Paris, Paulin - Commentaire sur la chanson de Roland, II

LA CHANSON DE ROLAND
(ÉDITION DE M. F. GÉNIN.)

(Deuxième article.)
« Voilà cet homme qui, lorsque je passais tranquillement mon chemin, m’arrête et m’entreprend devant tout le monde. Le voilà qui me lance à la tête une dissertation indigeste, violente, gonflée du fatras d’une érudition pour le moins équivoque. Suis-je tenu de barboter derrière lui dans son marécage ? Au fond, j’ai très-peu de goût pour la polémique. »
(Lettre à M. P. Paris).

Ces paroles sont tirées de l’épître dont l’éditeur du Théroulde a bien voulu m’honorer peu de jours après la publication de mon premier article. Elles m’ont causé, je l’avoue, une certaine surprise, et j’ai dû penser, en voyant ainsi M. Génin protester de son aversion naturelle pour la polémique, que le temps était un bien grand maître et qu’il ne fallait plus désespérer de rien. Pour ma défense, je remarquerai cependant que les livres nouveaux sont tous exposés aux entreprises dont il se plaint ici, et que ni les rois ni les chefs de division ne sauraient être mis en dehors de la loi commune. D’ailleurs, il ne m’est pas nettement démontré que j’aie arrêté dans la rue un honnête passant, calme, inoffensif ; une âme du bon Dieu dont la vie n’offrait qu’une admirable succession d’œuvres pies. J’ai rencontré chez M. Pothier, libraire, un livre qui touchait aux études dont je me suis occupé toute ma vie, un livre écrit par un homme accoutumé depuis sa jeunesse à faire impitoyable guerre à tous les auteurs de notre temps, moi seul peut-être excepté ; j’ai donc usé du droit le plus légitime du monde, en soumettant ce livre au jugement impartial et sévère de la critique. Et puis, il y a plusieurs façons de provoquer les gens. Par exemple, quand le Journal des Débats, le Journal des Savants, le Bulletin de la Société de l’histoire de France, et d’autres recueils non moins graves, s’accordent à présenter la troisième édition de la Chanson de Roland comme une véritable découverte, comme un chef-d’œuvre d’érudition et de sagacité, n’est-ce pas une sorte d’invitation faite aux juges compétents de rétablir la vérité, en démontrant que l’auteur de cette édition n’avait rien découvert, rien révélé, pas même le nom de ceux dont il mettait la science à contribution ? Il en coûtait quinze sous autrefois pour siffler le roi des Huns ; n’avais-je pas le droit, après avoir acheté quinze francs le poëme de Théroulde, de donner mon avis sur une œuvre déjà tant louée ? Pour M. Génin, nous aimons sans doute à le voir protester aujourd’hui de son caractère inoffensif et de son « labeur consciencieux ; » mais aviser une excellente édition, s’approprier les éléments qui la composent et la reproduire comme une œuvre entièrement nouvelle ; en vérité, ce n’était pas là « passer tranquillement son chemin. »

Parler avec un sublime mépris de tous les pauvres érudits qui avaient jusque-là consacré leurs veilles désintéressées à faire mieux apprécier la littérature du moyen âge, ajouter que l’intelligence du public avait fait bonne justice de leurs éditions, rassemblées au gré du hasard et désavouées par le goût, ce n’était pas encore là « passer tranquillement son chemin. »

Proclamer que personne n’avait essayé de connaître les origines de la langue française, et tout de suite annoncer qu’on allait aborder, pour les résoudre, des questions entièrement neuves ; ce n’était pas là « passer tranquillement son chemin. »

Faire son profit de la découverte de M. Bethmann et du premier travail de M. Coussemaker, sans daigner même nommer ces deux doctes devanciers ; ce n’était pas encore là « passer tranquillement son chemin. »

Enfin, et pour ne parler que des points relevés dans mon premier article, grouper, autour de l’exploitation du travail des autres, un amas de paradoxes qui en détruisent tous les résultats scientifiques ; traduire Bré par Syrie, Imphe par Antioche ; prendre la vilaine nation des Cuneliers pour des porte-chandelles laïques, l’affatomie pour la « citation d’un huissier parlant à la personne, » les enfances pour les légendes ; reconnaître dans les Champs de mai de la seconde race l’origine du mallum de la Loi salique ; transporter au milieu des Pyrénées les Apennins et la ville de Reggio d’Italie ; placer les douze pairs de Roncevaux à l’abri du drapeau tricolore ; expliquer le cri des Français, Montjoie saint Denis ! par celui de mon joyau ou ma joyeuse ; se vanter d’avoir exhumé la mémoire perdue de « Taillefer qui moult bien chantoit ; » présenter la versification monorime comme le modèle de l’octave italienne ; faire de Ganelon le type d’un archevêque, du faux Turpin un pape illustre ; ajouter que ce pape était mort avec la satisfaction d’avoir placé une fraude pieuse sous la garantie de l’anneau de saint Pierre, et, pour obtenir ce touchant résultat, travestir tous les témoignages historiques et brouiller la chronologie de deux siècles ; enfin, traduire toute la Chanson de Roncevaux en prétendus vers blancs qui, le plus souvent, seraient inintelligibles sans le secours du texte original ; était-ce là passer tranquillement son chemin, prévenir les réclamations, mériter les éloges, les remerciements et l’admiration de tout le monde ?

M. Génin ne pouvait donc éviter l’épreuve d’un rigoureux examen. Cet examen, je l’ai entrepris, j’avais droit de le faire, je ne saurai m’en repentir. L’étude de la grande littérature française pendant le moyen âge n’est pas répandue en France autant qu’en Allemagne, en Belgique, et même en Angleterre ; peu de personnes sont au courant des travaux exécutés, des publications entreprises, et peut-être M. Génin comptait-il un peu sur cette ignorance. Il n’y a même aucune témérité à lui attribuer le raisonnement suivant : « M. Francisque Michel n’osera se plaindre ; il est professeur de littérature en province : comme il ne fait pas son cours dans les bureaux d’un journal de la capitale, il a besoin, pour mériter de revenir à Paris, de gagner, à force de zèle, la faveur de ceux qui disposent de la feuille des bénéfices littéraires. Quant aux autres qui, pour avoir étudié les mêmes matières, signaleraient aisément les imperfections du Théroulde, c’est à peine si je les nomme ; je me contente de les outrager en masse. Et certes, pour oser relever le gant que je leur jette, ils savent trop bien que je m’appelle Génin. »

Tel semble avoir été le raisonnement du troisième éditeur de la Chanson de Roncevaux (car c’est là le vrai, le seul nom du poëme que M. Génin attribue à Théroulde ; l’autre titre, la Chanson de Roland, appartenait à M. Francisque Michel, puisqu’il n’était pas dans les manuscrits). Il se fondait sur l’égoïsme et la pusillanimité de ses juges naturels, et cette base était mauvaise. Quoi qu’il fasse ou veuille faire, je me sens au-dessus de ses ressentiments, par la conscience du parfait désintéressement de ma critique. Je ne suis à lui, ni à M. Michel, ni à M. Bourdillon ; nos quatre positions sont entièrement indépendantes l’une de l’autre. Je n’appartiens à l’École des chartes ni à toute autre école ; et pour avoir, en répondant à la critique imprévue que M. Génin faisait de tous mes anciens ouvrages, cité le titre (le titre seul) d’un de ses derniers livres, je n’en ai pas donné jusqu’à présent plus de gages aux jansénistes ou bien aux jésuites. Mais, après vingt-cinq années d’études non interrompues sur l’ancienne littérature française, j’ai bien conquis le droit de dire mon avis sur les éditions de la Chanson de Roncevaux. Cependant, M. Génin m’oppose aujourd’hui une fin de non-recevoir et, pour employer ses expressions, des « observations préjudicielles. » À son avis, il ne me conviendrait pas d’examiner ce que fait ou ne fait pas un homme tel que lui. Loin d’avoir aucune autorité en pareille matière, je ne devrais rechercher que l’ombre et le silence, afin d’y pleurer en secret mes propres erreurs. Or, avant de poursuivre l’examen de la Chanson de Roncevaux, je supplie nos lecteurs de me permettre de vider l’incident, en discutant la gravité des crimes littéraires dont je me suis rendu coupable depuis vingt-six ou vingt-huit ans.

M. Génin, d’abord, m’accuse donc de ne pas savoir le grec, et cela pourrait bien être ; mais pourquoi ? Parce que j’aurais tiré d’un mot grec une étymologie douteuse ? La preuve n’est pas suffisante. Passons. Je ne sais pas le latin : voyons les preuves. Elles seront plus nombreuses : Un jour, il y a pour le moins dix-huit ans de cela, j’ai oublié la règle de l’accord parfait de l’adjectif avec son substantif en genre, en nombre et en cas. La première fois que l’on dénonça cette faute énorme à l’Université épouvantée, j’alléguai, pour mon excuse, que le mot chagrin semblait avoir autrefois formé deux mots séparés ; qu’ainsi l’on disait le chef est grains, au lieu de dire il est chagrin ; que grains sous la forme nominative répondait peut-être à gravis, mais non certainement à grave : ce qui n’empêchait pas que la première syllabe du mot ne pût représenter le latin caro ou caput. Voilà le plus affreux de mes déportements ; mais on conviendra qu’il ne m’obligeait pas à terminer ma misérable vie, j’étais jeune alors, dans un couvent de trappistes, au lieu d’attendre l’occasion d’exprimer mon sentiment sur la troisième édition de la Chanson de Roncevaux.

Ce mot une fois passé, le reste nous donnera moins de peine. Un imprimeur écrit, dans mon édition de la Chanson d’Antioche, erint au lieu d’erunt ; je reconnais aussitôt la faute, et la bonne lettre sautée est rétablie dans l’errata, rejeté suivant l’usage à la fin du texte[1]. La faute était d’ailleurs si palpable, qu’en vérité je ne conçois pas que j’aie pris la peine de la relever ; mais enfin je l’ai relevée. Eh bien, cela n’empêche pas M. Génin de s’écrier : « Croiriez-vous qu’il ne sait pas conjuguer le verbe sum ! » Pour moi, je ne croyais pas qu’un galant homme s’avisât jamais de chercher dans un errata l’occasion de gros reproches, pour les fautes qu’il y trouvait corrigées.

Mais expanditus ! est-ce le participe régulier d’expandere ? Non, vraiment ; aussi ne l’ai-je donné que comme appartenant à la très-basse latinité, et pour l’opposer à l’expanutiri de Ménage. Il est à noter que je n’ai pu mettre les listes de du Cange à contribution, sans être menacé du fouet et des férules de notre gracieux pédagogue ; comme si le français primitif n’était pas le voisin le plus proche de la latinité dégénérée ! Au reste, quand j’ai cru pouvoir recourir au latin véritablement classique, je m’en ai pas été plus avancé. Écoutez plutôt :

« Aouvrir est visiblement aperire. M. Paris ne manque pas d’expliquer aouvert par adopertus, qui signifie juste le contraire. » Ainsi, j’aurais donné adoperiri pour le synonyme d’aperire. Revoyons le passage cité : c’est à la page 127 de Berte aux grans piés. Blanchefleur, qui est remplie, couverte de toutes sortes de bonnes qualités, avait affranchi les serfs qui la trahirent :

Blanchefleur, qui moult est de tous biens aouverte,
Les jeta du servage…


« Aouverte, » dis-je en note, « comblée. Adoperta. » Qu’en pensent maintenant les lecteurs de M. Génin ? Aouverte répond-il encore au mot ouverte, et me suis-je trompé sur le sens d’adoperta ?

Autre faute : J’ai expliqué groe par gravier, et j’aurais sans doute mieux fait de l’entendre : grez, pierre dure, comme dans ce passage du Moniage Guillaume :

Il grele fort, si est dure la groe,
Ne sai aler deschaus, parmi la roche.


M. Génin me gourmande fort là-dessus. C’est encore dans Berte aus grans piés, page 49 :

Berte gist sur la terre qu’est dure comme groe.


« Le mot groe, dit-il, est expliqué gravier, tandis qu’il signifie un enclos ou un marais. » Voilà véritablement une belle correction ! La terre dure comme un enclos ou comme un marais ! Faut-il, pour n’avoir pas trouvé cela, perdre à jamais le droit d’examiner la Chanson de Roncevaux.

Je conviendrai pourtant volontiers que j’ai hasardé plus d’une explication douteuse des mots anciens que je rencontrais sur mon chemin. Ces explications, je les propose, je les discute, puis souvent ailleurs j’y renonce et je les tourne en plaisanterie. Libre au lecteur d’accepter ou de rejeter ma conjecture, cela ne fait de mal à personne et n’empêche pas qu’un assez grand nombre d’importants manuscrits de notre Bibliothèque nationale ne soient décrits et analysés ; que nous ne possédions un Romancero français ; une collection d’anciennes Chansons de geste ; enfin, une édition des Chroniques de Saint-Denis plus exacte que les précédentes.

D’ailleurs, j’ai dû faire une remarque : dans toutes les citations que fait M. Génin de mes anciennes éditions, je trouve aujourd’hui des fautes à relever qu’il n’a pas aperçues, et qui deviennent pour lui la matière de reproches ridicules et chimériques. Il n’y a qu’une explication naturelle à cela : c’est qu’un habile homme lui aura désigné les passages répréhensibles, et se sera confié, pour découvrir le défaut, dans la sagacité de l’éditeur du Théroulde. Or, cette confiance a été constamment trompée. Je veux encore en citer quelques exemples, bien décidé d’ailleurs à faire bon marché de tout amour-propre. Dans la Berte, page 46, la reine eut

Affublé un mantel dont la penne fut grise,

Et le drap en fut fait el réaume de Frise.
Bien sembla gentil fame, grans en fu la devise.

J’ai interprété devise par le bas-latin divitia, et je crois aujourd’hui m’être trompé ; il fallait entendre prix, estimation ou compte : les exemples de cette acception sont très-fréquents. Mais M. Génin trouve au mot devise le sens de fente, et le rapporte au manteau de Berte. Je laisse à remarquer la singulière équivoque qu’un tel sens présenterait, surtout en le rapprochant du célèbre surnom de la reine Berte.

Voyons encore le mot bregier, qu’en vingt autres endroits j’ai bien entendu berger, homme des champs (Garin, tom. I, p. 133) ; mais que, dans Villehardoin, j’ai eu le tort d’interpréter faiseur de brigues. M. Génin profite de mon explication du Garin pour me tancer à sa manière. « Il passe à côté de vervex et va chercher briga, pour en faire sortir bregier. En sorte que le comte de Béthune se qualifierait, lui et les siens, de voleurs, de brigands, et dirait : Vous avez tort de demander pareille concession à des voleurs comme nous sommes. »

D’après cette façon d’entendre Villehardoin, on peut voir comment M. Génin était préparé à traduire la Chanson de Roncevaux. Je me contenterai de lui faire remarquer qu’il ne devait pas faire, du nom bien connu de Quenes de Béthune, celui d’un comte de Béthune imaginaire. Quenes et Quens sont deux mots parfaitement différents, et le grand rôle que jouait cet illustre Quenes dans le livre de Villehardoin devait mettre à couvert d’une pareille erreur. Mais j’admets qu’il soit permis d’ignorer le nom de l’un des plus aimables poëtes et des plus grands hommes du treizième siècle, au moins devait-on mieux comprendre le reste de la phrase. « Par Dieu, sire comte, dit Quenes de Béthune, il n’y a pas de raison dans votre requête ; et nous ne devriez pas même l’adresser à des vilains, à des gens de la campagne, à des bergers. » Cela est un peu différent de la traduction de M. Génin.

Reste une autre méprise qui fait bondir de joie tous les écoliers de la connaissance de M. Génin : c’est le mot seta, présenté comme radical de notre soie. Ménage l’avait dit avant moi ; Covarruvias l’avait dit avant Ménage ; du Cange et les Pères de Trévoux l’avaient redit après lui. Il n’y a pas d’origine mieux constatée que celle-là ; ce qui ne prouve pas que, dans la bonne latinité, seta eût précisément l’extension que les modernes lui ont donnée. Il faut, à ce qu’il paraît, entendre les collégiens sur cette énormité qu’on me reproche. « Seta » disent-ils, avec tout l’atticisme particulier à l’endroit ; « seta ne doit se dire que des soies de l’animal appelé par euphémisme un habillé de soie. — « M. Paulin Paris a pris un cochon pour un ver à soie, etc., etc. » Or, si ces jeunes et bons enfants ont ri, j’avoue que je les ai de grand cœur imités, suivant mon usage. Mais sous leur bon plaisir, je maintiendrai avec tout le monde que le latin seta, dès le quatrième siècle, se disait de toute espèce de soie, et qu’il a formé notre mot français, comme le mot espagnol seda. La plaisanterie du cochon et du ver à soie, répétée par M. Génin, n’en est pas moins excellente, et je les engage à ne pas l’oublier.

On voit que je tiens à revenir sur tous ceux des reproches de M. Génin dont la puérilité ne saute pas d’abord aux yeux : pour les autres, ce serait peine entièrement perdue. Il ne veut pas que travail vienne de trabes ; à son aise ! Borel le dérivait de tref, venu lui-même de trabs ou de trabes ; Fontenelle était également de mon avis, et j’y reste. Mais ne voilà-t-il pas que M. Génin voit dans trabes un nouveau barbarisme. « Pardon ! » dit-il joyeusement, « il me semble que Cicéron disait trabs. » Il n’y a pas ici lieu de pardonner, Monsieur ; trabs et trabes sont dans tous les Calepins du monde. Récusez-vous Calepin ? Vous accepterez au moins l’Etymologicon de Vossius. J’y lis : « Trabs ; prius trabes. » « Mais, dit M. Génin, Clavi trabales n’ont jamais été un instrument de torture, ce sont tout simplement de longs clous à fixer les poutres : Horace, dans l’endroit auquel il est fait allusion, met des clous à poutre dans la main de la figure allégorique de la Nécessité. Ce travail, cette poutre n’avaient rien à voir ici ; c’est un vrai coq-à-l’âne, à l’occasion d’un contre-sens… Horace vient là bien à propos ! Petit-Jean n’avait pas meilleure grâce à citer Aristote et Harmenopul in prompt… » (P. 14.)

Faut-il qu’un pauvre homme tel que moi, qui jamais n’eus l’honneur d’enseigner les humanités ni la grammaire, en soit réduit à donner des leçons de latin à M. François Génin ! Voici donc sur le passage d’Horace, non le commentaire de M. Lemaire, mais celui de Jean Bond, à mon avis, le chef-d’œuvre des commentaires, disant tout ce qu’il faut et rien au delà de ce qu’il faut : « Trabales sunt clavi magni, quibus trabes configuntur ; vel, ut alii volunt, sunt prægrandes pali, ad instar clavorum, cuspidem habentes, ad torquendum et cruciandum noxios parati. » Or, la lecture de la stance entière entraîne d’elle-même ce dernier sens :

Te semper anteit saeva Necessitas,
Clavos trabales et cuneos manu
Gestans ahena : nec severus
Uncus abest, liquidumque plumbum.

Et Lotichius, l’énorme commentateur de Pétrone, dit de son côté : « Trabalis clavus accipi videtur pro tormenti quodam genere, quum ait Horatius : Te semper anteit saeva Necessitas, clavos trabales et cuneos manu gestans ahena. » Pauvre Jean Bond ! pauvre Vossius ! pauvre Lotichius ! encore êtes-vous heureux de n’avoir pas étudié au collége de Laon, sous la magistrature de M. Génin ; car, il nous en avertit ici : « La situation de celui qui traduirait clavos trabales comme M. Paris, ne serait pas plaisante pour le malheureux écolier qui s’en aviserait, — et qui le payerait, sans doute, d’un pensum ! ou d’une retenue ! » (Ne dirait-on pas que le bon M. Génin y soit encore ? il nous en fait venir l’eau à la bouche.) « Mais elle est plaisante, venant d’un membre de l’Académie, lequel, en cette qualité, distribue des férules et n’en reçoit pas. »

Je me contente de répondre que je n’ai jamais de ma vie distribué de férules. Je me souviens seulement d’en avoir reçu, et c’est pour m’en dédommager que je supplie M. Génin de me laisser l’innocente volupté de relire souvent Horace et de le savourer, ainsi que disait Voltaire,

Comme on boit d’un vin vieux qui rajeunit les sens.


À tout prendre, même, (bien entre nous !) je ne sais si les chansons d’Horace ne valent pas mieux que la chanson de Théroulde.


M. Génin a sans doute raison de blâmer l’étendue de mon premier article : mais les deux réfutations qu’il vient de leur consacrer sont elles-mêmes beaucoup plus longues. La seconde seule forme plus de cinquante pages ; elle est moins gaie que la première, et l’éditeur de Théroulde y rit à la sueur de son front. D’ailleurs, ce n’est plus une « Lettre à M. Paulin Paris ; » mais une Lettre à un ami, sur l’article de M. Paulin Paris, et cette diversité, dans les titres, est un heureux raffinement de mise en scène qui tout de suite révèle l’auteur dramatique initié parfaitement aux secrets de son art. Dans la Lettre à M. Paulin Paris, M. Génin me disait : « Monsieur, vous qui êtes un grand écrivain, je vais vous parler de M. Paulin Paris qui est un grand sot. » Cela était déjà très-ingénieux ; mais la Lettre à un ami l’est davantage. « Monsieur, » dit-il tout de suite et sans préparation, « j’ai lu l’article de M. P. Paris ; diatribe s’entend.... » Et de poursuivre ; trouvant, dès la première page, moyen de me faire regretter de n’avoir pas le droit de citer Horace ou Virgile. C’est quand il définit mon premier article :

Judicium Paridis spretæque injuria formæ.

Je voudrais bien savoir pourtant quelle est cette beauté méconnue à laquelle j’aurais fait injure, dans la Bibliothèque de l’École des chartes. Est-ce celle de Roland ? rien de moins probable ; aucun auteur, aucun poëte n’a parlé des attraits et des grâces du terrible neveu de Charlemagne : il n’en est pas dit un seul mot dans le texte de Théroulde. Il faut donc que j’aie méconnu la beauté de M. Génin. En tout cas, si l’injure est réelle, elle est involontaire, et j’en ai tous les regrets du monde. Mais savez-vous qu’avec ses belles citations latines, il est bien malin, M. Génin ?

Il se plaint ensuite de ma théorie de la reconnaissance. C’est, à l’entendre, « un traité des Bienfaits moins calme que celui de Sénèque. » Je répondrai que peut-être Sénèque n’avait pas alors devant les yeux un bon portrait de l’ingratitude ; et puis, le point important, c’est que mon traité soit philosophique et bien raisonné. « Quoi ! reprend M. Génin, je devais donc dire à M. Michel : Monsieur, votre édition me paraît insuffisante ; auriez-vous la bonté de me permettre d’en faire une meilleure où vos erreurs seraient exposées ? » J’avoue que M. Génin n’a dit ni fait rien de semblable. Il s’est emparé du travail, sans en demander la permission, et il a fait plus mal que M. Michel. Mais qui l’empêchait de dire à celui-ci : « Votre édition me paraît imparfaite ; je vous demande la permission d’en préparer une autre dans laquelle je signalerai ce que je dois à la vôtre, tout en cherchant à mieux faire ? » Une telle conduite n’aurait eu rien que de convenable, et c’est ainsi que nous aurions agi, nous gens de la meute (car tous ceux qui n’admirent pas le Théroulde appartiennent à la meute). Mais, par un scrupule qui dépend de sa façon de voir, M. Génin a préféré tout prendre sans rien dire, persuadé qu’il rentrait dans son bien dès qu’il entrait dans celui des autres. Et quelle singulière manière de définir la position des premiers éditeurs à son égard ! « Leur procédé, dit-il, est exactement celui de certains oiseaux, incapables de se construire un nid pour eux-mêmes, et qui s’emparent des nids abandonnés par les autres, s’y installent, et y élèvent leur couvée ?  » (Page 5.) Ces oiseaux, qui sont-ils ? demanderez-vous ; les Génin ? — Non, reprend M. Génin, ce sont les Bourdillon, les Lécluse, les Wey, les Coussemacker et les Michel. À la bonne heure !

Autre démonstration adorable de sa bienveillance naturelle, et de ses excellents procédés : « Une preuve manifeste de ma discrétion, dit-il, c’est que dans mon Index ne figurent, par exception, ni le nom de M. Francisque Michel ni celui de M. Paulin Paris ; les renvois ne pouvant leur être agréables. » Cela est à la page 6, écrit comme je le dis, et je défie de trouver mieux dans Escobar ou Caramuel. Ainsi, que M. Génin nous gourmande, nous invective et nous redresse, comme il sait faire, dans tout le courant de son livre, cela n’a pas la moindre importance ; la bonté, la véritable tendresse consistent à retirer notre nom de l’index, parce que cet index, en nous révélant la place des injures, pouvait nous causer quelque peine. Ah ! mon Dieu, l’excellent homme ! Je propose d’ajouter à sa première devise : Cacher les bienfaits reçus, les mots : Et la trace des injures portées. La devise surmonterait un bel écartelé héraldique, formé des armes dont il a fait un si bel usage contre nous : Les Verges, le Rudiment, la Férule et « le Bonnet autre que celui de docteur. »

Enfin, à la dixième page, M. Génin entreprend la justification des fautes qu’on lui a reprochées : c’est d’abord, l’attribution du livre de Turpin à Calixte II. Selon lui, Calixte avait pu commettre une pareille fraude, puisqu’un saint évêque l’avait bien accusé de réclamer avec de faux titres la direction spirituelle non pas du comté de Salmorenc (M. Génin voit partout des comtes et des comtés), mais du pagus Salmoriensis, qui, suivant M. Guérard, doit avoir eu pour point central la ville de Voiron, à cinq lieues de Grenoble. L’argument, on en conviendra, n’est pas décisif ; d’autant mieux que Calixte, alors archevêque de Vienne, s’était empressé de renoncer à ses prétentions, quand la fausseté des titres lui avait été démontrée. Et comment cela prouverait que Calixte II, mort en 1124 ou 1126, eût pris pour son compère Geoffroi du Vigeois, qui ne faisait que de naître quand le pontife mourait ? car j’en demande pardon à M. Génin, c’est là toute la question ; la critique ne peut consentir un instant à prendre le change entre le prieur du Vigeois, si bien connu comme auteur d’une précieuse Chronique, et je ne sais quel prieur de Saint-André de Vienne. Admettez que l’erreur de date 1100 pour 1200 vienne de moi non de mon imprimeur, cette erreur empêchera-t-elle que Geoffroi du Vigeois ne soit mort vers 1200 ? Pourquoi donc se heurter contre l’évidence, durant dix mortelles pages ? Voici, d’ailleurs, une nouvelle preuve que j’avais omise comme surabondante : Saint-André de Vienne était une abbaye, non un prieuré ; et dans la liste de ses abbés, au onzième siècle et au douzième, on n’en trouve pas au seul qui ait porté le nom de Geoffroy.

« Mais, reprend M. Génin, comment la date de la rédaction du faux Turpin ne répondrait-elle pas à la fin du onzième siècle, quand Raoul Tortaire, mort en 1115, en a parlé : c’est M. Daunou qui l’a dit. » Je ne sais pas dans quel ouvrage on trouve cette mention de Turpin ; mais l’Histoire littéraire de la France nous avertit que Raoul Tortaire, moine de Fleury, mort au commencement du douzième siècle, a presque toujours été confondu, lui et ses ouvrages, avec un autre Raoul, moine de Cluny, mort dans les dernières années du même siècle, et qu’il est à peu près impossible de distinguer dans leurs écrits ce qui est de l’un et ce qui est de l’autre. (Voy. Hist. litt., X, p. 86.)

M. Génin déclare ensuite, et on l’en croira facilement, qu’il n’était pas là, quand je travaillais à le réfuter (p. 20). Mais il devine bien mal en supposant que tous mes arguments je les ai pris dans la Biographie Universelle. Tel n’est pas mon usage, et je n’avais pas même une seule fois consulté la Biographie, pour une tâche aussi facile. J’avais surtout interrogé mes souvenirs, et je suis loin d’avoir réuni tous les témoignages qu’ils me fournissaient contre les paradoxes de M. Génin. C’est pour avoir eu le tort de ne pas assez recourir aux livres de seconde main, que j’ai fait d’un pauvre chartreux de Cologne, mort à la fin du quinzième siècle, un compilateur protestant. Mais cette erreur ne change rien, M. Génin en conviendra, à l’opinion que j’ai exprimée et qu’il faut conserver du Fasciculum temporum ou Fardelet des temps ; l’auteur, pour être plus orthodoxe, n’en est pas devenu chroniqueur plus infaillible. Depuis la renaissance de la critique au seizième siècle, Rolewinck est tombé dans le mépris universel, parce que, le plus souvent, il reproduit mal les faits qu’il compile. Aussi Rivet, le meilleur apologiste du fameux livre du Mystère d’iniquité, voulant justifier Duplessis-Mornay d’avoir accordé sa créance à ce passage du Fasciculus : « Statuit Calixtus historiam Caroli descriptam a beato Turpino archiepiscopo, » Rivet dit : « Pour moi, j’ai bien quelque opinion que l’auteur du Fasciculum s’est mespris, et qu’au lieu des statuts de Calixte pour l’establissement de l’archevèque Turpin, il s’est équivoqué et a pensé qu’il y alloit de l’establissement de l’histoire de l’archevèque Turpin. » En voilà assez sur ce point, et je dois avouer que je n’ai pas fait de grandes recherches pour rassembler ces derniers arguments à l’appui de l’opinion reçue ; je les ai trouvés dans l’article Turpin du Dictionnaire de Bayle, lequel ne croyait pas plus que tous les bons critiques, y compris M. Daunou, à l’admission du mauvais roman de Turpin parmi les livres canoniques. Et quand M. Génin ajoute : « Voilà donc d’un trait de plume trois personnes châtiées : M. Daunou, Rolewinck et moi, » Je réponds : Ces trois personnes ne font pourtant que le seul M. Génin ; car il s’appuie à tort de M. Daunou, et Rolewinck est un personnage qu’il n’était plus permis d’exhumer à l’appui d’un paradoxe historial.

Enfin pour démontrer que le pape Calixte II a laissé des sermons, M. Génin cite les éditions qu’on a imprimées. Autant vaut prouver l’existence d’Homère par celle de ses portraits, ainsi que le faisait un vénérable antiquaire, à l’époque où M. Guigniaut rassemblait les meilleures raisons qu’on avait de mettre cette existence en doute. À ce compte, le décret de Gratien démontrerait que les papes ont fait toutes les décrétales que Gratien leur attribue ; l’on n’aurait même plus le droit de contester l’authenticité de la sentence de Ponce Pilate. Mais depuis longtemps, dom Rivet a prouvé rigoureusement que ni les quatre sermons, ni le livre des Miracles de saint Jacques n’étaient l’œuvre de Calixte. Et quand on a suivi l’enchaînement de ses preuves, il est impossible de ne pas dire avec lui : « Le livre des miracles de saint Jacques ne fut jamais une production de sa plume. » (Histoire littér., t. X, p. 532.) « Les quatre sermons qu’il aurait prêchés à Compostelle ou à Rome portent les mêmes caractères de supposition. » (Id., p. 534.)

Voyons maintenant la question du fragment de Valenciennes. M. Génin en a fait exécuter le fac-simile, avec une explication suffisante, due surtout au travail de M. Tardif sur les lettres tironiennes. J’avais cru pouvoir déclarer que, M. Bethmann ayant découvert le fragment, il était convenable de nommer M. Bethmann ; que M. de Coussemaker ayant donné le premier fac-simile, accompagné d’une interprétation souvent heureuse, il était plus indispensable encore de parler de ce travail de M. de Coussemaker. Pour s’acquitter de pareils devoirs, il n’est pas besoin de faire partie d’une société d’assurances mutuelles, il suffit d’appartenir à la république des lettres. La règle qui exige reconnaissance de tout emprunteur est applicable aux ouvrages d’esprit comme aux choses d’argent. Or voici comment M. Génin avait rédigé sa reconnaissance : « Le hasard me fit rencontrer une brochure dans laquelle je trouvai un fac-simile ; je le lus sans peine, et, voulant voir si l’on en pouvait tirer quelque chose de mieux que du fac-simile, je fis venir le manuscrit, » etc. Eh bien ! j’ai soutenu que cette rédaction n’était pas convenable ; car M. Génin avait lu sans peine, parce qu’un autre avait, auparavant, lu avec peine, et M. de Coussemaker lui avait montré les moyens de tirer de ce fragment autre chose que du fac-simile.

Ainsi pressé, M. Génin déplace le point de la querelle. Il me fait dire (ce que je n’ai pas dit) que le travail de M. de Coussemaker ne laissait rien à désirer ; puis il s’en va demander à deux membres de l’Académie des Belles-Lettres des certificats de la supériorité de son interprétation. Si comme eux interpellé j’avais cru devoir répondre, je l’aurais fait, sans doute, comme mes confrères. « Votre publication, » dit fort bien M. de Wailly, « est plus correcte et plus complète que celle du premier éditeur. Les améliorations que j’ai constatées assureraient la supériorité à votre édition, quand même vous n’y auriez pas joint la traduction des notes tironiennes faites par le jeune savant qui a le premier expliqué cette obscure sténographie… Mais en publiant pour la première fois le curieux fragment découvert par M. Bethmann, M. de Coussemaker avait rendu à la science un service véritable et dont tout le monde doit encore lui savoir gré… »

M. Génin, à ce qu’il paraît, ne fait pas partie de tout le monde. D’ailleurs, on conviendra que sa maladresse eût été par trop grande si, pouvant avec M. Tardif lire en entier tout le fragment, il n’avait pas obtenu un sens mieux suivi, plus complet que celui du premier éditeur. Ce n’était pas une raison de ne tenir aucun compte du premier travail, et le procédé que je lui reprochais, il n’a pu réellement s’en justifier.

J’aime mieux lui accorder qu’il y avait peut-être un peu d’exagération dans l’histoire de son opéra de Sedaine, musique de Monsigny, non de Duni. Je me souviens, en effet, d’avoir autrefois assisté à la répétition de la musique de M. Génin ; je m’en suis tenu là, et M. Génin ne peut avoir oublié que tous les assistants lui firent alors de grands compliments sur les parties de l’ancienne composition qu’il avait conservées. De ce nombre était, il me semble, la jolie romance : Jusques dans la moindre chose. Pour le reste, c’était du récitatif, c’est-à-dire des phrases musicales d’introduction, de raccord, sans prétention et sans caractère. M. Génin tient à honneur d’avoir laissé sur l’affiche le nom de Sedaine et de n’y avoir pas mis le sien ; l’édition de la Chanson de Roland prouve qu’il a bien changé de façons et de mœurs depuis ce temps-là. Ainsi rafistolé, l’opéra fut joué deux fois, trois fois au plus. C’est donc le prendre un peu bien haut que de s’écrier comme il fait : « Le nom de Sedaine a toujours été sur l’affiche. » M. Génin ne veut plus que je parle musique : j’y consens, à la condition qu’il ne s’avisera plus de se ménager de petites parts d’auteur dans les opéras de Sedaine et de Monsigny.

Je lui soutiendrai encore que currere post aliquem est un barbarisme qui sent pour le moins autant l’espagnol que le français ; que ce n’est pas là mon latin, mais celui du faux Turpin ; et qu’enfin le mot espagnol despues répond à notre après ou la suite, aussi bien que detras. Quand même il aurait cru reconnaître une fausse acception de ce mot despues, je pense qu’il pouvait me reprocher cette faute avec moins de pompe qu’on va le voir : « L’Espagnol qui a fourni ce renseignement est un Gascon ; à moins que P. Paris n’ait fabriqué cet idiotisme avec un dictionnaire. Car M. P. Paris semble avoir adopté pour règle de conduite le mot de Danton : De l’audace, de l’audace, et encore de l’audace ! » (Voyez combien de choses dans la hardiesse d’ouvrir un dictionnaire espagnol !) « J’ignore ce que vaut cette maxime en politique, mais en philologie elle est détestable. » À mon tour, je dirai qu’en philologie l’emploi en serait assez plaisant, mais qu’en politique, la France sait par expérience combien elle est détestable.

Au reste, M. Génin nous le dit ; il se consolera du désagrément que m’a causé la lecture de ses vers blancs, si d’autres que moi les trouvent de leur goût. Et comme il sait le latin, il dit cela en latin : Convivis mallem quam placuisse cocis. Il a parfaitement raison : le seul embarras est de trouver les convives amateurs du vers blanc, et m’est avis que l’expérience lui a déjà prouvé que ce n’était pas une chose si facile.

Mais à propos du placuisse cocis, je lui demande la permission de faire une petite excursion dans ses notes philologiques ; mon troisième article en sera d’autant allégé. C’est à la page 463, à l’occasion du dernier vers :

Ci falt la geste que Turoldus declinet.

Sans que le passage fournisse le moindre prétexte à la réflexion, M. Génin dit : « Nous voyons de nos jours le maintien des noms propres dont l’usage, comme noms communs, a tout à fait disparu. Il n’est jamais venu dans la tête d’un Astruc de se faire appeler l’Heureux. — Collier ou Caulier n’imagine pas de se faire rajeunir en Portefaix ; ceux qui s’appellent Wihot, Vuillot ou Guillot refuseraient de s’appeler Cocus, etc., etc. »

Et c’était au dernier exemple que le malicieux M. Génin voulait en venir, afin de tirer vengeance complète de la critique saine, éloquente et vigoureuse que M. Veuillot a faite plus d’une fois de ses livres et de ses articles. Dût M. Génin m’accuser de le trop chicaner sur ses étymologies, lui qui a tant épluché les miennes, il voudra bien avouer que les formes Guillot et Vuillot dépendent du nom personnel Williaume ou Guillaume, et non du mot peu usité Wiot ou Wihot. Parmi les manuscrits de l’ancien fonds de la Vallière (no 2843), il existe un fabliau dont le héros représente exactement l’ancien Wiot, celui que Molière a choisi pour le titre bien connu d’une de ses pièces. Ce héros est beau, bien fait, humble de cœur et gracieux de langage ; mais il a beaucoup à se plaindre de ses parrains : il porte un nom qui l’expose aux mésaventures les plus ridicules et les plus inattendues. Et ce nom, quel est-il ? — Le chevalier Génin : pas une lettre de moins, pas une de plus. J’ai cru devoir faire ce rapprochement pour appuyer d’un exemple mieux choisi que celui de Vuillot la thèse de notre ingénieux commentateur.

Je continue : « C’est une des plus fortes ironies de M. P. Paris d’affecter toujours de donner à mon édition le numéro trois. Il considère celle de M. F. Michel comme la première, la seconde est le Roncival de M. Bourdillon » (p. 31).

Je déclare qu’il n’avait de ma part aucune intention d’ironie. C’est M. Génin qui pousse un peu trop loin la plaisanterie en combattant ici l’évidence. Quoi ? M. Michel ne serait pas le premier éditeur ! Et parce que M. Bourdillon a fait le choix de son texte en consultant tous les anciens manuscrits de la Chanson de Roland, son édition, venue après celle de M. Michel, avant celle de M. Génin, ne serait pas la seconde ! « Si je suis redevable à M. Bourdillon, dit M. Génin, ce n’est pas apparemment de l’idée de traduire et commenter le Roland. » Je ne sais ; mais enfin, M. Bourdillon l’avait traduit avant vous et mieux que vous, je le dis en toute conscience. Pour ce qui est des commentaires, après le Glossaire, les notes et l’Introduction de M. Francisque Michel, je n’imagine pas que nous devions vous en savoir gré, comme d’une chose entièrement nouvelle.

Je voulais dire un seul mot des deux lettres de M. Génin, et je me suis laissé entraîner dans un examen complet de ce qu’elles renferment. J’ai défendu mes anciennes publications, j’ai justifié mes dernières sévérités. Qu’importe à mon adversaire ? il a fait insérer la première et la plus injurieuse de ses deux répliques dans l’Illustration ; ainsi le Roland ne sera jugé qu’à Paris, la Berte aus grans piés et le Romancero français le seront dans l’univers-monde, comme on disait au moyen âge. Dans ces deux brochures, l’indignation de M. Génin est surtout excitée parce qu’un membre de l’Institut a bien osé s’attaquer à lui et démontrer le charlatanisme de son Théroulde. Ce titre lui donne des accès de véritable fureur : « Un membre de l’Institut ! (Ire broch., p. 1.) Un homme qui siége à l’Institut ! (p. 6.) Un ignorant qui a enjambé le seuil du palais des Quatre-Nations (p. 12) ! Qui est arrivé à l’Institut (p. 15) ! Auquel l’édition de Berte a servi de livret principal pour forcer les portes de l’Institut (p. 17) ! Qui n’a pas eu besoin pour entrer à l’Académie de faire un thème de sixième (p. 18) ! Un Childebrand académique (p. 27) ! Un pseudo-académicien (id.) ! Un homme qui compromet l’Académie (p. 28) ! Qui tenait tête à Letronne (p. 29) ! Un Bilboquet, passé inaperçu à l’Académie (p. 31) ! Un homme qui peut mettre après sa signature la formule Membre de l’Institut. — Qu’il devrait écrire membrum Instituti ! Qui exploite cette formule auprès des libraires et du public crédule (p. 32) ! Un homme qui siége arrogamment dans l’Académie des Inscriptions (id.) ! Qui s’est introduit à la faveur d’un faux costume du moyen âge, dans l’Institut (p. 36) ! Qui restera à l’Institut le rudiment au poing (p. 38) ! » Puis s’exaltant toujours en proportion des cris qu’il exhale : « Quoi ! Dans cette Académie, personne ne s’est trouvé, sinon pour châtier comme elle le méritait, au moins pour signaler cette ridicule outrecuidance et cette audace sacrilége ! Quoi ! tout est couvert par ces mots : membre de l’Institut ! Ces mots sont une formule d’absolution universelle pour le passé comme pour l’avenir ! Il faut bien le croire ; il faut admettre cette explication du silence et de l’impunité ; autrement on serait réduit à demander où s’est réfugiée de nos jours la haute critique, etc., etc. » J’en passe, et des meilleures.

C’est pourtant plus fort encore dans la seconde brochure, et voici comment le galant homme prouve l’injustice du nom que j’ai cru pouvoir lui donner, de bon insulteur public. Demander qu’on reconnaisse les bienfaits reçus, c’est, dit-il, inaugurer dans la littérature le droit aux compliments… « Et le capitaine de la bande, le Monipodio de cette gueuserie, celui qui vous présente d’une main le pistolet, de l’autre son ignoble tirelire, c’est M. Paris revêtu du frac à palmes vertes ! » (Page 8) Écoutez encore une autre phrase : « L’usage, ou plutôt l’abus que fait de son titre M. P. Paris, me semble un manque de respect envers le corps savant auquel il a l’honneur d’appartenir. Je ne puis supposer que l’Institut ratifie cette conduite, et s’associe aux indignités dont il plaît à un de ses membres de me noircir. S’il pouvait en être ainsi, je protesterais, en face du monde savant, contre cette prétention de transformer le titre d’académicien en une arme impunément offensive et meurtrière. M. Paris veut m’assassiner avec un fer sacré : nous verrons quel succès couronnera ses efforts. » (P. 36.)

Je ne crois pas que l’amour-propre blessé ait jamais entraîné un autre littérateur à de tels accès de frénésie. Qu’ai-je donc fait de si odieux ? comment ai-je joué du poignard, du pistolet, d’un fer sacré, d’une ignoble tirelire ? En commençant l’examen d’une troisième édition de la Chanson de Roland ; en promettant de continuer cet examen. Dieu merci ! M. Génin n’est pas resté en arrière ; et, s’il n’est pas content de tant d’injures accumulées, c’est qu’il est véritablement bien difficile. Faudra-t-il, pour apaiser les mânes de Théroulde, que je quitte mon humble position littéraire, que j’abandonne la France et que je serve d’exemple mémorable du danger de toucher à la gloire d’un homme tel que M. Génin ? En vérité, la fable de l’Homme et la puce serait d’une application frappante, si M. Génin n’avait pas (comme je l’ai remarqué dans mon premier article) la réputation d’un homme d’esprit.

Un sot par une puce eut l’épaule mordue,
Dans les plis de ses draps elle alla se loger :
Hercule, ce dit-il, tu devrais bien purger
La terre de cette hydre au printemps revenue.
Que fais-tu, Jupiter, que du haut de la nue
Tu n’en perdes la race, afin de me venger ?

Eh quoi ! l’homme de la polémique hargneuse, implacable et passionnée, le coryphée de l’invective ne peut-il une fois tolérer la juste sévérité de la critique à son égard ! Tout ce bruit pour la piqûre d’un moucheron ! Ô vous tous qu’il a tant outragés, poëtes, orateurs et professeurs, écrivains sacrés et profanes, politiques et philosophiques ; venez voir M. Génin, protestant à la face du monde contre l’audacieux qui met au jour ses emprunts et ses méprises littéraires :

Contemplez de Sylla l’abaissement auguste !

Qu’il en appelle donc à l’univers ; mais au moins qu’il laisse en paix l’Institut, avec lequel ni son édition ni le jugement que j’en ai porté n’ont rien à faire. Est-ce que tous les auteurs de mauvais livres jugés dans le Journal des Savants ont eu jamais la singulière pensée de demander vengeance à l’Institut de la justice qu’on leur avait faite ? Est-ce qu’ils ont parlé d’assassinat, de fer sacré, d’ignoble tirelire, etc., etc. ? M. Génin fera donc bien de se calmer, ou, pour se venger convenablement, de tirer enfin un bon livre de son propre fonds ; il en est très-capable, et nous serons les premiers à l’en féliciter.

Mais le désespoir d’avoir été censuré l’a conduit à bien d’autres excès. Au lieu de voir le motif de mes observations dans les paroles agressives de sa préface, et dans le nombre considérable de ses méprises, il veut que je l’aie attaqué seulement parce qu’étant Chef de division, il avait dans ses attributions ministérielles les bibliothèques. De telles inductions sont bien misérables, et la vérité, c’est que j’ai donné mon avis quoique, non parce que. Comme bibliothécaire, je suis soumis à un certain ordre de devoirs que j’ai toujours religieusement remplis, et cela, grâce à Dieu, m’élèverait au-dessus de tous les genres de calomnie. Mais, pour revenir à M. Génin, ne va-t-il pas rechercher dans son portefeuille trois lettres que je lui avais adressées, l’une au commencement de la révolution de février, les deux autres en mai 1850 ? Qu’avait cela de commun avec Théroulde et Calixte II ! J’avoue pourtant que ces lettres ne m’ont pas déplu, qu’elles ne m’ont pas semblé trop mal pensées, et que j’ai volontiers saisi l’occasion qu’on me donnait de les relire. Quand j’écrivis la première, je croyais que le Ministre, et par conséquent M. Génin, me conserveraient la petite annuité que l’on m’avait accordée l’année précédente pour continuer l’impression de mon cher Catalogue raisonné des Manuscrits français. Ai-je besoin d’ajouter que, sans l’aide du gouvernement, un pareil ouvrage eût absorbé en peu d’années les minces ressources dont je pouvais disposer, et qu’en demandant un peu d’aide pour le poursuivre, je n’avais d’autre but que l’intérêt de la Bibliothèque nationale ? Voilà pourquoi, me souvenant du prix que M. Génin attachait autrefois à la continuation de ce livre, je me figurais lui devoir le maintien de la souscription ministérielle. Or je m’étais trompé, et mes remerciements avaient frappé à vide. Il était donc au moins inutile de rappeler les circonstances de ce malentendu.

Les deux autres lettres se comprennent d’elles-mêmes. M. Génin demandait un volume dont je m’étais moi-même auparavant servi. Ce volume ne se retrouvait pas, et j’en avais toutes les inquiétudes du monde. Je crus de voir faire part de ma situation à M. Génin ; je le fis avec une franchise dont j’aime à relire les expressions. Puis, la lettre à peine envoyée, le manuscrit fut retrouvé sous la table d’un de nos bons travailleurs, ami particulier de M. Génin. De là ma troisième lettre.

Mais ce qu’il m’importe de remarquer ici, c’est la confiance de M. Génin dans mon caractère. Sans doute, il m’a donné par son exemple la permission de revoir également notre ancienne et longue correspondance, et d’en tirer les lettres qui pourraient sembler aujourd’hui agressives et piquantes. À Dieu ne plaise que j’use d’une pareille faculté ! M. Génin m’a bien jugé : je ne l’imiterai pas. Publier à deux, trois, quatre années de date, une lettre écrite dans la conviction de la loyauté et de la discrétion de celui auquel on l’avait adressée, c’est une action que je ne qualifierai pas, mais que l’on n’aura jamais le droit de m’imputer. Dût cette lettre éclairer une importante question littéraire et redresser une vérité obscurcie, il faut toujours, pour la publier, la permission de celui qui l’a écrite. J’attendrai cette permission de M. Génin, et j’espère qu’il ne m’en voudra pas quand je me contenterai de dire que ses lettres à lui sont agréables et qu’elles sentent son bon littérateur. Il ne faisait pas en ce temps-là les vers blancs de la Chanson de Roncevaux. Que de malices, que de traits fins et mordants, contre les idoles qu’il soutient ou qui le soutiennent aujourd’hui ! que de protestations d’éternelle loyauté, de franchise et de justice envers et contre tous ! Nous étions jeunes alors ; mais aujourd’hui que je ne le suis plus, je lui accorde de grand cœur le droit qu’il n’avait pas, de publier toutes mes lettres. Il n’a pas attendu cette permission ; mais ce sont peccadilles dont chacun augmente ou diminue la gravité, en raison de ses anciennes ou de ses nouvelles habitudes.

Un seul mot encore sur le post-scriptum de M. Génin. Il s’y défend d’avoir fait une troisième édition d’une ancienne critique à laquelle il n’aurait emprunté que l’indication de trois de mes bévues. Je vais compter ces trois bévues : ambo, baucent, chagrin, concions, expanditus, grains, samit et seta. C’est, on en conviendra, compter à la bonne mesure. Il se repent de n’avoir pas fait un quatrième emprunt : l’origine du mot charbon de terre, « ainsi nommé parce que l’Angleterre le reçoit du continent. » M. Génin sait pourtant bien que je n’avais rien dit de pareil. Le texte du Don Juan de lord Byron portait sea-coal ; « so called, dit Samuel Johnson, because brought to London by sea. » Et ma traduction (car j’ai traduit Don Juan, ce que le public me fait l’injure d’ignorer) portait : charbon de mer ; puis on note : « Ainsi nommé parce qu’il vient du continent. » À tout considérer, M. Génin aurait donc bien fait de ne pas employer ce charbon de terre, et son indignation me rappelle l’extase de cet Allemand qui fondait en larmes en lisant le fameux passage de la Nouvelle Héloïse : « La nuit est profonde, la roche élevée, les flots rapides, et j’en suis au désespoir ! »

Si nos lecteurs ne sont pas fatigués de la Chanson de Roland, je donnerai enfin, dans la prochaine livraison, mes observations sur le texte, sans être arrêté par la nouvelle objection préjudicielle de M. Génin. « Je suis, dit-il, embarrassé de deviner sur la foi de quels éléments M. Paris va me discuter. » Mon Dieu, sur les éléments que vous avez employés. Je ne m’attacherai pas aux variantes du manuscrit que je n’ai pas vu, mais au sens que vous attachez au texte que vous avez suivi. N’avez-vous pas souvent modifié ce texte ? n’avez-vous pas traduit le poëme ? n’en avez-vous pas donné le commentaire ? C’est tout cela que je prétends examiner, moins dans l’intention de faire toucher au doigt vos fautes, que pour saisir l’occasion de traiter plusieurs questions de littérature ancienne qui peuvent avoir leur importance, et n’être pas inutiles au quatrième éditeur de la Chanson de Roncevaux, s’il se présente un jour.


P. PARIS,
Membre de l’Institut.
  1. « Page 2, note 2. Erint, lisez Erunt. » (Chanson d’Antioche, II, p. 377.)