souci du salut général, il condamne. On dit, je le sais, et c’est un argument qui parait péremptoire : De tels fous sont un danger permanent, et la société a le droit, a le devoir de s’en débarrasser. Nulle société n’a le droit de tuer ses malades, à moins qu’elle ne revienne aux temps barbares où l’on étouffait les malheureux qui avaient été mordus par un chien enragé ; mais la question est plus haute et d’un ordre plus abstrait.

Toutes les fois qu’une erreur de cette nature est commise, c’est l’expression la plus élevée, l’expression presque divine de la société qui souffre et qui est blessée, c’est la justice. Or tout ce qui peut porter atteinte à la justice, tout ce qui est de nature à amoindrir son prestige, à diminuer le respect qui lui est dû, est mauvais, dangereux et coupable. De toutes les divinités que nous avons adorées, une seule est restée debout : c’est la vieille Thémis. Au milieu de nos bouleversements matériels et de notre effarement moral, lorsque nous tourbillonnons sur nous-mêmes sans pouvoir trouver la route qui mène au port, elle est demeurée impassible et sereine, équitable pour tous, rassurant les faibles et tâchant de contenir les exaltés. Elle nous a donné une leçon grandiose et dont il faut profiter, en nous prouvant qu’on peut traverser un naufrage sans rien abandonner de soi-même, et à l’heure suprême, quand on a cherché des martyrs pour confesser le droit, on l’a trouvée digne d’être associée à Dieu même : la robe du juge et la robe du prêtre ont été trouées par les mêmes balles.

Il faut, en imitant l’exemple de l’Angleterre, donner à la justice le pouvoir de mettre hors d’état de nuire le maniaque qu’elle est contrainte aujourd’hui de frapper par des lois qui ne sont pas faites pour lui ; il faut qu’elle appelle plus souvent l’aliéniste à son aide, car bien des cas qu’elle a sévèrement jugés appartenaient à la pathologie mentale. Ce n’est pas l’esprit d’impartialité qui lui manque ; mais la science aliéniste est si jeune encore, — elle date des premiers jours de ce siècle, — elle a à lutter contre tant de préjugés, elle a des formules encore si confuses, qu’on semble redouter d’être trompé par elle. Dans une circonstance restée certainement présente à l’esprit des lecteurs, le jury, guidé par la justice, a fait preuve d’une clairvoyance que malheureusement il n’a pas toujours eue au même degré. Un enfant de quelques mois appartenant précisément à une famille de magistrats fut enlevé aux Tuileries par une fille qui, facilement retrouvée, fut arrêtée et comparut en cour d’assises. Sur le verdict du jury, elle fut acquittée. Bien jugé ! La fille était hystérique et elle avait été « contrainte par une force à laquelle elle n’avait pu résister », pour parler comme l’article 64 ; donc elle était irresponsable.

L’histoire elle-même, faute d’avoir été écrite par des hommes qui soient descendus un peu profondément dans l’étude des troubles nerveux de l’intelligence et de la volonté, a formulé bien des jugements qu’une cour de cassation scientifique invalidera quelque jour. Une impulsion irrésistible, née, chez des êtres maladifs, sous l’influence d’une cause religieuse et d’une cause politique, arme le bras de Ravaillac, que les Feuillants avaient renvoyé comme visionnaire, et conduit Charlotte Corday chez Marat. L’un est un monstre indigne de merci, l’autre est presque déifiée, et un grave historien l’appelle l’ange de l’assassinat. Tous deux me paraissent irresponsables et victimes d’un cas pathologique parfaitement caractérisé ; car l’un et l’autre ont obéi à ce que l’on nomme vulgairement une idée fixe. Pour apprécier sainement des faits de cette nature, c’est l’acte lui-même, l’acte abstrait qu’il faut voir et non les événements, souvent déplorables, qui en ont été le résultat.

Un monomane qui tue s’y prend rarement à deux fois ; il emploie le couteau de préférence, et le coup qu’il porte d’un seul jet est presque toujours instantanément mortel ; on dirait que toutes ses facultés concourent à développer en lui une adresse, une précision qu’un homme sain d’esprit ne peut atteindre. Lacenaire, qui se donnait pour un professeur d’assassinat et dont l’état mental était absolument indemne, n’a jamais réussi à tuer du premier coup. Il est une variété de fous très-étrange qu’on ne saurait examiner de trop près avant de se décider à les envoyer en cour d’assises : ce sont les mélancoliques irrésolus ; ils ne rêvent que la mort et n’osent point se la donner ; pour arriver au but vers lequel ils aspirent avec une intensité qu’il est impossible de comprendre lorsqu’on ne l’a pas constatée soi-même, ils prennent un chemin détourné qui les conduit invariablement au meurtre ; ils tuent dans l’espoir d’être arrêtés, jugés, condamnés, exécutés. Ils parviennent au suicide par l’homicide. Quelques-uns ont été frappés de la peine capitale ; ils ont accepté l’arrêt avec joie, — Lemaire fut ainsi, — et ne se sont point pourvus en cassation, afin de monter plus promptement sur cet échafaud qui était l’objet de leur passion.

Pour le criminel le meurtre est un moyen, pour l’aliéné le meurtre est un but. Lorsque dans un crime on ne peut découvrir aucun mobile plausible d’intérêt, de vengeance, de jalousie, il est probable, sinon certain, qu’il est l’œuvre d’un fou : Papavoine, Philippe, Verger. Celui-ci n’a trompé aucune des prévisions que l’examen de son état mental avait fait naître. Il avait été signalé comme aliéné pouvant facilement devenir dangereux, sans nouvelles causes perturbantes, par le seul développement probable de son exacerbation intellectuelle. C’était un prêtre, on redouta le scandale ; de plus l’agitation commençait autour de la loi de 1838 ; au lieu de l’interner dans un asile, on prit le moyen moins sûr et plus dispendieux de le faire surveiller. Il ne faisait plus un pas sans être suivi par des agents ; il s’en aperçut, s’en fatigua, partit pour la Belgique, revint inopinément et se rendit, le 3 janvier 1857, à l’église Saint-Étienne du Mont, où l’on sait ce qui se passa. On m’a affirmé que, lorsqu’il a commis l’homicide qu’il a expié entre les mains du bourreau, il avait un frère fou à Bicêtre et une sœur employée à la Salpêtrière, où elle avait été traitée et guérie d’un accès d’aliénation mentale. Le principe morbide qui force une lypémaniaque à briser une assiette est semblable à celui qui contraint un monomane à tuer ; certes le résultat est différent, mais la cause est identique ; ces deux faits ont donc une valeur scientifique égale.

Sous l’action de certaines substances stupéfiantes ou excitantes, l’esprit perd une partie de ses facultés ou du moins celles-ci sont profondément modifiées. Le haschich[29] est le plus énergique de ces agents de trouble. Le docteur Moreau (de Tours) l’a longuement expérimenté sur lui-même et sur les autres ; il a publié en 1844 un livre fort curieux, qui contient le résultat de ses expériences sur ce qu’il nomme justement la folie artificielle. Il a raconté les différentes fantasias dont il a été le héros et le témoin ; mais il n’a pas dit que le principal expérimentateur, savant à la fois ingénieux et profond, homme du monde et de façons parfaites, était, sous l’influence du haschich, atteint de cleptomanie : il volait les montres, les bijoux, et fourrait prestement les couverts dans ses bottes, avec une habileté que lui auraient enviée les pensionnaires de la Roquette et de Clairvaux. Si la folie artificielle peut produire la manie du vol, que penser à cet égard de la folie réelle ? Que d’ivrognes intoxiqués par l’alcool se sont « amusés » à mettre le feu à leur maison ! La plupart des incendies qui, dans la campagne, dévorent les toits de chaume et surtout les meules de céréales et de foins, sont le fait de fillettes de quatorze à seize ans, maladivement prédisposées à la pyromanie. Cet âge est particulièrement dangereux pour les jeunes filles qui ne sont déjà plus des enfants et ne sont point encore des femmes. Qui de nous n’a remarqué les troubles nerveux dont elles sont affectées et qui, lorsqu’ils offrent peu de gravité, se manifestent par une perversion du goût ? Elles mangent du charbon, de la mine de plomb, du plâtre, du papier imprimé, des araignées, de la bougie. Tout cela est fort innocent ; mais en même temps elles ont fréquemment des hallucinations.

Si ces hallucinations prennent un corps, si elles se fixent sur un individu, si la malade obéit à ce besoin impérieux de faire parler d’elle qui trop souvent tourmente les femmes atteintes d’hystérisme, qu’en peut-il résulter ? Un procès en cour d’assises, où la justice, trompée par les apparences, n’admettant pas la perversion d’un être si jeune et ne soupçonnant pas la maladie, fera des efforts désespérés pour découvrir la vérité, renversera ses habitudes, tiendra audience à minuit afin de pouvoir entendre le principal témoin qui théâtralement ne parle qu’à cette heure et passe ses journées dans la prostration. Si, d’autre part, l’accusé ne peut établir l’alibi qui le sauverait, sans perdre à toujours une femme qui s’est confiée à son honneur, il surviendra une condamnation d’autant plus regrettable qu’elle sera plus sévère. Un tel procès est impossible de nos jours, dira-t-on ; je l’espère, car la médecine légale a fait de grands progrès et est écoutée ; mais le fait s’est produit à Paris même en 1835[30].

Volontiers nous appelons le dix-neuvième siècle un siècle de lumières ; il a commis des erreurs flagrantes dont il est bon de se souvenir pour éviter la pierre contre laquelle nous avons déjà butté : à deux cent trente ans de distance, je trouve un fait absolument analogue et conduisant à la même méprise. En 1594, le parlement de Dôle condamne à être traîné sur une claie et brûlé vif un certain Gilles Garnier, surnommé l’ermite de Saint-Bonnet, loup-garou qui habitait une forêt et avait tué un enfant dont il avait dévoré les entrailles ; en 1824, Antoine Léger va vivre dans les bois, enlève une petite fille de quatorze ans, la tue, mange son cœur et est condamné à mort par la cour d’assises de Versailles. L’un et l’autre étaient deux maniaques frappés de lycanthropie. Esquirol et Gall firent l’autopsie de Léger ; ils trouvèrent que la pie-mère adhérait au cerveau ; Charles Robin a constaté un accident identique chez Lemaire, et Momble avait la dure-mère adhérente à la boîte osseuse.

Il y a en ce moment (juillet 1872) à la sûreté de Bicêtre un jeune homme condamné à une longue peine infamante pour un attentat aux mœurs commis dans des conditions particulièrement révoltantes. Il a la pâleur grise caractéristique, un certain boursouflement des paupières ; sa pupille, semblable à celle des oiseaux crépusculaires, l’engoulevent et la bécasse, est dilatée comme s’il avait pris de la belladone. Il est paisible et soumis à son sort, quoiqu’il ne comprenne guère en quoi il l’a mérité. En effet, il est sujet parfois à ce que l’on nomme des absences ; il tombe subitement dans une sorte d’extase où il reste plongé un jour ou deux ; il en sort brusquement, reprend vie à la minute précise où l’accès l’a saisi et ne conserve aucun souvenir de ce qu’il a pu faire pendant que son corps seul était sur terre et que son âme voyageait dans les espaces ouverts à la folie. Son état mental, reconnu après sa condamnation, lui a du moins valu d’être enfermé à la sûreté et lui a épargné les galères.

Lorsque l’on essaya d’établir en France l’isolement cellulaire dans les prisons, il ne manqua pas de gens qui, ne sachant pas le premier mot de la question et ne se doutant pas que le système en commun est une école où le crime est publiquement professé, déclarèrent que tous les détenus allaient immédiatement devenir fous. Une commission, choisie parmi les aliénistes les plus savants et qui comptait dans son sein des hommes tels que Ferrus, Lélut, Parchappe, fut chargée d’étudier l’état mental des condamnés enfermés dans les maisons centrales. Le résultat de cette enquête, publié en 1844, donna sur l’insanité des criminels des notions qu’on ne soupçonnait guère. À cette époque, la proportion des aliénés, par rapport à la population totale de la France, était de 1 sur 1 000 ; dans les prisons, la proportion fut de 20 sur 1 000. Le système cellulaire n’y était pour rien, puisque les maisons centrales vivaient sous le régime libre.

Il est bien difficile, en effet, lorsqu’on a, sans parti pris d’avance, étudié de près les malfaiteurs, les prostituées et les fous, de ne pas reconnaître que, bien souvent, la folie se recrute dans le crime, comme le crime se recrute dans la folie[31] ; de cette étude, on garde une commisération inexprimable pour ces êtres coupables ou malades, qui seront toujours un danger public, parce que leur cerveau sans équilibre n’a pu comprendre le mécanisme et les nécessités de la société où le hasard les a fait naître. On dit d’eux que la vie sans frein qu’ils ont menée, comme malfaiteurs ou comme filles, les a rendus fous ; cette opinion est plus spécieuse qu’exacte : les excès ont sans aucun doute développé, aggravé un mal qui à la fin est devenu incurable ; mais, dans le principe, c’est parce qu’ils flottaient déjà pour la plupart au-dessus de l’aliénation qu’ils ont choisi délibérément cette existence qui traverse les bouges et les geôles pour se terminer dans les cellules de Bicêtre ou de la Salpêtrière. Il y a peut-être plus d’analogie que l’on ne croit entre la récidive de certains criminels et la rechute des aliénés. Aujourd’hui les savants américains étudient l’alcoolisme et s’aperçoivent que c’est presque toujours une maladie chronique et très-souvent héréditaire. Problèmes redoutables, qu’on ose à peine effleurer, car la solution scientifique ne laisserait sans doute à l’homme qu’une responsabilité dérisoire.

C’est là le côté moral de la question, et les pouvoirs législatifs auront un jour à s’en occuper sérieusement. Quant au côté matériel, nous devons dire que l’Assistance publique ne néglige rien pour offrir aux aliénés des asiles irréprochables. Ce qu’elle a fait à Sainte-Anne, à Ville-Évrard, à Vaucluse, prouve ce qu’elle ferait si ses ressources n’étaient pas aujourd’hui plus limitées que jamais. Prise entre la nécessité de ménager les biens qu’elle administre et l’obligation de secourir les infortunes qui crient vers elle, elle prend un moyen terme et elle exige peut-être des médecins un travail que leurs forces ne leur permettent pas toujours d’accomplir. Dans les préaux d’un des asiles, j’ai vu les femmes agitées se tordre, se débattre et souffrir en présence d’une gardienne impassible. Quoi ! nous avons les anesthésiques les plus puissants, l’éther, le chloroforme, le chloral ; nous avons le chlorhydrate de morphine, l’atropine, la narcéine, et quand une lypémaniaque entre en fureur, se mord, se frappe, se déchire, la camisole de force suffit, on la traite par l’indifférence, et il n’y a pas là un médecin qui accourt pour la calmer ! En outre, dans une déposition reçue par une commission extra-parlementaire, qui recherchait les moyens d’améliorer la loi de 1838, deux magistrats ont déclaré qu’ils avaient constaté, dans un asile public, qu’un médecin continuait à rédiger le bulletin sanitaire d’un aliéné mort depuis plusieurs mois.

À quoi tient cela ? Écoutons les malades, ils ont un mot familier, une locution invariable qui nous l’apprendra ; ils disent : Le médecin passe ; le médecin va passer. Il passe en effet, et ne peut guère faire autrement, car il n’a pas le loisir de s’arrêter. Nous sommes forcés de répéter ici ce que déjà nous avons dit dans notre étude sur les hôpitaux : le personnel médical n’est pas assez nombreux et les malades le sont trop. Les cinq asiles municipaux contiennent 3 920 places ; ils sont sous la direction thérapeutique de quinze médecins, dont huit seulement résident dans l’établissement même. Le service est donc distribué de façon que chaque médecin a 261 malades à soigner[32]. Nous demandions aux médecins d’hôpitaux de consacrer trois minutes à l’examen d’un malade ordinaire ; mais ici la question n’est pas tout à fait la même, car il est indispensable de causer avec les fous, ne serait-ce qu’afin de pouvoir apprécier le degré et la nature de leur aberration. Or il faut bien cinq minutes pour interroger un aliéné, se rendre compte de son état, de l’effet que le traitement a pu produire ; cinq minutes par malade donnent un total de vingt et une heures : c’est ce qu’exigerait une visite consciencieuse dans les salles. J’admets que la moitié des malades soient paralytiques, aphasiques, gâteux et incurables ; le total est encore de dix heures et demie. On ne doit donc pas s’étonner si les agités hurlent sans qu’on vienne à leur aide, et si un médecin signe machinalement un bulletin sanitaire qui depuis longtemps aurait dû être converti en bulletin de décès.

Un aveu explicite a été fait à cet égard par un spécialiste éminent, et il est bon de le citer, car il dispense de tout commentaire. Ferrus, médecin en chef de Bicêtre, et ensuite inspecteur général des asiles d’aliénés en France, a écrit : « Dans le service des aliénés de Bicêtre, où se trouvent moyennement de 700 à 800 individus, il m’a fallu plusieurs années d’une étude suivie pour prendre une connaissance exacte de chacun d’eux, ce qu’il m’eût été difficile d’obtenir si je n’avais été bien secondé[33]. »

J’ai visité beaucoup d’asiles et dans bien des pays ; j’en ai vu un qui me paraît être un modèle au point de vue du personnel médical et des soins que l’on prodigue aux malades : c’est l’établissement d’Illenau[34], que Falret père signalait dès 1845 à l’attention du monde savant dans les Annales médico-psychologiques.

Le docteur Roller, qui l’a fondé en 1837, le dirige encore ; l’infatigable vieillard semble avoir trouvé une nouvelle jeunesse, une vigueur toujours renaissante dans l’accomplissement du devoir et dans l’amour de sa profession. Pour une population d’aliénés qui ne peut pas s’élever au-dessus de 420, il y a un personnel de 150 gardiens et sept médecins résidants qui tous les jours, deux fois, sous la présidence du directeur, se réunissent en consultation, étudient les cas spéciaux, suivent le cours général de chaque maladie et participent ainsi à leur expérience mutuelle. Un journal hebdomadaire publié par la direction, et dans lequel les pensionnaires sont désignés par un numéro, porte aux familles des nouvelles de leurs malades, qui sont individuellement visités au moins trois fois chaque jour par un médecin[35]. Un corps de musique est attaché à l’asile ; on encourage les aliénés à la vie agricole, à la vie ouvrière ; on leur laisse toute la liberté compatible avec leur sécurité et celle des autres. Les médecins accompagnent souvent les malades dans leurs promenades et leur donnent quelques notions de botanique usuelle ; les lectures en commun, les concerts, sont fréquents, et comme le lait est un aliment excellent pour les aliénés, que la glace leur est indispensable, il y a une étable de vingt-quatre vaches et trois glacières exclusivement réservées pour leur service.

Le traitement thérapeutique joue à Illenau un rôle prépondérant ; je n’ai pas qualité pour me permettre de l’apprécier, mais je puis dire qu’en 1871 a été consommé par les malades onze kilogrammes d’opium brut et cinq kilogrammes de chlorhydrate de morphine. Ces chiffres méritent d’être retenus, car ils renferment un enseignement dont il serait bon de profiter. Le résultat est à signaler : les guérisons sont dans la proportion de 42 pour 100, et j’entends guérisons sans rechutes, car j’ai établi mon calcul sur une moyenne de plusieurs années.

Ce n’est pas tout de soigner les malades et de les sauver, il faut les suivre et les surveiller de loin lorsqu’ils sont rentrés dans leur milieu. Le statut d’Illenau est impératif à cet égard. Le directeur écrit au curé et au maire du village, de la ville où revient le convalescent ; il leur indique le traitement prescrit et les charge de s’assurer que son ancien pensionnaire ne s’en écarte pas. Tous les quinze jours d’abord, puis tous les mois, tous les trois mois, enfin tous les semestres, des lettres sont échangées, des recommandations sont réitérées dans le but de consolider la guérison d’un paysan, d’un prince, — jusqu’au moment où le docteur Roller estime que nulle rechute n’est à redouter. J’ai longuement étudié cet asile, en éprouvant le regret profond que nous n’eussions rien de semblable à Paris, dans le pays où Philippe Pinel a fait la révolution que l’on sait et fondé la pathologie mentale.

J’ai vu là, dans la personne du docteur Hergt, spécialement chargé de la division des femmes, le type du médecin aliéniste. De six heures du matin à minuit, il est sur pieds, et nul médicament important n’est administré qu’en sa présence. Dès qu’il a quelques minutes de loisir, il va les passer près de ses malades pour leur faire des lectures, leur raconter des historiettes, écouter leurs plaintes et faire pénétrer l’espoir dans le cœur des plus désespérées. Il n’est plus jeune, car il est d’âge à s’être dévoué jusqu’à épuisement, en 1852, à Marseille, lors de la grande épidémie de choléra, et les cheveux blanchissants qui entourent sa tête toujours penchée semblent augmenter encore l’incomparable douceur de son regard. Il est partout à la fois, chez celles qui pleurent, chez celles qui se frappent, chez celles qui sont furieuses ; il n’a qu’un moyen de répression : une inaltérable mansuétude. Je l’écoutais un jour pendant qu’il donnait des conseils à une surveillante qui se plaignait de la dureté de son labeur ; il lui disait : « Ma fille, fais-toi aimer de tes malades, aime-les et tout sera facile. » C’est là un mot d’ordre qu’on devrait répéter sans cesse à ceux qui ont affaire aux aliénés, car jamais on ne saura leur témoigner assez de commisération.

Nous ne pouvons raisonnablement exiger de notre personnel médical des résultats analogues à ceux que je viens d’indiquer, il mourrait inutilement à la tâche. Il devrait être doublé pour le moins, afin que chaque malade eût droit à une consultation approfondie et souvent renouvelée ; mais si l’Assistance publique, par un de ces tours de force auxquels elle nous a accoutumés, mettait le nombre des médecins en rapport avec celui des malades, tout ne serait pas dit ; car l’étude du désordre mental semble rester stationnaire en France depuis longtemps, tandis que chaque jour elle accentue ses progrès chez les nations voisines.

On a dit qu’à Paris les médecins aliénistes forment une corporation sans maîtrise ; le mot est spirituel, mais dépasse le but. Nous avons des savants de premier ordre ; mais s’ils ont de la science, on peut douter qu’ils aient la foi, et ils paraissent ne pas croire à leur art, un des plus élevés qui existent. Pour trouver la cause de cette sorte de scepticisme, il faut remonter au point de départ et voir que tous nos aliénistes procèdent d’Esquirol. Or Esquirol était un philosophe ingénieux, un observateur très-perspicace, un philanthrope convaincu, mais il était si peu médecin, qu’on pourrait presque affirmer qu’il ne l’était pas du tout. Il a écrit : « Une maison d’aliénés est un instrument de guérison ; entre les mains d’un médecin habile, c’est l’agent thérapeutique le plus puissant contre les maladies mentales. » Idée juste en principe, mais qu’on a eu tort de rendre tellement absolue, qu’aujourd’hui le séjour dans un asile suffit et que le traitement médical est presque partout négligé. Certes l’isolement, la vie régulière et disciplinée, l’éloignement du milieu pervertissant sont un grand bienfait pour l’aliéné, surtout si celui-ci trouve dans son asile l’unité parfaite du traitement rationnel, ce qui n’a lieu que rarement, car le directeur idéal d’une maison de fous devrait être à la fois médecin, prêtre et administrateur, afin qu’il n’y eût aucune déviation dans la direction imprimée au malade. Si le traitement moral suffisait, un administrateur intelligent pourrait facilement l’appliquer.

Ce que je cherche dans nos asiles, c’est l’action du médecin, et je ne l’aperçois que bien peu, que bien rarement dès que je suis sorti de la salle d’hydrothérapie. À voir nos aliénistes à l’œuvre, on dirait qu’à force de se considérer comme les investigateurs jurés des désordres de l’esprit, ils ne sont plus que des philosophes dissertant sur les différentes formes des aberrations de la pensée. Ont-ils donc oublié leurs études premières ? ne se souviennent-ils plus que l’aliénation, toujours produite par une altération matérielle, exige des soins constants, assidus, et qu’elle peut être modifiée, soulagée, guérie même dans beaucoup de cas par une médication énergique et suivie ? Ils partent d’un principe qui est vrai pour quelques rares malades, mais qui est radicalement faux et vicieux pour le plus grand nombre ; ils estiment que, pour ne pas perdre leur autorité morale sur l’aliéné, ils ne doivent le voir que rarement. — Non, l’influence ne s’impose pas ; elle s’acquiert lentement, en prouvant au malade qu’on porte intérêt à ses souffrances, qu’on les comprend, qu’on les partage, et l’on détermine ainsi une soumission, une volonté de guérir, un retour vers l’espérance que l’on n’obtiendra jamais si l’on se contente de passer rapidement en lui disant : — Allons ! ça ira mieux ! — Le maître, Esquirol, n’a-t-il pas dit : « Il faut vivre avec les malades ? » J’ajouterai, avec le bon docteur Hergt : « Il faut s’en faire aimer. » La science aliéniste est-elle bien certaine de ne point être engagée dans une voie sans issue et de ne pas prendre les apparences pour la réalité ? S’épuisant à regarder les phénomènes extérieurs de la folie, elle ne voit plus qu’eux ; elle s’ingénie à mille divisions minutieuses et détaillées ; n’a-t-elle pas étudié la variété de l’aliéné déchireur, comme si les fous, en accès de délire aigu, n’avaient pas une propension souvent invincible à lacérer tout ce qui tombe sous leurs mains ? Il ne s’agit plus aujourd’hui de dire comment procède la folie, ce qui est relativement facile ; il s’agit de déterminer d’où elle procède, où gît la lésion qui l’a fait naître, quel est le point spécial qui est atteint. En un mot, il faut découvrir la cause et ne point se contenter de constater les effets.

La question est fort importante, on ne saurait la serrer de trop près. En reprenant la classification d’Esquirol, on peut dire que la lypémanie, la monomanie, la manie, la démence, l’idiotie, sont les cinq modes d’être de l’aliénation ; mais où siège le principe morbide ? Dans l’encéphale, dans la moelle épinière, dans les grands nerfs ? C’est là cependant ce qu’il faut savoir, sinon la science se complaisant à des nomenclatures ingénieuses, à des observations plus ou moins intéressantes, restera immobile et n’atteindra qu’imparfaitement le grand but qu’elle doit toujours poursuivre : le soulagement et la guérison des malades. Sous ce rapport, on a beaucoup à faire encore ; mais le microscope qui, entre les mains de Virchow et de Charles Robin, est devenu un instrument d’investigation d’une puissance illimitée, indiquera sans doute un jour à quelle partie lésée de notre organisme on doit attribuer telle ou telle forme de délire. On peut être certain que l’Académie des sciences appuiera de son influence toute étude entreprise pour arriver à dégager ces nombreux desiderata ; j’en ai la preuve dans les encouragements dont elle a honoré les travaux du docteur Luys sur le système nerveux cérébro-spinal.

Croirait-on que dans un pays comme le nôtre, où plus de 50 000 aliénés sont traités dans les asiles publics, indépendamment de ceux que renferment les maisons de santé, de ceux qui ont été confiés à des congrégations religieuses, de ceux qui sont gardés à domicile, croirait-on qu’à l’École de médecine de Paris, à cette école qui, au temps de Richerand, de Broussais, de Roux, de Dupuytren, de Marjolin, d’Andral, a jeté des lumières dont le monde a été ébloui, il n’existe même pas un cours de pathologie mentale, et que cette science toute spéciale, si difficile et si complexe, est effleurée secondairement dans la chaire de pathologie générale !

Ici l’État peut et doit intervenir ; cet enseignement est à créer. On parle beaucoup actuellement de dépenses utiles, je signale celle-là ; il n’en est pas de plus indispensable, il n’en est pas de plus urgente. Il faut aussi consacrer un hôpital clinique au traitement des aliénés ; Sainte-Anne est admirablement disposé pour cet objet ; rien ne remplace ces leçons faites et, pour ainsi dire, démontrées au lit des malades, leçons fécondes en instruction précise, et sans lesquelles on n’acquiert jamais que la vaine expérience des théories plus ou moins bien comprises. On doit croire à la bonne volonté du gouvernement, on ne peut douter de celle de l’Assistance publique, car son existence même n’est qu’une expansion de bon vouloir ; avec leur concours et par leur accord, la science trouvera sans peine les moyens de pénétrer les secrets que la nature n’a pas encore révélés, et elle saura guérir le plus horrible des maux dont l’humanité est affligée, lorsqu’elle aura appris à en connaître l’origine organique.

Appendice.Le service des aliénés a été distrait de l’Assistance publique et réuni, depuis le 1er janvier 1874, aux bureaux de la préfecture de la Seine (direction des affaires municipales). La population aliénée contenue dans les différents asiles était, à la fin de l’année 1873, de 6763 : Sainte-Anne, 576 ; Vaucluse, 542 ; Ville-Évrard, 570 ; Bicêtre, 679 ; Salpêtrière, 950 (853 aliénées, 97 enfants idiotes) ; asiles de province ayant un traité avec la préfecture de la Seine, 3 446. À ces chiffres déjà considérables il faut ajouter : Charenton, 545, et les maisons de santé privées, 606, ce qui donne un total de 7 714.

Pendant le courant de l’année, 2 507 présumés-aliénés ont traversé l’infirmerie spéciale de la Préfecture de police, et dans ce nombre on a compté 774 prévenus ou condamnés, près du tiers. L’infirmerie a fait 2 222 placements d’office ; 424 placements d’urgence (art. 19, loi de 1838), opérés en 1873, ont pourvu à la sécurité de 387 aliénés directement envoyés à Sainte-Anne par les hôpitaux et de 37 autres expédiés de leur domicile ou de la voie publique par l’entremise des commissaires de police. 603 placements volontaires ont été autorisés. Le relevé des séquestrations d’aliénés pour 1873 accuse un total de 3 249.



  1. « Le choix mesme de la pluspart de leurs drogues est aulcunement mystérieux et divin : le pied gauche d’une tortue, l’urine d’un lézard, la fiente d’un éléphant, le foye d’une taulpe, du sang tiré soubs l’aile droite d’un pigeon blanc ; et pour nous aultres choliqueux (tant ils abusent dédaigneusement de notre misère), des crottes de rat pulvérisées et telles autres singeries qui ont plus le visage d’un enchantement magicien que de science solide. » (Montaigne, Essais, livre II, chap. xxxvii.)
  2. La croyance à Satan n’était pas aussi abstraite qu’on pourrait le supposer, et l’on avait des machines ingénieuses qui faisaient apparaître le diable. Le musée de Cluny garde et a raison de ne pas montrer au public un « objet de curiosité » très-effrayant. C’est un meuble du seizième siècle, en forme de buffet ; il vient d’un couvent de femmes, et les armes d’Urbino — le dextrochère et la fleur de lis — sont sculptées au couronnement. Un panneau, sur lequel est peint le Christ ceint d’épines, s’abat subitement et l’on voit apparaître un diable de grandeur naturelle, horrible, crépu, cornu, roulant des yeux furieux, tirant une langue énorme rouge de sang, faisant mine de se jeter sur le spectateur, lui crachant au visage et poussant des hurlements formidables. C’est l’effet d’un simple contre-poids qui agit simultanément sur le fantoche qu’il met en mouvement, sur un soufflet se dégorgeant dans une trompe de cuivre et sur une cavité molle remplie d’une eau qu’il fait jaillir par la bouche. Le diable, noir, nu, enchaîné, est une statue en bois peint et articulée ; les yeux et la langue sont mus par un appareil analogue à celui dont les Chinois se servent pour faire balancer la tête des poussahs. C’est bien le démon tel qu’on l’a décrit, tel qu’on doit se le figurer ; de la main droite il fait le geste usité en Italie contre la jettatura ; la main gauche a une pose dont la signification est obscène. L’impression produite devait être redoutable et très-vive. — Les crucifix agitant la tête, les yeux et la langue ne sont pas rares dans les collections d’amateurs ; le musée de Cluny en possède un du onzième siècle. Les tableaux représentant des christs qui suent et des madones qui pleurent sont très-communs dans les églises d’Italie ; c’est un tour de passe-passe que chacun peut exécuter avec un réchaud et de la cire vierge.
  3. Les réformateurs les plus persévérants et les plus hautains subissent la tyrannie des erreurs publiques ; Luther écrit, à la date du 14 juillet 1528 : « Les fous, les boiteux, les aveugles, les muets sont des hommes chez qui les démons se sont établis. Les médecins qui traitent ces infirmités comme ayant des causes naturelles, sont des ignorants qui ne connaissent point toute la puissance du démon. » L’opinion catholique n’est pas plus sage : les cas de somnambulisme, de noctambulisme, si fréquents chez les femmes nerveuses, proviennent d’un baptême imparfait ou administré par un prêtre en état d’ivresse. (Michelet, Mémoires de Luther, t. II, p. 171-173.)
  4. Au commencement du dix-septième siècle, Gassendi a connu dans le Languedoc un homme qui, faisant usage de l’huile de stramoine, était certain d’aller passer la nuit au sabbat ; il savait très-bien qu’il s’endormait, mais à peine était-il pris par le sommeil qu’il lui semblait sortir par la fenêtre et se rendre à un lieu désigné où Satan l’attendait. L’huile extraite du datura stramonium est soluble dans l’eau, ce qui explique avec quelle facilité on pouvait la mêler à un breuvage. Au dix-huitième siècle, le bourreau d’Aix, ayant bu du vin dans lequel avait macéré une pomme épineuse, passa toute une nuit à danser dans le cimetière. — Pomme épineuse, pomme du diable, pomme endormie, noms vulgaires du fruit du datura stramonium.
  5. « 1516. — Au dict an, il advint en la ville de Poictiers que un homme fol fit cheoir sur les corporaux, estant sur l’autel, le précieux sang de Nostre Seigneur, lorsqu’un prestre chantoit la messe, et fut ce fait après la consécration comme le dict prestre levoit le calice ; et estoit la consécration de vin blanc ; dont il advint un beau miracle, car sitost qu’il fut touché sur les corporaux sacrez, il devint rouge ; et incontinent fut recueilli en grande diligence et révérence par prestres. Et en fut faict reliquaire pour adorer ; et fut le malefacteur condamné à être en clos entre deux murs, sans le faire mourir, à cause qu’il estoit insensé, et fut dit que jamais n’en partiroit et mangeroit pain et boiroit eau seulement. — Au dict an 1533, ès fériés de Pentecouste, fut bruslée en la ville de Tours une femme veufve d’un nommé Galle, en son vivant demeurant au dict Tours, la quelle fut toujours estimée femme de bien ; néanmoins fut par une débililation du cerveau ou autrement, estant malade au lit, en un héritage sien qu’elle avoit prés de Tours, en recepvant Nostre Seigneur, elle le print des mains, et le mit en pièces, disant que c’estoit un crapaud, et ne leur cessa ce propos jusques à la mort. Ses enfans et parens furent appelans de telle sentence, par la quelle cette pauvre femme fut ainsi condamnée à telle mort. Mais la cour, voïant qu’elle persévéroit si long temps en son opiniastreté, confirma icelle sentence. » (Journal d’un bourgeois de Paris sous le règne de FrançoisIer, p. 38, p. 434.)
  6. La croyance aux incubes et aux succubes était générale ; Florimond de Rémond dit très-sérieusement, dans son Histoire de l’Hérésie, que Luther naquit sous la constellation du Scorpion, de l’union fortuite d’un incube et d’un succube.
  7. Cette épidémie a été étudiée et décrite avec une grande sagacité par le docteur A. Constans. Voir Relation sur une épidémie hystéro-démonopathique en 1861, par le docteur A. Constans, inspecteur-général du service des aliénés. Broch. de 106 p. Paris, 1862 ; imprimerie Thunot.
  8. Il était né en 1515 à Grave, dans le Brabant ; il s’appelait Jean Wier, ou Weyer, et ne fut guère connu de ses contemporains que sous le surnom de Piscinarius ; en 1556, il fut nommé premier médecin de Guillaume, duc de Clèves, et exerça cette fonction jusqu’à sa mort, 24 février 1583. Ses œuvres complètes ont été imprimées à Amsterdam en 1560.
  9. Il ne faut pas croire que ces superstitions aient pris fin ; les tribunaux ont encore à juger aujourd’hui des procès où les sorciers et les sorts jouent le principal rôle. Voir Pièces justificatives, 8.
  10. Le cardinal de Richelieu pourrait figurer dans cette étude à titre de fou, si l’on en croit la princesse Palatine, qui a écrit en date du 5 juin 1716 : « Le cardinal de Richelieu, malgré tout son talent, a eu de grands accès de folie ; il se figurait quelquefois qu’il était un cheval ; il sautait alors autour d’un billard en hennissant et en faisant beaucoup de bruit pendant une heure et en lançant des ruades à ses domestiques ; ses gens le mettaient ensuite au lit, le couvraient bien pour le faire suer, et quand il s’éveillait, il n’avait aucun souvenir de ce qui s’était passé. » (Lettres de Madame, duchesse d’Orléans ; édit. Brunet, t. Ier, p. 240.)
  11. Il faut bien s’entendre sur les mots afin d’éviter toute confusion, et l’on doit d’abord reconnaître que les locutions employées dans la conversation n’ont point le sens précis que la science leur attribue. Le mot hystérie est une expression vicieuse qui ne rend point du tout ce qu’elle semble vouloir dire, car l’organe dont cette maladie tire son nom, organe spécial à la femme, n’est point exclusivement le siège d’un mal auquel les hommes n’échappent pas. Les gens du monde donnent généralement à ce mot une acception qu’il ne comporte pas et le confondent trop souvent avec l’érotomanie et la nymphomanie. Ces vocables désignent trois affections nervoso-mentales parfaitement distinctes. L’hystérie est produite par un manque d’équilibre dans le système nerveux, par un affaiblissement des grands nerfs ; c’est un délire partiel, triste, théâtral, avec propension excessive au suicide ; elle participe de la mélancolie et de la lypémanie d’Esquirol ; Roller l’appelle la mélancolie agitée et Moreau (de Tours) la nomme la folie névropathique. L’érotomanie est l’amour platonique dégénéré en aberration, c’est l’amour de don Quichotte pour Dulcinée. La nymphomanie, pour les femmes, le satyriasis pour les hommes, est le déchaînement des passions sensuelles et bestiales dans ce qu’elles ont de plus violent.
  12. Un aliéné, à l’aide d’un morceau de verre, se coupe la peau du front et se fait au ventre une incision oblique de 15 centimètres de longueur ; il affirme n’avoir ressenti aucune douleur. Un autre saisit une poignée de charbons ardents, et il faut lui ouvrir la main de force ; un troisième introduit sa tête dans un poêle allumé et se la brûle horriblement. On lui fait remarquer qu’il n’a même pas crié, il répond : « Pourquoi aurais-je crié ? je ne souffrais pas. » (Moreau, de Tours, la Psychologie morbide, 406 et passim.
  13. Ces épidémies sont très-réelles et ont apparu de siècle en siècle avec une sorte de périodicité. La forme en a varié depuis le féroce jusqu’au simple absurde, mais n’en indiquait pas moins une maladie des organes de l’entendement : au seizième siècle, l’hystéro-démonopathie ; au dix-septième, la possession des nonnains ; au dix-huitième, les convulsionnaires de Saint-Médard, le vampirisme de Pologne et de Hongrie ; au dix-neuvième, les tables tournantes et l’évocation des morts.
  14. Histoire de Madeleine Bavent, religieuse du monastère de Saint-Louis de Louviers, avec sa confession générale et testamentaire. Paris, in-4o ; Legentil, 1652.
  15. Bordeu, qui fut un homme d’infiniment d’esprit et qui exerça la médecine dans le milieu du dix-huitième siècle, essaye de réagir contre cette déplorable manie d’affaiblir les malades outre mesure en les saignant sans discrétion ; il dit : « J’ai vu un moine qui ne mettait point de terme aux saignées ; lorsqu’il en avait fait trois, il en faisait une quatrième, par la raison, disait-il, que l’année à quatre saisons, qu’il y a quatre parties du monde, quatre âges, quatre points cardinaux. Après la quatrième, il en faisait une cinquième, car il y a cinq doigts dans la main ; à la cinquième il en joignait une sixième, car Dieu a créé le monde en six jours. Six ! il en faut sept, car la semaine a sept jours, comme la Grèce a sept sages ; la huitième sera même nécessaire, parce que le compte est plus rond ; encore une neuvième : quia numero Deus impare gaudet ! »
  16. La théorie de l’humorisme a laissé des traces profondes dans la nomenclature pathologique ; c’est ainsi, pour ne parler que des maladies mentales, que le mot mélancolie n’a réellement aucun rapport avec l’affection nerveuse à laquelle il se rapporte ; car le μἐλας χὀλος, — la noire bile, — n’y est pour rien.
  17. G. Baglivi Opera omnia medica, practica et anatomica, novam editionem mendis innumeris expurgatam, notis illuslravit et præfatus est Ph. Pinel. Paris, 1788. 2 vol. in-8o.
  18. Les trois Dialogues que J.-J. Rousseau écrivit vers la fin de sa vie et qu’il voulut déposer, comme un testament, sur le grand autel de Notre-Dame, sont très-intéressants à étudier au point de vue aliéniste ; car ils démontrent comment l’idée de persécution nait, se formule et s’accentue dans les cerveaux malades.
  19. Je n’ai point à m’occuper de la façon dont les malades font leur entrée dans les maisons de santé particulières, et je ne crois pas devoir parler de celles-ci ; en disant le bien que je pense de quelques-unes, j’aurais l’air de faire « une réclame » ; en exprimant mon opinion sur les autres, je craindrais de nuire à l’exploitation d’une industrie privée.
  20. Le domicile de secours s’acquiert par un an de séjour ; loi du 24 vendémiaire an II, titre V, art. 4.
  21. Bautru disait, de son temps, que les marchands de vin vendaient « la folie en bouteille » ; ce mot, qui n’était qu’une boutade, serait d’une douloureuse exactitude si on l’appliquait aujourd’hui aux débitants d’absinthe.
  22. Très-souvent des aliénés sont amenés, à la porte de l’infirmerie, en fiacre par leurs parents ou par des agents, qui ont choisi l’heure de la visite du médecin, pour éviter au malade le séjour dans les cellules d’attente.
  23. La maison de Charenton est un pensionnat payant divisé en trois classes : 1 500 francs, 1 200 trancs, 900 francs ; le ministère de la guerre, par traité spécial, paye 3 fr. 50 c. par journée d’officiers, et 2 fr. 47 c. par journée de sous-officiers ou de soldats. Les pensionnaires en chambre payent annuellement 900 francs pour un domestique, 800 francs pour une bonne.
  24. Les dates sont curieuses à rapprocher : dans la nuit du 8 au 9 janvier 1871, la Santé commence à entendre le sifflement des obus ; le 9, quatre projectiles éclatent dans les cours ; 426 détenus pour délits de droit commun sont évacués en hâte sur Mazas. Le 10, les prisonniers allemands sont extraits de la Grande Roquette et conduits à la Santé ; une heure après leur entrée, l’objectif des batteries ennemies était changé.
  25. Aurélia, ou le Rêve et la Vie, par Gérard de Nerval, 1 vol. in-18.
  26. Paracelse appelait l’épilepsie : « Le tremblement de terre de l’homme. » Il n’y a pas d’expression plus juste.
  27. Mademoiselle X… est toujours à l’œuvre ; rien n’a ralenti son dévouement. (Janvier 1875.)
  28. Le nombre des hommes est inférieur à celui des femmes : 2 933 pour les premiers, 4 180 pour les secondes : ce qui infirme l’opinion des médecins qui attribuent à l’usage du tabac une influence prépondérante dans les maladies mentales.
  29. Haschich en arabe signifie proprement herbe ; appliqué à la substance dont je parle, il veut dire l’herbe par excellence. Le chanvre indien d’où on l’extrait se nomme fassouck.
  30. Un fait analogue vient d’être jugé à Montauban (1872) avec une grande perspicacité : le principal témoin était aussi une femme hystérique, mais elle n’est point parvenue à abuser le jury.
  31. Sur les 2 248 présumés qui ont été examinés à infirmerie spéciale en 1872, 625 (418 hommes, 207 femmes) étaient prévenus ou condamnés ; cette proportion est énorme ; elle dépasse le quart.
  32. Cette moyenne est dépassée quelquefois : au 15 juin 1872, la division des petites loges de la Salpêtrière, dirigée par un seul médecin, contenait 327 malades. Du reste, voici à la même date la population et le personnel médical des cinq asiles : Sainte-Anne, 524 malades, 4 médecins ; — Ville-Évrard, 248 malades, 2 médecins ; — Vaucluse, 507 malades, 2 médecins ; — Bicêtre, 419 malades, 3 médecins ; — la Salpêtrière, 902 malades, 4 médecins. Bicêtre et Ville-Évrard, évacués pendant la période d’investissement, n’ont pas encore de services bien complets. En état normal, Ville-Évrard peut renfermer 600 malades et Bicêtre 740.
  33. Des Aliénés, par E. Ferrus. Paris, veuve Huzard ; in-8o, 1834, p. 206.
  34. Près d’Achern, dans le grand-duché de Bade.
  35. Voir Pièces justificatives, 9.