Calmann Lévy, éditeur (p. 99-110).

AUX INONDÉS DE SZEGEDIN




POÉSIE À-PROPOS
Dite par M. Delaunay, de la Comédie française.




I



Qu’elle est belle, l’immense plaine,
La Puszta du pays hongrois,
Avec ses champs, avec ses bois,
Et l’or de sa moisson prochaine !
Qu’elle est belle, l’immense plaine,
La Puszta du pays hongrois !


Les taureaux noirs aux pieds rapides
Y galopent sous le ciel bleu
Et baignent leurs naseaux en feu
Dans la fraîcheur des eaux limpides…
Les taureaux noirs aux pieds rapides
Y galopent sous le ciel bleu !

Par les prés, par les pâturages,
Les brebis s’en vont à pas lents,
Suivant les bergers nonchalants
Aux cheveux longs, aux yeux sauvages...
Par les prés, par les pâturages,
Les brebis s’en vont à pas lents.

Parfois, dans sa course enflammée,
Le Csiko, prompt comme l’éclair,
Passe au galop, jetant dans l’air
La chanson de la bien-aimée…
Voici, dans sa course enflammée,
Le Csiko, prompt comme l’éclair !


De toutes parts richesse et joie,
Grand ciel d’azur et liberté !
Joyeux précurseur de l’été,
Partout le printemps qui flamboie…
De toutes parts richesse et joie,
Grand ciel d’azur et liberté !

Oui, certe, elle est belle la plaine,
La Puszta du pays hongrois,
Avec ses champs, avec ses bois,
Et l’or de sa moisson prochaine…
Elle est belle, l’immense plaine,
La Puszta du pays hongrois !


II


Qu’elle est belle aussi, qu’elle est fière,
Szegedin, l’antique cité,

Se dressant, dans sa majesté,
Au bord de sa large rivière !
Qu’elle est belle aussi, qu’elle est fière,
Szegedin, l’antique cité !

Elle a des airs de souveraine
Avec ses clochers éclatants,
Avec ses milliers d’habitants
Que ses flancs contiennent à peine…
Elle a des airs de souveraine
Avec ses clochers éclatants !

Elle a bien servi la patrie
Depuis Arpad, le chef sacré,
Et son grand nom est vénéré
Par tous les enfants de Hongrie…
Elle a bien servi la patrie
Depuis Arpad, le chef sacré !


En brave fille magyare,
Elle a résolument lutté
Contre l’Ottoman redouté
Et secoué son joug barbare…
En brave fille magyare,
Elle a résolument lutté !

Aujourd’hui, féconde ouvrière,
Elle travaille, elle produit,
Oubliant le passé, la nuit,
Pour l’avenir plein de lumière…
Aujourd’hui, féconde ouvrière,
Elle travaille, elle produit !

Oui, certe, elle est belle, elle est fière,
Szegedin, l’antique cité,
Se dressant, dans sa majesté,
Au bord de sa large rivière…
Ah ! qu’elle est belle, qu’elle est fière,
Szegedin, l’antique cité !


III


Une nuit, une seule !… et plus rien !

Une nuit, une seule !… et plus rien !Nuit funeste !

Deux digues ont déjà cédé : celle qui reste,
Frêle et dernier rempart vainement renforcé,
Oscille sous le choc constant du flot pressé.

Soudain, elle se rompt… et la ville est perdue !

Horreur !… De tous côtés une foule éperdue
S’enfuyant au hasard, au hasard s’entassant
Sur quelque faible toit qui chancelle, descend
Et s’écroule bientôt avec sa charge humaine…
Partout la nuit, le froid… la lumière incertaine

Des torches vacillant çà et là, quelque appel
Long et désespéré qui monte vers le ciel…
Le lugubre tocsin qui mêle, par volées,
Aux pleurs de l’ouragan ses notes affolées…
Les cadavres roidis portés au gré des eaux…
Le vent toujours plus fort, des cris toujours nouveaux…
Des barques, des pontons, — hélas ! en petit nombre ! —
Qui, chargés jusqu’aux bords, vont et viennent dans l’ombre…
Enfin partout, partout, le flot, l’horrible flot
Qui gagne, qui grandit, monte toujours plus haut,
Et, formidable masse à tout moment accrue,
Silencieusement, inonde chaque rue !

Quand l’aurore parut, quand le ciel devint clair,
Szegedin n’était plus !

Szegedin n’était plus !Rien qu’une vaste mer
D’où sortent, assiégés par la tempête folle,
Quelque toit vacillant, quelque brune coupole,

Quelque clocher pointu, quelque arbre dénudé…
Et, par la vaste horreur du pays inondé
S’enfuyant au hasard, sans abri, sans demeure,
Ruinée en un jour, une foule qui pleure
Songe au foyer détruit, et désespérément
Pousse vers le ciel sombre un long gémissement…


IV


Ah ! calmez, calmez vos alarmes !
Calmez votre deuil éperdu,
Ô pauvres victimes en larmes,
Car votre appel est entendu !

Oui ! d’un bout de l’Europe à l’autre,
Résonne l’écho de vos pleurs…
Une douleur comme la vôtre
Fait d’universelles douleurs !


Mais, à votre amère souffrance
Si chaque peuple compatit,
Nul plus que le peuple de France
Au fond du cœur ne la sentit !

Ah ! c’est qu’elle est réelle et forte,
La sympathie aux nœuds bien doux,
— Ô frères hongrois ! — qui nous porte
Et nous porta toujours vers vous !

Nous l’aimons, votre race fière
Au sang chaud, bouillant, indompté,
Éprise d’air vif, de lumière,
De soleil et de liberté !

Nous les aimons, ô Magyares,
Vos vieux chefs aux plumets flottants,
Tous vos héros aux noms bizarres,
Sombres géants des anciens temps !


Ainsi qu’à nous, il sait vous plaire
Le type du soldat hardi…
Et notre Roland est le frère
De votre Nicolas Toldi !

Nous l’aimons, votre franc courage,
— Fou si l’on veut ! — qui vaillamment
Va, va toujours, frappe avec rage,
Sans se cacher à tout moment…

Vive la bravoure qui bouge !
Dehors, en plein ciel, loin des bois,
L’acier est bleu, le sang est rouge :
C’est la bravoure des Gaulois !

Plus que la bière pâle et blonde,
Nous l’aimons, votre vin vermeil,
Et le rayon d’or qui l’inonde
Nous rappelle notre soleil !


Nous aimons vos marches guerrières,
Vos valses au rhythme engageant
Et de vos czardas singulières
Le mouvement vif et changeant…

Enfin nous vous aimons, ô frères !
Parce qu’aux temps troublés et noirs,
Aux temps de nos dernières guerres
Et de nos profonds désespoirs,

Alors que vaincus et sans armes,
Captifs, souffrant le froid, la faim,
Gémissaient nos soldats en larmes,
Vous leur avez tendu la main !

Ce n’est point chose qui s’efface
Que le souvenir d’un bienfait…
Nos cœurs savent garder la trace
Du bien… et du mal qu’on leur fait !


Aussi vous crions-nous : Courage !
Pauvres inondés !… le front haut !
Ainsi que nous, vite à l’ouvrage !
Et vous retrouverez bientôt,

Plus vaillante encore et plus fière,
Se dressant, dans sa majesté,
Au bord de sa large rivière,
Szegedin, l’antique cité !