Traduction par Armand Le François.
Librairie Hachette et Cie (p. 159-186).




PARDON ET OUBLI.


Un jardinier des environs d’un port de mer de l’ouest de l’Angleterre avait un fils nomme Maurice, qu’il aimait avec une vive tendresse. Un jour, il l’envoya à la ville voisine pour acheter des graines dont il avait besoin. Quand Maurice arriva chez le grènetier, la boutique était pleine d’acheteurs impatients. Maurice attendit près du comptoir que quelqu’un eût le temps de s’occuper de lui. Enfin, quand toutes les personnes qui se trouvaient dans la boutique furent servies, le maître de la maison se tourna de son côté et lui dit :

« Et vous, mon petit ami, que vous faut-il ?

— Il me faut toutes ces graines, répondit Maurice en remettant une liste entre les mains du marchand. Puis il ajouta : Mon père m’a donné de l’argent pour payer le tout. »

Le grènetier chercha les graines que Maurice demandait, et se disposait à les envelopper, quand tout à coup un homme aux manières brusques, à la physionomie rude, entra en s’écriant :

« Les graines que j’ai commandées sont-elles prêtes ? Le vent est bon, ailes devraient être à bord depuis hier. Et mon vase de Chine, est-il emballé et expédié ? où est-il ?

— Il est la sur la tablette au-dessus de votre tête, monsieur, répondit le grènetier ; il est en sûreté, vous le voyez, mais nous n’avons pas encore eu le temps de l’emballer. ? nous le ferons aujourd’hui, et nous allons nous occuper de vos graines tout à l’heure.

— Tout à l’heure ! occupez-vous-en sur-le-champ ; ces graines ne s’emballeront pas toutes seules. Allons, dépêchons-nous ?

— Tout à l’heure, monsieur, des que j’aurai terminé le paquet de cet enfant.

— Eh ! que m’importe le paquet de cet enfant ? il a le temps d’attendre et je ne l’ai pas : la marée et le vent n’attendent personne. Tenez, mon ami, prenez votre paquet et partez, » dit l’homme impatient. Et, en disant ces mots, il enlevait le paquet de graines de dessus le comptoir, pendant que le marchand se baissait afin de prendre du fil pour les attacher.

Malheureusement, les graines n’étaient pas parfaitement enveloppées. Le papier s’ouvrit, et tout roula sur le plancher.

L’étranger se mit à jurer ; mais Maurice sans manifester la moindre humeur, s’occupa tranquillement de ramasser ses graines. Pendant ce temps notre homme se faisait servir et il expliquait ce qu’il lui fallait, quand un matelot entra dans la boutique :

« Capitaine, dit-il, le vent vient de changer ; on dirait que nous allons avoir du mauvais temps.

— Eh bien ! tant mieux, je suis enchanté de rester un jour de plus à terre, j’ai assez de besogne sur les bras. »

À ces mots, il se dirigea vers la porte. Maurice en ce moment était agenouillé sur le plancher et ramassait ses graines éparses. Il s’aperçut que le pied du capitaine se trouvait embarrassé dans un bout de ficelle qui tenait à la tablette sur laquelle était posé le vase de porcelaine. Un pas de plus, et le capitaine allait faire tomber le vase. Maurice saisit l’ètranger par la jambe et s’écria :

« Ne bougez pas, vous allez briser le vase. »

Le marin s’arrêta. Il vit que la ficelle s’était en effet accrochée à la boucle de son soulier et qu’il avait failli tout entraîner avec lui.

« Je vous suis bien obligé, mon petit ami, dit-il. Vous venez de me sauver là un objet que je ne voudrais pas détruire pour dix guinées, car je le destine à ma femme. Je l’ai apporté de bien loin, et j’eusse été désolé de le briser ici après l’avoir débarqué sans accident. Oui, je vous en suis d’autant plus obligé, mon ami, que vous me rendez le bien pour le mal. Je suis désolé d’avoir fait tomber vos graines, Vous avez un bon cœur et pas de rancune.

Puis se tournant vers le marchand : « Veuillez m’aveindre ce vase. »

Le vase fut aveint avec précaution ; le capitaine enleva le couvercle et retira quelques oignons de tulipes.

« Je suppose, d’après la quantité de graines que vous achetez, que vous êtes chez un jardinier, dit-il à Maurice. Aimez-vous le jardinage ?

— Oui, monsieur, beaucoup, répondit l’enfant ; mon père est jardinier, il me permet de l’aider, et il m’a donné un petit parterre pour moi seul.

— Eh bien, voilà une couple d’oignons de tulipes pour vous, et je vous promets que, si vous en prenez soin, vous aurez dans votre jardin les plus belles tulipes de l’Angleterre. Elles n’ont été

Illustration«


données par un marchand hollandais. Il m’a assuré qu’elles étaient de l’espèce la plus rare de Hollande. Elles pousseront bien chez vous, j’en suis sûr, si le vent et la pluie ne viennent pas les contrarier.

Maurice remercia le capitaine et retourna à la maison, impatient de faire voir ses précieux oignons à son père. Ensuite, son premier soin fut de courir chez un de ses amis nommé Arthur, qui était le fils d’un pépiniériste du voisinage. Les jardins des deux amis n’étaient séparés que par une muraille très-basse, en pierres mal jointes.

« Arthur ! Arthur ! cria Maurice, où es-tu ? j’ai besoin de ici ! »

Mais Arthur ne répondit rien et n’accourut pas comme d’habitude. « Ah ! je sais où tu es, ajouta Maurice, et je serai près de toi aussi promptement que les framboisiers me le permettront. J’ai de bonnes nouvelles à t’annoncer, j’ai quelque chose de beau à te montrer. Tu verras cela avec bien du plaisir, Arthur !… Mais voici quelque chose que je ne vois pas avec plaisir, moi. »

Après avoir traversé les framboisiers, il se trouvait dans son jardin et voyait sa cloche, sa cloche bien aimée, sous laquelle des concombres poussaient d’une façon si luxuriante, son unique cloche enfin, mise en morceaux.

« J’en suis bien fâché, dit Arthur qui se tenait de l’autre, côté du mur debout appuyé sur sa bêche ; je craignais que tu ne te misses en colère contre moi.

— Quoi ! c’est toi qui as brisé ma cloche ? comment as-tu donc fait ?

— Je jetais de mauvaises herbes et des débris par-dessus la muraille, et par malheur, il en est tombé sur ta cloche. »

Maurice enleva la terre et l’herbe qui étaient tombées sur ces concombres à travers le verre cassé. Il les contempla pendant un instant en silence.

« Ô mes pauvres concombres ! vous allez mourir maintenant. Je verrai bientôt vos belles fleurs jaunes fanées : mais c’en est fait. C’est un malheur irréparable. Ainsi, Arthur, n’en parlons Plus.

— Tu es bien bon, je croyais que tu te serais fâché. Je suis sûr que moi, à ta place, j’eusse été bien en colère en ce moment.

— Pardonner et oublier, comme dit mon père, c’est la meilleure manière d’agir. Tiens, regarde ce que je t’apporte. »

Ici Maurice raconta à Arthur son aventure avec le capitaine ; comment ses graines avaient été jetées à terre ; comment il avait préservé de la destruction le vase de porcelaine, et comment les oignons de tulipe lui avaient été donnés. Il termina son récit en offrant un des précieux oignons à Arthur, qui l’accepta avec une grande joie, et ne cessait de répéter :

« Comme tu es bon de ne pas m’en vouloir d’avoir brisé ta cloche ! Je suis vraiment plus désolé de ce malheur que si tu t’étais mis en colère contre moi. »

Ensuite Arthur s’occupa de planter son oignon, Maurice, pendant ce temps examinait les couches qu’avait préparées son camarade, et les plantes qui croissaient dans le jardin.

« C’est singulier, dit Arthur, on dirait que tu prends autant de plaisir à voir s’embellir mon jardin que s’il t’appartenait. Je suis bien plus heureux depuis que mon père est venu demeurer ici et qu’il nous est permis de travailler et de jouer ensemble. Car tu sais qu’autrefois j’étais à la maison avec un cousin qui me tourmentait sans cesse. Il n’était pas de beaucoup aussi bon que toi. Il ne prenait jamais plaisir à regarder mon jardin. Il ne trouvait jamais que je fisse rien de bien. Il ne me donnait jamais rien de ce qu’il avait. Aussi je ne l’aimais pas. Mais je crois que cela rend malheureux de détester quelqu’un. Je sais bien que je n’ai jamais trouvé de plaisir à me quereller avec lui, tandis qu’avec toi je me trouve très-heureux. Maurice, nous ne nous querellerons jamais. »

Quel bienfait pour tout le monde si chacun était convaincu que le bon accord vaut mieux que les querelles, et surtout si l’on suivait partout la maxime de Maurice : « Pardonner et oublier ! »

Le père d’Arthur, M. Oakly le pépiniériste, était un homme très-susceptible, et, quand il pensait que quelques-uns de ses voisins l’avaient désobligé, il était trop fier pour leur demander une explication. C’est ce qui faisait qu’il se trompait souvent dans ses jugements sur le compte d’autrui. Il s’imaginait montrer de l’esprit en gardant le souvenir et le ressentiment d’une injure. Aussi, quoique ce ne fût pas un méchant homme, ses fausses idées l’avaient quelquefois amené à commettre de méchantes actions. « Ami dévoué et cruel ennemi, » était une de ses maximes, et il avait plus d’ennemis que, d’amis. Il n’était pas fort riche, mais il était orgueilleux, et son proverbe favori était : « Mieux vaut faire envie que pitié. »

Quand il s’établit auprès de M. Grant le jardinier, il éprouva d’abord de l’antipathie pour ce voisin, parce qu’on lui avait dit que M. Grant était Écossais. Or, M. Oakly était tout plein de préjugés contre les Écossais. Il les croyait rusés et avares, parce qu’il avait une fois été dupé par un colporteur de ce pays.

Les manières franches de Grant dissipèrent jusqu’à un certain point cette prévention. Mais, néanmoins, Oakly se dit toujours intérieurement que la politesse, l’urbanité de Grant n’étaient que de l’ostentation, et qu’un Écossais ne pouvait pas être un ami sincère comme un véritable Anglais.

Grant possédait de fort belles framboises. Elles étaient si grosses qu’on les venait voir par curiosité ; aussi, dans la saison, beaucoup d’étrangers qui prenaient des bains de mer à la ville voisine venaient-ils admirer ces framboises, qu’on avait nommées framboises de Brobdignac.

« Dites-moi, je vous prie, voisin Grant, comment pouvez-vous obtenir d’aussi merveilleuses framboises ? demanda un soir M. Oakly au jardinier.

— Oh ! ceci, c’est un secret, répondit Grant en souriant.

— Si c’est un secret, je n’ai plus rien à dire, car je ne cherche jamais à pénétrer les secrets qu’on ne veut pas me confier ; mais je voudrais bien, voisin Grant, que vous missiez de côté ce livre que vous tenez. Vous avez toujours les yeux plongés dans quelque livre, choque fois qu’on vient vous voir, et cela, selon moi, simple et ignorant anglais, n’est ni très-poli, ni de bien bon voisinage. »

M. Grant ferma rapidement son livre, mais par un regard il avertit son fils que c’était dans ce livre qu’il trouvait le secret de ses framboises de Brobdignac. Il n’avait pas été sans s’apercevoir du ton d’impertinence de son voisin. Il se garda de le contredire, et, comme il lisait souvent la Bible, il savait que « Une douce parole apaise la colère ; » aussi répondit-il avec calme :

« Je vous entends, voisin Oakly. Il est probable que votre pépinière va vous rapporter beaucoup d’argent cette année ; eh bien ! buvons à la pépinière, et en même temps à votre semis de mélèzes, qui ne viennent pas mal non plus, je crois.

— Merci, voisin, merci ? mes mélèzes viennent assez bien, en effet. À votre santé, monsieur Grant, et à ce que vous appelez vos framboises. »

Quand les verres furent vides, M. Oakly reprit :

« Tenez, je n’aime pas à demander, voisin, mais si vous voulez me donner… » Au même instant plusieurs étrangers entrèrent, et la phrase ne put être achevée.

" Ainsi qu’il le disait, M. Oakly n’était pas fait pour solliciter, et il avait fallu toute la cordialité de Grant pour qu’il pût dominer ses préjugés au point de demander une faveur à un Écossais.

C’était un plant des framboises Brobdignac que M. Oakly avait voulu demander à son voisin. Le lendemain ces plants lui revinrent à l’esprit ; mais naturellement timide, il ne put se décider à faire lui-même cette demande. Il recommanda donc à sa femme, qui partait justement pour le marché, de passer devant la grille du jardin de M. Grant, et, si elle l’y voyait, de lui demander quelques plants de ses framboisiers.

Mme Oakly rapporta pour réponse à son mari que M. Grant n’avait pas un seul plant à donner, et que, quand même il en posséderait beaucoup, il n’en donnerait à personne au monde, excepté à son fils.

Oakly devint furieux à cette réponse ; il déclara qu’il aurait dû s’attendre à un tel procédé de la part d’un Écossais, et qu’il fallait être stupide pour avoir pu se fier aux paroles d’un homme de cette espèce. Il jura qu’il aimerait mieux mourir à l’hospice de la paroisse que de demander jamais une faveur, si petite qu’elle fût. Puis il raconta pour la centième fois à sa femme la manière dont il avait été dupé par un compatriote de M. Grant. Enfin il jura de n’avoir plus aucun rapport direct ou indirect avec son voisin.

« Mon fils, dit-il à Arthur qui revenait à cet instant de son travail ; mon fils, écoute-moi ; que je ne te revoie jamais avec le fils de M. Grant.

— Avec Maurice, mon père ?

— Oui, avec Maurice Grant ; à partir de ce jour, je te défends d’avoir aucun rapport avec lui.

— Pourquoi donc, mon père ?

— Ne fais pas de questions et obéis.

— J’obéirai, mon père, dit Arthur fondant en larmes.

— Comment ! le voilà qui pleure maintenant ! Imbécile ! est-ce que tu ne pourras pas jouer avec d’autres petits camarades ? Je t’en trouverai un autre, moi, s’il ne faut que cela.

— Ah ! mon père, dit Arthur en essayant de retenir ses larmes, je n’aurai jamais un ami comme Maurice Grant.

— Pauvre niais ! dit M. Oakly attirant son fils prés de lui, tu es justement le contraire de ton père, tu te laisse prendre aisément aux belles paroles ; mais, quand tu auras vécu aussi longtemps que moi, tu sauras que les amis ne sont pas aussi communs que les mûres, et qu’ils ne poussent pas sur les buissons.

— Oh ! je le sais bien, dit Arthur, car je n’ai jamais eu d’amis avant de connaître Maurice, et je n’en aurai jamais de semblable à lui.

— Tel père, tel fils : félicite-toi de ne plus le voir.

— Ne plus le voir ! Quoi ! mon père, n’irai-je donc plus travailler dans son jardin, et lui, ne viendra-t-il plus dans le mien ?

— Non, répondit sévèrement M. Oakly ; son père s’est mal conduit à mon égard, et l’on n’est pas deux fois impoli envers moi. Non, tu ne le verras plus ; mais ne te désole pas ainsi comme un niais, et prends bravement ton parti. »

Arthur promit à son père de lui obéir ; il demanda seulement la permission de parler une dernière fois à Maurice, afin de lui dire que c’était d’après les ordres de son père qu’il cessait de le fréquenter. Cette faveur lui fut accordée ; mais quand Arthur voulut connaître quels étaient les motifs de cette séparation, M. Oakly refusa de les lui dire.

Les deux amis se firent leurs adieux avec douleur.

Quand M. Grant entendit parler de tout cela, il tâcha de savoir ce qui avait pu froisser son voisin ; mais le silence obstiné de M. Oakly empêcha entre eux toute explication.

Cependant la réponse de M. Grant à la demande de M. Oakly n’avait pas été rapportée par la femme de celui-ci telle qu’elle avait été faite. M. Grant avait dit que, les framboisiers n’étant pas sa propriété, il ne pouvait pas en donner ; qu’ils appartenaient à son fils, et que d’ailleurs ce n’était pas la saison de les planter. Ces paroles avaient été mal comprises. Grant les avait dites à sa femme, celle-ci avait une servante galloise qui n’entendait pas bien l’écossais de sa maîtresse, et qui à son tour n’avait pu se faire comprendre de Mme Oakly. L’attention de cette dame était d’ailleurs distraite par la surveillance de son cheval piaffant à la grille, sur lequel elle avait hâte de remonter pour se rendre au marché.

Une fois bien résolu à détester son voisin, M. Oakly ne pouvait pas rester longtemps sans trouver quelque nouveau motif de plainte contre lui. Il y avait dans le jardin de Grant un prunier planté tout près de la muraille. Le sol ou croissait cet arbre ne se trouvait pas tout à fait aussi bon que celui du côté opposé du mur. Le prunier s’était fait un passage à travers les pierres et avait pris peu à peu possession du terrain qui lui était le plus favorable. M. Oakly prétendit que ce prunier, appartenant à son voisin, il n’avait pas le droit de faire irruption dans sa propriété. Un procureur lui affirme qu’il pourrait obliger Grant à le couper. Mais Grant ayant refusé, le procureur conseilla à Oakly d’intenter un procès. Oakly suivit ce conseil. Le procès traîna pendant plusieurs mois. Au bout de ce temps, le procureur vint demander à Oakly de l’argent pour poursuivre, lui affirmant que dans peu de temps sa cause serait gagnée.

M. Oakly paya dix guinées à l’homme de loi en lui faisant observer que c’était pour lui une somme énorme, et que le seul amour de la justice pouvait le faire persévérer dans un procès au sujet d’un morceau de terre qui, après tout, ne valait pas un penny. « Le prunier ne me cause pas le moindre dommage, mais je ne veux pas me laisser mener par un Écossais. »

Le procureur encouragea M. Oakly dans cette résolution qui était favorable à ses intérêts. Il excita encore les préjugés de son client contre les enfants de l’Écosse. Il mit son amour-propre en jeu, et, dans une longue conversation, il démontra que son honneur national était engagé à soutenir la lutte. Enfin Oakly en était venu à ce point qu’un jour, marchant d’un pas résolu vers le prunier, il disait : « Dût-il m’en coûter cent livres sterling, je ne me laisserai pas faire la loi par un Écossais. »

En ce moment, Arthur interrompit la rêverie de son père en lui désignant un livre et quelques plantes posés sur la muraille.

« Ceci est sans doute pour vous, mon père, car voici en même temps un billet qui vous est adressé ; c’est de l’écriture de Maurice. Faut-il vous l’apporter ?

— Oui, donne que je lise. »

Le billet contenait ces mots :

« Cher monsieur Oakly,

« J’ignore pourquoi vous nous cherchez querelle, et j’en suis désolé. Mais quoique vous ayez de la colère contre moi, je n’en éprouve point contre vous. J’espère que vous ne refuserez pas quelques plants de mes framboisiers Brobdignac, que vous aviez demandés il y a déjà longtemps, quand nous étions bons amis. Ce n’était pas alors la saison de les planter, c’est pourquoi je ne vous les ai pas envoyés ; mais cette saison est venue, et je vous les adresse aujourd’hui en même temps que le livre où vous verrez pourquoi nous mettons des cendres d’herbes marines aux racines de nos framboisiers ; je me suis procuré de ces cendres pour vous. Vous les trouverez dans le pot à fleurs, sur la muraille. Nous ne nous sommes pas parlé, Arthur et moi, depuis que vous l’avez défendu. Dans l’espoir que vos framboisiers viendront aussi bien que les nôtres, et que nous serons encore unis un jour, je suis avec une sincère affection, pour Arthur et pour vous.

« Le fils de votre voisin,
« Maurice Grant.

« P. S. Voilà déjà quatre mois que la querelle est commencée ; » je trouve ce temps-là bien long. »

Cette lettre ne produisit pas un très grand effet sur Oakly, à cause du peu d’habitude qu’il avait de lire l’écriture, et de la peine qu’il se donnait pour épeler et assembler ses mots. Néanmoins il en fut touché, et il dit :

« Je crois que ce Maurice a de l’affection pour toi Arthur, et il me paraît un bon garçon ; mais, quant aux framboisiers, j’imagine que tout ce qu’il en dit n’est qu’une excuse, et puisqu’on n’a pas voulu me les donner quand je les ai demandés, je n’en veux plus maintenant ; tu m’entends, Arthur ? Que lis-tu là ?

Arthur parcourait une page marquée dans le livre que Maurice avait laissé avec les framboisiers sur la muraille. Il lut tout haut ce qui suit :

Monthly Magazine,
décembre 1798, page 421.

« On cultive à Jersey une espèce de fraisiers que l’on couvre, en hiver, d’herbes marines, de même qu’en Angleterre on couvre certaines plantes de litière d’écurie. Les fruits de ces fraisiers sont ordinairement de la grosseur d’un abricot moyen, et la saveur en est particulièrement agréable. À Jersey et à Guernesey, situés à un degré à peine plus au sud que la Cornouaille, les légumes et les fruits de toute espèce mûrissent quinze jours ou trois semaines plus tôt qu’en Angleterre, même sur les côtes méridionales, et l’on y voit rarement la neige séjourner plus de vingt-quatre heures sur le sol. Quoique ceci semble devoir être attribué à l’influence de l’atmosphère humide et salée dont ces îles sont environnées, l’emploi comme engrais de cendres d’herbes marines doit y être aussi pour quelque chose. »

— Ah ! fit Arthur, voici quelques lignes écrites au crayon, sur une feuille de papier, elles sont de la main de Maurice, je vais vous les lire :

« Lorsque je lus dans ce livre ce qu’on y dit des fraises, qui deviennent aussi grosses que des abricots quand les fraisiers ont été couverts d’herbes marines, je pensai que peut-être des cendres de ces herbes seraient bonnes pour les framboisiers de mon père, et je lui demandai la permission d’en faire un essai. Il me l’accorda, et j’allai immédiatement ramasser des plantes marines qui avaient été jetées sur le rivage ; je les fis sécher, puis brûler, et je me servis des cendres pour fumer le terrain où se trouvaient les framboisiers. L’année suivante les framboises atteignaient la grosseur que vous leur avez vue. Je vous fais part de ceci afin que vous sachiez comment cultiver vos framboises, et parce que je me souviens que vous paraissiez fâché contre mon père quand il vous dit que la manière dont il cultivait les siennes était un secret. C’est là, sans doute, votre motif d’animosité contre nous, car vous n’êtes point venu voir mon père depuis cette époque. Maintenant je vous ai dit tout ce que je sais, et j’espère que vous ne me garderez pas rancune plus longtemps »

M. Oakly fut ravi de cette franchise et dit :

« Voilà qui est tout simple, Arthur, et qui vous apprendre qu’on voulait savoir sans faire de grands discours ; c’est plutôt d’un Anglais que d’un Écossais. Dis-moi, Arthur, sais-tu si Maurice est né en Angleterre ou en Écosse ?

— Non, mon père, je n’en sais rien, je ne le lui ai jamais demandé. Je ne croyais pas que ce fût important. Je sais seulement que, quel que soit le pays où il est né, Maurice est un bien bon garçon. Voyez, mon père, ma tulipe va fleurir.

— En vérité elle sera belle.

— C’est Maurice qui me l’a donnée. »

— Ne lui as-tu rien donné en échange ?

— Non, mon père. Et c’est précisément quand il avait eu sujet d’être bien fâché contre moi qu’il m’en a fait cadeau ; je venais de briser sa cloche.

— J’ai bonne envie de vous laisser jouer encore ensemble, dit le père d’Arthur.

— Oh ! si vous le vouliez, dit Arthur en battant des mains, comme nous serions heureux ! Vous ne savez pas, mon père, que je suis resté quelquefois pendant une heure assis au haut de ce pommier, pour voir Maurice travailler dans son jardin. Oh ! comme j’aurais voulu travailler avec lui ! Voyez mon jardin, mon père : il s’en faut qu’il soit aussi bien tenu qu’autrefois ; mais bientôt tout y sera en ordre, si… »

Arthur fut interrompu par l’arrivée du procureur, qui venait causer avec M. Oakly de son procès au sujet du prunier. M. Oakly lui montra la lettre de Maurice, et, à la grande surprise d’Arthur, celui-ci ne l’eut pas plutôt lue, qu’il s’écria :

« Quel petit fourbe ! Je n’ai rien vu de plus fort dans toute ma carrière. Oui, cette lettre est la plus artificieuse que j’ai jamais lue.

— Où donc est l’artifice ? dit Oakly en mettant ses lunettes.

— Ne voyez-vous pas, mon cher monsieur, que toute cette comédie des framboisiers Brobdignac n’a d’autre but que d’éviter le procès ? M. Grant, qui est assez rusé, sait bien qu’il n’aura pas l’avantage, et qu’il sera forcé de vous payer une somme ronde à titre de dommages et intérêts, si l’affaire suit son cours.

— Des dommages et intérêts ? dit Oakly en tournant ses regards sur le prunier. Je ne sais pas ce que vous voulez dire. Je ne prétends rien faire que d’honnête, et je n’ai pas l’intention d’exiger la somme assez ronde dont vous parlez : car ce prunier ne m’a pas fait grand mal en avançant sur mon jardin. Tout ce que je veux, c’est qu’il n’avance pas sans permission.

— Oh ! je comprends bien tout cela, dit le procureur ; mais ce que je voudrais vous faire comprendre, à vous, monsieur Oakly, c’est que ce Grant et son fils veulent agir de ruse contre vous. Ils cherchent à éviter le jugement, et ils vous font cadeau de ces framboisiers pour vous séduire.

— Pour me séduire ! s’écria M. Oakly. Je n’ai jamais accepté de pareils présents, et je n’en accepterai jamais. » Et, d’un air indigne, il arracha les framboisiers de la terre où Arthur venait de les planter, et les jeta par-dessus la muraille, dans le jardin de Grant.

Maurice avait placé sa tulipe, qui était sur le point de fleurir, au sommet de la muraille dans l’espoir que son ami Arthur l’apercevrait un jour ou l’autre.

Hélas ! il ne savait pas dans quel endroit dangereux il l’avait placée. Un des framboisiers lancés par le bras courroucé de M. Oakly atteignit la tête de la précieuse tulipe.

Arthur, tout occupé de convaincre son père que le procureur s’était trompé dans son jugement sur Maurice, ne remarqua pas la chute de la fleur. Le lendemain, quand Maurice vit ses framboisiers éparpillés sur la terre et sa tulipe favorite brisée, il fut saisi d’étonnement et éprouva même un instant de la colère. Mais ce dernier sentiment n’était jamais chez lui de longue durée. Il pensa que tout ceci devait être attribué à un accident ou à une méprise. Il ne pouvait croire que personne fût assez méchant pour lui faire de la peine avec intention.

« Et d’ailleurs, se dit-il, si on l’a fait exprès, ce que j’ai de mieux à faire, c’est de ne pas m’en fâcher. Pardonner et oublier. »

Maurice se trouvait plus heureux d’avoir un pareil caractère que s’il eût possédé toutes les plus belles tulipes de la Hollande.

Ces fleurs étaient en grande faveur à cette époque dans le pays où demeuraient Maurice et Arthur. Il devait y avoir dans peu de temps à la ville voisine une fête florale, et un prix consistant en instruments de jardinage devait être donné à celui qui exposerait la plus belle fleur. C’était une tulipe qui, l’année précédente, avait obtenu les suffrages ; aussi un grand nombre de personnes avaient-elles tâché de se procurer des oignons de tulipe, afin de remporter le prix cette année.

La tulipe d’Arthur était superbe. Chaque jour il l’examinait et la voyait devenir plus belle ; aussi désirait-il ardemment de pouvoir remercier Maurice ; souvent il montait sur son pommier et regardait dans le jardin de son ami dans l’espoir d’apercevoir sa tulipe tout épanouie et éclatante comme la sienne. Mais c’était en vain.

Le jour de la fête florale arriva, et Oakly s’y rendit avec son fils, qui emporta sa tulipe.

La fête avait lieu sur une vaste pelouse. Toutes les fleurs de différentes sortes étaient rangées sur un tertre à l’extrémité du tapis de gazon, et au milieu de cette charmante vallée, la tulipe que Maurice avait donnée à Arthur se faisait remarquer par son éclat.

Le prix fut décerné au propriétaire de cette fleur, et, au moment où Arthur recevait les instruments de jardinage, il entendit une voix bien connue qui le félicitait ; il se retourna et vit son ami Maurice.

« Eh bien ! Maurice, ou donc est votre tulipe ? dit M. Oakly. Ne m’avais-tu pas dit, Arthur, qu’il en avait gardé une pour lui ?

— C’est vrai, j’en avais gardé une, dit Maurice, mais quelqu’un, par accident sans doute, me l’a brisée.

— Qui donc ? s’écrièrent à la fois Arthur et son père.

— Quelqu’un qui a jeté des framboisiers par-dessus la muraille, répondit Maurice.

— C’était moi ! dit Oakly, c’était moi, je ne saurais le nier ; mais je n’avais pas l’intention de briser votre tulipe, Maurice…

— Mon cher Maurice, dit Arthur, voici les outils de jardinage, prends-les.

— Je n’en veux pas, dit Maurice en se retirant.

— Offre-les à son père, offre-les à M. Grant, dit tout bas Oakly ; il les acceptera, j’en réponds. »

M. Oakly se trompait. Le père de Maurice refusa.

Oakly resta tout surpris. Assurément, se dit-il, je me suis trompé sur le compte du voisin. »

Et, s’avançant vers Grant, il lui dit brusquement :

« Monsieur Grant, votre fils s’est bien conduit envers le mien, et vous devez en être content.

— Certes, je le suis, répondit Grant.

— Eh bien ! ajouta Oakly, cela me donne de vous une opinion meilleure que celle que j’avais conçue depuis le jour de votre vilaine réponse au sujet de ces framboisiers, de ces maudits framboisiers.

— Quelle vilaine réponse ? » dit Grant avec étonnement.

Oakly lui dit alors ce qui lui avait été rapporté par sa femme après sa demande des framboisiers Brobdignac. Grant déclara qu’il n’avait jamais dit pareille chose et répéta exactement la réponse qu’il avait faite. Oakly lui tendit la main.

« Je vous crois, qu’il n’en soit plus question ; je suis bien fâché de ne pas avoir eu cette explication avec vous il y a quatre mois, et je l’aurais provoquée si vous n’étiez pas Écossais. Je n’ai jamais pu aimer les gens de votre pays, et vous pouvez remercier ce bon garçon, ajouta-t-il en se tournant vers Maurice, si nous nous entendons aujourd’hui. Rien ne saurait tenir contre la bonté de son cœur. Que je suis désolé d’avoir brisé sa tulipe ! Embrassez-vous, mes enfants. Te voila heureux maintenant, Arthur ; espérons que M. Grant pardonnera.

— Oh ! pardon et oubli, » dit Grant à son fils au même moment, et depuis ce jour les deux familles vécurent dans une parfaite intimité.

Oakly ne put s’empêcher de rire de sa folie d’avoir intenté un procès au sujet du prunier, et, avec le temps, il parvint si bien à vaincre ses préjugés contre les Écossais, qu’il s’associa avec Grant pour son commerce. Le savoir de celui-ci lui était souvent utile, et lui de son côté possédait d’excellentes qualités qu’il mettait au service de son associé.

Les deux jeunes gens se réjouirent de cette union de leurs familles, et Arthur a dit bien souvent qu’ils devaient tout leur bonheur à la maxime favorite de Maurice : « Pardonner et oublier. »