Calmann Lévy, éditeur (p. 41-48).

ON DANSERA




Dit par M. Delaunay, de la Comédie française.





On dansera, portait mon invitation.
On dansait donc, avec grande animation.
Quelque peu par plaisir, beaucoup par hygiène,
Moi, je dansais aussi : la danse est chose saine.

Une valse, plaintive et douce, commençait.

Je l’aperçus alors, droite dans son corset,

Dix-sept ans tout au plus, mignonne, mince, fraîche,
La peau rosée, ainsi qu’un fin duvet de pêche,
Les cheveux pleins d’aurore et les yeux pleins d’azur.
Assise derrière elle et s’appuyant au mur,
Immobile, perdue en quelque rêverie,
Sa mère dignement faisait tapisserie,
Et dans sa robe sombre et sous son turban vert,
L’œil vague et demi-mort, l’éventail entr’ouvert,
Sommeillait doucement, en suivant de la tête
Le rhythme de la valse et le bruit de la fête.

L’enfant, elle, frappait d’un pied coquet le sol,
Pareille à l’oiselet qui veut prendre son vol…
Je l’invitai suivant la règle, et nous tournâmes.

Et tandis qu’au milieu des traînes dont ces dames
(Soit dit bien humblement, mais bien du fond du cœur)
Augmentent chaque hiver le poids et la longueur,
Je louvoyais, ainsi qu’un marin dans l’orage ;
Tandis que je tenais par son frêle corsage

Ma mignonne danseuse enlacée à mon bras…

« Quelle charmante enfant ! me disais-je tout bas ;
Tendre fleur à l’aurore à peine épanouie,
Elle ne connaît rien des choses de la vie…
Elle jouait encore à la poupée, hier…
Pour la première fois sans doute cet hiver
On l’a menée au bal… elle va dans le monde…
Un début ! quelle affaire !… Ô chaste tête blonde !
Je sens monter à moi, de tes cheveux flottants,
Comme un parfum béni de joie et de printemps ! »

Je m’exaltais, ainsi, lorsque, lasse peut-être,
Dans un coin du salon, devant une fenêtre,
Ma danseuse, cessant de tourner, s’arrêta.
Il fallait donc causer. Moi, comme un grand bêta
En tortillant mes gants je cherchais une phrase,
Quand l’enfant, m’arrachant à ma muette extase :

« Que pensez-vous, monsieur, du discours d’aujourd’hui ?

— Du discours ? quel discours ?
Du discours ? quel discours ?— À la Chambre ! L’appui
De monsieur Blancpignon était bien salutaire…
On aurait fait, sans lui, sauter le ministère !
N’est-ce pas votre avis ?…
N’est-ce pas votre avis ?…— Si fait… en vérité…
Il eût sans Blancpignon sauté… trois fois sauté ! »

J’étais embarrassé… car, notez bien la chose !
Je ne connaissais rien, moi, j’ignorais la cause
De ce fameux discours, la séance, enfin tout…
L’ingrate politique étant peu de mon goût.

« Et le groupe Duret ?… quelle noble conduite !

— Admirable !

Admirable !— Entraîner tout le centre à sa suite !
Avec trente-deux voix en former quatre cents !

— Quatre cents ?
— Quatre cents ?— Oui, monsieur ! Les arguments puissants
De monsieur Blancpignon ont ravi l’auditoire…
Quel orateur, monsieur !… Un mérite notoire !…
Quatre cents voix !… Pourtant, disons la vérité :
Les ministres, sentant le danger, ont voté.

— Ils ont voté ! Tous ?
— Ils ont voté ! Tous ?— Tous !
— Ils ont voté ! Tous ? — Tous !— Ah ! mon Dieu ! quelle joie !
Ils ont voté… voté !… Le hasard nous envoie,
Mademoiselle, un grand bonheur, bien mérité :
Le ministère entier, tout entier… a voté ! »

Elle me regardait, n’osant plus trop rien dire…
Étais-je sérieux ? ou bien voulais-je rire ?
Afin de la tirer de ce grand embarras,
D’un geste gracieux arrondissant le bras,
Respectueusement :
Respectueusement :« Encore un tour ? »

Respectueusement : « Encore un tour ? »Mais elle :

« Que pensez-vous, monsieur, de cette loi nouvelle,
Que l’on vient de voter sur l’impôt des boissons ?
Vous savez que la Chambre a fait quelques façons,
Et regrette à présent de l’avoir acceptée…
Croyez-vous qu’au Sénat elle soit rejetée ? »

Allons ! Après la Chambre, et pour changer, voilà
Le Sénat, à présent !… Charybde après Scylla !

« Quant au groupe Crépon, avez-vous confiance ?… »

Cette fois, c’en est trop ! Et perdant patience,
Pour terminer d’un coup cet absurde entretien,
Sans répondre, glissant mon bras contre le sien,
Je la prends par la taille et vivement l’entraîne…
Mais je levais le pied et m’élançais à peine,
Qu’en un dernier accord, plaintif comme un regret,
Harmonieusement, la valse se mourait…

Dans l’éparpillement de la danse finie,
Prenant, comme toujours, une peine inouïe,
Pour ne pas déchirer quelque volant bouffant,
À sa place, j’allai reconduire l’enfant,
Mais quand, la saluant d’une façon polie,
Je relevai les yeux, — elle, elle si jolie,
Me sembla presque laide, et son charme vainqueur
S’effaça de mes yeux, s’envola de mon cœur…

Ah ! c’est qu’en un moment j’avais compris sans doute
Combien, en la jugeant, j’avais fait fausse route !
C’est qu’en un seul moment elle m’avait donné,
Sans y même songer, sans l’avoir soupçonné,
Cette impression triste, obscurément sentie,
D’une illusion folle et trop vite partie…
C’est qu’en un mot, enfin, son étrange jargon,
Sa Chambre, son Sénat, son Duret, son Crépon,
Ses votes escomptés, ses groupes… sympathiques,
Son ennuyeux savoir des choses politiques,
Ses projets de discours et ses projets de loi,

Tout cela, sur l’honneur, m’avait mis hors de moi !

Oh ! rester de son âge ! et toujours ! et sans cesse !
Vieux, savoir vaillamment accepter la vieillesse ;
Jeune, rester bien jeune, et, sans hâter le temps,
S’épanouir en paix au soleil du printemps !
Mais, comprenez-le donc, enfants, ce que l’on aime,
Ce qu’on adore en vous, c’est votre âge lui-même,
Votre simplicité, votre air naïf et doux,
Pour tout dire, c’est vous, toujours vous, rien que vous !
Oui ! pour qu’on vous chérisse, et que par vous charmées
Nos âmes, pressentant vos âmes embaumées,
Comme des papillons, en désirent le miel…
Oui ! pour nous inspirer un amour éternel,
Telles que Dieu vous fit, naïves et gentilles,
Jeunes filles, sachez demeurer jeunes filles !