Par un beau dimanche/Texte entier

Albin Michel (p. 5-192).


CHAPITRE PREMIER


Le soleil brillait, déjà haut, dans le ciel laiteux encore d’une radieuse matinée de printemps. Entre la gueule béante du tunnel et la laideur géométrique du pont en fer, un énorme remblai coupait brutalement l’étroite vallée ardennaise, toute bleuie aux sommets par les lointaines sapinières, toute dorée aux premiers plans par les genêts en fleurs. À la cime du remblai, un vieux wagon à bestiaux, démuni de ses roues, se penchait d’inquiétante façon sur l’extrême bord de la crête minée par les pluies ; une petite porte, une minuscule fenêtre et un immense tuyau de poêle avaient fait une maison de l’ex-véhicule ; une cloison intérieure, percée d’un guichet, en avait fait une gare.

M. Pascal Brusy gravit d’un pas leste, malgré ses soixante ans, le sentier abrupt qui grimpait obliquement au flanc du remblai, jeta un coup d’œil sur les rails luisants et le quai désert, s’approcha du wagon, essaya sans succès d’en ouvrir la porte, puis cogna de l’index à la fenêtre, en criant d’une voix mince et timide :

— Monsieur le Chef de Gare, s’il vous plaît ! Des pas traînants raclèrent le plancher, une serrure grinça, et la porte s’ouvrit. M. Brusy souleva son chapeau et dit avec un sourire amène :

— Bonjour, Monsieur le Chef de Gare. Dans la pénombre du wagon, une petite bonne femme de soixante-dix ans, plus large que haute, répondit sans sourciller :

— Bonjour, monsieur le docteur.

Son image, vue de face, inscrivait un triangle équilatéral dans le rectangle de la porte : Sous un chignon en pointe et un front d’une exiguïté rare, ses larges joues se continuaient par un cou plus large encore, presque aussi large qu’un buste très court et sans épaules, posé d’aplomb sur l’énorme cône d’une jupe en forme d’abat-jour, raidie et comme empesée par d’immenses taches de cambouis. Vue de profil, la petite vieille évoquait plutôt l’idée d’un informe écroulement de margarine : son menton, tel un goître, tombait sur sa poitrine ; sa poitrine tombait sur son ventre ; son ventre tombait sur ses genoux ; on ne voyait pas si ses genoux tombaient sur quelque chose. Telle était la mère Fahette, mieux connue dans le pays sous le sobriquet de « Monsieur le Chef de Gare ».

Quinze années auparavant, la surveillance de ce « point d’arrêt » étant devenue vacante, le fils cadet de la veuve Fahette avait passé de longs et laborieux examens, évincé une cinquantaine d’autres candidats, puis occupé la place de surveillant pendant six semaines, temps nécessaire pour mettre sa mère au courant de la besogne. Ensuite, il avait tranquillement émigré au Canada, où on le disait en train de faire fortune. Inapte à passer le moindre examen, mais très adroite à s’attirer la bienveillance des employés gros et petits, en servant ou en menaçant leurs intérêts personnels, la bonne vieille faisait l’intérim depuis quinze grandes années, au mépris de tous les règlements, sans que nul se fût jamais avisé de l’inquiéter sur ce point. Comme le titulaire officiel, là-bas, à l’autre bout du monde, se portait fort bien et semblait décidé à ne jamais revenir, elle faisait souvent remarquer, non sans satisfaction, qu’on pourrait seulement la mettre à la retraite lorsque son fils en atteindrait l’âge, et qu’elle aurait alors cent deux ans, ce qui constituait pour elle un indéniable avantage sur ses collègues nommés à titre régulier

Furieuse, au début, de s’entendre appeler « Monsieur le Chef de Gare », elle avait fini par s’y habituer, puis par en être fière. Douée, du reste, d’un esprit alerte et caustique, elle menait les voyageurs tambour battant, et accomplissait son service sans omission ni défaillance.

— J’espère que le train montant n’est pas encore passé ? demanda le docteur.

— Pas encore… Vous l’prenez ?… Pour où-s-qu’y vous faut un coupon ?

— Non, non !… Pas de coupon pour moi… Je viens simplement attendre mon beau-frère et ses deux filles… Le train tardera longtemps encore ?

Monsieur le Chef de Gare tira, de la poche de sa jupe, une grosse montre d’homme enfermée dans une boîte en celluloïd, y jeta un coup d’œil, puis répondit :

— D’après l’horaire y d’vrait être passé d’puis un quart d’heure. Donc, si nous étions en s’maine, y s’rait là dans cinq minutes. Mais comme c’est dimanche, vous en avez encore pour une petite demi-heure.

— Nous sommes dimanche, c’est vrai ! opina M. Brusy en se passant le bout des doigts sur le menton. Car, ne se rasant que tous les samedis, et étant quelque peu distrait de sa nature, il avait pris l’habitude de consulter cette partie de son visage, quand il voulait savoir si l’on était au commencement ou à la fin de la semaine.

Monsieur le Chef de Gare roula entre ses gros doigts le coin de son tablier, puis toussa à deux ou trois reprises, d’un air qui s’efforçait assez mal de paraître embarrassé, Sur quoi le docteur, qui savait depuis longtemps ce que ne pas parler veut dire, s’empressa de demander :

— Qu’avez-vous donc ? Il y a quelque chose qui ne va pas ? Vous désirez une consultation ?

— Non, non !… Pas une consultation, m’sieur l’ docteur !… J’ voudrais seul’ment un conseil, un p’tit conseil de rien du tout.

— Bah ! Conseil ou consultation, qu’est-ce que ça fait, du moment où ça ne vous coûte rien.

— Ah ! si je n’ paie pas, ça n’ me fait rien, comme de juste… Merci beaucoup, m’sieur l’ docteur… Alors, vous seriez bien aimable en m’ disant c’ qu’y faut mettre sur une coupure… Une grosse vilaine coupure plus longue que mon doigt.

— Vous pouvez me montrer la plaie ? Où se trouve-t-elle ?

— Elle se trouve… Enfin, peu importe… J’ peux pas vous la montrer, m’sieur l’ docteur, j’ peux vraiment pas.

— Soit !… C’est profond ?

— Tout d’même… On voit la viande.

— Fichtre !… Comment est-ce arrivé ?

— C’est une faux qu’est tombée juste en passant tout près.

— Et qui vous a coupée à travers les vêtements ?… Fichtre de fichtre !

— Ben, à travers les vêtements… Enfin, peu importe… Qu’est-ce qu’y faut mettre dessus, m’sieur l’ docteur ?

M. Brusy tira ses tablettes et griffonna une ordonnance.

— Vous laverez soigneusement la plaie à l’eau bouillie, dit-il, puis vous l’oindrez chaque jour d’une couche de ceci.

— Ah ! faudra aller chez l’ pharmacien ? fit Monsieur le Chef de Gare en réprimant une grimace. J’avais pensé qu’ vous auriez peut-être un vieux fond d’bouteille qui pourrait suffire, pour une coupure pas plus grande que ça… Vous en donnez tant pour rien, des bouteilles… Vous en donnez à la vieille Nanette, à la petite Phrasie, à d’autres et à d’autres…

— Phrasie et Nanette ne sont pas fonctionnaires comme vous… Et puis… Enfin, vous aurez votre bouteille… C’est tout ?

— Bien sûr, m’sieur l’ docteur… J’ suis pas une femme à abuser… Alors, c’est promis, pour la bouteille ?

— Mais oui, c’est promis, c’est entendu.

— Merci beaucoup, m’sieur l’ docteur… Merci d’avance, parce qu’on sait bien qu’ quand monsieur Brusy a promis quéque chose, y r’vient jamais d’ssus, faut dire la vérité… Alors, j’ suis bien sûre de l’avoir, ma bouteille.

Le docteur regarda fixement les yeux de la vieille femme, deux petits yeux pleins de malice, dont les paupières se baissèrent trop tard pour masquer une courte lueur goguenarde.

— Vous, dit-il enfin, vous êtes encore une fois en train de me rouler… Qu’y a-t-il ?… Vous ne m’avez pas tout dit.

Monsieur le Chef de Gare crut indispensable de reprendre entre ses gros doigts le coin de son tablier, avant de lâcher ce demi-aveu :

— Si j’vous ai pas tout dit, c’est p’t-être que j’y aurai pas pensé.

— Qu’y a-t-il, voyons ?

— Bé, voilà… La bouteille, c’est pour moi, et c’est pas pour moi… Enfin, c’est pour César.

— César ?

— Oui, vous savez bien, César… Mon cochon quoi !… C’est sur lui qu’ la faux, est tombée hier au soir.

M. Brusy ne put réprimer un soubresaut.

— C’est bon, dit-il un peu sèchement. Vous aurez votre bouteille, mère Fahette… Je vais me promener sur le quai en attendant le train.

Et, tournant le dos, il s’en fut du côté du tunnel. La petite vieille le regarda s’éloigner, d’un air où la pitié se mêlait à pas mal de mépris.

— Faut qu’y soit rud’ment furieux, songea-t-elle, pour pas m’avoir app’lée « Monsieur le Chef de Gare »… Bah ! y donn’ra la bouteille, puisqu’il a promis… Et quand j’aurai encore besoin de lui, il aura oublié tout ça.

Sur quoi, non sans s’adresser à elle-même un clin d’œil de félicitations, elle rentra dans son wagon-salle d’attente.

Là-bas, sous le soleil qui chauffait déjà dru, le docteur Brusy arpentait le quai en grommelant, mais tout bas, très bas, par crainte qu’on ne l’entendît. C’était un petit vieillard alerte et doux, bien conservé par une vie simple et régulière, par l’exercice forcé des longues marches, à travers champs et bois, vers l’enfant malade ou le vieillard moribond. Sous de rudes cheveux gris, abondants encore, son large front gardait malgré les rides, pour ceux qui savent voir, une grande noblesse de formes et de lignes. Derrière d’épaisses lunettes de myope, les yeux, lumineux et profonds, étaient d’un bleu candide, d’un bleu de myosotis si pur et si doux, qu’il détonnait presque dans cette vieille figure halée et tannée. Les lèvres étaient épaisses, bien modelées et volontiers souriantes. Mais les sourcils trop rares et trop facilement écarquillés, le nez trop menu, le menton trop court, les maxillaires étroits et grêles, donnaient à la face glabre du vieux docteur une expression de naïveté enfantine qui se changeait bien vite, devant un interlocuteur autoritaire ou madré, en un air d’inquiétude ahurie, voire d’imbécillité complète.

— Pour César ! monologuait le docteur indigné… C’était pour César, pour son cochon !… Vous me le payerez, mère Fahette, vous me le payerez !… Je ne suis pas vétérinaire, que je sache… Fichtre non, je ne suis pas vétérinaire !

Ses regards fixaient, obstinés, la vilaine cendrée noire épandue sur le quai, la rigide laideur des rails qui s’enfonçaient parallèlement dans la gueule sombre du tunnel. Et il sentait la tristesse et la rancune descendre et grandir en lui, peu à peu. Mais un chant d’oiseau, très joyeux et très doux, lui fit tourner la tête vers la vallée lumineuse et charmante, bleuie par les lointaines sapinières, dorée par les genêts en fleurs. Au bout de quelques secondes, ses sourcils froncés remontèrent lentement par-dessus les cercles d’or de ses lunettes, sa grosse bouche s’entr’ouvrit, en un bon sourire, pour aspirer l’air pur tout chargé de fraîches senteurs, et le docteur se déclara soudain à lui-même, sans le moindre entêtement :

— Après tout, les termes « docteur » et « vétérinaire » sont d’assez vaines subtilités… Le César de la mère Fahette est, ni plus ni moins, comme celui qui régna sur Rome et comme tous les vertébrés, un composé de quatorze corps simples : azote, carbone, hydrogène, oxygène, etc… J’ai soigné maintes fripouilles baptisées qui, selon moi, ne valaient pas cet animal domestique, et je crains bien d’avoir péché par orgueil en me scandalisant à propos d’une telle vétille… Demain, j’apporterai la bouteille moi-même, je demanderai à voir César et je le soignerai de mon mieux. Ce sera une bonne farce à faire à Monsieur le Chef de Gare, qui me croit furieux et vexé.

Là-dessus, M. Brusy, tout rasséréné, se remit à arpenter le quai d’un air joyeux et affable. Bientôt, comme le soleil chauffait de plus en plus, il avisa, près de l’entrée du tunnel, une brouette posée dans l’étroite bande d’ombre que projetait la palissade du remblai, épousseta le fond du véhicule en quelques coups de mouchoir, et s’y assit avec un soupir de satisfaction.

Bloqué dans l’angle formé par la palissade et le mur de soutènement du tunnel, tout au bout du long quai désert, le docteur murmura en souriant : « Je dois avoir l’air d’un enfant mis en pénitence ». Et, par une association d’idées bien naturelle chez lui, il songea un instant à couvrir la muraille d’inscriptions commémoratives, comme il faisait jadis quand sa mère « le mettait dans le coin ». Mais, non sans quelque regret peut-être, il rejeta cette envie trop puérile, et, pour en détourner sa pensée, avisa un gros cailou tombé au pied de la muraille, le ramassa, l’examina sur toutes ses faces, puis marmotta gravement, car il se piquait de quelque érudition en matière de géologie :

— Ceci est du granit, roche cristallisée, composée de mica, de cristal de roche et de feldspath. Le granit est une roche ignée, que l’on nomme aussi roche primitive, ou éruptive. Ses masses sont disposées sans aucune espèce de régularité, et ne présentent jamais le moindre vestige de débris organiques. Il est très employé comme matériel de construction, et les peuples anciens y taillaient d’énormes et magnifiques monolithes, tel l’obélisque de Louqsor, qu’un monarque prudent érigea sur la place de la Concorde, à Paris, pour tâcher de faire oublier aux passants qu’un de ses prédécesseurs fut guillotiné à ce même endroit. Ce souverain avait une juste et forte idée de la bêtise humaine, car son petit truc réussit très bien.

Après quoi, d’une main machinale, M. Brusy posa son fragment de granit sur la poignée gauche de la brouette, depuis longtemps polie par d’innombrables contacts avec des paumes calleuses, copieusement imprégnées de salive et de jus de tabac. Sitôt lâché, le caillou tomba par terre.

M. Brusy fixa sur lui un regard distrait, où passait pourtant comme un vague reproche, puis le ramassa en murmurant :

— J’aurais dû prévoir cette chute, puisque je n’ignore point qu’en vertu de la loi de la pesanteur, tous les corps sont attirés vers le centre de la Terre. Dans le vide, ils tombent tous avec la même vitesse. À l’air libre, la vitesse de la chute augmente avec la hauteur, et les espaces parcourus pont proportionnels aux carrés des temps employés à les parcourir.

Puis il posa de nouveau le caillou sur la poignée de la brouette, avec précaution, après en avoir choisi la face la plus plane. La pierre tomba derechef, et un désappointement visible se marqua dans les traits de M.  Brusy.

— Je n’ai pas traduit les faits dans leur vérité intégrale, songea-t-il en ramassant encore le caillou. Ceci n’est pas seulement un effet de la loi susdite, mais aussi de la loi d’équilibre, qui veut qu’un corps soit soumis à la loi de pesanteur lorsque son centre de gravité n’est pas appuyé ou soutenu.

Puis, ayant choisi une autre face du caillou, il l’appliqua, avec des soins infinis, sur la poignée de la brouette. La pierre tomba de nouveau, et le docteur la ramassa d’une main fiévreuse et volontaire, tout en continuant à monologuer :

— Les lois de l’équilibre sont loin d’être entièrement connues, et offrent aux chercheurs un vaste champ d’expériences… (Cependant, il choisissait avec attention une autre face du morceau de granit.) D’aucuns vont jusqu’à en faire la base d’une science toute nouvelle, qui doit révolutionner la plupart de nos connaissances acquises…

La pierre fut posée de nouveau sur la poignée de la brouette, glissa encore, et fut rattrapée par une main preste avant même d’avoir atteint le sol.

— S’il faut en croire certains savants, continua M.  Brusy en choisissant une nouvelle face du caillou, l’affinité, la cohésion, les diverses formes de l’attraction moléculaire ne sont, aussi bien que la gravitation des astres, que des manifestations diverses d’une seule et unique loi d’équilibre. Des forces insoupçonnables seraient contenues, en puissance, dans cette pierre inerte. (Le caillou, posé sur la poignée, tomba comme les autres fois, et fut encore rattrapé au vol…) Et la loi d’équilibre se manifesterait aussi bien à l’intérieur du moellon formant clef de voûte, que dans l’édifice dont il assure la stabilité… Ceci, c’est trop fort !… Je triche, ma parole !… Je triche comme un reître pipant les dés !

Et le docteur rougit, telle une vierge surprise au bain, car tandis que son esprit, libéré des mesquines contingences, errait dans les sphères des lois impassibles qui régissent les mondes et les molécules, il venait de constater que son faible corps, ancestralement asservi aux dubitatifs à peu près des solutions pratiques et immédiates, était en train de cracher sur le caillou, pour le faire tenir.

— C’est indigne d’un honnête, homme ! grommela le docteur… C’est vraiment indigne !

Et, tirant son mouchoir, il essuya scrupuleusement le caillou, en choisit une face non encore utilisée, et le posa sur la poignée de la brouette, sans plus de succès que les autres fois.

— Après tout, pensa M.  Brusy en ramassant son joujou, pourquoi le Soleil et la Terre, tournant dans ce que nous osons appeler l’Infini, auraient-ils plus d’importance, à certain point de vue, que deux molécules d’oxygène gravitant dans une fiole de pharmacien, parmi des milliards d’autres molécules, selon des lois non moins formelles sans doute, et pour des fins aussi complètement ignorées dans un cas que dans l’autre ? Supposons que je détache une minime parcelle de l’infini : quelques milliards de petits systèmes planétaires semblables au nôtre…

Et sa pensée s’envola tout entière dans les espaces sidéraux, tandis que son corps s’acharnait, patient, inlassable, dix fois, vingt fois, trente fois, et toujours sans succès, à faire tenir un caillou en équilibre sur une poignée de brouette.

L’âme du docteur était en train de vaguer autour du huitième satellite de Saturne, quand son corps reçut une forte tape sur l’épaule, et éprouva comme une vague sensation de s’entendre répéter pour la troisième fois :

— Eh bien, mon oncle, que faites-vous donc ?

M.  Brusy, mal revenu de son immense voyage, jeta autour de lui des regards ahuris et vacillants. Sans qu’il en eût ouï le fracas formidable, un train s’était arrêté sur les rails ; aux portières des derniers wagons, cinquante face rieuses braquaient des regards amusés sur ce vieux monsieur assis dans une brouette et jouant gravement avec un caillou. À deux pas de lui, une grande jeune fille blonde, à la tête surchargée, comme un cheval de corbillard, d’ondulants panaches noirs et blancs, criait pour la quatrième fois :

— Eh bien, mon oncle, que faites-vous donc ?

— C’est à cause de la loi d’équilibre, déclara le docteur… Cette pierre et le huitième satellite de Saturne sont, au même titre…

Mais, sentant que l’explication serait peut-être un peu longue, il rougit, s’arrêta net, et, sans se lever de sa brouette, adressa quelques gestes fort vaguement explicatifs à la muraille qui se dressait devant lui.

— Venez donc vite, mon oncle ! implora la grande jeune fille. Papa a perdu nos tickets, et il y a là une vieille femme qui ne veut pas nous laisser sortir.

M.  Brusy avait sans doute eu le temps de redescendre tout à fait ici-bas, car il sortit de sa brouette, et, sans dire un seul mot, s’élança en trottinant vers le wagon-salle d’attente, auprès duquel il voyait s’agiter avec frénésie, devant la masse impassible de Monsieur le Chef de Gare, la silhouette bien connue de son beau-frère, Walthère Hougnot.

Posez, sur le corps d’un garçonnet rachitique et scrofuleux, un masque étroit et blême, hirsute et cruel de guerrier japonais. Étirez ses moustaches de matou en colère, et d’un noir évidemment artificiel, jusqu’à ce qu’elles dépassent de quelques centimètres la carrure des épaules, d’où il ne s’ensuit pas que les moustaches doivent être très longues. Coiffez d’un haut-de-forme le crâne luisant et bossué. Pendez aux épaules étroites le costume trop voyant, trop soigné, d’un jeune calicot en quête de bonnes fortunes. Emballez dans des guêtres blanches et des souliers vernis deux larges pieds de goutteux. Et vous aurez le fidèle portrait de Walthère Hougnot, en prise de bec, pour l’instant, avec Monsieur le Chef de Gare :

— Je suis un honnête homme, madame ! J’ai pris mes tickets, je les ai payés ! Vous devez donc me laisser sortir !

— J’ demande pas mieux, que d’ vous laisser sortir. Donnez-les moi, vos coupons.

— Je viens de vous dire que mes filles les ont égarés ! Mais ma parole d’honnête homme doit vous suffire, madame !

— C’est pas mis dans l’ règlement. J’ suis là pour prendre les coupons ; donnez-moi vos coupons.

— Je porterai plainte en haut lieu ! Je vous ferai casser, destituer ! J’ai de puissantes relations, madame !

— Vaudrait mieux qu’ vous ayez vos coupons, ça s’rait plus facile pour sortir.

Marie, la fille cadette de monsieur Hougnot, une petite brune à l’air éveillé, tira son père par la manche en lui soufflant pour la dixième fois :

— Fouille-toi encore, papa. Je t’assure que ni Joséphine ni moi n’avons eu les tickets.

— Marie, je suis absolument certain de te les avoir donnés !

— Mais puisqu’ils ne sont pas dans mon petit sac, et que je n’ai pas de poche !

— Alors, c’est que je les ai donnés à Joséphine… Madame, je vous somme de me laisser sortir !

— C’est bien facile : donnez-moi vos coupons.

Cela pouvait durer éternellement, quand M.  Pascal Brusy arriva au petit trot, en criant d’une voix énergique : « Qu’y a-t-il ? Qu’y a-t-il ? » comme s’il détenait le pouvoir de tout arranger en un clin d’œil.

— Monsieur n’a pas ses coupons, j’ peux pas l’ laisser sortir, répondit la vieille préposée.

— C’est fâcheux, très fâcheux ! murmura le docteur.

Le menton dans la main, il se mit à réfléchir, résolu à trouver au conflit une solution pratique et immédiate. Son beau-frère continuait à donner sa parole d’honnête homme, à gourmander ses filles, à menacer la mère Fahette de révocation. Marie et Joséphine, sans se lasser, conseillaient à leur père de se fouiller encore. Monsieur le Chef de Gare, impassible, attendait ses coupons.

Le docteur en était déjà à envisager cette face intéressante de la question : que les habitants de la Lune, s’il en existe, ont peut-être découvert, depuis des siècles, le moyen de voyager sans tickets ; et le huitième satellite de Saturne revenait se mêler, insidieusement, à ses recherches d’une solution pratique et immédiate, quand Marie s’écria, toute joyeuse :

— Je les tiens ! Je les tiens !

La jeune fille avait pris le parti de fouiller elle-même son père, et découvert les tickets dans la première poche visitée.

— Ça n’est pas possible ! gronda M. Hougnot. Joséphine, je suis absolument certain de te les avoir donnés !

— Mais, papa, puisque tu les avais !

— C’est que tu les auras remis dans ma poche ! Je sais ce que je dis, me semble-t-il… Tu ne vas pas affirmer que je divague, maintenant ?

— Mais, papa…

— Tu les as remis dans ma poche, te dis-je ! C’est une farce idiote ! Tu manques de respect à ton père, entends-tu !

— Mais, papa…

— Si ça n’ vous faisait rien d’ sortir, interrompit Monsieur le Chef de Gare… V’là l’heure de préparer ma soupe.

— Je ne suis pas ici pour recevoir vos ordres, et je sortirai quand il me plaira ! déclara M. Hougnot, si pressé de sortir tout à l’heure.

Mais le docteur le tirait doucement par la main ; les deux jeunes filles le poussaient par derrière, et il se laissa emmener, tout en remâchant ses rancunes contre les iniquités de ce monde :

— C’est une farce, une farce idiote !… Du reste, je vais écrire à l’administration pour faire supprimer au plus tôt ces absurdes bouts de carton… Quant à vous, gronda-t-il en passant devant la mère Fahette, vous aurez bientôt de mes nouvelles.

— Du moment qu’vous oubliez pas d’mettre un timbre, c’est point d’refus, répondit l’impassible préposée. Au r’voir, m’sieur… Au r’voir, monsieur l’docteur… Au r’voir, mesdemoiselles… Deux bien jolies demoiselles, monsieur l’docteur, et qui n’ doivent pas manquer d’amoureux.

M. Hougnot sursauta comme si l’on avait marché sur le plus sensible de ses cors, et, plus furieux que jamais, vociféra en brandissant sa canne :

— Apprenez, madame, que mes filles n’ont pas d’amoureux !

— Tant pis pour elles, riposta Monsieur le Chef de Gare. À leur âge, j’ les comptais par douzaines.

Puis, penchée sur sa barrière à claire-voie, la vieille suivit d’un œil goguenard le groupe qui descendait l’étroit sentier.

M. Brusy avait pris le bras de son beau-frère, et, sans mot dire, s’efforçait de le calmer en lui donnant de petites claques sur l’épaule, comme s’il tentait d’apaiser un jeune cheval trop fougueux. Joséphine et Marie suivaient à quelques pas, l’air très agitées et chuchotant à qui mieux mieux.

Au bas du sentier, le quatuor frôla un jeune homme coiffé d’un superbe feutre gris et chaussé de bottines jaunes flambant neuves. Il lisait, avec une attention extrême, une affiche, vieille de deux ans, relative à l’échenillage des arbres et des haies, et ne se retourna même pas quand M. Hougnot, par mégarde, le heurta du coude en passant. Plus fort que ça ! Il ne se retourna pas davantage quand Marie, volontairement, cette fois, le pinça de toutes ses forces dans le bras, la petite effrontée ! Les deux beaux-frères, tournant l’angle du viaduc, disparurent aux yeux de la mère Fahette. Et celle-ci, gloussant de joie, vit les deux sœurs se retourner soudain vers le jeune homme au feutre gris, une pantomime animée s’échanger entre les trois personnages, puis l’inconnu envoyer de la main trois grands baisers, tandis que Marie lui en rendait six, et eût sans doute continué, tant elle y allait de bon cœur, si Joséphine ne l’eût entraînée en riant.

— Apprenez, madame, que mes filles n’ont pas d’amoureux ! glapit pour son plaisir personnel la vieille préposée.

Puis elle vit le jeune homme s’en aller tout doucement et disparaître à son tour, après avoir laissé aux jeunes filles le temps de prendre une avance décente. Et la mère Fahette, devenue soudain sérieuse, mélancolique un brin, soupira, en regagnant son wagon-salle d’attente :

— C’est bête, les vieux !… Et c’est beau, la jeunesse !… Dire que j’ai fait tout pareil, dans mon jeune temps !

Car l’amour de l’amour ne s’éteint jamais tout à fait dans un cœur de femme, quelle que soit devenue l’enveloppe qui l’enferme.


CHAPITRE ii


Sans trouver un seul mot à dire, le docteur continuait, faute d’un meilleur moyen, à tapoter de petites claques calmantes l’épaule de son beau-frère. Celui-ci, bougonnant toujours, se laissait traîner, avec de menues velléités d’échapper au bras qui le tenait, comme l’usage veut que l’on fasse après une altercation, même quand il n’existe plus le moindre motif de retourner en arrière vers un ennemi maté, réconcilié ou disparu.

M. Brusy trouva enfin la diversion cherchée.

— Voyez donc, s’écria-t-il, les gentils gorets !

Dans le pré qui bordait la route, une vingtaine de petite cochons, roses et proprets, grognant et reniflant à qui mieux mieux, jouaient, se culbutaient sur l’herbe déjà haute. Et le docteur, dans l’espoir de calmer enfin M. Hougnot, se hâta de conter leur histoire :

— Ces animaux, dit-il, appartiennent à Jean Brisebois, le propriétaire de la grosse ferme que vous voyez là-bas. Il s’est enrichi dans l’élevage de la gent porcine, ayant été le premier, en cette contrée plutôt rebelle aux innovations, à renier le préjugé sacro-saint qui voulait que le compagnon de Saint Antoine vécût dans l’ordure et la fange. Jusqu’alors, tous les cochons de ce pays avaient passé leur vie entière, du jour de la naissance à celui de l’égorgement, dans des bauges infectes, sans air et sans lumière, ne disposant même pas, bien souvent, d’assez de place pour faire trois pas ou se vautrer à l’aise. Jean Brisebois, qui a vu du pays dans sa jeunesse, adopta un système plus logique et plus sain. Ses gorets vont au pré tous les jours, respirent de l’air pur, prennent de l’exercice. Ils sont décrottés, lavés, étrillés avec le plus grand soin, s’en portent mieux, donnent de meilleure viande, et rapportent beaucoup d’argent à leur propriétaire. Je dois ajouter que celui-ci, si féru de propreté quand il s’agit de ses cochons, n’a jamais pris un bain de sa vie.

— Ce n’est pas vrai ! s’exclama M. Hougnot, qui en prenait un tous les mois environ.

— C’est la stricte vérité, déclara le docteur. J’ose affirmer, du reste, que l’immense majorité des paysans se trouve dans le même cas. Tenez : il y a une seule baignoire dans ce village ; c’est la mienne. Parfois, par hasard ou sous quelque prétexte, un paysan entre dans ma salle de bains. Il regarde longuement la baignoire en hochant la tête, puis, s’il est hardi, ose me demander : « C’est vrai, que vous allez là-dedans ? — Mais oui, mon brave. — Tout nu ? — Tout nu. » Il ricane bêtement, retrouve à grand’peine son sérieux, et s’en va en hochant de nouveau la tête. Mais je ne crois pas qu’un seul, malgré tous mes conseils, ait jamais cru un instant qu’il fourrait tirer profit de mon exemple. Ils se lavent parfois le visage et les mains, et ont une vague notion de la propreté apparente. Le dimanche, les filles se parent de collerettes empesées, les gars de faux-cols en celluloïd. Mais nulle part, dans tant de chambres où me conduisit ma profession, je ne pus jamais découvrir la moindre brosse à dents. Pour en revenir à Jean Brisebois, il est très savant dans l’art de sélectionner la race porcine, de croiser les espèces, de choisir les reproducteurs les plus sains et les plus vigoureux. Mais, le mois dernier, il a marié sa fille à un ivrogne invétéré, fils et petit-fils d’alcooliques, déséquilibré notoire, et dont la postérité est appelée à souffrir mille maux, si le malheur veut qu’il ait des enfants.

— Les jeunes gens s’aimaient peut-être ! soupira la grande Joséphine d’un air langoureux.

— Il est possible que le mari aime sa femme, dit le docteur, car il le lui prouve tous les jours en la battant comme plâtre. Mais le mariage n’eut d’autre motif que l’argent, ou plutôt la terre, l’argument qui les prime tous chez les paysans. Deux domaines se touchaient et le mariage les fondait en un seul. Peu importe, dès lors, que les futurs possesseurs de ce bel héritage n’en puissent jouir que dans un fauteuil à roulettes ou dans un cabanon d’aliénés.

— L’argent est l’argent ! déclara M. Hougnot d’un ton pénétré de respect.

Le docteur ne chercha pas à relever ce qu’il trouvait de dangereux dans cette affirmation si incontestable en apparence. Trop heureux de voir que son beau-frère semblait avoir oublié l’aventure des tickets, il déclara qu’il était temps de se remettre en chemin. Par une route étroite et montante, dont les assises de rocher perçaient cà et là le sol mal aplani, les deux hommes reprirent leur marche, suivis à quelques pas par les deux jeunes filles, plus chuchotantes et plus affairées que jamais.

Joséphine était longue, mince et mûre. Une toilette blanche et noire, quelque peu démodée, trop simple par ici, trop recherchée par là ; des biioux de grand’mère mêlés à des colifichets de fillette ; des attitudes trop dignes et trop réservées, auxquelles succédaient, soudain, des zézayements de bébé et des gambades, un peu lourdes, de chevrette en liberté ; enfin, un redoutable bagage de citations soi-disant poétiques, de phrases toutes faites depuis longtemps périmées, tout clamait en elle, aussi clairement que si elle l’eût écrit sur une pancarte pendue à son cou maigre et tendineux :

— Je suis bien jeune encore, et j’ai dit adieu à la jeunesse ! J’ai dans le cœur des trésors d’affection, et j’ai dit adieu à l’amour !… Ah ! si je voulais !… Mais je ne veux pas, je ne veux pas !… C’est moi, moi seule qui ne veux pas !

Marie, plus logique avec elle-même, sacrifiait à tous les illogismes de la mode la plus récente, dans la mesure où ils pouvaient mettre ses qualités en évidence et pallier ses menus défauts. Elle songeait à plaire, simplement, à plaire à tous et toujours, et y réussissait sans peine, grâce à la fraîcheur triomphante de ses dix-neuf ans, à son gracieux petit corps alerte et souple, à son joli visage un peu pâle, illuminé par deux grands yeux noirs où luisaient la fièvre et le désir de vivre et d’aimer.

Fouillant le talus du bout de leurs ombrelles, et déplorant à voix trop haute de ne pas y trouver la moindre violette, les deux sœurs musaient de leur mieux, laissant peu à peu s’augmenter la distance qui les séparait de leur père. Parfois, en regardant à la dérobée par-dessus leur épaule, elles voyaient un superbe feutre gris pointer au tournant du chemin, puis disparaître vivement derrière l’arbre ou le buisson le plus proche. Marie souriait alors d’un air radieux. Joséphine poussait un gros soupir, puis souriait aussi, mais d’un seul côté de la figure, et prenait un petit air détaché qui semblait dire :

— Si je voulais, ils seraient deux… Mais je ne veux pas ! C’est moi seule qui ne veux pas.

À l’avant-garde, M.  Hougnot disait à son beau-frère, en s’engageant derrière lui dans un étroit sentier en pente raide :

— Mon cher Pascal, je vous apporte les trois cent soixante-quinze francs de votre trimestre. Ils sont là, dans mon portefeuille, et je vous les remettrai, sitôt arrivé chez vous, contre un reçu en bonne et due forme. J’espère que, contre votre habitude, vous ferez bon usage de cette somme.

Il avait, en parlant ainsi, un petit ton si évidemment protecteur, que M.  Brusy dut faire un effort mental pour se rappeler que son beau-frère ne lui faisait pas cadeau de cet argent, et qu’il s’agissait bien de sa part dans le loyer d’une maison qu’il avait héritée de ses parents, de part à demi avec sa défunte sœur Françoise, mère de Marie et seconde épouse de Walthère Hougnot. Cependant, l’autre continuait :

— Si vous n’étiez pas le plus timoré des hommes, mon cher Pascal, si vous aviez un peu plus de confiance en mes facultés commerciales, ce n’est pas trois cent soixante-quinze francs, mais deux ou trois mille francs que je vous remettrais chaque trimestre.

M.  Brusy ouvrit la bouche pour répondre ; mais, avant d’avoir soufflé mot, baissa la tête et rougit comme un coupable. Car il avait failli parler, le malheureux, des cinq mille francs autrefois prêtés par lui à son beau-frère, pour lancer une entreprise splendide, de tout repos, et dont il n’avait jamais revu un centime. Or, chaque fois que l’on osait risquer une allusion quelconque à ce qu’il nommait les incidents fâcheux de sa carrière commerciale, M.  Hougnot devenait soudain d’une humeur de dogue, et rendait la vie impossible à ses filles pendant le reste de la journée. C’est pourquoi le docteur rougissait d’avoir voulu risquer un propos qui ne lui eût pas rendu son argent, tout en valant des avanies certaines à ses deux nièces.

— Je vous l’ai dit vingt fois, continua M.  Hougnot, et je ne me lasserai pas de vous le redire : Nous sommes absurdes en gardant cette bicoque, qui produit à peine du six pour cent, alors qu’en acceptant les cinquante mille francs qu’on nous offre, et en les faisant fructifier de la manière que je vous ai exposée, c’est deux ou trois cents pour cent que le capital rapporterait. J’enrage quand je pense que cette maison appartient par moitié à ma fille cadette, que je tiens là un moyen certain de l’enrichir, et que votre stupide obstination a le pouvoir de m’en empêcher.

Mâchonnant un brin d’herbe et courbant la tête sous la bourrasque, le docteur revoyait, par la pensée, la merveilleuse rapidité que M.  Hougnot avait mise à dissiper son patrimoine personnel, les dots de sa première et de sa seconde femme, et, d’une manière générale et absolue, tout l’argent qui lui était passé par les mains, à quelque titre que ce fût. Mais il se gardait d’en souffler mot, parce qu’il préférait le repos de ses nièces au stérile plaisir d’affirmer des vérités désagréables.

— Pour l’affaire que je médite, reprit M.  Hougnot, l’heure est plus propice qu’elle ne le fut jamais. C’est pourquoi je vous demande une fois encore : Mon cher Pascal, voulez-vous, oui ou non, décupler votre fortune et celle de votre nièce Marie ? Voulez-vous vendre la maison ?

Placé en travers du sentier, les bras croisés, la canne sous l’aisselle, il était si arrogant, si sûr de lui, que le docteur eut honte de ne pas donner satisfaction immédiate à cet homme. Pour ne pas affronter son regard, il se pencha vers le sol et cueillit une fleurette qu’il effeuilla d’une main machinale.

— Est-ce pour me donner une réponse, que vous avez besoin d’effeuiller la marguerite ? demanda l’autre d’un ton sévère.

— Ce n’est pas une marguerite, c’est un pissenlit, osa faire remarquer le docteur en tendant la petite fleur jaune.

M.  Hougnot la lui arracha des mains et la jeta sur le sol.

— Est-ce oui ou non ? demanda-t-il. Consentez-vous à vendre la maison ?

Monsieur Brusy chercha des yeux une autre fleur, puis n’en trouvant aucune, se décida à répondre, d’une voix très basse :

— Heu… Quand Marie sera majeure, nous verrons.

— Quand Marie sera majeure ! clama l’irascible beau-frère… Dans un an et demi !… Croyez-vous qu’une affaire aussi belle puisse attendre ?… Croyez-vous, ignorant ! qu’on lance les affaires comme et quand on veut ?… L’occasion est là, il faut la saisir ; sinon, je ne réponds de rien. Songez-y bien, Pascal, si vous refusez cette fois encore, vous ratez le bonheur de votre nièce et le vôtre !

Le docteur aurait eu beaucoup de choses à répondre sur sa conception personnelle du bonheur. Mais, se sachant démuni de toute chance de succès dans les discussions orales, il n’aspirait pour le moment qu’à détourner cette dangereuse conversation. Soudain, se frappant le crâne, il s’écria avec un air de satisfaction peu explicable :

— Je suis un imbécile !

— Je me tue à vous le dire, opina l’autre. Vous en convenez enfin ? Ce n’est pas malheureux… Alors, quand vendons-nous ?

— Il ne s’agit pas de cela, se hâta de dire M.  Brusy. Tout en causant, je vous ai fait prendre ce sentier de traverse, croyant que Joséphine et Marie nous suivaient. Je ne les vois plus ; elles nous cherchent sans doute sur le grand chemin. Courons à leur rencontre.

— Vous n’en faites jamais d’autres ! bougonna le beau-frère. Il est loin d’ici, votre grand chemin ?

— Cinq minutes à peine.

— Rien que ça !… Et vous croyez que je vais descendre et remonter cet affreux sentier pour réparer vos bêtises ? Arrangez-vous, mon cher : vous avez égaré mes filles, retrouvez-les.

— Entendu ! J’y cours et vous les ramène sans tarder, répondit le docteur avec un remarquable empressement.

Et, sans perdre une seconde, il dévala le sentier au petit trot, l’air de plus en plus enchanté d’avoir égaré ses deux nièces.

Resté seul, M.  Hougnot, pour ne pas en perdre l’habitude, stigmatisa, par quelques injures bien senties, l’imbécillité des hommes en général, et celle de son beau-frère en particulier. Ce devoir accompli, il étala son mouchoir sur un quartier de roche, s’assit, alluma un cigare et se mit à faire des ronds de fumée, genre de travail où il était passé maître, et le seul, à vrai dire, pour lequel il eût jamais montré quelque aptitude et une réelle inclination.

Il suivait de l’œil, avec la satisfaction d’un artiste ravi de son œuvre, une couronne particulièrement bien venue, quand un long beuglement le fit tressaillir et se lever soudain… Une grosse vache rousse parut au haut du sentier, dont ses flancs rebondis obstruèrent toute la largeur, et descendit à pas lents vers M.  Hougnot, qui éprouva aussitôt un vif remords de ne pas avoir accompagné le docteur à la recherche de ses filles. Car il se montrait d’une bravoure impétueuse et agressive, brandissait une canne menaçante et parlait volontiers de tout démolir, chaque fois qu’il avait affaire à une faible femme ou à un interlocuteur d’allure pacifique. Mais il filait comme un lièvre, sans vergogne, à la moindre apparence de danger réel ou imaginaire, et éprouvait en particulier pour tout animal grand ou petit, ayant bec ou ongle, dard ou corne, un respect dont l’intensité se traduisait d’ordinaire par des coliques immédiates.

Il allait donc filer, sans même prendre le temps de ramasser son mouchoir, quand un second beuglement retentit au-dessous de lui, et une grosse vache noire, sortant du pré voisin par une barrière entr’ouverte, obstrua de ses flancs rebondis toute la largeur du sentier, et se mit à grimper à pas lents vers M.  Hougnot.

Nul gardien ne semblait accompagner les deux bêtes. Rien ne répondit au cri inarticulé que le beau-frère du docteur parvint à extraire de sa gorge, en essayant d’appeler au secours. Rien que le bref pépiement d’un petit oiseau qui vint se percher sur la haie, un tout petit oiseau aux yeux noirs et luisants, qui semblait survenu tout exprès pour voir comment le monsieur se tirerait de là.

Prêt à se laisser tomber sur le sol, en demandant grâce, M.  Hougnot réunit, par un suprême effort, les restes épars de sa volonté défaillante, et étudia d’un rapide coup d’œil la topographie du champ de bataille.

Derrière lui, une haie épineuse et touffue, haute et rectiligne, sans la moindre solution de continuité. À gauche et à droite, l’étroit sentier barré dans toute sa largeur par les deux énormes bêtes aux cornes effilées. En face, une autre haie non moins haute, non moins touffue, mais plantée suivant une courbe en retrait qui ménageait, entre elle et le sentier, sur un parcours de quelques mètres, une bande de gazon au milieu de laquelle croissait un maigre sapin.

Là était l’unique salut, le suprême refuge ! En un seul bond, M.  Hougnot fut au pied de l’arbre, enlaça des bras et des jambes son tronc rugueux et poissé de résine, puis, rappelant à lui les forces et les souvenirs de sa lointaine enfance, commença à se hisser vers la cime. Déshabitué depuis longtemps de toute gymnastique, voire de tout travail, paralysé par la peur et rendu maladroit par sa trop grande hâte, il glissait, accrochait son pied droit à son pied gauche, qu’il prenait pour un obstacle étranger, se cramponnait à des branches mortes qui lui craquaient dans la main, et ne gagnait cinquante centimètres que pour en reperdre aussitôt quarante. Il montait pourtant, peu à peu, déjà tout en nage, les yeux désorbités, les paumes écorchées. Mais il montait, c’était l’essentiel. Sa main s’étendait déjà vers une grosse branche toute proche, bien saine, bien solide, quand un renâclement profond retentit au-dessous de lui. Puis il sentit, avec une horreur inexprimable, une pression élastique, souple et forte, vivante, enfin, passer à plusieurs reprises sur la plante de son pied droit, puis de son pied gauche. La vache noire, parvenue au pied de l’arbre, léchait humblement la semelle de ses bottes.

À ce contact, doux pourtant comme une caresse, des images effroyables, souvenirs de tant de faits divers savourés autrefois, dans la tranquille somnolence du coin du feu, envahirent le cerveau de M.  Hougnot : il vit les picadors gisant, éventrés, sur le sable des arènes espagnoles, il vit des toucheurs de bœufs piétinés, réduits à l’état de bouillie sanglante par leur bétail affolé ; il vit des trains arrêtés et rebroussant chemin dans la pampa américaine, devant la ruée toute-puissante des troupeaux de buffles ; il vit, aussi nettement que si le fait se passait sous ses yeux, Jonas disparaissant comme une pilule dans la gueule de la baleine ! Il vit tout cela, en un dixième de seconde, et un sursaut d’horreur le jeta hors d’atteinte, à califourchon sur la branche tant désirée, sans qu’il ait jamais pu comprendre, plus tard, d’où il tira tant de soudaine vigueur et de présence d’esprit.

Alors, un grand soupir jaillit de sa poitrine ; et, recroquevillant ses petites jambes maigres, enlaçant à pleins bras l’arbre sauveur, il osa regarder au-dessous de lui.

Mornes et placides, les deux vaches haussaient vers ses pieds leur mufle baveux, leurs gros yeux stupides, tout absorbées sans doute par le souvenir confus des poignées de sucre ou de sel reçues jadis en des rencontres à peu près semblables. Ne voyant rien venir, la noire beugla longuement, d’un ton de reproche qui parut à M.  Hougnot chargé de terribles menaces. Puis les deux bêtes se mirent à brouter au pied de l’arbre, avec des clappements de lèvres et des bruits de molaires qui évoquaient, pour le tremblant personnage perché là-haut, les bâfrées sanglantes d’un repas de cannibales.

Reprenant malaisément haleine, et la face trempée de sueur, M.  Hougnot eut un mouvement de regret, qui faillit le flanquer par terre, vers le beau mouchoir blanc, brodé de ses initiales entrelacées, étalé sur le quartier de roche où il se trouvait si bien assis, tout à l’heure encore. Faute de mieux, il s’épongea le visage sur sa manche, où il eut ainsi l’occasion de constater la présence d’un large accroc, de deux petites chenilles et d’une demi-douzaine de fourmis. Et il songea, non sans mélancolie, aux parties de son pantalon qu’il ne pouvait inspecter pour l’instant.

Toutefois, se sentant en sûreté, il retrouva quelque assurance et se mit à crier, avec une politesse peu habituelle chez lui, sauf en cas de nécessité :

— Monsieur le vacher !… Monsieur le vacher !… Êtes-vous là, s’il vous plaît ?

Seul, le petit oiseau, toujours perché sur sa haie, répondit, en agitant les ailes et en faisant tourner son œil rond : « Cui, cui, cui ! »

— Monsieur le vacher !… Mademoiselle la vachère !… Venez reprendre vos bêtes, s’il vous plaît !

— Cui, cui, cui ! répondit le petit oiseau.

— Veuillez avoir l’obligeance de rappeler vos bêtes, je vous en prie, monsieur le vacher !

Ecœuré sans doute par tant de platitude, le petit oiseau s’envola, et plus rien ne répondit aux cris du pauvre prisonnier.

Cependant, les deux vaches paissaient toujours. Mais la rousse, soudain, manifesta une agitation singulière. M.  Hougnot, repris de peur, se demandait déjà si elle n’allait pas se dresser à l’assaut de son arbre ou essayer de le déraciner à coups de cornes. Il se rassura un peu en découvrant que la stupide bête ne s’occupait guère de lui, mais beaucoup trop de son haut-de-forme, qu’il avait laissé tomber, pour fuir, en même temps que sa belle canne à crosse d’argent. Ayant posé un pied dans le couvre-chef qui gisait sur le sol, la coiffe en l’air, la rousse traînait derrière elle cette étrange chaussure, sans parvenir à s’en débarrasser, et manifestait son inquiétude par des meuglements plaintifs, des coups de queue alternés le long de ses flancs et des piétinements de petite maîtresse nerveuse et agacée. Elle piétina si bien que son sabot finit par perforer le fond du chapeau pour reprendre contact avec le sol familier. Et la vache rousse, ayant retrouvé la sûreté habituelle de sa marche, se remit à brouter en paix, sans s’inquiéter le moins du monde du singulier bracelet dont elle était parée.

Quelques minutes passèrent, qui semblèrent des heures au pauvre M.  Hougnot, fort mal installé sur son perchoir. Enfin, des voix humaines chantèrent au loin, plus ravissantes à son oreille que le murmure d’une source pour l’Arabe égaré dans le désert. Et le docteur, Joséphine et Marie surgirent au bas du sentier.

— Tiens, il n’est plus là ! constata M.  Brusy.

— Mais voilà sa canne ! répliqua Joséphine.

— Son chapeau, son mouchoir ! s’exclama Marie.

— Il est mort !… Au secours !… Secourez mon père, il est mort ! gémit la grande Joséphine, qui avait lu beaucoup plus de romans-feuilletons que de traités de logique.

— Vous êtes trois idiots ! répondit une voix criarde qui semblait tomber du ciel.

Et, levant le nez, ils aperçurent M.  Hougnot perché dans son arbre.

— Que fais-tu là ? demanda Joséphine.

— Singulière idée ! remarqua Marie.

— Les primates de qui nous descendons tous, opina le docteur, ont vécu sur les arbres pendant de nombreux siècles. Il n’est pas impossible qu’une lointaine et mystérieuse poussée d’atavisme…

— Primate toi-même ! grogna M.  Hougnot… Vous ne voyez donc pas que j’ai été poursuivi, assailli par ces féroces animaux, qui ont foncé sur moi pour m’éventrer ?

— Pour vous éventrer ? dit le docteur… Mais ce sont les bêtes les plus douces du village !

Puis, après un regard jeté autour de lui, il héla :

— Torine !… Torine !… Viens ici tout de suite, ou je le dirai à ton père !

— Me v’là… Me vlà ! glapit aussitôt une voix aiguë.

Des branches s’écartèrent au pied de la haie et, par un trou où l’on n’eût pas cru que pût passer un lapin de garenne, une fillette de cinq à six ans jaillit soudain, glissant sur le ventre comme une couleuvre, sans même lâcher la tartine de confiture qu’elle semblait croire destinée à colorier ses joues beaucoup plus qu’à sustenter son estomac. Elle regarda effrontément le docteur et les deux jeunes filles, mais ne sembla pas soupçonner la présence de Hougnot.

— Pourquoi laisses-tu tes bêtes sortir du pré ? demanda M.  Brusy.

— Elles sont pas méchantes, bredouilla la gamine en étalant un peu de confiture sur sa joue droite.

— Je l’ai priée de les rappeler ! cria M.  Hougnot du haut de son arbre. Je le lui ai demandé dix fois, vingt fois ! Et elle n’a pas daigné me répondre ! C’est une petite insolente, une petite criminelle !

Torine ne sourcilla pas, ne parut pas entendre et transféra tranquillement sa tartine sur sa joue gauche.

— Pourquoi ne rappelais-tu pas tes bêtes ? interrogea le docteur.

— J’avais pas entendu le monsieur, affirma la petite, derrière la tartine dont elle se frottait maintenant le nez.

— Elle m’a entendu ! Elle était là, derrière la haie ! hurla M.  Hougnot. Elle y était, j’en suis sûr, et elle n’a pas voulu me délivrer, me porter secours !… À cause d’elle, j’ai failli y laisser ma peau !… Je ferai un procès à son père !… Je la ferai enfermer dans une maison de correction !… J’ai de puissantes relations, mademoiselle !

L’enfant eut un rire sournois, puis se gratta l’oreille avec sa tartine, mais s’obstina à ne pas soupçonner la présence d’un monsieur perché dans un arbre.

— Rentre tes bêtes dans le pré, ordonna le docteur.

Docile, la petite mit sous son bras le reste gluant de sa tartine, empoigna d’une main la queue de la vache rousse, de l’autre celle de la vache noire, puis donna une secousse à ces rênes singulières. Placidement, les deux bêtes se mirent en marche, côte à côte, et rentrèrent dans le pré en remorquant leur minuscule gardienne, qui se laissait traîner à croupetons.

— Eh bien, vous ne descendez pas ? demanda M.  Brusy à son beau-frère.

— Vous croyez que les vaches n’ont garde de revenir ?

— Mais non !… Mais non !

— Oui, vous dites ça… J’aimerais tout de même mieux que vous fermiez la barrière. Cette satanée gamine l’a encore laissée ouverte.

Le docteur alla fermer la barrière et M.  Hougnot, enfin rassuré, descendit avec une sage lenteur, en poussant de petits cris d’effroi, pour se laisser enfin tomber dans les deux paires de bras que Joséphine et Marie tendaient vers lui. Puis les jeunes filles, soutenant leur père avec autant de sollicitude que s’il avait reçu quelque grave blessure, le conduisirent au quartier de roche, sur lequel il s’assit en déclarant d’un ton farouche :

— On ne devrait pas permettre aux paysans d’avoir des vaches ! C’est un véritable danger public, une menace constante pour les paisibles promeneurs !

— À mon avis, opina le docteur, il est beaucoup moins dangereux de rencontrer une vache que de rencontrer un homme. Une statistique comparative des accidents causés par ces animaux et des attentats, des batailles, des meurtres dus à l’humanité, démontrerait sans aucun doute…

— Il voit dans quel état je suis, interrompit Hougnot, et il ose dire que les vaches ne sont pas des animaux dangereux !… Joséphine, donnez-moi votre flacon de sels… Marie, essuyez-moi le front… Mais dépêchez-vous donc, nom d’un chien !

Les deux sœurs s’empressèrent autour de leur père. Celui-ci, immobile comme une idole, se laissait soigner en homme qui en a l’habitude. Soudain, il s’écria :

— Et mon chapeau ?… Voilà que je n’ai plus de chapeau, maintenant !… Par un tel soleil, il y a de quoi en mourir !… Pascal, c’est vous qui m’avez fait prendre ce sentier, c’est à cause de votre étourderie que j’ai dû rester seul, que je suis tombé dans le guet-apens de cette infernale gamine… En toute justice, vous devez me céder votre chapeau… Marie, passez-moi le chapeau de votre oncle !

Sans mot dire, le docteur enleva son panama et le tendit à Marie, qui en couvrit pieusement le crâne d’oiseau déplumé de monsieur son père, dont le visage disparut aussitôt jusqu’au menton.

— Vous le faites exprès ! glapit la bouche invisible de M.  Hougnot. Est-il possible d’avoir une tête pareille ?… Vous êtes donc hydrocéphale ?… Quand on a de pareilles infirmités, on avertit les gens, que diable !

Pourtant, toutes réflexions faites, il ne rendit pas le chapeau, mais ordonna à Joséphine d’y insérer des bandes de papier pour le mettre à sa mesure.

M.  Brusy, depuis qu’on lui avait pris son couvre-chef, ne soufflait mot, piétinait sur place, et, les mains cachées derrière le dos, exécutait sur ses paumes des exercices de vélocité pianistique. Comne son beau-frère continuait à se faire soigner, épousseter, essuyer les mains, etc., par ses deux filles obéissantes et empressées, le docteur se détourna en marmottant d’inintelligibles paroles, fit quelques pas vers le haut du sentier, feignit de s’intéresser aux travaux d’une araignée embusquée entre deux branches, alla, un peu plus loin, examiner on ne sait quoi sur le talus et, peu à peu, de l’air le plus innocent du monde, ne tarda pas à disparaître au détour de la haie.

Deux minutes plus tard, il était seul, bien seul, à cent mètres au moins des trois autres. Et, beau d’indignation, il accablait de véhémentes apostrophes un jeune bouleau planté au bord du chemin.

— Vous mentez, monsieur ! disait-il en menaçant du doigt l’arbre innocent. Vous mentez : je ne suis pas infirme, je ne suis pas hydrocéphale ! C’est vous, monsieur, qui avez un crâne d’une exiguïté ridicule et d’une asymétrie scandaleuse, un crâne d’anthropoïde, un crâne de singe plutôt que d’homme !… Oui, monsieur !… Et vous osez m’insulter parce que j’ai une tête de dimensions normales, moi qui fis jadis de la crâniologie avec le maître Broca, moi qui pourrais décrire, en termes irréfutables, tout ce qui différencie votre sale caboche d’un crâne bien constitué, tout ce qui la fait ressembler à une casserole, oui, monsieur ! à une vulgaire casserole, plutôt qu’à la tête d’un homme normal et sensé !… Car je n’ai nul besoin de vous connaître comme je vous connais, moi, monsieur, pour savoir ce que vous valez !… Il me suffit de voir votre os coronal mal fichu, vos temporaux ratés, vos pariétaux ridicules, pour discerner en vous les indices formels de la dégénérescence, du retour accidentel vers le type de la brute primitive !… Oui, monsieur !… Avec une boîte crânienne comme la vôtre, on ne peut avoir qu’une âme de Caraïbe, de Hottentot !… On peut présenter les apparences superficielles de la civilisation, mais on n’en reste pas moins, foncièrement, le sauvage imbécile, la brute égoïste qui abat l’arbre pour avoir le fruit, dévaste pour son plaisir d’aujourd’hui le champ qui le nourrirait demain, et se chauffe le ventre au soleil en regardant sa femme et ses petits qui travaillent comme des bêtes de somme… Avez-vous jamais agi autrement, monsieur le Hottentot ?… N’avez-vous pas bêtement dilapidé, par vos mœurs de macaque paresseux, paillard et gourmand, le patrimoine que vous légua votre pauvre père, la dot de votre première femme et l’héritage de sa fille Joséphine ?… N’avez-vous pas fait de même avec la dot de ma pauvre sœur Françoise, votre seconde femme, quand vous lançâtes cet argent dans d’absurdes entreprises qui vous jetèrent en pleine faillite en moins de trois ans ?… Apprenez que c’était inévitable, monsieur !… Un Caraïbe, un Hottentot, ne peut se hausser jusqu’au rôle de commerçant moderne parce qu’il manque, en sa cervelle obtuse, des éléments que peuvent seuls développer plusieurs siècles d’ancestralité civilisée. Or, ces éléments, chez vous, sont atrophiés ou en pleine régression… Oui, monsieur !… Vous deviez donc faire faillite, par incapacité fondamentale, et vous n’y avez fichtre pas manqué !… Là-dessus, toujours fidèle à la mentalité du sauvage, vous avez cyniquement vécu du travail de votre femme et de vos deux filles, à qui je dus payer un magasin de couture pour vous permettre à tous de subsister… Maintenant que ma pauvre Françoise est morte, tuée par le chagrin et les désillusions, ce sont vos filles qui vous nourrissent… Oui, monsieur !… Et vous n’avez, malgré tout, qu’un rêve, qu’un désir, toujours celui du Hottentot, du Caraïbe, abattre l’arbre pour manger le fruit qui reste : faire vendre la maison qu’ont laissée mes pauvres parents et dont votre fille Marie est aujourd’hui propriétaire par moitié… Mais on ne la vendra pas, monsieur !… On ne la vendra pas !… Je ne veux pas qu’on la vende !… Je vous affirme qu’on ne la vendra pas !

Et le brave docteur, emporté par sa véhémente indignation, se mit à secouer à pleines mains l’innocent et impassible bouleau, en lui bégayant les seules injures dont il fût capable, ayant pratiqué les traités d’anthropologie beaucoup plus que le catéchisme poissard :

— Hottentot !… Caraïbe !… Boschiman !… Patagon !… Fuégien !… Botocudos !… Homme de Cro-Magnon !… Pithécanthrope !… Anthropoïde à tibia platycnémique !…

Et autres aménités de caractère hautement scientifique.

Mais, entendant un bruit de voix lointaines, M.  Brusy lâcha vivement son adversaire le bouleau, prit une attitude calme et paisible, puis, voyant pointer au loin le nez chafouin de son beau-frère, marcha vers celui-ci en demandant du ton le plus cordial :

— Comment allez-vous, mon cher Walthère ? Vous êtes tout à fait remis ?

Car il savait, hélas ! que le sage, s’il veut jouir de quelque paix, doit se résigner à l’hypocrisie chaque fois que les malencontreux hasards de notre vie imparfaite le mettent en contact avec de moins sages que lui.

M.  Hougnot daigna répondre que ça allait mieux, et se plaignit seulement de ce que son imbécile de beau-frère n’eût pas songé, en vue de tels accidents, à apporter une petite goutte de n’importe quoi, ce qui l’eût tout à fait réconforté.

Puis le quatuor reprit sa marche, au long de l’étroit sentier. Hougnot allait devant, pesant de tout son poids au bras de la pauvre Joséphine, et geignant encore de temps à autre, pour se faire cajoler. Bien abrité du soleil par le panama du docteur, il se retournait parfois pour rire de celui-ci, fort burlesquement coiffé, faute de mieux, de son mouchoir noué aux quatre coins. Indifférent à ces sarcasmes, M.  Brusy marchait doucement, aux côtés de Marie, en la tirant par sa robe pour lui faire comprendre qu’elle eût à ralentir le pas. Sitôt que son beau-frère fut assez loin pour ne pouvoir l’entendre, le docteur demanda, en s’efforçant de prendre un ton féroce :

— Maintenant, mademoiselle, reprenons l’entretien que cette saugrenue aventure a interrompu : quel est ce jeune homme en compagnie duquel je vous ai surprise, et avec qui votre sœur Joséphine vous laissait causer seule à seul ?

Marie ne parut ni effrayée ni confuse, et répondit d’un ton fort calme :

— C’est mon amoureux, mon oncle.

Oubliant déjà son rôle de sévère Mentor, le docteur laissa échapper un petit gloussement de joie.

— Ton amoureux ! dit-il… Belle nouvelle, vraiment !… J’en ai eu comme une vague idée en voyant qu’il te tenait par la taille et t’embrassait dans le cou… Je ne te demande pas ça… Je te demande comment il se nomme, s’il a une famille honorable, des moyens d’existence…

— François Deltour, vingt-trois ans, employé de commerce, fils de négociants honnêtes, mais sans fortune. Si je ne l’épouse pas, j’en mourrai ! déclama Marie d’une seule traite.

— Ton père ne se doute de rien, bien entendu ?

— Dame, je ne suis pas pressée de le mettre au courant. Il a fait rater trois mariages à cette pauvre Joséphine, qui en sèche sur pied, et je me doute bien qu’il ne sautera pas au cou de François si je le lui présente comme ça, tout de go.

— Alors, que comptes-tu faire ?

— Je ne sais pas, mon oncle… Nous attendons… Vous n’auriez pas une bonne idée à nous suggérer, par hasard ?

Le docteur réfléchit un instant, puis, en homme toujours pratique, reprit les choses d’un peu loin.

— Chez les peuplades primitives de l’Afrique, dit-il, le fiancé achète sa femme aux parents de celle-ci en leur offrant un tribut en nature : des défenses d’éléphant, une couple de vaches…

— Assez, mon oncle ! interrompit Marie… Nous ne sommes pas en Afrique et vous venez de voir que papa n’aime pas les vaches… Si vous ne trouvez rien de mieux pour m’aider…

— T’aider !… T’aider !… Tu pourrais d’abord me demander si je veux bien !… Tu oublies que mon devoir est de te gronder, de te défendre de revoir ce jeune homme !… Tu oublies que je dois tenir compte de l’autorité paternelle, qui s’est beaucoup affaiblie de nos jours, mais qui, jadis, au temps des Romains…

Mais il s’interrompit, constatant que Marie se souciait fort peu des Romains, tout occupée à envoyer derrière elle de petits signes de tête affectueux, accompagnés de son sourire le plus charmant.

M.  Brusy tourna la tête et vit un superbe chapeau gris qui pointait entre deux buissons. Sans la moindre énergie, le sévère Mentor esquissa de la main, à hauteur de sa hanche, le geste assez peu autoritaire par lequel on congédie d’habitude les gamins qui vous suivent en mendiant un petit sou. Mais le chapeau gris ne bougea pas, soit que son propriétaire ne comprît point cette mimique, soit qu’il possédât des renseignements positifs sur le caractère du docteur. Celui-ci, du reste, n’insista pas davantage et demanda à Marie, d’un ton un peu inquiet :

— Il va nous suivre comme ça toute la journée ?

— Il a voulu venir, répondit Marie ; qu’il s’arrange ! Du reste, il est déjà bien heureux de me voir parfois de loin, et s’il doit même s’ennuyer un peu, j’aime autant ça que de le laisser s’amuser avec des camarades qui le conduiraient je ne sais où… Alors, c’est convenu, mon oncle, vous êtes avec nous ?

— Je n’ai jamais dit cela ! protesta l’oncle… Encore une fois, vous oubliez, mademoiselle, que mon devoir est de…

Mais, voyant son beau-frère qui se retournait soudain, il fit de nouveau, très énergiquement cette fois, le petit geste à hauteur de sa hanche. Sur quoi le chapeau gris, à l’arrière-garde, plongea aussitôt derrière une haute touffe de genêts.

— Viens donc voir, Marie ! criait Joséphine en agitant son ombrelle… Viens donc voir quel séjour enchanteur, quel cadre merveilleux pour une idylle !

Les promeneurs étaient parvenus au sommet de la montée. À leurs pieds, au fond de la coupe étroite et profonde que formait un cercle de collines boisées, une vieille ferme aux murs gris, aux toits violets, se cachait à demi sous des arbres centenaires dont le feuillage chantait doucement au gré de la brise. Une rivière scintillait au pied des grands bois sombres. Des haies d’aubépine sertissaient, dans leurs contours capricieux, la fraîche émeraude des prés nourris par l’inépuisable humus des terrains d’alluvion. Un troupeau de vaches aux robes bigarrées descendait lentement vers l’abreuvoir, le long du chemin creux. Et un frais ruisseau, tout allumé d’éclairs, se faufilait parmi les prairies, se glissait entre les arbres, se précipitait sous les rustiques passerelles, murmurant, bouillonnant, cascadant, puis, au moment de joindre ses eaux à celles de la rivière, se calmait, soudain élargi, pour refléter dans son tranquille miroir le feuillage argenté de trois vieux saules.

— L’auberge du Neur-Ry, autrement dit du Ruisseau-Noir, où nous allons déjeuner, expliqua le docteur.

— Comme c’est poétique ! déclama prétentieusement la grande Joséphine. Quelle délicieuse oasis !… Quelle aimable Thébaïde !… Comme l’âme, du fond de cette charmante vallée, doit aisément s’élever vers les plus nobles conceptions !… Et quel ravissant sujet pour les pinceaux d’un peintre amoureux de la belle nature !

— On doit se la couler douce, là-dedans, observa plus pratiquement M. Hougnot. Moi, si je ne devais pas rester auprès de mes filles pour veiller sur elles, si je pouvais vivre à ma guise dans cette ferme, je sens que je mourrais centenaire !

— C’est le plus joli sujet de chromo et le meilleur nid à rhumatismes de toute la région, affirma l’oncle Brusy, peu enclin à partager les idées toutes faites en matière d’esthétique et d’hygiène.

Mais les trois autres protestèrent avec tant de véhémence, Joséphine psalmodia une telle litanie de métaphores admiratives et clichées, de qualificatifs louangeurs et périmés, Hougnot traita si rudement son beau-frère d’idiot et d’abruti que le docteur s’en tint là, et garda pour lui seul les résultats de vingt années d’observations minutieuses et précises sur cette vallée. L’opposition étant bien et dûment battue, il fut donc admis comme une vérité définitive et incontestable, glorieuse à soutenir et utile à propager, que l’auberge du Neur-Ry constituait le plus joli site et l’habitation la plus saine « du monde entier ».

— Je n’ai guère voyagé en dehors de l’Europe, osa encore objecter le vieil oncle. Il m’est donc interdit de prendre mes sujets de comparaison dans le monde entier… Il me semble pourtant…

— Vous êtes un crétin ! répondit simplement l’autoritaire Hougnot.

Le docteur se tut de nouveau, et tous quatre s’engagèrent en silence dans l’étroit et rude sentier qui dévalait en zig-zags vers l’auberge.


CHAPITRE iii


La fortune de Séraphie Pocinet, née Créton, l’aubergiste de Neur-Ry, représentait trois cents ans de labeur acharné, de volonté patiente, de malhonnêteté sournoise et de crasseuse avarice. Le père et la mère de Séraphie, pauvres journaliers à l’époque de leur mariage, avaient trimé, gratté pendant vingt ans, en se serrant le ventre, pour gagner de quoi entrer à la ferme comme simples métayers, partageant les fruits du sol avec le propriétaire, petit nobliau qui mangeait tout doucement sa fortune en parties de chasse et en noces crapuleuses. Quinze années de travail enragé, d’économie forcenée et de partages frauduleux avaient suffi aux Créton pour devenir fermiers, seuls possesseurs du bétail et du matériel d’exploitation, qui étaient toujours exécrables au temps du partage, mais devinrent excellents sitôt ce régime expiré. Après quinze autres années d’une vie non moins laborieuse, non moins sordide, ils purent acheter la ferme, en reprenant à leurs charges toutes les hypothèques dont elle était grevée. Sur quoi, épuisés, n’en pouvant plus, ils moururent presque aussitôt, à quelques mois l’un de l’autre. Ils moururent malheureux, inquiets, désespérés de n’avoir pu payer la ferme jusqu’au dernier sou, se demandant avec une angoisse infinie si leurs enfants parviendraient jamais à s’acquitter de cette tâche.

Mais ceux-ci étaient dignes de leurs devanciers. Soit par hasard, soit par misanthropie, soit par avarice concertée, les deux fils et les trois filles du ménage Créton restèrent tous cinq célibataires et suivirent sans défaillance les exemples de travail, d’économie et de malhonnêteté que leur avaient légués les vieux. Le goût des villégiatures à bon compte se développant parmi la bourgeoisie des environs, ils s’improvisèrent aubergistes, sans négliger en rien l’exploitation de la ferme, couchant sur la paille du grenier, pendant toute la période des vacances, afin d’abandonner aux touristes jusqu’à la moindre de leurs chambres. Outre cela, ils étaient éleveurs, marchands de bestiaux, de jambons, de volaille, voire de gibier quand la chasse était ouverte, même et surtout quand elle ne l’était pas. Ils battaient le pays, à trois lieues à la ronde, raflant à vil prix les mottes de beurre et les paniers d’œufs, les poules et les oies, les lièvres et les perdrix braconnés de la nuit même, chez tous les pauvres paysans qu’ils tenaient en leurs griffes, ayant pris la lucrative habitude de pratiquer l’usure et le prêt sur gages. Deux fois par semaine, l’un des frères chargeait la récolte dans sa grande charrette à double fond et l’allait vendre très cher à la ville voisine, d’où il ramenait le sucre et le café, les pioches et les faux, les tabliers et les blouses, les mille marchandises, de mauvaise qualité et de prix exorbitant, dont tous les débiteurs des Créton étaient tenus de se fournir chez eux, sous peine d’être impitoyablement poursuivis en remboursement immédiat.

Ils vieillirent ainsi, vivant plus mal que des chiens, travaillant plus fort que des bœufs. Toujours vêtus comme des mendiants, nourris de soupe, de pommes de terre et de pain rassis, se refusant le moindre confort, la plus petite douceur, pressurant les gens de la campagne et rançonnant ceux de la ville, gagnant partout, ne dépensant nulle part. Créanciers intraitables, âpres à revendiquer ce qu’on leur devait, et même ce qu’on ne leur devait pas, débiteurs malhonnêtes, toujours prêts à nier toute dette contestable et ne lâchant leurs sous qu’un à un, quand ils ne pouvaient faire autrement, avec des cris de putois qu’on écorche, les cinq frères et sœurs avaient, depuis belle lurette, dégrevé leur ferme des hypothèques dont elle était chargée au début. Après quoi, ils se mirent à voler un peu plus encore, à se serrer le ventre un peu davantage, à travailler un peu plus durement, pour entasser un peu plus d’écus dans les introuvables cachettes dont on s’entretenait tout bas, le soir, à la veillée, dans les chaumines des environs.

Cinquante ans de ce régime pour le père, autant pour la mère, quarante en moyenne pour chacun des cinq frères et sœurs, cela fait bien trois cents années de travail forcené, de volonté inlassable, de malhonnêteté cauteleuse et de sordide économie, trois cents années de sacrifices délibérément consentis, non pour aboutir à la basse compensation des grossières jouissances physiques, mais pour atteindre à la réalisation d’un concept purement spirituel, exclusivement cérébral, sans relation aucune avec nos vulgaires plaisirs des sens : « Pouvoir se dire qu’on a de quoi ! »

Et il se trouve encore des gens pour oser prétendre que les paysans n’entendent rien aux joies intellectuelles !

S’étant usé le corps et l’âme à ce joli petit jeu, les quatre aînés moururent en quelques années, épuisés par les privations continues, le forcené labeur et l’irritante obsession de l’idée fixe. Chacun d’eux s’en alla sans avoir goûté un instant de repos, de quiétude, emportant le suprême et cuisant regret de ne pas rester le dernier, celui qui aurait la joie exquise de posséder à lui seul tout le magot, et le bonheur merveilleux de n’en jamais rien faire que de le grossir encore et toujours, tant qu’il lui resterait un souffle de vie.

Séraphie, la cadette et la dernière survivante, crut pendant quelques heures qu’elle allait goûter enfin cette jouissance sans mélange. Sur quoi les ennuis l’assaillirent aussitôt, drus comme grêlons par une giboulée d’avril. Car elle avait toujours été la faible tête de la famille, dure à l’ouvrage et âpre au gain tout autant que les autres, mais en bonne et courageuse servante plutôt qu’en maîtresse femme, étant fort incapable de gérer, de commander, de prévoir, de combiner, besognes délicates dont les autres s’étaient toujours chargés pour elle.

Obligée, du jour au lendemain, de parer aux multiples et inextricables difficultés du trafic usuraire, de la ferme, de l’auberge, du commerce ; n’y voyant goutte dans les mystérieuses complications d’une comptabilité volontairement embrouillée, dont le grand livre se tenait à l’aide d’encoches taillées au couteau dans des baguettes de coudrier, le journal grâce à d’innombrables bâtons tracés à la craie derrière tous les vantaux de portes, Séraphie comprit l’impossibilité absolue de se tirer d’affaire toute seule.

Affolée, perdant la tête, elle fit alors la suprême bêtise : à cinquante-cinq ans, elle épousa un jeune gars sans le sou, mais de corps robuste et d’esprit débrouillard, s’imaginant acquérir, par ce moyen, un intendant intègre et dévoué, doublé d’un domestique dont elle ne payerait pas les gages.

Eudore Pocinet était le type du faraud de village, du beau gars que le service militaire et le séjour à la ville ont par trop dégourdi et quelque peu faisandé. Employé comme garçon-livreur dans une brasserie de la région, il ne travaillait pas plus mal qu’un autre, ne buvait pas plus qu’un autre, étant trop fin matois pour ne pas savoir qu’une réputation de mauvais sujet est le plus dangereux des écueils, quand on cherche fortune et qu’on ne possède pas un sou. Affable et beau parleur, écrivant avec facilité et lisant le journal tous les jours, ayant une idée sur toute chose, un conseil à la disposition de chacun, il était en général tenu pour un malin et cultivait adroitement cette réputation. À près de trente ans, il ne s’était jamais compromis avec aucune femme, fille ou veuve. Quand on lui parlait mariage, il répondait, en clignant de l’œil d’un air roublard : « Du chenu, ou rien ! » Soit par respect inné pour les tas de gros sous, soit qu’il eût déjà son idée de derrière la tête, il se montrait le plus charmant, le plus obligeant et le plus sobre des hommes, chaque fois que son métier le conduisait à l’auberge du Neur-Ry, où le quintette Créton le tenait en haute estime.

Comment empauma-t-il la vieille Séraphie ? Quelles promesses lui prodigua-t-il ? Quel avenir fit-il luire à ses yeux ? On ne le put jamais savoir. La nouvelle des fiançailles éclata à l’improviste, sans que personne se fût douté de rien. Et le mariage se célébra aussitôt que possible, avec un manque complet de faste dont la parcimonie de la nouvelle épousée put s’excuser sur ses deuils encore récents.

Le lendemain des noces, Séraphie, levée comme de coutume dès quatre heures du matin, éveilla son mari en lui enjoignant d’aller sortir les vaches de l’étable. Eudore répondit par un ronflement. Elle répéta son ordre, il répliqua par un juron. Elle éleva la voix, en le secouant par l’épaule, et reçut aussitôt un coup de pied qui l’envoya rouler à plusieurs pas au lit. Dressé pour une minute sur son séant, Eudore lui déclara ensuite, d’une voix calme, mais très ferme, qu’il était décidé à ne jamais se lever avant neuf heures et flanquerait une pile soignée à celui ou celle qui se permettrait de l’éveiller plus tôt. Puis il se tourna vers la muraille et feignit de se rendormir, sans plus répondre aux reproches et aux lamentations de la vieille. Après une demi-heure de criailleries, Mme Pocinet se résigna à descendre seule. Le mariage ayant mis bien des choses en retard, elle dut sortir, ne put rentrer qu’à midi, et trouva Eudore installé sur le seuil de l’auberge, ivre déjà comme un sonneur, chantant la Mère Godichon et hélant à pleine gorge tous ceux qui passaient sur le chemin pour leur verser gratuitement à boire, ce dont il s’acquittait avec conscience et générosité.

Séraphie éclata de nouveau en reproches et reçut du tac au tac une formidable roulée de coups de poing et de coups de pied. Le calme et le sang-froid d’Eudore, qui frappait avec conviction, mais sans colère, prouvaient du reste qu’il n’agissait pas ainsi par méchanceté ou par mauvaise humeur, mais par système, en vertu d’un plan depuis longtemps mûri et arrêté. La vieille essaya bien de riposter à coups de griffes, mais sans le moindre succès, et fut corrigée de façon à lui ôter l’envie de recommencer jamais. Le mari resta maître du champ de bataille, ne dessoûla pas de la journée et exprima sa volonté formelle de ne plus travailler, de ne jamais s’occuper de rien, fût-ce d’un ordre à donner aux valets, puisque ses moyens lui permettaient désormais de vivre sans rien faire.

Le lendemain, dès l’aube, Séraphie partit pour la ville, y consulta un avocat et s’en revint fort penaude. En lui faisant redouter des frais qu’il affirmait formidables, et surtout l’obligation de révéler le chiffre exact de sa fortune, Eudore avait su persuader à la vieille de se marier sans le moindre bout de contrat. Les époux vivaient donc sous le régime de la communauté et le mari était le seul maître, libre de faire vendre la ferme si la fantaisie l’en prenait. Restait le divorce coûteux, aux résultats aléatoires et lointains, tellement réprouvé, du reste, par la mentalité ambiante, que pas un seul exemple ne s’en était encore produit dans la région. Mme Pocinet préféra s’en tenir au système que pratiquent avec une égale maîtrise les plus célèbres diplomates et les plus humbles paysans : attendre.

Dès lors, la maison devint un véritable enfer pour elle, un paradis pour son époux. Travaillant plus dur que jamais, se privant davantage encore, pour compenser tant bien que mal les pertes dont son cœur saignait, Séraphie dut confier la gestion de sa ferme à un étranger, renoncer au commerce si lucratif et à la plupart des opérations usuraires, restreindre son activité à la direction de l’auberge, aux soins du ménage, à une surveillance incessante du métayer et à d’interminables querelles avec lui, car elle le soupçonnait, bien entendu, de toutes les infidélités commises autrefois par ses parents à elle lorsqu’ils occupaient la même situation.

Eudore vivait dans l’auberge comme un soudard en pays conquis, buvant comme un trou, mangeant comme un ogre, ne touchant à rien que pour briser ou méfaire, rinçant la dalle à tous les mauvais sujets de la contrée, faisant fuir la plupart des clients sérieux, tant il les traitait avec ironie et sans-gêne, et rossant imperturbablement sa femme dès qu’elle essayait de le contrecarrer en quoi que ce fût. Du reste, gai comme un pinson et chantant toute la journée, sans même s’interrompre quand le souci de son bien-être l’obligeait à épousseter à coups de pied les jupes de Séraphie.

La vieille n’en essayait pas moins, avec une patience inlassable, de limiter les dilapidations de son époux. Elle gardait nuit et jour la clef de la cave dans sa poche, ne laissait jamais traîner un sou et ne servait que des pommes de terre et des rogatons sur la table de la cuisine, où elle mangeait avec Eudore et la servante Mérance.

Mais le mari ne s’étonnait pas pour si peu. D’autorité, il prélevait les meilleurs morceaux dans les casseroles destinées aux clients, et, sa portion conquise, renversait tranquillement le reste du fricot sur le couvercle du fourneau, si Mme Pocinet se permettait la moindre observation. Avait-il besoin d’argent, il décrochait le premier objet venu, meuble ou harde, et filait le vendre chez quelque voisin, où Séraphie était obligée d’aller le racheter pour peu qu’elle tint à le ravoir. Quand il s’agissait de s’humecter le gosier, rien n’arrêtait Eudore, chez qui une soif inextinguible s’était déclarée dès le lendemain de son mariage. Profitant des moindres absences de sa femme, il parvenait à la cave par les chemins les plus inattendus, dévissant les serrures, descellant les grilles des soupiraux, allant même jusqu’à se frayer, à coups de pioche, un passage à travers les cloisons. Une fois dans la place, notre homme emplissait quarante ou cinquante bouteilles qu’il allait, la nuit venue, enfouir en des endroits connus de lui seul. Son grand plaisir était de les déterrer ensuite aux yeux de la vieille, parfois sous ses pieds même, au moment où elle refusait de servir une tournée à quelques joyeux copains.

Pourtant, une chose manquait encore à son bonheur. De temps à autre, on le voyait rôder par la ferme ou le potager, un outil quelconque à la main. Il sondait les murs, forait des trous dans le sol, flairait comme un chien de chasse aux moindres ouvertures. Quand on lui demandait ce qu’il faisait là, il répondait, en farfouillant avec ardeur : « Quelle noce, nom d’un cric ! Quelle noce, si je trouve jamais le magot ! » Mais c’est en vain qu’il avait déjà retourné deux ou trois carrelages, démoli quelques planchers, perforé mainte muraille et saccagé de nombreuses plates-bandes de légumes en pleine croissance. Après six années de mariage, il n’avait pu découvrir encore le moindre écu rogné. Sans toutefois renoncer à ses recherches, il ne se dépitait pas outre mesure de leur résultat négatif, menait joyeuse vie, se portait comme un charme, et, en parfait parasite qui se nourrit de la sueur des autres, engraissait d’un demi-kilog chaque fois que Séraphie perdait une livre.

Toutes proportions gardées, c’était un ménage comme il en existe peut-être plus qu’on ne croit, à la ville plus encore qu’à la campagne.

Comme le docteur Brusy introduisait son beau-frère et ses nièces dans la grande salle de l’auberge, une voix éraillée leur souhaita la bienvenue en entonnant à pleine gorge la vieille chanson d’Aristide Bruant :

 Tous les clients sont des cochons,
 La faridondon, la faridondaine…

Telle était, à chaque arrivée de pratiques, l’invariable plaisanterie d’Eudore, à qui quelque bande de bourgeois en goguette avait enseigné cette antique scie montmartroise.

Les yeux bouffis encore par un sommeil récent, des brins de paille emmêlés dans les cheveux, et précédé de l’âcre relent que dégagent les vieux tonneaux mal rincés, l’ivrogne parut sur le seuil de la cuisine en criant d’un ton goguenard :

— Salut, docteur !… Salut, m’sieur dames !… Vous v’nez pour bouffer ?… Y a rien à manger dans la maison… Faudra bien aller voir ailleurs.

Mais une voix criarde glapit du fond de la cuisine :

— C’est pas vrai, m’sieur l’ docteur !… C’est tout prêt comme vous l’avez commandé… Asseyez-vous, ça s’ra servi dans un quart d’heure !

M. Hougnot et ses filles prirent des sièges, cependant qu’Eudore s’en venait tourner autour d’eux avec la discrète déférence d’un maquignon examinant des bestiaux à vendre.

— Eh bien, Eudore, vous buvez toujours autant ? demanda M. Brusy. Gare à la congestion, mon gaillard !

L’ivrogne se frappa la poitrine d’un vigoureux coup de poing.

— Y’ a pas d’ danger, docteur ! clama-t-il joyeusement. Moi, voyez-vous, je suis Bibi-Trompe-la-Mort ! La vieille a essayé de m’assassiner trois fois, et ç’a été comme si elle chantait Malbrough !

Puis il se mit à conter, avec d’énormes éclats de rire, en beau joueur qui reconnaît les mérites d’un subtil adversaire, les trois tentatives de meurtre que Mme Pocinet avait déjà commises sur la personne de son seigneur et maître :

— La première fois, j’étais saoul, tell’ment saoul qu’ j’ai pas pu monter jusqu’à mon lit et que j’ me suis endormi sur le carreau d’ la cuisine… Faut vous dire qu’on était à la Noël et qu’y faisait un froid à g’ler la soupe au coin du feu… Alors, savez-vous c’ qu’elle a fait, la vieille ?… Elle m’a ouvert mon veston, mon gilet, ma ch’mise, elle a pris un seau d’eau glacée, une grosse éponge, et elle s’est mise à m’arroser la poitrine, une heure durant, tandis que j’ ronflais comme un orgue… Puis elle m’a laissé là, jusqu’au matin, tout dépoitraillé, tout mouillé, a deux pas d’la f’nêtre grande ouverte, nom d’un cric !… Y’ avait d’quoi en attraper une double, et même une triple pneumonie… Pas vrai, docteur ?… Moi, Bibi Trompe-la-Mort, j’ai même pas été enrhumé !… Ha ! ha ! ha !… La deuxième fois, j’étais saoul… J’brise un verre de lampe, pour m’amuser, parc’que la vieille avait dit qu’on n’en avait plus de r’change… « J’ te l’ f’rai manger, mon verre de lampe ! » qu’elle dit comme ça en m’enguirlandant… J’ lui flanque sa raclée, pour la faire taire, puis je m’ remets à boire… Une heure après, elle m’appelle pour manger la soupe… J’en avais déjà mangé pas mal, quand j’ sens quéque chose qui m’croque sous la dent… J’ regarde, c’était un morceau d’verre… J’ farfouille dans mon assiette, c’était plein d’ verre en poudre… La vieille avait broyé l’ verre de lampe et m’ l’avait fichu dans ma soupe… Elle a eu sa deuxième tripotée, comme de juste… Moi, malgré c’ que j’avais déjà mangé, j’ai rien senti, j’ai pas même eu une indisposition. Faut croire que Bibi Trompe-la-Mort a les boyaux doublés d’ fer-blanc… Hahahahaha !… La troisième fois, j’étais saoul… J’ m’en vais cuver ma boisson dans un p’tit coin bien tranquille, au fond d’ l’ancienne carrière au gros Louis… Tout à coup, j’ suis réveillé par une secousse de tous les diables, et j’ vois une grosse pierre, une pierre d’au moins cent kilos, qu’était là, tout près de moi, et que j’ n’avais pas vue en m’couchant… J’me lève, j’entends du bruit là-haut, j’regarde, et j’vois une deuxième pierre qui dégringolait sur ma tête… J’ai eu juste le temps d’sauter d’côté, comme une chèvre, pour pas être écrabouillé, nom d’un cric !… J’grimpe a toute vitesse par le p’tit sentier, et j’vois la vieille qui filait en courant du côté des sapins… C’était elle qui avait encore essayé de m’faire mon affaire… Elle a eu sa raclée quand j’suis rentré, comme de juste… Moi, pas une égratignure !… Hahahahaha !… Aussi, j’suis bien tranquille, maint’nant… La vieille peut faire tout c’qu’elle voudra… J’suis Bibi Trompe-la-Mort, c’est moi qui l’enterr’rai, j’démolirai la baraque jusqu’à la dernière pierre pour trouver son magot, puis on verra quelle noce je suis capable de faire, nom d’un cric !… Hahahahaha !… Là-d’ssus, vous payez pas un verre, docteur ?… Non ?… Alors, y vais tout d’même le boire à votre santé… Quant à vos avis, c’est d’la blague : la boisson m’fait du bien, jamais du tort !… J’suis Bibi Trompe-la-Mort, moi, nom d’un cric !

Et l’ivrogne, allant au comptoir, se versa une copieuse rasade qu’il lampa d’un seul trait.

À ce moment, la servante Mérance entra pour dresser le couvert de la table d’hôte. À l’âge de la croissance, la malheureuse avait trop ou trop peu grandi ; car, avec vingt centimètres en plus, elle eût été de taille à peu près suffisante pour gagner sa vie en travaillant comme tout le monde ; et vingt centimètres en moins lui eussent permis de la gagner mieux encore, en exerçant le métier de naine sur les champs de foire. Rebutée partout, grâce à ce défaut ou à cet excès de taille, elle finit par échouer à l’auberge du Neur-Ry, où Séraphie consentit à la prendre « pour ses dents », selon le terme original qui, dans le pays, remplace l’expression « au pair ». Nourrie de restes, vêtue de loques, terrorisée par la brutalité du patron et les criailleries continuelles de la patronne, la pauvre Mérance montrait, dans une large face plate et blême, sans âge appréciable, un étrange petit nez qui parvenait à être à la fois camard et crochu, une bouche en coup de sabre qui s’est tiraillé en se cicatrisant, pas plus de menton que chez une jeune ablette, et deux petits yeux très noirs, très brillants, toujours effarés, toujours clignotants, toujours allant et venant, entre leurs paupières bordées de jambon, comme deux museaux de souris derrière les barreaux d’une souricière.

Au village, on l’appelait « le Nuton », du nom que le folklore régional donne aux gnomes et aux farfadets de la légende.

Mérance avait pris l’étrange habitude de ne jamais se déplacer, fût-ce de quelques mètres, qu’en compagnie d’un immense balai dont elle semblait avoir fait son inséparable « contenance », comme d’autres font d’une ombrelle ou d’un sac à main. Pour aller de la cuisine à l’étable, de l’étable à la cour, de la cour à la salle d’auberge, cent fois par jour elle empoignait ce compagnon beaucoup plus grand qu’elle, le gardant avec amour sur son épaule ou sous son bras, pendant les besognes les plus compliquées, et ne le posant auprès d’elle que quand il lui était impossible de faire autrement. Mérance avait ses raisons pour agir ainsi : Séraphie et Eudore se montrant, pour un oui ou pour un non, fort prodigues de taloches, la servante, en de telles occurrences, usait de son ustensile, non pour des ripostes qui lui eussent semblé sacrilèges, mais pour des parades auxquelles étaient inaptes ses petits bras, trop exigus pour cacher, dans le repli du coude, la moitié seulement de son énorme tête. Le moyen se trouvait, hélas ! bien loin d’être infaillible. Du moins, si une moitié des coups atteignaient quand même leur but, le balai en interceptait l’autre moitié, et Mérance parvenait à trouver la vie supportable, à dominer ses fréquentes envies d’aller se jeter à la rivière, par les jours de grande crue où l’on est sûr de ne pas se manquer.

Elle entra donc, serrant sous son aisselle le manche du balai, dont la tête à moitié chauve traînait sur ses talons, s’accrochant aux pieds de tous les meubles. Et elle se mit à disposer les assiettes et les couverts sur la longue table, derrière laquelle on voyait tout juste rouler sa grosse tête blême, allant et venant au long de la nappe comme une bille d’ivoire derrière la bande d’un billard. Du fond de la cuisine, la voix aigre de Séraphie lui envoyait sans cesse, à travers une odeur de graillon, des ordres multiples et contradictoires qui achevaient de l’ahurir.

Cependant, attirés sans doute par les bruits sonores de la vaisselle remuée, les pensionnaires de l’auberge quittaient leurs chambres ou le jardin et entraient peu à peu.

C’était l’habituelle figuration de table d’hôte qu’on retrouve dans tous les petits trous pas chers : familles de commerçants ou d’employés qui ont rogné sur leurs menus, pendant toute l’année, pour se payer quelques jours de vacances ; calicots et trottins, étudiants et grisettes venus à vélo pour s’en retourner le soir même. Figuration très peu nombreuse, du reste, car, si l’auberge du Neur-Ry s’enorgueillissait d’avoir servi, jadis, des repas de trente et quarante couverts, Eudore avait changé tout cela depuis belle lurette. Empressé auprès des dames, il étalait devant elles ses grâces de lourdaud en leur envoyant au visage, avec une haleine empoisonnée, des compliments d’estaminet et des galanteries de corps de garde. Il ne cessait d’offrir sa conduite en exemple à tous les maris de l’honorable société, les invitant sans relâche à vider deux ou trois litres avec lui, pour montrer aux bourgeoises qu’on est des hommes, nom d’un cric !… Ou bien, il enseignait des refrains de caserne aux gosses de six ans, et leur faisait boire en cachette des verres de fil-en-quatre, pour les former. Avec cela, plus curieux qu’une pie borgne, plus médisant qu’une servante congédiée, se mêlant de tout, s’imposant dans chaque conversation, embrouillant à plaisir les histoires les plus simples, mais ayant, à vrai dire, un excellent moyen à proposer pour les mener à bien, quelles qu’elles fussent ; « Flanquez-lui une bonne tripotée, nom d’un cric ! » Il se montrait, du reste, toujours prêt à joindre l’exemple à la parole, et s’était déjà colleté une demi-douzaine de fois avec des clients.

On comprend que la présence d’un tel hôte eût fait fuir depuis longtemps la bonne clientèle de jadis, habituée à la plate et obséquieuse servilité de la famille Créton. On ne voyait plus à l’auberge que des clients de passage, qui s’empressaient de filer au bout de quelques jours et ne reparaissaient jamais plus.

Mérance n’eut donc à dresser qu’une dizaine de couverts, y compris ceux du quatuor Brusy-Hougnot, et l’on allait se mettre à table, quand Eudore, qui vidait un fond de bouteille au coin de la fenêtre, annonça l’arrivée d’un convive supplémentaire en entonnant son inévitable refrain :

Tous les clients sont des cochons,
La faridondon, la faridondaine…

Le nouveau venu était un jeune homme coiffé d’un superbe feutre gris et chaussé de bottines jaunes flambant neuves. Il salua fort poliment à la ronde, puis demanda à Mérance si l’on pouvait lui servir à déjeuner. Le Nuton le regarda d’un air abruti, sans mot dire ; Eudore, de son coin, répondit : « Non, monsieur ! Fichez-moi le camp ! » et Séraphie, du fond de son antre, glapit en même temps : « Oui, monsieur ! Asseyez-vous ! » Sur quoi Mérance mit un couvert de plus, puis poussa une chaise aussi haute qu’elle entre les jambes du jeune homme, qui s’assit d’un air assez interloqué.

En le voyant venir, M. Brusy avait sursauté, puis esquissé de nouveau, à hauteur de la hanche, son petit geste de congédiement. Mais, comme personne ne parut y faire la moindre attention, il n’insista pas et se mit à table entre ses deux nièces.

Lui seul, du reste, donnait quelque trace d’émotion apparente. Nul, parmi les convives, ne semblait se soucier au nouveau venu ; mais Marie et Joséphine eussent certainement remporté le premier prix, ex æquo, si l’on avait joué à « ne pas sembler connaître ce jeune homme ».

Le repas commença dans un silence cérémonieux et gourmé, inévitable entre gens dont la plupart, mangeant chez eux en bras de chemise, se croient tenus de montrer en public le savoir-vivre le plus raffiné, ne sont jamais bien sûrs de ne pas enfreindre les règles de l’étiquette, et se surveillent mutuellement « pour voir comment on fait ».

Sans bouger de son coin, Eudore s’efforçait aimablement d’animer un peu la séance, poussant de formidables « Hue, Cocotte ! » à l’entrée du rosbeef, des miaulements aigus à l’arrivée d’une gibelotte de lapin, et affirmant avec des mines dégoûtées qu’il fallait avoir bien faim pour manger de ça. Il passait le reste du temps à se verser des tournées de cinq ou six verres, qu’il séchait l’un après l’autre en trinquant avec des personnages imaginaires.

— À ta santé, mon vieux Trompe-la-Mort !… À la tienne, mon vieil Eudore !… Ici, y’a qu’toi et moi qui n’sommes pas des mufles !

Les convives, bien que furieux au fond, faisaient mine de ne pas entendre, faute peut-être de savoir ce que l’étiquette ordonne en semblable circonstance. Ils avaient, du reste, beaucoup d’ouvrage déjà à se garer de Mérance, qui surgissait entre deux chaises, de façon soudaine et effrayante, toujours au moment où l’on ne s’y attendait pas. Elle hissait les plats au bout de ses bras minuscules, sans se soucier des inquiétants mouvements de roulis et de tangage qu’elle imprimait aux flots de sauce grasse, tout occupée à ne pas perdre de vue son balai, qu’elle avait bien dû lâcher pour le quart d’heure, mais qui se campait en bonne place, juste à mi-chemin entre la cuisine et la fenêtre, entre Séraphie et Eudore.

Le docteur Brusy avait commencé par pester, en son for intérieur, contre la morgue de ces petits bourgeois qui croyaient faire preuve de bonne éducation en prenant leur repas aussi silencieusement que des poissons rouges dans un bocal. Puis il s’était déclaré à lui-même qu’il allait rompre le silence. Puis il n’en avait osé rien faire. Puis il s’y décida de nouveau et eût peut-être fini par mettre ce hardi projet à exécution si une cuisse de lapin, trouvée en son assiette, n’était venue aiguiller sa pensée vers un de ses dadas favoris : l’origine commune de tous les êtres organisés. Au lieu de manger tranquillement sa patte de lapin, il se mit à la disséquer, à la tripatouiller, pour y chercher la ressemblance de ses formes ancestrales, les membres des amphibies, puis les nageoires des premiers poissons marins. N’ayant garde, une fois lançé, de s’arrêter en si beau chemin pour avaler une seule bouchée, il se mit à grimper, par petites sautes de quelques millions d’années, l’échelle phylogénique que nous ont tracée les continuateurs de Darwin, s’identifiant tour à tour aux squales féroces, aux candides lamproies, aux innocents polypes, aux vertueuses éponges, à tant de stupides animaux que la Science moderne désigne, comme leurs glorieux ancêtres, à tous les hommes qui émettent la prétention, légitime, somme toute, de remonter plus haut que les Croisades.

Le docteur s’était bravement hissé jusqu’au premier anneau de la chaîne ancestrale, et il s’imaginait déjà n’être plus qu’une simple monère, une imperceptible cellule, un vague grumeau albuminoïde, flottant sur la mer infinie et brûlante encore qui se condensait autour de notre globe à peine refroidi, quand Joséphine le poussa discrètement du coude pour lui faire remarquer que sa patte de lapin était, elle, complètement refroidie. Un peu confus, l’oncle se remit à manger en toute hâte, les autres ayant déjà fini leur portion.

Encouragé par le silence ambiant, si propice aux instructives méditations, et que nul ne se décidait à rompre, M. Brusy allait sans doute enfourcher de nouveau quelque idée générale pour s’envoler encore dans les sphères infinies de l’espace ou du temps, quand un fait bien minime vint se charger de tenir son imagination en bride.

Depuis quelques minutes déjà il avait la sensation mal définie, presque inconsciente, d’entendre quelque part un battement très faible, très léger, qui s’arrêtait, repartait, s’arrêtait de nouveau pour repartir encore. Il finit par en chercher la cause, et constata que c’était Marie, sa voisine, qui, soit énervement, soit distraction, tapotait la nappe du bout de l’index ou du manche de sa fourchette, d’un geste menu, tout juste visible, évoluant à quelques millimètres à peine au-dessus de la table.

Le docteur n’eût attaché aucune importance à ce fait s’il n’avait lu la veille, précisément, un article de revue sur l’écriture fort peu sténographique. des tables spirites : un coup pour la lettre A, deux coups pour la lettre B, etc., jusqu’à vingt-cinq coups pour la lettre Z.

Machinalement, sans songer le moins du monde à se mêler des affaires d’autrui, le vieil oncle compta les coups que Marie frappait par petites séries irrégulières, bien détachées l’une de l’autre : un… neuf… treize… cinq coups, puis, plus rien. Les deux mains sous la nappe, le docteur fit le compte alphabétique sur ses doigts : un = A… neuf = I… treize = M… Cinq = E… Soit : A, I, M, E.

— Singulier hasard, pensa-t-il. Une lettre de plus, et cette jeune amoureuse écrivait sans le savoir le verbe : aimer.

À ce moment, il vit le jeune homme au chapeau gris, assis juste en face d’eux de par la volonté de Mérance, s’essayer à son tour au presque imperceptible tapotement. Le docteur compta les coups, bien entendu : Dix… cinq… vingt… un… neuf… treize… cinq… puis plus rien… Soit : dix = J… cinq = E… vingt = T… un = A… neuf = I… treize = M… cinq = E… Total : Je t’aime !

Marie, à son tour, recommençait déjà : Dix… cinq… vingt… un… etc…

Et le docteur comprit le puéril et sublime stratagème : à la barbe du père impitoyable, des inconnus gourmés et cérémonieux, ces enfants se disaient leur amour, sans relâche, sans fatigue, depuis le commencement du repas. Pendant deux ou trois minutes, M. Brusy, plongé dans une immobilité cataleptique, contempla la salière placée en face de lui, absorbé par des rêves, par des regrets, peut-être, que nul, sauf lui, ne connaîtra jamais. Soudain, empoignant son couteau, il en frappa bruyamment le bord de son assiette, comme un enfant mal élevé : six coups… dix-huit coups… quinze coups…

— Que faites-vous donc, mon oncle ? demanda Joséphine.

Le docteur parut sortir d’un songe, puis répondit, d’un air tout penaud, tout ahuri :

— Pardon… Je voulais demander du fromage…

Nul ne remarqua que Marie et le jeune homme au chapeau gris rougissaient fortement à leur tour.


CHAPITRE iv


Sitôt le repas terminé, le café pris, notre quatuor se remit en chemin. M. Hougnot, à peine sorti de l’auberge, mais assez loin tout de même pour qu’Eudore ne pût plus l’entendre, déclara avec un grand air de dignité offensée :

— Ce cabaretier est d’une insolence inadmissible !… S’il se permet encore d’élever la voix en ma présence, il recevra une correction exemplaire… Au surplus, j’ai très mal mangé. Je ne comprends pas qu’un médecin, un homme responsable de la santé d’autrui, ose traîner en semblable gargote des invités dont il connaît la délicatesse d’estomac, quand rien ne s’oppose à ce qu’il les reçoive chez lui, en homme bien élevé, puisque sa maison se trouve à une demi-lieue à peine… Vous manquez de tact et de savoir-vivre, mon cher beau-frère !

Tout confus, tout contrit, l’oncle bredouilla des excuses :

— J’ai des habitudes fort frugales, avoua-t-il, et la vieille Célina, ma servante, est un cordon-bleu bien plus novice encore que madame Pocinet. Elle s’obstine, quant au degré de cuisson qu’il convient d’accorder aux viandes rouges ou blanches, à appliquer des idées très personnelles, très originales, mais en contradiction flagrante avec les principes généralement reçus. Cela n’a pas grande importance pour un vieillard qui vit surtout d’œufs et de laitage, mais je ne vous vois pas, mon cher Walthère, mangeant la cuisine de Célina, et je viens de vous offrir, croyez-le bien, le moins mauvais repas qui se pût trouver dans le pays.

— Fichu pays ! gronda M. Hougnot. Manger est le premier des besoins, que diable ! Et je ne comprends pas les gens qui se nourrissent mal.

— Croyez-vous réellement que beaucoup de personnes se nourrissent bien ? demanda le docteur. Je vois les gens de la ville, à moins que le manque d’argent ne les en empêche, se gorger de viandes, de mets épicés, de sucre et d’alcool bien au delà de leurs besoins, traiter leur corps comme un poêle qu’on surchauffe avec du goudron, du pétrole, au risque de le faire éclater. Je vois nos paysans ardennais, à peu près végétariens encore, s’empiffrer de pommes de terre et de pain, sans discrétion, sans mesure, et se vouer ainsi à l’inéluctable dilatation d’estomac, la maladie que j’ai le plus souvent à traiter ici, et toujours, du reste, quand il est beaucoup trop tard. Tous, au surplus, citadins et villageois, mastiquent insuffisamment et avalent beaucoup trop vite… Non, il n’y a guère de personnes qui se nourrissent bien… Pour en revenir à ma vieille servante, je dois vous avouer encore que je n’ai pas cru pouvoir l’obliger à rester chez moi aujourd’hui, malgré votre visité : une de ses nièces, qu’elle aime beaucoup, est assez gravement malade, à deux lieues d’ici, et a demandé à la voir. J’estime qu’en pareille circonstance ses devoirs familiaux doivent primer ses devoirs ancillaires.

— En d’autres termes, railla M. Hougnot, votre servante porte la culotte et consent à vous servir quand elle n’a rien de mieux à faire ailleurs. Vous ne savez pas vous faire obéir, mon cher Pascal.

— Il est très difficile, avoua le docteur, de se faire obéir et de se faire aimer en même temps. Il ne faut pas trop demander.

Mais la conversation des deux beaux-frères fut soudain interrompue par les cris extasiés de la grande Joséphine, toujours prête à se pâmer devant ce qu’elle s’imaginait être poétique. Et ils la virent plantée en face d’une vieille maison abandonnée, noire et crasseuse, lézardée et ventrue, sombre et revêche au delà de toute expression, mais dont la porte cintrée montrait, sculpté sur sa clef de voûte, le millésime bien visible encore de 1736.

La grande haridelle déclamait, sa mitaine droite collée près de son aisselle gauche, où elle croyait le cœur situé :

— Comme c’est ravissant, ces vieilles demeures ! Cela fait rêver à tant de générations qui se sont succédées dans ce modeste asile, aux jolis bergers en culottes courtes et en bas chinés, aux gentilles bergères en robe Watteau, qui menaient paitre sous la feuillée leurs moutons tout blancs, tout frisés…

— Entrons dans la demeure des gentils bergers, interrompit le docteur, en ouvrant d’un coup de pied la porte vermoulue, dont la serrure et le loquet avaient disparu depuis longtemps.

Tous quatre pénétrèrent dans la vieille masure, puis, serrés les uns contre les autres, regardèrent autour d’eux, en silence, avec l’étrange impression de malaise et de froid soudain que l’on ressent quand on visite une prison.

Ils se trouvaient dans une pièce étroite et basse, lugubrement éclairée par une seule fenêtre, toute petite, vraie lucarne de cachot, protégée par d’énormes barreaux de fer. Le sol était de terre battue, les cloisons de branches d’arbres entrelacées, revêtues d’un enduit grisâtre qui se détachait par larges plaques et que nul badigeon n’avait jamais égayé. On pouvait toucher de la main les solives supportant à cru le plancher de l’unique étage, amorcé par une trappe sans couvercle à l’escalier sans rampe, étroit et raide, dont les marches trop hautes se profilaient dans un coin de la pièce même. Une couche épaisse et poisseuse de noir de fumée s’étalait partout, rabattue à chaque rafale de vent d’Ouest, pendant tant d’années, de la grande cheminée à manteau qui couvrait presque tout un pan de muraille. Dans la paroi du fond, un trou rectangulaire, qui ne paraissait pas avoir encadré jamais la moindre porte, laissait voir la seconde pièce, plus étroite, plus noire et plus lugubre encore que la première. Une autre ouverture, par où l’on ne pouvait passer qu’en se baissant, et fermée d’un volet vermoulu, communiquait avec l’obscur réduit, bauge plutôt qu’étable, où chèvres et cochons n’avaient jamais pu entrer qu’en traversant l’habitation des humains. C’était froid comme une cave, sinistre comme une geôle, couleur de cendre et de boue. Et, comme tout l’attestait, cela n’avait jamais eu d’autres couleurs que celles de la boue et de la cendre.

— Voilà, dit le docteur, le poétique asile où vivaient les vraies bergères, au temps de Boucher et de Watteau.

— Mais c’est un trou, un taudis infâme ! s’exclama M.  Hougnot.

— Ce fut jadis une des plus belles maisons du village, affirma son beau-frère, car sa façade est tout entière en pierres de taille, ses autres murailles en moellons et son toit couvert d’ardoises. À l’époque où elle fut construite, c’était là un véritable luxe, puisque la plupart des paysans devaient se contenter de simples chaumines, closes de toutes parts des branches entrelacées dont les seules cloisons intérieures sont faites ici. En outre, le logement des hommes y est séparé de celui des bêtes, ce qui constituait alors une violation de l’usage presque encore général, et dut donc être blâmé par certains comme une innovation insolite, attentatoire au respect de la coutume et des bonnes mœurs. Somme toute, telle à peu près que nous la voyons, cette habitation a dû être considérée, pendant longtemps, avec admiration et envie, comme un gîte confortable et luxueux, réservé aux seuls privilégiés de la fortune.

— Les chambres de l’étage sont peut-être mieux aménagées, hasarda Marie.

— Il n’y eut jamais là-haut qu’un grenier à fourrages, déclara le docteur, car les nécessités du travail primaient, à cette époque plus encore qu’aujourd’hui, tous les désirs de luxe et de confort. La chambre à coucher du père, de la mère et des nombreux enfants était là derrière, dans cette espèce de caveau étroit et sombre.

— Mais pourquoi les gens d’alors faisaient-ils de si petites fenêtres ? demanda Joséphine. Ils n’aimaient donc pas la belle lueur du soleil ?

— Ils l’aimaient sans doute autant que nous, répondit le vieil oncle. Mais la nécessité les contraignait à s’en passer chez eux, parce qu’une petite fenêtre est plus facile à griller et moins facile à forcer qu’une grande. Or, en ces époques souvent troublées, les vols étaient fréquents, les meurtres n’étaient pas rares. La sûreté s’imposait donc comme la première des lois ; et le jour ne pouvait passer par les fenêtres que dans la mesure qui interdisait à un homme d’en faire autant.

À ce moment, Marie, restée près de la porte entr’ouverte, la ferma brusquement, poussa Joséphine du coude en passant près d’elle, et s’engagea, avec des allures prudentes de chatte dégoûtée, sur l’escalier branlant et poussiéreux, où sa sœur la suivit aussitôt. Puis les deux hommes les entendirent trotter au-dessus de leur tête, pousser de petites exclamations de surprise et de répugnance, et tripoter on ne sait quelles ferrailles qui grinçaient comme de vieux verrous mangés de rouille. Cependant, le docteur continuait à pérorer avec le chaleureux enthousiasme qu’il apportait en toutes les questions d’ordre général ou abstrait, d’où nul profit direct ne pouvait découler pour lui.

— Il faut bien reconnaître, disait-il, que nos données les plus précises, sur les époques révolues, consistent généralement en de fort vagues souvenirs de théâtre ou de carnaval. Faute d’autres documents, les choristes d’opérette et les cascadeuses de bal masqué sont les seules images un peu précises qui puissent ressusciter en notre mémoire, lorsque nous prétendons évoquer les paysans d’autrefois. Nous les voyons évoluer dans de vastes salles pittoresques à souhait, vastes pour cette bonne raison qu’elles ont toujours les dimensions d’une scène de théâtre, pittoresques parce qu’elles sont créées de toutes pièces par des artistes dont le métier et le premier devoir est de les rendre telles. Nous acceptons ces images sans les contrôler, comme les neuf dixièmes des idées toutes faites qui constituent ce que nous appelons notre mentalité personnelle. L’homme étant un animal inductif, toujours porté à boucher les trous de la réalité avec les produits de son imagination, nous complétons ces données radicalement fausses par quelques hypothèses tout à fait inexactes, puisque tirées des coutumes actuelles et d’une façon toute moderne de vivre et de sentir, les seules que nous connaissions. Somme toute, il n’y a presque pas un atome de vérité dans l’idée que la plupart d’entre nous se font de ceux qui ne sont plus. Et voilà pourquoi vos filles ont été si choquées par le contraste qui s’est révélé entre cette demeure et l’image qu’elles se faisaient de ses habitants, toutes déconcertées par cette constatation assez simple : que l’art de se loger a fait, en près de deux siècles, de très réels progrès.

— Bien entendu ! Mes filles sont des idiotes, et vous seul êtes malin ! gronda M.  Hougnot, fort enclin à voir en toutes choses des questions de dignité personnelle. Moi, j’affirme que les gens du bon vieux temps étaient plus heureux que nous !

— Vous consentiriez à habiter cette demeure ? demanda l’autre.

— Moi ?… Pour qui me prenez-vous ?… Je veux dire que les gens d’autrefois n’avaient pas nos soucis, nos tracas perpétuels.

— Ils en avaient d’autres, bien plus graves, bien plus urgents… Somme toute, pour évoquer les paysans de jadis, il faut toujours en revenir au tableau que traça La Bruyère : « On voit dans les champs des espèces d’animaux… »

— Espèce d’animal vous-même ! interrompit M.  Hougnot. J’ai entendu dire que mon arrière-grand-père était fermier, et je ne permettrai à personne de l’insulter devant moi… Quant à cette baraque, elle constitue sans doute un cas isolé, une exception… C’est une étable, une porcherie, tout ce que vous voudrez… Mais on ne me fera jamais croire qu’une famille entière se soit logée là-dedans !

— C’est pourtant ce que j’ai vu de mes yeux, affirma le docteur. Il n’y a pas quinze ans que j’ai soigné, ici même, le père Faustin, qui fut le dernier habitant de cette demeure, où sa femme et lui élevèrent sept enfants. L’aîné de ses fils, installé dans une grosse ferme très confortable, offrit vainement au vieux, à vingt reprises, de l’héberger chez lui. Le père Faustin serait mort d’ennui, déclarait-il, dans toute autre demeure que la sienne. Il soutenait, du reste, avec une violence et un entêtement fort remarquables, que toutes les maladies de la vue sont causées par les fenêtres trop vastes, qu’une atmosphère enfumée préserve des maladies de poitrine, et que l’habitude de marcher sur des parquets amène inévitablement la goutte et l’hydropisie. Il est mort, dans cette chambre du fond, d’une fièvre assez bénigne en elle-même, mais qu’il s’obstinait à traiter par des cataplasmes de cloportes écrasés sur le sternum, jetant au feu toutes les potions que je lui apportais.

— S’il en est mort, il ne l’a pas volé ! opina M.  Hougnot. Votre père Faustin était un imbécile !

— Il faut reconnaître, avoua le docteur, que la bêtise est une maladie dont on meurt beaucoup. Du reste, à un certain point de vue, c’est une maladie physique comme toutes les autres, et si les médecins ne l’ont pas soignée jusqu’à présent, c’est que leur ignorance est encore trop grande pour cela.

— Leur ignorance !… Hahahaha !… Je ne te le fais pas dire, docteur, ricana M.  Hougnot.

Soudain, comme l’autre allait répliquer, il posa un doigt sur sa bouche, se glissa jusqu’à la porte que Marie avait fermée, y colla un instant son oreille, l’ouvrit d’une violente secousse et vit une paire de superbes bottines jaunes qui se balançaient gracieusement en l’air, à hauteur de son nez.

L’oncle Brusy, qui se trouvait près de l’escalier, entendit à l’étage un bruit sec, mais ténu, comme celui d’un volet qu’on referme avec précaution, répondre coup pour coup au bruit de la porte qui s’ouvrait.

Passant prestement sous les bottines jaunes, M.  Hougnot bondit dehors et vit un jeune homme, coiffé d’un superbe feutre gris, qui se tenait assis, fort mal à l’aise, sur la saillie formée par la clef de voûte datée de 1736. Sa main gauche se cramponnait à la fenêtre du premier étage, sa main droite serrait quelques fleurs champêtres, et sa figure écarlate portait les marques les plus vives du désappointement et de la confusion. Un vieux tonneau à l’eau de pluie, qui gisait tout défoncé auprès de la porte, montrait par quel chemin il était parvenu à se hisser là-haut.

— Que faites-vous là, monsieur ? demanda le père Hougnot d’une voix furibonde.

— Monsieur, je vous… je vous demande mille pardons, bredouilla le jeune homme avec une politesse infinie et fort peu de sang-froid.

— Je ne vous demande pas de me demander pardon ! Je vous demande ce que vous faites là !

Le jeune homme contempla longuement ses belles bottines jaunes, sans mot dire, comme s’il n’était pas du tout pressé de répondre, puis répondit soudain, avec une hâte extraordinaire :

— Monsieur, je fais des recherches archéologiques… Cette chose… cette date, sur cette chose… sur cette pierre… est très intéressante, monsieur, infiniment intéressante…

— Et c’est pour la regarder que vous vous asseyez dessus ? gronda M.  Hougnot. Il faut croire que vous n’avez pas les yeux placés comme tout le monde !

Cependant, l’oncle Brusy s’était glissé derrière son beau-frère et, d’une main énergique, multipliait ses petits gestes à hauteur de la hanche. Sans hésiter, le jeune homme se laissa choir sur le sol, rebondit avec la prestesse d’un chat, puis, à peine debout, enleva fort poliment son superbe feutre gris, en affirmant d’une voix humble et soumise :

— C’était pour l’archéologie, monsieur… Rien que pour l’archéologie, je vous assure !

M.  Hougnot regardait d’un œil soupçonneux le vieux volet qui fermait, fort hermétiquement, l’unique fenêtre du premier étage.

— Vous cherchiez à atteindre cette fenêtre, dit-il enfin.

— Monsieur, je vous demande mille pardons… Je n’avais même pas vu la fenêtre… C’est pour la date, monsieur, rien que pour la date… Vous voyez : 1736… C’est curieux, très curieux…

— Qu’il s’agisse de dattes ou de figues, un honnête homme ne se promène pas sur les façades, comme un colimaçon, entendez-vous, monsieur ?

Derrière son beau-frère, l’oncle Brusy continuait à multiplier ses petits signes de main. Le jeune homme fit deux pas en arrière, un profond salut, et répondit avec une politesse de plus en plus grande :

— Monsieur, je vous demande mille pardons… Je ne croyais pas vous importuner.

— Un honnête homme respecte la propriété d’autrui, entendez-vous, monsieur ! clama l’autre, qui était entré dans la maison sans se soucier le moins du monde de ce que pouvait en penser le propriétaire.

De plus en plus vite, le docteur répétait ses petits signes de main. Le jeune homme fit deux autres pas en arrière, un autre salut.

— Monsieur, insista-t-il, je ne croyais faire de tort à personne, et je… et je vous demande mille et mille pardons.

— Vous êtes un malappris, un grossier personnage ! cria Hougnot, encouragé par ces allures prudentes.

— Monsieur, je regrette bien de vous avoir mécontenté… et je vous demande mille pardons ! dit encore le jeune homme en faisant quatre pas en arrière et deux grands saluts.

— Si je voyais passer le garde-champêtre, je vous ferais empoigner, entendez-vous, monsieur ! Le jeune homme fit six pas en arrière, trois grands saluts, et bredouilla une phrase dont on ne put comprendre que la fin : mille et mille pardons.

— Si je vous y reprends, je vous tirerai les oreilles, entendez-vous, monsieur !

En faisant toute une série de profonds saluts, le jeune homme, toujours à reculons, gagna le tournant de la route, salua une dernière fois jusqu’à terre, puis disparut.

Non sans grommeler quelques injures supplémentaires, M. Hougnot courut à l’intérieur de la maison, où il trouva Marie et Joséphine qui descendaient l’escalier de l’air le plus innocent du monde.

— Connaissez-vous ce jeune homme ? demanda-t-il.

— Quel jeune homme ?… Il n’y a pas de jeune homme dans le grenier, papa… Il n’y a qu’un vieux rouet tout démantibulé… Veux-tu venir le voir, papa ?… Il est très curieux, le vieux rouet.

— Je me fiche de votre rouet !… Avez-vous ouvert le volet pendant que vous étiez là-haut ?

— Ouvrir le volet ?… Ah ! mais non !… Dans cette maison, tout est bien trop sale pour qu’on touche à rien !

Et Marie, sans affectation, croisa ses mains pour qu’on ne pût voir la paume de ses gants.

Les sourcils froncés, le père regarda longuement ses deux filles, qui soutinrent d’un air candide ses regards furibonds.

— Sortons ! dit-il enfin.

Et, sans ajouter un seul mot, il gagna la route, sombre et maussade comme un pauvre bûcheron qui voit branler dans le manche sa fidèle cognée, son unique gagne-pain.

Sitôt dehors, il intima aux deux jeunes filles l’ordre de marcher devant, et suivit en serre-file avec son beau-frère. Absorbés par leurs pensées, tous quatre marchèrent sans mot dire. À chaque instant, M. Hougnot se retournait afin d’inspecter la route, qui restait immuablement déserte. Pour plus de sûreté, M. Brusy esquissait de temps à autre, à hauteur de sa hanche, le petit geste qu’on fait pour congédier les gamins qui vous suivent en mendiant un sou.


CHAPITRE v


— Vous êtes chez moi. Faites donc en toutes choses comme si vous étiez chez vous, dit l’oncle Brusy en poussant une légère barrière à claire-voie.

La petite maison du docteur était bâtie à mi-côte, au-dessus de la zone où rôdent en automne les brouillards malsains qui montent de la rivière. Les fenêtres de sa façade béaient, toutes grandes ouvertes, orientées vers le bon soleil de midi. Un petit bois de sapins, planté à la crête de la colline, protégeait contre le vent du nord la maisonnette et le vaste jardin qui l’entourait. Seul en un étroit recoin où la vieille servante était parvenue, non sans lutte, à obtenir le droit de repiquer quelques légumes, on ne voyait croître en ce jardin que des rosiers de cent espèces différentes, la grande folie et la grande fierté de M. Brusy. Déjà les variétés hâtives piquaient çà et là, dans la fraîche verdure, l’ivoire pâli d’un bouton entr’ouvert ou la pourpre sanglante d’une corolle épanouie. Déjà le vent léger, accourant du fond de l’enclos, apportait aux visiteurs, comme un charmant souhait de bienvenue, la timide caresse des parfums subtils, presque insaisissables encore. Et le bon docteur, la face épanouie, les narines largement ouvertes, humait l’atmosphère retrouvée de son domaine chéri, avec l’ineffable béatitude d’un vieux chérubin qui balance son encensoir devant le trône céleste du Père Éternel.

— Toujours des fleurs ! Toujours des roses ! Toujours votre absurde marotte ! persifla M. Hougnot. Vous n’êtes pas honteux, à votre âge, d’avoir encore ces goûts niais de petite pensionnaire ? Le docteur réprima une machinale envie de se signer, comme une dévote qui entend blasphémer le nom de la Vierge Marie.

— J’ai vu s’agiter autour de moi bien des passions, dit-il gravement. Je n’en connais pas de plus belle, de plus pure et de plus innocente que celle des fleurs. C’est mon luxe, à moi, et je crois bien que c’est le seul qui n’ait jamais ruiné la fortune ou la santé de personne. Laissez-moi donc cette marotte, si marotte il y a, puisqu’elle m’amuse et ne fait tort ni à mes semblables ni à moi-même.

— Un homme ne doit avoir que des plaisirs virils ! déclara avec énergie M. Hougnot.

— L’alcool ?… Les cartes ?… interrogea doucement le docteur. J’ai souvent cherché, sans le moindre succès, à découvrir ce que ces amusements pouvaient avoir de plus viril que l’horticulture.

— Parce que vous êtes un crétin ! aboya l’autre, qui savait que de tels mots suffisaient à clore victorieusement toute discussion avec son beau-frère, et ne prenait donc plus, depuis belle lurette la peine de chercher de meilleurs arguments.

La discussion fut close, en effet.

Les deux jeunes filles, prenant les devants, étaient entrées tout de go dans la maison, puis dans le cabinet de leur oncle, et s’en donnaient à cœur-joie du plaisir bien humain de fureter et de farfouiller partout chez autrui, de humer l’atmosphère ambiante, de manier les objets familiers, de déchiffrer les paperasses, avec l’espoir secret, inconscient peut-être, de découvrir l’indice d’un défaut, d’une tare ou d’un ridicule.

Soudain, un cri aigu retentit dans le cabinet. Les deux hommes, qui s’attardaient au jardin, se précipitèrent vers la fenêtre ouverte, et virent la grande Joséphine pâmée, évanouie dans les bras de sa sœur. Elle tenait encore en main le coin d’un rideau vert qu’elle venait de faire glisser sur sa tringle, pour découvrir, avec un indicible effroi, le rictus lugubre, le thorax ajouré et les jambes cagneuses d’un squelette complet.

— C’est une farce idiote, une farce monstrueuse ! clama M.  Hougnot, en hachant à coups de canne les branches d’un rosier qui n’en pouvait mais. Vous avez voulu faire peur à mes filles, monsieur ! Vous avez prémédité de leur faire attraper l’épilepsie, la danse de Saint-Guy !

Le docteur, franchissant avec la prestesse d’un jeune homme l’appui de la fenêtre, couchait déjà Joséphine sur un canapé et lui faisait respirer un flacon de sels.

— Je vous assure, dit-il enfin, que je n’ai voulu faire peur à personne… Je ne pouvais me douter que vos filles allaient entrer ici à l’improviste… Et ma profession me donne bien le droit…

— Cette saleté ne se trouvait pas chez vous la dernière fois que nous y sommes venus ! Mes filles ne pouvaient donc savoir qu’il y avait pour elles du danger à pénétrer dans votre repaire !

— Du danger ?

— J’ai dit danger, et je maintiens le mot ! Si ma fille tombe malade, je mets à vos charges les frais qui en résulteront, sans compter les dommages et intérêts auxquels j’aurai droit !

— Je vais mieux, mon père… Ce ne sera rien, soupira languissamment la grande Joséphine.

M.  Hougnot demeura un instant interloqué, un peu dépité peut-être, à cette idée que sa fille ne serait pas gravement malade, n’aurait pas le droit de toucher sans rien faire l’argent d’autrui.

— Heu… C’est possible, dit-il enfin… Nous verrons ça dans quelques jours. En tout cas, si tu n’en fais pas une maladie, ton oncle te doit quand même un dédommagement pour cette farce stupide : une babiole, un colifichet… Un joli chapeau, par exemple…

— Ça fera deux aujourd’hui, pensa mélancoliquement le docteur, encore coiffé de son mouchoir noué aux quatre coins.

Toutefois, il promit le chapeau. Mais, alors qu’on ne lui demandait rien de plus, il eut le tort de vouloir s’excuser, et le second tort, incurable chez lui, de s’imaginer qu’on persuade plus aisément les hommes en se plaçant au point de vue général qu’en se plaçant à leur point de vue personnel.

— La crainte qu’inspire la vue d’un squelette, commença-t-il, est un vestige des antiques superstitions barbares. Pour chasser cette peur absurde, il suffirait, me semble-t-il, de se dire que chacun de nous possède en lui-même un squelette complet…

— Taisez-vous ! crièrent en même temps les trois autres avec des mines écœurées.

— Je ne dis pourtant que la vérité, continua quand même le docteur. Si nous n’avions pas de squelette, chacun de nous ne serait qu’un informe tas de boue, un lamentable animal rampant et visqueux, une des ébauches les moins réussies dans la série des êtres organisés. Sans squelette, pas de force, pas de beauté…

— Il ose trouver ça beau ! clama M.  Hougnot en brandissant sa canne vers l’objet de ses répugnances. D’abord, cacher votre macchabée !… Vous devriez être honteux de montrer vos saletés à des jeunes filles respectables, d’oser leur dire qu’elles ont des horreurs comme ça dans le corps !

Docilement, le docteur alla tirer le rideau vert, mais sans renoncer à la discussion.

— Vos filles ont pourtant un squelette, insista-t-il, et elles seraient fort embarrassées de n’en pas avoir. C’est lui qui soutient les formes dont elles sont si fières ; c’est leur maxillaire qui supporte leurs charmantes petites quenottes ; c’est leur tarse et leur métatarse qui cambrent leur joli petit pied…

— Silence ! hurla M.  Hougnot. Je ne permets à personne de nommer en public le métatarse de mes filles ! C’est offenser à leur dignité, monsieur, à leur dignité et à la mienne, que d’oser parler d’elles en termes aussi dégoûtants ! Assez sur ce sujet, et filons ailleurs ! Des gens bien élevés ne peuvent rester dans une pièce où l’on ose laisser traîner de pareilles ignominies !

Sur quoi, joignant l’exemple à la parole, il transféra les différentes parties de son squelette personnel à dix mètres de là, pour ne plus devoir songer qu’il en avait peut-être un.

Joséphine se trouvant complètement remise, les deux jeunes filles le suivirent en silence, après avoir lancé à leur oncle des regards chargés de la plus formelle réprobation. Et le pauvre docteur, derrière elles, songea avec un peu de tristesse :

— Comment parviendra-t-on jamais à enseigner aux hommes la vérité toute simple, s’ils placent une part de leur bonheur, si minime soit-elle, dans des illusions aussi étranges que celle de n’être pas des vertébrés ?

Dans le fond du jardin se trouvait une vaste tonnelle coiffée de chaume, voilée de rosiers grimpants, et de dimensions à peine supérieures à celles d’un confortable appartement parisien. Des fauteuils en osier s’y alignaient autour de quatre énormes pieux supportant, en guise de table, une immense dalle d’ardoise, épaisse de trois doigts. Des ouvertures ovales, ménagées dans le treillage auquel s’accrochaient les rosiers grimpants, laissaient voir une vallée agreste et sauvage, où les eaux pures de la rivière s’encaissaient entre les lignes tragiques et violentes des sombres forêts, des rochers escarpés. Pas une habitation n’était en vue ; pas un bout de terre cultivée ; rien que la nature primitive aux aspects inviolés.

C’est en ce réduit que de temps à autre, auprès de ses fleurs bien-aimées, devant le paysage vierge et désert, le docteur venait solitairement goûter ses meilleures heures de repos, en oubliant qu’il existât des hommes.

Avant de partir, la vieille servante avait dressé, sur la massive table d’ardoise, les apprêts d’un goûter rustique : des brioches et des tartes à la mode du pays, des fruits, de la crème, des bouteilles de vin blanc trempant dans un seau d’eau fraîche, un filtre à café posé sur son réchaud qui n’attendait que l’allumette.

Après s’être adjugé toutes les friandises auxquelles allaient ses préférences, M.  Hougnot abandonna généreusement le reste aux autres convives. Il donna de minutieuses et interminables explications sur la seule façon possible de préparer le café, — entendez la seule façon qui lui plût, — puis, tout en sucrant son assiettée de fraises avec une écœurante exagération, il déclara, tendant une moue de dégoût vers l’âpre beauté de la vallée :

— Vous devez rudement vous ennuyer ici, mon pauvre Pascal. C’est sinistre, le désert qu’on voit là-bas.

— Il est de fait, concéda le docteur, qu’avec quelques lignes de tramways, un kiosque à journaux et une douzaine de cabarets, cette vallée prendrait tout de suite une allure plus guillerette. Mais, quoi que vous en puissiez croire, je me passe sans la moindre peine de ces embellissements, et ne m’ennuie jamais quand je me trouve seul ici.

— Ça ne prouve pas en votre faveur, déclara sévèrement l’autre. Il n’y a d’homme véritable que l’homme d’action. Et l’homme d’action a besoin de vie, de bruit, de mouvement autour de lui. Moi, je suis un homme d’action, je m’en flatte et m’en vante ! J’ai toujours agi, j’agirai jusqu’à mon dernier jour, il me serait impossible de vivre sans agir.

Il avait beaucoup agi, en effet, et oubliait seulement de dire que chacun de ses actes avait été néfaste à lui-même où à son prochain.

— Vous dites vrai : je ne suis pas un homme d’action, avoua le docteur, puisque toute lutte me contrarie et me répugne. Or, pour tout ce qui vit, pour tout ce qui existe, les hommes y compris, il n’y a pas d’action sans lutte. La vie entière de chaque individu n’est qu’une lutte constante contre la nature hostile. Ses semblables ne sont pas ses moindres ennemis, mais les plus acharnés peut-être. Et, par une loi bien naturelle en somme, il se heurte à eux d’autant plus souvent qu’ils sont plus proches de lui, proches de sa chair et de son âme…

— Jamais un de mes proches n’eut l’audace de se heurter à moi ! objecta fièrement M.  Hougnot, dont la vie s’était passée, en effet, à piler tous ses proches dans le mortier de ses appétits personnels, sans qu’il eût jamais admis la moindre réciprocité.

— Soyez certain que tout le monde ne peut en dire autant, répondit le docteur. J’ai toujours vu, même dans les familles les plus tendrement unies, la lutte constituer la règle bien plus que l’exception. Au cours de la plus belle lune de miel, le mari et la femme luttent déjà sourdement, malgré eux, à qui portera la culotte. Le père ne fait un homme de son fils que par une lutte continuelle contre les tendances et les erreurs de la jeunesse. L’amour lui-même ne subsiste qu’au prix d’une lutte de tous les instants…

— Ça, c’est vrai ! dit M.  Hougnot avec un sévère regard vers ses filles.

— L’amoureux lutte contre ses rivaux, continua le docteur. La romanesque amoureuse lutte contre le bon sens pratique de ses parents…

— Ça, c’est faux ! cria M.  Hougnot. Mes filles ne se sont jamais permis de lutter contre mon bon sens pratique.

Joséphine poussa un gros soupir en songeant à ses trois mariages ratés. Le docteur, machinalement, regarda dans le jardin si certain chapeau gris ne pointait pas derrière ses rosiers, puis reprit d’un air rêveur :

— Oui, tout est lutte ici-bas. Or, il m’a fallu constater, après nombre d’expériences très diverses, mais également malheureuses, que je comptais parmi ceux que leur destin, c’est-à-dire leur caractère, a marqués d’avance pour être de perpétuelles victimes dans l’éternel conflit humain…

— Avouer cela, c’est avouer qu’on est un imbécile ! ricana M.  Hougnot.

— Je ne ferai point cet aveu, protesta doucement l’oncle Brusy. Après une minutieuse et impartiale analyse de moi-même, je crois pouvoir déclarer, sans fausse modestie, que je suis fort bien doué sous d’assez nombreux rapports. Mais, si ces dons me sont de quelque utilité pour améliorer et embellir ma vie intérieure, ils me laissent sans défense en cas de conflit avec mes semblables, parce que mon caractère, par malheur, n’a que deux dimensions au lieu de trois.

— Vous cubez les caractères, maintenant ? demanda l’ironique Hougnot.

— Je les cube, dit le docteur, par métaphore, ou plutôt par catachrèse, la psychologie étant une science si rudimentaire encore qu’on n’en peut guère parler qu’avec des mots empruntés à d’autres sciences plus avancées. Faute de termes plus exacts, je compare donc à de simples lignes géométriques les mentalités qui n’ont, en tout et pour tout, que des qualités innées : Un Inaudi, par exemple, merveilleusement doué pour les mathématiques, mais ignorant, et de caractère assez petit pour ravaler, à des pitreries de music-hall, l’extraordinaire faculté qui, surajoutée au cerveau déjà prodigieux d’un Newton, eût peut-être suffi à changer la face du monde. La ligne peut donc être d’une longueur démesurée, elle n’a ni valeur, ni force, si elle manque de largeur et d’épaisseur.

— Une ficelle, dit Hougnot.

— Un bout de fil, reprit Marie.

— Cette première dimension, continua le docteur, doit donc être, tout d’abord, renforcée par une seconde, c’est-à-dire par les qualités acquises : l’instruction et l’expérience. Tel est mon cas. Bien doué en plus d’un point, j’ai beaucoup étudié, beaucoup vu, beaucoup médité. J’ai donc multiplié mes qualités innées par mes qualités acquises, et cela me donne une surface fort appréciable, mais, hélas ! sans la moindre épaisseur qui me permette de résister avec avantage, dès que je me heurte à des êtres plus solidement construits…

— Mesdemoiselles, dit Hougnot, vous voudrez bien, désormais, nommer votre oncle : M.  Feuille-de-Papier.

— Vous venez de dire le mot, repartit le docteur. Et j’ose affirmer que la feuille de papier est assez grande. Par malheur, il me manque la troisième dimension, ce je ne sais quoi que nous nommons fort vaguement le caractère, l’autorité, cette faculté de prendre le dessus, de s’imposer, dont certains hommes ne se départissent même pas dans une cage de bêtes fauves, et qui n’est peut-être qu’une surabondance de l’égoïsme dans sa forme la plus simple, la plus naturelle : l’instinct de la conservation. Or, d’après mon système, une mentalité n’est forte et agissante que si ses trois dimensions se complètent harmonieusement pour former un tout solide et maniable. Elles peuvent certes varier leurs combinaisons à l’infini, donner à tel caractère la forme d’une épée ou d’une massue, à tel autre celle d’une carapace ou d’un bouclier. Il est même possible, avec très peu de qualités innées, très peu de qualités acquises, multipliées par très peu de caractère, de former un joli petit cube bien dur, bien solide…

— Un dé à jouer, dit Hougnot.

— Si vous voulez, répondit son beau-frère, en tirant de sa poche un journal qu’il déplia devant lui. C’est peu de chose qu’un dé à jouer. Mais qu’une rencontre violente se produise entre lui et cette immense feuille de papier…

Traîtreusement, M.  Hougnot venait de ramasser sur le sol un petit caillou.

— Voilà ce qui arrivera ! ricana-t-il.

Et le caillou, lancé à toute volée, alla crever le journal, puis frapper le docteur en plein sur le nez.

— Oui, c’est bien ce qui arrive et arrivera toujours, geignit l’oncle Brusy en frottant la partie contuse. Faute d’une troisième dimension suffisante, mon caractère fut crevé, perforé comme ce journal, chaque fois qu’il dut entrer en lutte avec des caractères en forme de cailloux, petits ou gros. Voilà pourquoi, après avoir reçu pas mal de pierres sur le nez, je dus renoncer à quelques espoirs, à quelques rêves caressés jadis, pour me retirer dans une prudente solitude. Et si j’ai choisi l’humble profession de médecin de campagne, c’est qu’à défaut de réelle autorité sur mes semblables, elle me confère, sur les rustres que je médicamente, la supériorité, toute faite et intangible, du sorcier qui vend aux sauvages des amulettes contre le mauvais sort. Les paysans me méprisent avec raison, puisqu’ils se sentent mieux armés que moi pour l’éternelle lutte entre les humains. Mais ils n’osent pas trop me le laisser voir, craignant que je les empoisonne, ou du moins que je m’abstienne de les guérir, le jour où la maladie les jetterait entre mes mains, impuissants et désarmés. Grâce à cette crainte, à elle seule, je ne suis pas trop inférieur à ceux de mes semblables contre qui je dois me heurter journellement, et, si l’on me crible volontiers de petits cailloux, j’ai pu éviter, jusqu’à présent, de recevoir des pavés sur le crâne. Si j’en rencontre un, quelque jour, en sa violente trajectoire, mes forces mal réparties ne prévaudront pas contre lui, sachez-le bien. Et ce sera la fin de votre vieil oncle, le pauvre M.  Feuille-de-Papier.

Un silence dura. Rêveuse et pratique à la fois, Marie, le coude sur la table, le petit doigt au coin de la bouche, se livrait à un laborieux calcul mental : le cubage, d’après des chiffres imaginaires, et fort complaisamment exagérés dans les trois dimensions, du caractère qu’abritait certain chapeau gris. M.  Hougnot, tout en criblant le sol de coups de canne, se demandait s’il avait bien, à tous les instants de sa vie, et selon ce qu’il considérait comme son devoir le plus élémentaire, crevé le journal d’autrui de son petit caillou personnel. Il semblait satisfait de lui-même, car une lueur joyeuse grandissait, peu à peu, dans ses yeux minces et sournois. Soudain, il se redressa, la canne brandie, envoya à son beau-frère une botte magistrale en pleine poitrine, et cria, d’une voix où passait l’âpre frémissement du triomphe prochain :

— Et maintenant, mon vieux Feuille-de-Papier, si nous reparlions un peu de notre maison ?

Le docteur sentit cette joie, cette certitude de la victoire, planer sur lui comme une dangereuse menace. Une angoisse fit vaciller un instant ses prunelles candides, et il pensa, mélancoliquement :

— Trop parler nuit. Tu viens de te livrer à l’ennemi, vieux bavard !

Puis, après un long regard qui implorait, pour la cause commune, l’aide et le soutien des deux jeunes filles, il murmura :

— Soit, parlons de la maison, mon cher Walthère.

— Je vous disais donc tout à l’heure, reprit Hougnot en se carrant dans son fauteuil, qu’on m’offre cinquante mille francs de la bicoque, et que je connais une occasion sûre et certaine de faire rapporter à cette somme des intérêts annuels de deux ou trois cents pour cent, grâce à mes extraordinaires facultés financières et commerciales. Seulement, il n’y a pas un instant à perdre : il faut saisir l’occasion aux cheveux, il faut me répondre par oui ou par non. Entendez-vous, Pascal ?

Le docteur répondit par la seule malice dont il fût capable, et qui consistait à prendre l’air prodigieusement idiot d’un rustre qui ne comprend rien à rien. Cependant, toutes les forces de sa pensée se tendaient autour de cet insoluble et absurde problème : trouver un argument tellement logique, qu’il pût convaincre un homme dont l’avérée mauvaise foi ne tenait compte de nulle logique. Soudain, comme il se sentait déjà vaincu avant d’avoir lutté, réduit à l’acquiescement définitif, irrémédiable, il crut ouïr, du fond de son désespoir, chanter les cithares et les violes d’un céleste concert. La grande Joséphine opinait, de sa voix aigre et désenchantée :

— Cinquante mille francs ?… C’est bien peu, mon cher père… Notre oncle me disait tout à l’heure qu’on lui offre soixante-quinze mille francs de la maison.

Hougnot, qui aimait les gros chiffres, eut un sursaut de joyeuse surprise.

— Soixante-quinze mille francs ! s’exclama-t-il. Et vous ne m’en disiez rien, Pascal ?

— Je… Je… En effet, je ne vous en disais rien, bredouilla prudemment le docteur.

— L’immeuble vaut ça, affirma ce bon commerçant de Hougnot. Mais qui vous a offert cette somme ?… Depuis quand ?… Dans quel but ?… Parlez donc, nom d’un chien !

L’oncle Brusy ricana de son air le plus éperdument idiot, esquissa deux ou trois gestes dépourvus de la moindre signification, puis, illuminé soudain par un éclair de génie, envoya, sous la table, un vigoureux coup de pied dans les tibias de Joséphine. Comme s’il avait ainsi déclenché le ressort d’une merveilleuse boîte à musique, le concert céleste chanta de nouveau à ses oreilles. La vieille fille susurrait, un doigt sur la bouche :

— Chut !… Mon oncle a juré de ne rien dire pour le moment… C’est un secret !

Puis, comme le docteur se contentait de la regarder avec des yeux trop évidemment ahuris, sans appuyer en rien ses affirmations, Joséphine lui détacha à son tour un solide coup de pied dans les jambes. Et M.  Brusy, se lançant avec une soudaine frénésie sur la pente réprouvée du mensonge, cria de toutes ses forces, en martelant la table de vigoureux coups de poing :

— C’est un secret !… C’est un secret !… Je vous dis que c’est un secret !

Les deux jeunes filles durent refréner du regard sa trop grande et dangereuse ardeur. Précaution superflue, du reste. Ebloui par l’inespérée grosseur du chiffre, ce malin de Hougnot donnait, tête baissée, dans la fable naïve et si peu vraisemblable. Oubliant déjà sa fable à lui, l’occasion à saisir aux cheveux, l’affaire exceptionnelle à enlever sans délai, il murmurait, les yeux dans le vague :

— Un secret… Un secret… Il n’y a pas de secret que ne puisse deviner un bon commerçant… Qui donc peut avoir intérêt à racheter secrètement la maison ?… Mais j’y suis, parbleu !… C’est Lurson, le grand marchand de nouveautés ! Il veut démolir la baraque, puis l’épicerie et le magasin de parapluies qui lui font suite, pour s’agrandir de ce côté et avoir ainsi des vitrines sur trois rues… Mon cher Pascal, vous avez juré le secret, et ie respecte votre serment. Mais vous n’oseriez me soutenir, à moi, que ces offres d’achat viennent d’une autre personne que Lurson.

Le docteur, après un instant d’hésitation, répondit d’une voix faible :

— Je n’oserais vous dire, en effet, que j’ai reçu des offres d’achat d’une autre personne que Lurson.

Puis il songea, avec un douloureux regard vers les loyales beautés de la vallée inculte et sauvage :

— Te voilà englué jusqu’au cou, mon pauvre Pascal, dans les dangereux sophismes de la casuistique et de l’escobarderie.

— Cet aveu me suffit, reprit Hougnot. Lurson est le seul qui ait intérêt à acheter la maison. Nul autre que lui ne vous a fait des offres. Mon raisonnement est donc inattaquable : C’est Lurson qui veut acheter.

Et l’oncle Brusy admira combien les hommes excellent, par des raisonnements inattaquables, à se fourrer le doigt dans l’œil.

— Du reste, continua l’autre, Lurson est bien le seul homme à qui pût venir l’étrange idée de s’adresser à vous plutôt qu’à moi pour traiter cette affaire. Ce paltoquet me confia jadis une misérable somme, pour la placer dans une entreprise de tout repos, et qui devait donner des résultats splendides. Il perdit cet argent, sans qu’il y eût de ma faute, parce que nous eûmes affaire à des escrocs ; je le prouverai quand on voudra. Depuis lors, M.  Lurson s’abstient de me saluer, et je lui rends en mépris la monnaie de son dédain. Tout s’enchaîne donc ; les faits se démontrent les uns par les autres : Lurson seul pouvait s’adresser à vous plutôt qu’à moi.

— C’est vrai, tout s’enchaîne, pensait avec surprise le bon docteur. Fournissez-leur un mensonge qu’ils aient profit à soutenir, les hommes l’étayeront aussitôt de vingt vérités incontestables.

— Seulement, reprit Hougnot, M.  Lurson aurait tort de se figurer qu’en ne s’adressant pas à moi, il pourra profiter de votre jobarderie bien connue pour acquérir à bon compte un immeuble dont il ne peut se passer. Pour tout autre que lui, la maison vaut soixante-quinze mille francs. Pour lui, elle en vaut cent mille, et il faudra bien qu’il les donne !… Cent mille francs, mes chéries !… Nous allons toucher cinquante mille francs pour notre part !

Et, enlaçant soudain Marie, il l’entraîna, par les allées du jardin, en un tour de valse triomphant.

Le docteur en profita pour souffler à l’oreille de Joséphine :

— Vous me fourrez dans de beaux draps, vous, avec vos histoires. Que répondrai-je, plus tard, quand votre père me demandera où en est l’affaire ?

La grande nièce eut un regard d’infinie pitié pour une pareille candeur.

— On peut très bien, répondit-elle, marchander une maison pendant six mois, et ne pas l’acheter en fin de compte. Ce sont des choses qui se voient constamment, et ça fait toujours six mois de gagnés.

— Alors, il faudra que pendant six mois, je vive dans un perpétuel roman, dont je devrai inventer moi-même les péripéties et les complications ? Cela ne rentre guère dans mes habitudes d’esprit, et vous m’imposez-là une terrible besogne, ma chère enfant.

Joséphine haussa les épaules, en un geste infiniment las.

— Comment feriez-vous donc, soupira-t-elle, si vous deviez vivre avec papa, et garder pourtant, chaque jour, l’argent indispensable pour faire marcher le commerce et le ménage ? Sachez que je ne dépense jamais cent sous, pour acheter des côtelettes ou payer une apprentie, sans avoir au préalable défendu cette pauvre somme contre le jeu, contre d’absurdes fantaisies, par vingt mensonges plus ardus, plus compliqués, que celui qu’on vous demande pour sauver la dot de Marie.

Et le docteur, en qui grandissait un secret mépris pour la facilité à mentir du pauvre laideron, sentit tout ce mépris se retourner, soudain, contre sa facile honnêteté de misanthrope qui cultive au désert de stériles vertus.

— Ma nièce, dit-il enfin, je vous demande pardon. Nous mentirons ensemble, désormais.

Puis il se tut, car Hougnot, tout essoufflé déjà, revenait se jeter dans un fauteuil, et intimait à son beau-frère l’ordre de lui verser un verre de vin.

— Cent mille francs ! cria-t-il encore après avoir bu goulûment. C’est bien entendu, mon cher Pascal : Vous êtes le dernier des imbéciles si vous lâchez la maison à moins de cent mille francs !

Et le docteur répondit, avec une véhémente énergie :

— Que les acheteurs viennent ! Ils ne l’auront pas pour un sou de moins !

Tout en continuant à boire, Hougnot imaginait déjà, en de radieuses perspectives, l’emploi qu’il allait faire des cinquante mille francs constituant la part de Marie. Il n’était plus du tout question de commerce, d’affaires urgentes et à gros bénéfices, mais de dépenses somptuaires et récréatives : achat de meubles, de vêtements, de bijoux, destinés, bien entendu, au seul monsieur Hougnot ; voyages à la mer, puis dans le Midi, avec escale à Monte-Carlo, par la seule personne dont l’absence ne pût nuire à la maison de couture, c’est-à-dire par M.  Hougnot… Il allait, il allait, et le total de cinquante mille francs se trouvait sans doute atteint déjà, sinon dépassé, sans qu’il eût été question encore d’un ruban de deux sous ou d’un bouquet de violettes pour Marie et Joséphine.

Soudain, le docteur, qui écoutait peu ou point, mais en silence, écarquilla ses sourcils trop rares, puis les fronça violemment. En face de lui, derrière la haie, très haute et très touffue, qui clôturait le jardin, les derniers arbres du petit bois silhouettaient sur le ciel bleu leurs cimes de plus en plus espacées. Or, dans l’un de ces arbres, qui depuis quelques instants s’agitait d’étrange façon, un superbe chapeau gris venait d’apparaître tout à coup. M.  Hougnot, par bonheur, lui tournait le dos, et, tout à ses projets d’avenir, ne s’occupait pas de ce qui se passait autour de lui. Marie et Joséphine, qui lui faisaient face, n’avaient pas sourcillé, gardaient un calme inaltérable, et semblaient tout entières aux discours paternels, sans toutefois perdre de vue un seul mouvement du chapeau gris. Celui-ci après un léger temps d’arrêt, se remit à monter, suivi d’un visage bien connu, puis d’un torse tout entier. Plein d’une angoisse infinie, le docteur eût donné le plus beau rosier de sa collection pour pouvoir renfoncer l’imprudent, d’une bonne tape sur la tête, comme un diable qu’on fait rentrer dans sa boîte. Mais deux jambes suivirent le torse, terminées par des bottines jaunes flambant neuves ; et, debout sur une grosse branche, le téméraire amoureux, visible des pieds à la tête, agita triomphalement son beau chapeau, puis se mit à envoyer à sa bien-aimée une ample collection de baisers.

Hougnot parlait toujours. Les jeunes filles restaient imperturbables. Et le docteur, par crainte de gaffer, n’osait bouger d’un doigt, retenait son haleine au point d’en devenir cramoisi. Il y mit tant de zèle, il prit avec tant de farouche résolution l’air du monsieur qui ne fait semblant de rien, que Hougnot, flairant à sa vue quelque chose d’insolite, s’arrêta net, tout à coup, pour demander :

— Qu’y a-t-il donc ?

Les deux mains aux bras de son fauteuil, il regarda devant lui, à droite, à gauche… Une seconde encore, et il allait se retourner, voir ce jeune homme, déjà suspect, tout debout dans son arbre et prodiguant les baisers à pleine main. Alors, sans hésiter, l’héroïque docteur empoigna une serviette, la jeta sur la tête de son beau-frère, puis, serrant de toutes ses forces, cria, de la voix flûtée des petits enfants qui jouent à cacher la figure de papa derrière un mouchoir :

— Coucou !… Parti, le petit Walthère !… Parti, le petit Hougnot !

— Lâchez-moi !… Lâchez-moi tout de suite !… Voulez-vous me lâcher, nom d’un chien ! beuglait Hougnot en se débattant comme un beau diable.

Le docteur n’en serrait que plus fort, en répétant à pleins poumons ses : « Coucou !… Parti, le petit Walthère !… » Hougnot criait, se démenait de plus belle. Les jeunes filles multipliaient vers l’arbre des signaux muets, mais impérieux. L’amoureux, comprenant enfin son imprudence, se mit à descendre en toute hâte de son perchoir. Soudain, la branche à laquelle il s’accrochait se rompit avec un bruit sec, et le jeune homme disparut beaucoup plus vite qu’il n’était grimpé, dans un sourd bruissement de ramures froissées. Marie, portant la main à sa bouche, parvint à réprimer le cri d’effroi qui lui montait aux lèvres. Et rien ne bougea plus derrière la haie, sauf l’arbre qui tremblait encore un peu, très légèrement.

Sur un signe pressant de Joséphine, les deux jeunes filles partirent alors d’un grand éclat de rire, un peu forcé peut-être, et le docteur, ayant préparé son ricanement abruti des grandes circonstances, lâcha les deux coins de la serviette. M. Hougnot se dégagea enfin, rouge de colère, bégayant de rage, et proféra, la main levée sur son beau-frère :

— Vous êtes un idiot !… Vous mériteriez de recevoir des claques !

Le rire des jeunes filles monta en crescendo et l’oncle Brusy ricana de plus belle.

— Qu’y avait-il ? Que s’est-il passé ? demanda le père en promenant autour de lui des regards féroces.

— Rien du tout !… Il ne s’est rien passé… C’est une farce… une bien bonne farce ! hoquetèrent les autres entre deux éclats de rire.

— J’ai entendu du bruit par là ! dit Hougnot en se dirigeant soudain vers la haie.

— Peut-être des enfants jouaient-ils dans le bois, dit l’oncle en le suivant en toute hâte.

Sans répondre, le père, soupçonneux, se mit à longer lentement la haie, essayant en vain de percer du regard son épaisse verdure, ou bien y plongeant d’agressifs coups de canne, comme un gabelou qui sonde une charretée de foin.

Rien ne bougeait ; pas un bruit ne monta derrière la haute muraille de feuillage.

— Rentrons, dit tout à coup Hougnot, la mine maussade comme un chasseur qui s’en retourne bredouille.

Et il se dirigea à grandes enjambées vers la maison, où les trois autres le suivirent avec leur coutumière docilité.

Mais, cinq minutes plus tard, le docteur, s’étant échappé sous un prétexte, longeait la haie, à son tour, en murmurant d’une voix prudente :

— Hé, monsieur !… Monsieur Machin !… Chapeau gris !… Êtes-vous là ?… Vous n’êtes pas blessé ?

Une voix non moins basse, non moins prudente, lui répondit aussitôt :

— Je n’ai rien… Quelques égratignures… Merci… Rentrez vite !

Et M.  Brusy fila prestement pour aller, d’un simple clin d’œil, annoncer la bonne nouvelle à Marie.

De l’autre côté de la haie, le jeune homme s’en allait à pas lents, tirant la jambe, se frottant la cuisse et faisant une fort vilaine grimace.


CHAPITRE vi


Pour terminer l’après-midi, le docteur proposa une promenade à l’antique château-fort, démoli depuis le XVIe siècle, dont les ruines se dressaient, farouches encore, sur le sommet le plus haut, le plus escarpé de la région.

On partit donc par une large sente qui s’enfonçait, mystérieuse, au cœur d’une vieille et noble forêt de chênes et de hêtres. Les pas s’étouffaient dans l’épaisse jonchée de feuilles mortes, puis faisaient craquer, soudain, les fragments d’une branche autrefois arrachée par le vent d’hiver. Les troncs robustes et vénérables estompaient leurs grandes lignes verticales, de plus en plus imprécises, dans la silencieuse pénombre des sous-bois. Une grande paix, trop grande, presque inquiétante à force d’être absolue, tombait de l’impénétrable voûte que ne perçait jamais la gaieté d’un rayon de soleil ou d’un chant d’oiseau. M.  Hougnot, comme pour se rebiffer contre cette sensation inattendue et trop forte pour lui, toisa d’un regard hostile les vieux arbres majestueux, puis déclara, toujours fidèle à son point de vue éminemment pratique, non moins qu’à son vocabulaire injurieux et restreint :

— Le propriétaire de cette forêt est un idiot. Ça vaut de l’argent, toutes ces bûches, et je ne comprends pas qu’on laisse ainsi l’argent dormir pendant des siècles, au profit de lointains héritiers qu’on n’aura peut-être jamais vus.

L’oncle Brusy répondit doucement :

— Celui qui laisse croître ses arbres est un bienfaiteur de l’humanité. Vous pouvez faire le tour du monde, dans tous les sens imaginables, partout vous vérifierez la vérité de cet axiome : pays boisé, pays riche et sain ; pays sans arbres, pays pauvre et malsain.

— Je ne suis pas chargé, riposta l’autre, d’enrichir mes contemporains, ni de les empêcher d’attraper la colique ou la fièvre quarte. Si cette forêt était à moi, elle ne resterait pas debout quinze jours de plus. Le meilleur moyen de partager son argent, c’est de le faire rouler.

— L’épaisse couche de feuilles mortes que nous foulons, observa le docteur, est le seul sol capable de retenir, jusqu’au cœur brûlant de l’été, l’eau des pluies et des neiges tombées pendant l’hiver. Coupez la forêt, toute la vallée sera ravagée par les inondations chaque fois que reviendra la saison mauvaise, desséchée par le soleil au retour de la saison torride.

— Contre le soleil, je me munis d’une ombrelle, et contre l’averse d’un parapluie, dit tranquillement M.  Hougnot. Que les autres se garent à leur guise des ennuis et des contretemps qui peuvent leur advenir.

— Pourtant, en cas d’inondation…

— On élève des digues !

— Si la sécheresse dure trop longtemps…

— On achète des arrosoirs !… Mais quand on possède une forêt, on en tire tout le profit réalisable, aussi souvent que la chose est possible !

Le docteur ne répliqua mot, peut-être parce qu’on venait de s’engager, en soufflant un peu déjà, sur l’étroite et rude montée, sans parapet ni garde-fou, que les serfs avaient jadis taillée en plein roc, et au long de laquelle tant de soudards brutaux menèrent par la bride, prudemment, leurs lourds chevaux bardés de fer et renâclant au bord du prépicipe.

Toujours galant, M.  Hougnot s’accrocha à l’ombrelle de Marie et pria Joséphine de lui appliquer les deux mains dans le dos. Tiré par l’une, poussé par l’autre, il se laissa hisser en donnant le minimum possible d’efforts personnels, non sans geindre de tout son cœur, non sans dire leur fait à ces idiots de seigneurs féodaux, assez fous pour construire leurs demeures à des hauteurs pareilles, sans la moindre considération pour les touristes du XXe siècle.

L’oncle Brusy, entraîné depuis longtemps à la marche souple et longue des montagnards, prit les devants et disparut au premier détour du chemin. Car, ayant acquis la singulière habitude de juger toute question au point de vue social, il se sentait comme un étranger dans la société de ses semblables, enclins pour la plupart à considérer toute chose à leur point de vue personnel. La compagnie lui pesait comme la solitude pèse à tant d’autres, et il ne craignait pas de proclamer bien haut, quand personne ne pouvait l’entendre, que le misanthrope est, tout simplement, celui qui fuit les hommes par amour de l’humanité.

Il fila donc devant, sans souci de la politesse, poussé par un impérieux besoin d’être seul pour penser à sa guise, pour réintégrer ses idées dans leur plan accoutumé. Sitôt que les plaintes et les gémissements de son beau-frère se furent éteints derrière lui, il sentit les arguments sans réplique se presser en foule dans sa cervelle et une verve intarissable desceller ses bonnes grosses lèvres. En moins de dix minutes, il démontra de façon irréfutable à la seule personne qu’il eût jamais pu convaincre, c’est-à-dire à lui-même, que couper un arbre sans raison est un crime tout aussi grand que d’assassiner un homme. Sur quoi, un peu enrayé par les conclusions excessives auxquelles aboutissait son fiévreux soliloque, il secoua la tête, se passa la main sur le front, jeta autour de lui des regards égarés et constata qu’il venait d’atteindre le pied des ruines.

Une petite clairière s’étalait entre les grands arbres jaillissant du ravin et le premier mur d’enceinte du vieux château-fort, entaillé çà et là par des brèches profondes. S’étant assis sur un gros bloc de pierre, dans l’ombre fraîche que projetait la muraille, le docteur souffla un instant, s’éventa avec le vieux chapeau de jardin dont il était maintenant coiffé, poussa un soupir de regret en songeant à son beau panama, puis repartit de plus belle à démontrer l’erreur où plongeait son beau-frère, tant que celui-ci n’était pas encore là.

Soudain, il s’appliqua une main sur la bouche, pour arrêter plus sûrement le monologue confus et précipité qui en sortait. À l’autre bout de la clairière, un gros lapin de garenne venait de sauter hors du bois, et, tapi dans l’herbe, concentrait toute son activité dans un inlassable et voluptueux frémissement de narines. Presque caché déjà par un buisson de genévrier, M.  Brusy n’eut qu’à se courber un peu pour devenir tout à fait invisible. Car il adorait la vie dans toutes ses manifestations, et goûtait des jouissances infinies à suivre les allées et venues d’un insecte, ou les gambades d’un écureuil en liberté. Retenant son souffle, il vit un jeune lapereau, puis un autre, puis un autre encore, puis un quatrième, un cinquième, un sixième, sortir du bois à leur tour, se grouper autour du gros lapin, et s’exercer de leur mieux à imiter ses palpitations nasales, lesquelles constituent, comme chacun sait, l’occupation continue et essentielle de leur espèce.

La maman lapin remuait le nez avec un zèle constant et exclusif, sans accorder le moindre jeu à quelque autre partie de son corps. Moins bien entraînés sans doute, les petits s’oubliaient parfois à brouter un brin d’herbe, à esquisser quelques menus sautillements. Puis, se souvenant soudain du but primordial de leur existence, ils se remettaient à froncer les narines d’un air grave et laborieux.

Blotti derrière son buisson, le docteur s’amusait comme un bébé qu’on a conduit voir Guignol. Mais, levant un instant la tête, il aperçut un mince trait noir, presque imperceptible, qui se dessinait, tout là-haut, au zénith, sur l’azur impeccable du ciel. Épervier ou aéroplane ? Désormais, on ne sait plus que décider, au premier abord. Toutefois, M.  Brusy était un trop vieux campagnard pour hésiter beaucoup à reconnaître le léger balancement par lequel l’oiseau de proie se soutient sur ses vastes ailes étalées. Bientôt il vit le trait noir se déplacer et grossir peu à peu, en décrivant de larges cercles au-dessus de l’endroit où l’inlassable maman lapin enseignait à ses petits la manière de froncer le nez avec art et méthode.

Alors, toujours tapi derrière son buisson, le docteur affermit précipitamment ses lunettes sur son nez, ramassa une grosse pierre, puis attendit. Le rapace resserrait peu à peu les orbes descendantes de son vol, et, tout à coup, se laissa tomber comme une masse inerte. Sa chute, arrêtée net presque au ras du sol, fit rejaillir autour d’elle, comme de fauves éclaboussures, de petits lapereaux projetés en l’air par un bond désespéré. En même temps, une grosse pierre, lancée à tour de bras, s’abattait au milieu de la bande en déroute, tandis que le docteur, surgissant du buisson, agitait son chapeau de paille avec furie et poussait à pleine gorge de sauvages hurlements. L’épervier oscilla, faillit capoter comme un vulgaire monoplan, décrivit un brusque crochet, poussa un cri strident et furibond, puis, les serres vides, disparut dans la forêt profonde en faisant claquer ses ailes, sans doute à défaut d’une porte, pour bien montrer qu’il n’était pas content.

Agitant toujours son chapeau et poussant des clameurs triomphales, M.  Brusy accourait, ravi d’avoir fait manquer son coup à la méchante bête. Soudain, il faillit trébucher sur le corps de la grosse maman lapin, qui gisait dans l’herbe, la tête écrasée, auprès d’une grosse pierre, toute rouge de sang, que le docteur ne reconnaissait, hélas ! que trop bien. Les six lapereaux avaient disparu, déjà dispersés sans doute, trop jeunes, trop innocents du reste pour pourvoir sans aide à leur subsistance et à leur sauvegarde, voués désormais à une mort tragique et inéluctable.

Les jambes coupées par l’émotion, le meurtrier se laissa choir dans l’herbe, piteusement. D’une main tremblante, il souleva la pauvre petite bête, toute chaude encore. La tête pendait, lamentable, déformée et sanguinolente.

— Fractures multiples du pariétal, du temporal et de l’occipital… Mort instantanée… Rien à faire ! diagnostiqua le docteur, du même ton dont il eût susurré à un client :

— Vous avez un peu de laryngite… Comprimés de chlorate de potasse pour dix sous.

Ayant ainsi sacrifié à la déformation professionnelle, M.  Brusy se laissa aller tout entier à ses remords, et s’invectiva avec une farouche ardeur :

— Imbécile ! Maladroit ! bougonnait-il en se frappant le crâne à coups de poing. Pourquoi te mêles-tu de rendre service, puisque tu es trop bête, trop irréfléchi, pour calculer la portée de tes actes ? Comment n’as-tu pas compris que, s’il se trouvait devant toi huit existences, dont une seule nuisible, ta pierre avait sept chances sur huit de commettre le mal au lieu de faire le bien ? Il est presque temps d’y songer, maintenant ! Pascal Brusy, tu ne seras jamais qu’un niais !

Sa coulpe dûment faite, les remords cessèrent de le tourmenter, et il en profita pour se chercher aussitôt des excuses, car un misanthrope est un homme, en fin de compte, c’est-à-dire un être qui ne peut vivre en gardant une mauvaise opinion de lui-même.

— Après tout, opina-t-il, l’intention était bonne, et je ne suis ni le premier, ni le dernier, à voir mes intentions trahies par le destin. Les fondateurs d’empires et de systèmes philosophiques seraient, pour la plupart, encore bien plus navrés que moi, s’ils revenaient contempler les conséquences de leur œuvre. Beaucoup, en cherchant le bonheur des hommes, les firent s’entretuer par milliers. Moi, tout de même, je n’ai occis qu’un méchant lapin, tandis qu’un idéaliste comme Jean-Jacques Rousseau…

Dans son immense besoin de se sentir pur et bon, innocent de toute faute, le docteur allait sans doute se démontrer à lui-même que si le lapin ne vivait plus, c’était la faute de Jean-Jacques, et non la sienne. Mais une main brutale et preste lui enleva soudain le petit cadavre qu’il n’avait pas lâché, tandis que la voix criarde de Walthère Hougnot glapissait, sur un ton joyeux : — Pincé en flagrant délit de braconnage !… Et à coups de pierre, encore !… Mes enfants, je confisque l’objet du délit, que nous emporterons chez nous pour en faire une bonne gibelotte.

Pressé de félicitations, de compliments, pour sa merveilleuse adresse à lancer des pierres, l’oncle Brusy, toujours naïf, conta son aventure. À mesure qu’il parlait, l’admiration faisait place au dédain sur le visage de ses interlocuteurs. Quand il eut fini, son beau-frère déclara :

— Du moment où c’est une maladresse, ça ne m’étonne plus, venant de vous. Enfin, puisque vous ne l’avez pas tué exprès, raison de plus pour que je garde l’animal.

Et il tourna le dos, avec mépris, pour aller cacher le lapin sous un buisson où il le reprendrait au retour.

Morne et mélancolique, le docteur songeait :

— Braconnier malfaisant, mais adroit, j’étais admirable. Altruiste bien intentionné, mais maladroit, je suis ridicule. Le but n’est rien, la réussite est tout.

Puis, animé par le secret et confus désir qu’on parlât d’autre chose, il se hâta d’allumer quatre bougies dont il avait eu soin de se munir, car on ne pouvait pénétrer dans le château qu’en traversant des souterrains fort obscurs. En apprenant cette particularité, M.  Hougnot esquissa une très vilaine grimace. Ses filles déclarèrent bravement qu’on allait s’amuser comme des fous, puis devinrent, soudain, graves et silencieuses.

À la queue-leu-leu, le docteur en tête et le prudent Hougnot fermant la marche, tous quatre, leur bougie aux doigts, parvinrent devant une petite porte faite de deux planches mal jointes, et criblée de dates et de signatures griffonnées au crayon ou gravées au canif, pour commémorer la visite en ces lieux d’un tas de gens dont personne ne se souciait. Bien entendu, les jeunes filles ajoutèrent leur prénom, modestement, à cette kyrielle de documents précieux.

La porte ne fermait qu’au loquet, car, après avoir fait remplacer dix-sept fois la serrure, le propriétaire des ruines venait de se résigner à en permettre le libre accès aux visiteurs, puisque ceux-ci s’obstinaient à entrer sans sa permission.

Derrière la porte, une odeur de terre humide et moisie saturait l’obscurité inquiétante d’un étroit boyau, où le docteur s’enfonça en criant :

— Attention ! Il y a des pierres dans le chemin, et il faudra vous baisser quand je le dirai.

Marie et Joséphine le suivirent avec lenteur et précaution. Accroupi, la tête basse, par crainte de se cogner à la voûte, Hougnot se traînait derrière elles, l’allure aussi fière et aussi dégagée que celle d’un vieux crabe, et se tenant la mâchoire à pleine main pour qu’on ne l’entendît pas claquer des dents. Parfois, un souffle humide et glacé, venant on ne savait d’où, faisait vaciller la flamme des bougies. Hougnot rétrogradait alors de quelques pas, précipitamment, puis se rejetait à la suite des autres, épouvanté par l’idée de se trouver seul.

La bougie d’avant-garde monta soudain le long d’un étroit escalier en colimaçon, et le docteur se retourna un instant pour crier :

— Prenez garde ! Il manque des marches !

En effet, des marches avaient disparu, et les autres branlaient sous le pied d’inquiétante façon.

— Charmante partie de plaisir ! grondait Hougnot en se cramponnant sans vergogne à la robe de Marie, au risque d’incendier les jupons de la jeune fille.

Après une laborieuse ascension, que coupèrent de nombreux cris d’effroi, les visiteurs parvinrent dans une vaste grotte, au plafond de laquelle pendaient de grêles stalactites, vaguement éclairées par la lueur du jour qui suintait, tout là-bas, sous une énorme roche en forme de cintre surbaissé.

Hougnot jeta autour de lui un regard dédaigneux.

— Quel est l’idiot d’architecte qui a construit ça ? demanda-t-il enfin. On grimpe des escaliers à n’en plus finir, on croit qu’on va arriver au grenier, puis on se trouve dans la cave. C’est se moquer du monde, tout simplement !

— Ce château, expliqua le docteur, fut construit sur un terrain en pente raide. Cette grotte naturelle se creuse dans l’extrême sommet de la colline, et servit donc de cave au donjon, qui devait, selon la coutume, dominer les autres parties de la forteresse.

Mais Hougnot s’entêta.

— Je n’admets pas, déclara-t-il, qu’on me fasse, sous aucun prétexte, monter des escaliers pour descendre à la cave. Votre architecte est un idiot !

Marie et Joséphine s’extasiaient devant quelques menus fragments de grès vernissé, humbles débris de poteries qu’elles eussent, partout ailleurs, foulés d’un pied dédaigneux, mais qui prenaient à leurs yeux une importance extraordinaire pour avoir servi (peut-être), à des hommes vêtus autrement que nos contemporains.

Le docteur fit quelques pas dans la pénombre, puis baissa sa bougie vers un tas d’objets blanchâtres, dont la vue fit sursauter le trio Hougnot.

— Encore ! clama le père. Vous fourrez donc des squelettes dans tous les coins, aujourd’hui ?

— Ce sont des ossements de chevaux, expliqua le docteur. Les écuries en contenaient trois cents, affirme-t-on, et tout porte à croire que la garnison fut réduite à s’en nourrir, pendant le long siège qui précéda la reddition et le démantèlement de la forteresse.

— Ah ! ce sont des os de bêtes qu’on a mangées… Il fallait le dire tout de suite, grommela Hougnot, soudain calmé.

Ses filles l’approuvèrent du regard. Car les inexorables nécessités de la subsistance s’imposent, à leur insu, aux natures les plus délicates, les plus raffinées ; et un fragment de côte cesse d’être répugnant à voir, comme chacun sait, du moment où il servit de manche à une côtelette.

Passant sous la roche en cintre surbaissé, on regagna le plein air, et chacun put s’amuser tout son saoul à railler les ridicules clignotements d’yeux des trois autres, tout éblouis par la clarté radieuse qui baignait une espèce de pré rectangulaire, parsemé de décombres, et clos par des murailles aux crêtes accidentées.

— La chapelle, dit enfin le docteur.

— Ça se voit tout de suite, approuva narquoisement Hougnot, à qui le grand jour rendait toute son insolence, sans rien lui enlever de sa mauvaise humeur. Puis il ajouta, en contemplant les quatre murs maussades qui bornaient l’horizon de toutes parts : Vous disiez vrai ; on jouit ici d’une vue vraiment superbe.

— Attendez que nous ayons atteint le sommet du donjon, riposta l’oncle Brusy. Pour cela, je vous en avertis, il faudra grimper encore, non plus des escaliers, mais des échelles.

— Ah non ! protesta l’autre. Si vous croyez que je vais user une paire de semelles toutes neuves pour pouvoir contempler vos tas de déblais !… Croyez-vous donc que les travaux de démolitions nous manquent, à la ville ?… Et là, du moins, on voit les ouvriers !… Aille qui veut se rompre le cou. Pour moi, je ne grimpe plus.

Rien ne put le contraindre à changer d’avis, malgré l’ardent désir de tout voir que manifestaient Marie et Joséphine. On décida enfin, par transaction, que le docteur ferait faire le tour des ruines aux deux jeunes filles, tandis que M.  Hougnot les attendrait, tout seul, comme un homme, en fumant un cigare dans l’ex-chapelle, où on lui affirma que nulle vache ne pouvait venir paître.

L’oncle et les deux nièces partirent donc, se cramponnant aux étroites échelles de fer scellées dans le roc, suivant, non sans effroi, les sentes haut perchées que formait le sommet des épaisses murailles, sautant dans des trous pleins de ronces, se faufilant par d’étroites brèches, pour passer, ô jouissance ! d’un pré rectangulaire dans un pré carré, d’un enclos en trapèze dans un enclos en hémicycle.

— Les écuries… La cour d’honneur… Le logis… La grosse tour d’angle… disait en passant le docteur.

Avec fort peu d’enthousiasme, les jeunes filles répondaient :

— Tiens, tiens !… Ah vraiment !

De temps à autre, elles s’arrêtaient pour contempler, parmi les décombres, un fragment de boulet en pierre, lancé jadis par les bombardes des assaillants.

Enfin, gravissant une dernière échelle, on parvint au sommet de ce qui restait du donjon, et la contrée apparut tout entière. Prés d’émeraude, rivières sinueuses, rochers abrupts, mornes bruyères, collines boisées s’étageant, s’estompant, de plus en plus lointaines, pour se confondre enfin avec la brume légère qui fumait, comme une vapeur d’encens, aux bords de la coupe immense et harmonieuse. Pas un être humain, pas un animal visible sur le sol, pas un oiseau dans le ciel.

Empoignées, Marie et Joséphine se taisaient. Oubliant leur présence, le vieil oncle se figurait déjà être un fier homme d’armes, placé là pour signaler le passage des voyageurs dans la vallée. Il redressait sa petite taille, fronçait des sourcils farouches, et cherchait d’une main machinale le cor d’ivoire pendu à sa ceinture, quand Marie le tira de son rêve médiéval.

— On ne le voit pas ! geignait-elle piteusement.

— Quoi donc ?

— François, mon amoureux !

— Nous le verrons tout à l’heure, mon enfant ; il ne peut être loin, répondit le bon docteur.

Et il admira, en homme fervemment épris des vérités éternelles, l’invincible puissance de l’amour, qui change en une steppe désolée le plus merveilleux paysage, s’il ne s’orne de deux bottines jaunes et d’un feutre gris.

M.  Brusy se piquait de quelque érudition en matière d’archéologie, comme en toutes choses. Ses vastes et multiples études l’avaient même conduit enfin, la cinquantaine passée, à cette précieuse définition de lui-même : Bon à tout, propre à rien. Voulant évoquer succintement, pour ses nièces, le château-fort tel qu’il existait autrefois, il ne tarda pas à se lancer, avec son ardeur coutumière, dans une savante dissertation sur la stratégie du moyen-âge, amorcée du reste avec un tel luxe de détails que vingt-quatre heures ne lui eussent pas suffi pour en poser les préliminaires. Son discours s’émaillait de termes désuets et barbares, qu’il expliquait trop longuement ou n’expliquait pas du tout : lices, barbacanes et mâchicoulis ; courtines, archières, échauguettes et tours flanquantes.

Marie, pendant ce temps-là, cherchait le chapeau gris aux quatre coins de l’horizon. Joséphine rêvait à d’idylliques amours de châtelaines et de chevaliers moyenâgeux, qu’elle voyait, du reste, en costumes François Ier. Constatant le médiocre succès de son discours, le docteur se tut, brusquement, au milieu d’une interminable phrase sur la construction des hourds en bois. Comprenant, à ce silence subit, que la conférence était terminée, Marie conclut, pour dire quelque chose.

— Oui, je sais bien : C’était le repaire d’un tas de brigands qui se cachaient ici pour rançonner les pauvres voyageurs, et faisaient leurs esclaves des pauvres paysans… On a bien fait de renverser tout ça.

— Sans doute, on a bien fait… Permettez toutefois… riposta l’oncle avec une chaleur nouvelle et une véhémence toute fraîche… Comme beaucoup d’autres, vous regardez la féodalité par un seul bout, c’est-à-dire par la fin. Vous ne voyez donc que les excès et les défauts du régime, à une époque où il était devenu caduc, comme il advient de toutes choses, et encombrait une société qui avait suffisamment évolué pour pouvoir se passer de lui. Mais, vu par l’autre bout, par le commencement, ce système constituait un progrès sur l’époque précédente, beaucoup plus barbare encore. Ces paysans, que vous plaignez, accouraient d’abord, de toutes parts, se loger autour de chaque forteresse qu’on bâtissait. Ils y perdaient leur liberté, sans doute, mais la servitude leur semblait préférable à la mort, et il n’était pour eux quelque sécurité, en ces époques anarchiques, qu’au pied d’une forte citadelle, gardée par une solide garnison, et commandée par un seigneur qui avait, à défendre ses serfs, autant d’intérêt qu’un fermier d’aujourd’hui à défendre son bétail. Songez donc qu’il n’y avait alors ni pouvoir central, ni police organisée…

— Il y a des fraises ! Il y a des fraises ! cria joyeusement Marie… Je trouve des fraises sur le donjon d’un château-fort !

Et le docteur garda pour lui ses conclusions sur le rôle de la féodalité dans révolution sociale, sachant trop bien que, selon la marche ordinaire des choses, les idées abstraites doivent céder le pas aux faits concrets, et que la joie de savoir et de comprendre ne prévaudra jamais, chez des êtres normalement constitués, sur le plaisir de cueillir quelques maigres fraises des bois, toutes vertes encore d’un côté, et de l’autre toutes blanchies déjà par la poussière.

Pendant ce temps-là, Walthère Hougnot s’ennuyait ferme. De cervelle trop peu meublée pour pouvoir se tenir compagnie à lui-même, il ne savait plus à quoi penser dès qu’il n’avait pas, sous la main, quelqu’un à critiquer ou à tracasser. Ayant fumé son cigare, puis fauché, à coups de canne rageurs, les fleurs champêtres qui croissaient à sa portée, il essaya pendant quelque temps de faire choir, à grands coups de talon, un étroit pan de mur qui semblait ne tenir debout que par miracle. Car la pente de son esprit le prédisposait à détruire comme elle en incite d’autres à édifier. Mais le pan de mur, tout vétuste qu’il parût, se trouva beaucoup plus solide que son adversaire n’était vigoureux. Hougnot cracha dessus, pour se venger noblement de sa déconvenue, puis, tant il se sentait désœuvré, malade d’ennui, conçut l’incroyable projet de se démontrer à lui-même sa vaillance et son intrépidité, en retournant sans escorte dans les caves du château-fort !

Il ralluma sa bougie, la brandit de la main gauche, et, serrant sa canne d’une dextre convulsive, passa sous la voûte avec l’allure héroïque d’un dompteur qui pénètre dans la cage aux lions.

Ô prodige de la volonté ! Il fit le tour entier de la grotte, et la bougie ne tremblait presque pas dans sa main ! Exultant d’orgueil, n’osant presque s’en croire lui-même, il s’arrêta, prêt aux plus extravagants héroïsmes, devant un étroit couloir dont la bouche d’ombre l’attirait, maintenant, comme la mouvante lumière d’un miroir attire les alouettes. Creusé dans un schiste micacé, le souterrain s’étoilait, çà et là, de paillettes brillantes comme de l’argent. Par une association d’idées bien naturelle, Hougnot, qui avait toujours eu un faible pour le bien d’autrui, songea aussitôt aux fabuleux trésors que la légende populaire affirmait être cachés là, quelque part, à deux pas de lui peut-être, et dont les plus patientes fouilles, à vrai dire, n’avaient jamais ramené au jour la moindre trace.

— Tout de même, songea-t-il, si c’était moi qui mettais la main sur le magot… Le hasard est si grand !

Résolu, la bougie haute, il entra dans l’étroit boyau, frappant les parois de sa canne, à gauche et à droite, puis écoutant si ça ne sonnait pas le creux. Il allait, intrépide, selon les caprices sinueux du couloir, sautant par-dessus les pierres éboulées, enjambant les larges crevasses qui béaient parfois dans le sol fendillé, et tapant toujours, de toutes ses forces, sur les parois qui s’obstinaient à ne rendre qu’un son désespérément mat et plein. Il tapa si bien qu’un coup de canne, mal dirigé, atteignit la bougie, l’arracha de ses doigts, et l’envoya rouler on ne sait où, éteinte.

Toute sa fougue, tout son courage tombés soudain, le chercheur de trésors se sentit pâlir affreusement, dans le noir opaque et absolu, tandis que sa mâchoire grelottait malgré lui, et qu’une sueur visqueuse lui coulait le long de l’échine. Une image épouvantable l’assaillit, contemplée naguère au cinématographe : l’aventure d’un bandit pénétrant dans un caveau pour y ravir des trésors, et dont le squelette est retrouvé dix ans plus tard, la porte à ressort secret s’étant refermée sur lui. Il n’y avait pas de porte à ressort secret dans les souterrains du vieux château-fort ; il n’y avait même pas de porte du tout. Mais la peur de Walthère Hougnot était trop intense pour lui permettre de songer à ces détails, et il se voyait déjà mourant de faim, après huit ou dix jours d’une agonie affreuse.

Un sursaut de révolte le jeta à quatre pattes, tâtant le sol de ses mains fiévreuses pour retrouver cette maudite bougie. Après avoir vainement cherché tout autour de lui, il se rappela enfin, avec une remarquable présence d’esprit, qu’il avait en poche une boîte d’allumettes, en frotta une en toute hâte, ne put rien voir d’abord, tant cette faible lueur l’éblouissait, puis, au moment où la petite flamme allait s’éteindre, aperçut enfin la bougie, qui était tombée à quelques pas devant lui. Son doigt rageur fouilla de nouveau la boîte et constata, ô déveine ! qu’il y restait une seule allumette, ultime et suprême chance de salut.

À tâtons, Hougnot rempa dans la direction où il avait vu la bougie, la sentit rouler sous ses doigts, et s’en empara avec autant d’allégresse que s’il eût trouvé un vrai trésor, auquel il ne songeait plus guère maintenant. Avec des précautions infinies, il frotta sa dernière allumette sur le flanc de la boîte, par le mauvais bout d’abord, bien entendu, puis par l’autre. La petite flamme jaillit, s’approcha de la mèche, pétilla un instant, cracha avec colère quelques menues étincelles, puis s’éteignit tout à coup.

L’inutile bougie aux doigts, Hougnot passa là, peut-être en punition de ses innombrables péchés, les plus vilaines minutes de son existence. Se calmant peu à peu, il prit enfin le parti de rétrograder à tâtons, et se remit en marche avec une prudence extrême. Une pensée l’angoissait, celle de deux ou trois souterrains de traverse qu’il avait remarqués au passage, sans s’en soucier autrement. S’il allait s’engager dans l’un d’eux, partir on ne sait où, revenir peut-être à son point de départ, pour recommencer le même trajet, vingt fois, cent fois, mille fois, jusqu’à ce que ses forces fussent épuisées, et qu’il tombât sur le sol, râlant, inanimé.

Bien entendu, au bout de cent pas à peine, il était déjà fourvoyé, engagé dans un autre couloir que celui de l’arrivée.

Là, une surprise délicieuse l’attendait : une vague lueur, presque imperceptible d’abord, mais qui grandit, à mesure qu’il avançait, s’élargit, se précisa, devint bientôt une franche nappe de clarté, tombant d’un large soupirail ouvert dans la voûte.

Hougnot allait crier, appeler. Mais, la tête déjà levée, les mains en entonnoir autour de la bouche, il retint tout à coup le cri qui lui montait aux lèvres. Au bord de l’ouverture, un chétif coquelicot avait poussé entre deux pierres, et il se balançait doucement, animé d’un rythme régulier par les poussées machinales que lui imprimait une superbe bottine jaune, dont Hougnot ne voyait que le bout tout flambant neuf, mais qu’il crut pourtant bien reconnaître. Un murmure de voix, très confus, très indistinct, passait parfois, comme un souffle, au-dessus du large soupirail.

— C’est ce paltoquet qui regarde les pierres en s’asseyant dessus… Il est couché dans l’herbe, au bord du trou… Mais avec qui donc cause-t-il ? songeait le père méfiant.

Les voix étaient trop faibles pour qu’on pût les reconnaître. Elles se turent bientôt ; du reste, et Hougnot entendit, très distinctement cette fois, le bruit d’une demi-douzaine de longs baisers qui chantaient haut et clair. À chaque baiser, le chétif coquelicot s’inclinait violemment, poussé par une fougueuse crispation de la belle bottine jaune.

À ce moment, dans les profondeurs du souterrain, la voix lointaine du docteur héla :

— Walthère !… Où donc êtes-vous ?

Au lieu de répondre à celui qui l’appelait, là-bas derrière, Hougnot cria vers le ciel, d’une voix furibonde :

— Marie !… Joséphine !… Que faites-vous là ? Aussitôt, la bottine jaune disparut, rapide comme un oiseau qui s’envole, et plus un bruit, plus un souffle ne descendit du soupirail béant. Le docteur arrivait, la bougie haute, piaffant comme un petit cheval fougueux sous la voûte sonore, et faisant un bruit de tous les diables.

— Où sont mes filles ? beugla Hougnot.

— Là-haut, dans la chapelle.

— Avec qui ?

— Avec personne, que je sache.

Hougnot regarda d’un air soupçonneux M. Brusy, qui regarda sa bougie d’un air béat.

— Allons les rejoindre sur-le-champ !… Je veux les voir ! dit enfin le père.

— Elles vous réclament également, riposta l’oncle. Mais où donc êtes-vous venu vous perdre ? C’est le chemin des oubliettes, par ici, et il y a du danger à aller plus loin.

À ces mots, Hougnot fut saisi d’une telle frayeur rétrospective, qu’il dut se cramponner à la paroi pour ne pas tomber. Le docteur marchait le premier et ne s’aperçut de rien. L’autre se traînait derrière lui, livide, et si tremblant qu’il se demandait s’il pourrait jamais arriver jusqu’à la chapelle. Il y parvint pourtant, vit ses filles bien sagement assises sur le gazon, toutes seules. Pas le moindre chapeau gris, pas la moindre bottine jaune auprès d’elles. Le père fit trois pas en chancelant, porta les mains à sa poitrine, puis se laissa glisser dans l’herbe et s’évanouit en murmurant :

— Filles ingrates ! À cause de vous, j’ai failli tomber dans les oubliettes !


CHAPITRE vii


M. Hougnot ayant enfin daigné reprendre ses esprits, puis le lapin qu’il avait caché derrière un buisson, le docteur opina qu’on ferait bien de regagner l’auberge par le plus court chemin.

— Et pourquoi donc ? Me croyez-vous déjà fatigué ? protesta fièrement Hougnot.

D’un hochement de tête, l’oncle Brusy indiqua l’horizon.

— La couleur du ciel, tout là-bas, ne me dit rien qui vaille, murmura-t-il. Si nous ne voulons pas que l’orage nous surprenne en pleine campagne, rentrons au plus tôt, croyez-moi.

L’autre observa l’horizon, à son tour, puis haussa les épaules.

— Un peu de brume, dit-il. Je vous affirme qu’il ne pleuvra pas.

— Au contraire, déclara l’oncle. Le ciel se plombe, mais il n’y a plus de brume du tout, car les lointains se dessinent avec une netteté et une couleur trop brutales. Rentrons par le plus court, je vous en prie.

— Vous m’avez promis, déclara M.  Hougnot, que nous rentrerions par un autre chemin que celui de l’aller. Si vous ne tenez pas votre promesse, vous êtes un trompeur, un menteur !

Contre cette injuste accusation, le docteur se rebiffa avec une véhémence proportionnée au trouble qu’il ressentait pour avoir menti naguère.

— Un menteur ! cria-t-il. Vous allez voir si je suis un menteur ! Venez, mesdemoiselles : Nous rentrerons par le plus long, puisque je l’ai promis !

Puis, dans le vent aigre et frais qui commençait à souffler par bouffées, il partit résolument, esclave farouche et niais de la parole donnée.

On n’avait pas fait deux cents mètres, que Hougnot, indigné, s’arrêtait et protestait déjà.

— Par où diable nous conduisez-vous ? grogna-t-il. Ce n’est pas une route, ça, c’est un lit de torrent !

— Il n’y a que deux chemins pour s’en retourner, riposta l’oncle. Vous n’avez pas voulu de l’autre, nous prenons celui-ci.

Et, sans pitié, il se remit à dévaler, à grandes enjambées, une espèce d’étroit ravin qui serpentait à travers bois, et où d’énormes galets roulaient sous les pas, dangereusement.

— Ce n’est pas une route ! répéta Hougnot. Il est impossible qu’on ait jamais nommé cela une route !

— C’est une route ! cria l’oncle Brusy. Pendant bien des siècles, ce fut même la plus belle et la plus large route du pays.

Puis, se calmant à mesure que sa chère érudition s’éveillait en lui, il continua, tout en soutenant d’une main ferme la marche chancelante de Marie :

— Vous croyez donc, vous autres, que le macadam exista de toute éternité ? Vous croyez donc qu’on pouvait, jadis, aller n’importe où dans une bonne voiture bien suspendue. Vous ignorez donc que les plus grands seigneurs, autrefois, s’estimaient fort heureux quand ils pouvaient quitter le cheval pour voyager dans des litières portées, ou plutôt cahotées par deux mules ? Vous n’avez donc jamais vu la litière de Charles-Quint, le plus puissant monarque de son époque ? Elle est au musée de la Porte de Hal, à Bruxelles. C’est une infâme bagnole, non suspendue, mal fermée par des rideaux en cuir, et dans laquelle on est beaucoup moins bien assis que dans nos wagons de troisième classe. Je m’y suis assis, moi, pendant que le gardien n’était pas là. Et si cet empereur, sur les États de qui le soleil ne se couchait jamais, ne pouvait voyager plus à son aise, c’est pour cette bonne, pour cette seule raison, qu’il n’y avait alors que peu ou point de routes carrossables.

— Pourtant, objecta Marie, pour les transports de matériaux…

— À dos d’hommes, mademoiselle ! À dos d’hommes et à dos de femmes ! En ces temps bénis, ce bétail-là coûtait moins cher que les chevaux. Aujourd’hui, c’est comme ça au Congo ; jadis c’était comme ça chez nous. Tous les transports à dos de porteurs ! L’homme bête de somme !

Hougnot venait de descendre quelques mètres un peu plus vite qu’il n’eût voulu, dans un grand bruit de pierres éboulées.

— Mais, geignit-il, sur des routes comme celle-ci, ils devaient broncher à chaque pas, vos porteurs !

— Non, dit l’oncle. Ils se cramponnaient au sol beaucoup mieux que vous ne le faites, parce qu’ils allaient toujours nu-pieds, comme la presque totalité de nos ancêtres.

Il y eut un petit silence, pendant lequel chacun s’occupa, peut-être, à reviser ses idées habituelles sur la part de confort et de bonheur dont il jouissait ici-bas. Puis Marie demanda, d’un petit ton boudeur :

— Mais, mon oncle, pourquoi parlez-vous toujours de choses désagréables ?

À quoi le docteur, qui n’avait pas encore avalé l’injure de son beau-frère, riposta d’un air goguenard et hargneux :

— Mais, ma nièce, pourquoi me demande-t-on de dire toujours la vérité ?

À ce moment, l’afîreuse route se dégagea du couvert, et les promeneurs foulèrent une vaste lande d’où l’on découvrait à nouveau toute la vallée.

Mais l’aspect du paysage était étrangement changé : Les collines, tout à l’heure si lointaines et tout estompées de vapeurs violettes, étaient devenues d’un gris dur et faux, striées d’ombres froides qui en accusaient les menus détails et les montraient soudain plus rapprochées. Le beau ton bleuâtre et velouté des forêts avait fait place à un vert acide et cruel, qui agaçait les yeux comme une saveur âpre et astringente irrite le palais. Le soleil luisait encore, mais d’un éclat trouble et malsain, dans un azur crayeux, blafard, et comme brouillé. Et, du côté que l’oncle Brusy, naguère, avait désigné d’un hochement de tête réprobateur, un énorme nuage noir accourait rapidement, fait de cinq larges bandes divergentes, semblables aux cinq doigts d’une main formidable qui s’abattait pour empoigner la montagne et remporter comme un jouet d’enfant.

Tout là-bas, au poignet de la main gigantesque, une lueur rouge tressaillit, fugace et vibrante, puis on entendit un sourd grondement, très faible et très profond.

— Je suis un menteur ! ricana l’oncle. Nous n’aurons pas la pluie.

— Pardon ! protesta Hougnot. Je n’ai pas dit que vous étiez un menteur parce que vous prédisiez la pluie, mais parce que vous ne teniez pas votre promesse de nous ramener par un autre chemin qu’à l’aller. Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit, monsieur !

— J’ai déclaré qu’il pleuvrait ; vous avez alors affirmé qu’il ne pleuvrait pas. Donc, vous m’avez donné un démenti, monsieur !

— Mille pardons, monsieur ! J’ai exprimé une opinion contraire à la vôtre, mais ce n’est pas à ce sujet que je vous ai traité de menteur. Ce fut, comme je viens de vous le dire…

— Ce n’est guère le moment de vous quereller, opina Marie. Je crois qu’il est grand temps de gagner un abri. Vous en connaissez un, mon oncle ?

— Il y a la grotte de Pas-Bon, grommela le docteur. Je persiste à déclarer, monsieur…

Mais Marie l’empoigna par le bras et le fit pivoter sur les talons, tandis que Joséphine entraînait son père. L’oncle Brusy avançait sans mot dire, tête baissée. Soudain, laissant les autres gagner de l’avance, il arrêta Marie, se campa devant elle, dans une attitude qui promettait un long discours, et débuta en ces termes :

— Avez-vous déjà remarqué ceci, mon enfant ? La plupart de nos querelles ne sont, en fin de compte, que des querelles de mots, et nous différons d’avis sur la valeur des termes bien plus que sur la valeur des faits. Si chaque homme voulait consacrer le temps nécessaire à l’étude de la philologie…

— Sans doute, mon oncle… Est-elle bien loin, cette grotte ?

— Elle est par là, à gauche… Si nous attachions tous à un même mot une même signification, j’estime que la plupart de nos différends…

— Le vent devient frais, mon oncle… Si vous me disiez le reste en marchant ?

— C’est vrai, avoua le docteur, il vaudrait mieux parler tout en marchant.

Et il se remit à marcher, sans dire un mot.

Mais, deux minutes plus tard, il arrêta de nouveau Marie, d’une main impérieuse, puis déclara, péremptoire :

— Cette fois, j’ai trouvé !

— Un abri ? demanda la jeune fille.

— Mais non ! J’ai trouvé la raison de ma mauvaise humeur soudaine, de mon irascibilité inaccoutumée. C’est à cause du vent, j’en suis sûr !

— Il devient bien vif, en effet… Je crois qu’il faut nous dépêcher…

— Mais écoutez-moi donc !… Il est démontré que le vent peut, en certains cas, exercer une action formelle sur le système nerveux. Au désert, quand le vent souffle d’un certain côté, les chefs de caravanes savent que leurs hommes se battront avant le soir. Or, dans nos régions mêmes, j’ai souvent remarqué…

— La pluie, mon oncle ! Voici la pluie !

Le docteur leva le nez, juste à temps pour qu’une large goutte d’eau vint s’écraser sur le verre gauche de ses lunettes.

— En effet, dit-il, ce vent nous amène la pluie. Mais cela n’infirme en rien ma thèse sur l’irritabilité dont il est cause. Si vous voulez suivre attentivement le résumé de mes observations…

Marie lui tourna le dos et se mit à courir en ouvrant son ombrelle. L’oncle Brusy la regarda s’éloigner, plus stupéfait qu’un professeur qui verrait tous ses élèves quitter soudain la classe au beau milieu du cours. Puis il eut un sourire contraint hocha piteusement la tête, comme s’il venait d’ausculter un malade incurable, et se mit à courir à son tour.

À toute allure, il rattrapa Hougnot et ses deux filles, puis leur souffla, en désignant l’étroit sentier qui s’enfonçait au cœur d’une sapinière :

— Par ici ! Filons par ici !

Docilement, les autres s’engagèrent sous les funèbres ramures. Mais Marie, restée la dernière, se retourna d’abord longuement. Et le docteur, ayant fait de même, vit là-bas tout au bout, au sommet de la lande, un jeune homme, chaussé de superbes bottines jaunes, lancé dans une course éperdue, à la poursuite d’un magnifique chapeau gris, envolé en plein ciel.

Sous les sapins, la pluie ne tombait pas encore, mais on entendait déjà les grosses gouttes, de plus en plus serrées, s’écraser avec un bruit mat sur la voûte épaisse et sombre. Pendant deux ou trois minutes, tous quatre marchèrent en file indienne, graves, silencieux et pressés, dans l’impressionnante et triste pénombre du sous-bois. Le tonnerre grondait au loin, sourdement. Tout à coup, il éclata, très proche, formidable. Et, comme si le ciel s’était crevé soudain, on entendit l’averse ruisseler en flaques, en paquets d’eau, parmi les hautes branches qui s’agitaient, geignaient et hululaient sous les démentes rafales d’un vent furieux.

Entre les fûts des grands sapins, le jour reparut, gris et livide, obliquement strié de sauvages hachures par l’averse féroce. Marie et Joséphine s’arrêtèrent, frissonnantes. Mais le docteur leur cria, dominant à grand’peine le fracas formidable :

— Nous n’avons plus qu’à courir vingt mètres environ. Prenez votre élan et suivez-moi !

Enfonçant son chapeau sur sa tête, sa tête entre ses épaules, il plongea dans la pluie cinglante et se mit à grimper, de toute la force de ses vieilles jambes, un talus abrupt et rocailleux.

Les jupes troussées, les cheveux au vent, s’abritant de leur mieux sous leurs frêles ombrelles, les deux jeunes filles s’élancèrent derrière lui en poussant de petits cris d’effroi. Et Hougnot, après quelques secondes d’hésitation, prit le parti de les suivre, non sans avoir déclaré, à on ne sait quelle autorité négligente et répréhensible, que ça ne devrait pas être permis.

À mesure qu’on grimpait, le talus devenait plus escarpé, la montée plus difficile. Tout essoufflé, tout trempé déjà, le docteur atteignit enfin, à mi-côte, un étroit plateau barré par une muraille de pierres sèches. Il tendit la main à Marie, qui la tendit à Joséphine, qui la tendit à son père, qui refusa cette aide, en un fier grognement, parce qu’il trouvait plus commode de grimper à quatre pattes, sans fausse honte. Quelques cris aigus, quelques « Oh hisse ! » vigoureux, et tous quatre se trouvèrent debout sur l’étroite corniche. Une porte basse, faite de planches disjointes et pourries, sans serrure, sans loquet, se dressait au milieu du vieux mur en pierres sèches. Le docteur la poussa d’une main hâtive, puis, stoïque, s’effaça sous la pluie de plus en plus dense, pour laisser passer les trois autres.

— Entrez, dit-il, et ne craignez rien. Nous sommes chez mon ami Pas-Bon.

Le mur en pierres sèches fermait l’entrée d’une vilaine petite grotte, très basse, très sombre, et beaucoup moins confortablement aménagée que celle de Robinson Crusoé.

Le mobilier s’avérait des plus succincts. Le hasard ayant placé là un gros bloc de pierre qui pouvait à la rigueur servir de table, l’acquisition de ce meuble avait dû être jugée superflue. Le même bloc se terminait par un gradin moins élevé, sur lequel il était possible à deux personnes de s’asseoir, non face à la table, mais de profil ou en lui tournant le dos. Une jonchée de fougères sèches, sur laquelle traînaient deux ou trois sacs en lambeaux, représentait sans doute le lit. Une vieille caisse d’emballage tenait lieu, tout à la fois, d’armoire à glace, de commode, de canapé et de coffre-fort. Dans les fentes du roc, quelques bouts de bois auxquels pendaient des bottes de plantes séchées. Au dessus de quatre grosses pierres qui formaient foyer, et entre lesquelles se mourait un feu de bois, une grande tôle toute mangée de rouille, toute criblée de trous, et roulée à la va-comme-je-te-pousse, en forme de hotte, conduisait une minime partie de la fumée vers un tuyau qui se perdait en on ne sait quelles profondeurs. Le jour entrait, faiblement, par une fissure latérale, qu’un antique fragment de bâche, pendu à côté, fermait sans doute pendant les grands froids. Sur la roche formant table, il y avait un gros quignon de pain, une tasse ébréchée et un grand couteau, très luisant et très effilé.

À l’entrée du docteur, un être bizarre se leva soudain du coin du feu où il se tenait accroupi, surveillant des pommes de terre qui cuisaient sous la cendre. De petite taille, mais fortement râblé, il était vêtu d’une blouse déteinte et d’un pantalon en lambeaux, mais chaussé de bons gros souliers presque neufs. Sur un torse athlétique, il portait une singulière petite tête, où le visage tout menu, un vrai visage d’enfant, s’effilait sous la vaste protubérance d’un front énorme, disproportionné, posé en encorbellement sur deux orbites profondes, où luisait un sombre regard, ardent et fixe. Une abondante tignasse, noire et crépue comme celle d’un nègre, lui donnait l’air, au premier abord, d’être coiffé d’un colback un peu court.

D’une voix forte et lente, comme font les gardiens qui promènent des étrangers dans la crypte du Panthéon, M. Brusy articula, en montrant du doigt Hougnot et les deux jeunes filles :

— Amis… Amis de moi… Amis docteur… Sans hâte, le troglodyte planta son noir regard dans les yeux de chacun, tour à tour, pendant quelques secondes. Enfin, il inclina la tête, à trois reprises, et souffla d’une voix rauque et profonde, qu’il semblait arracher de sa gorge par un effort intense et malaisé :

— Bon… Bon… Bon…

— Vous êtes admis dans la grotte… Rien que des boules blanches… murmura furtivement l’oncle Brusy. Puis il reprit, en détachant les syllabes comme un professeur de la Berlitz-School :

— Pluie dehors… Mouillés… Sécher… Faire grand feu…

Le regard fixe du troglodyte buvait les paroles du docteur, une à une ; sur ses lèvres, dans ses yeux, avec l’attention anxieuse et forcenée du condamné qui entend lire son arrêt de mort. Brusquement, il tendit vers ses hôtes deux petites mains sèches et nerveuses, brunes et mal soignées, mais d’une élégance, d’une finesse singulières et inattendues chez un pareil rustre. Grave et minutieux comme un gabelou qui fouille des voyageurs suspects, il tâta les vêtements mouillés de chacun, regarda ses doigts humides, les renifla, les essuya sur sa blouse, puis, hochant la tête d’une épaule à l’autre ; éructa de sa voix profonde :

— Pas bon… Pas bon…

Après quoi, il plongea dans un coin de la grotte y farfouilla un instant, et reparut portant une brassée de bois mort, qu’il se mit à échafauder sur le feu avec une preste habileté de sauvage, brisant de grosses branches sur son genou, sans le moindre effort apparent.

— Nous pouvons nous installer et faire comme chez nous, dit le docteur. Désormais, Pas-Bon se jetterait lui-même dans le feu plutôt que de nous laisser manquer de rien.

Dominant l’impression de malaise que leur causait cet être singulier, Joséphine et Hougnot s’assirent, elle sur le coffre, lui sur un billot de bois, et tendirent vers le foyer leurs bottines humides. Marie, au contraire, tira son oncle à l’écart, le plus loin possible, et se mit à lui parler tout bas, très bas, avec une sourde et ardente véhémence. Le bon docteur écoutait, rechigné, en lançant parfois, vers le dos de son beau-frère, des regards chargés de crainte et d’angoisse. Il tenta d’abord de faibles gestes de refus. Mais les chuchotements et la mimique de sa nièce devinrent plus pressants, plus passionnés encore. Enfin, M. Brusy s’inclina sans mot dire, douloureux et résigné. Avec des allures très remarquablement indifférentes, il marcha vers le lit de Pas-Bon, ramassa un des sacs qui y traînaient, puis gagna la porte en sifflotant un air trop dégagé. Soudain, il jeta le sac sur sa tête et ses épaules, ouvrit la porte à toute volée, et s’élança au dehors, sous la pluie diluvienne. Un grand bruit de pierres éboulées annonça aussitôt qu’il dégringolait le talus à toutes jambes, à moins que ce ne fût sur le ventre ou sur l’autre côté.

— Il est fou !… Que fait-il ?… Où va-t-il ? s’exclama Hougnot, stupéfait.

— Je ne sais pas, répondit simplement Marie.

Et elle s’assit sur le coffre, à côté de sa sœur, étalant sa jupe fumante devant la flamme claire mais l’oreille tendue vers les bruits du dehors

Les sourcils froncés, Hougnot regarda Marie et Joséphine, tour à tour, d’un air soupçonneux. Les yeux trop fixes dans des faces trop calmes, les deux jeunes filles se chauffaient, muettes, impassibles.

Lourd de malaise et d’attente anxieuse, le silence dura, coupé seulement par le craquement des branches que Pas-Bon brisait à toute vitesse sur son genou.

Enfin, à travers le grondement de l’averse, on entendit de nouveau le bruit des pierres s’éboulant sur le talus. Puis la porte s’ouvrit et livra passage au docteur, nu-tête, humide et fangeux, aveuglé par la pluie qui dégoulinait sur sa face et sur ses lunettes. Il traînait derrière lui un être hagard et frissonnant, plus ruisselant d’eau, plus marbré de taches verdâtres que si l’on venait, à l’instant même, de le repêcher dans une mare aux grenouilles. Le sac qui lui couvrait la tête et les épaules semblait, pourtant, un peu moins mouillé que le reste de son costume.

M. Brusy voulut sourire, ricana de son air le plus idiot, et déclara adroitement :

— Je viens de rencontrer monsieur, par le plus grand des hasards…

Mais Hougnot avait bondi de son siège, et, désignant la porte du doigt, il proférait :

— Il n’y a pas de dates à vérifier ici !… Nous n’avons pas besoin d’archéologues !… Sortez, monsieur !… Sortez à l’instant !

— Mais il n’y a pas d’autre abri à proximité ! protesta l’oncle.

Hougnot ne daigna pas entendre.

— Sortez ! répéta-t-il. Sortez, vous dis-je !

Déjà, le simili-noyé exécutait un mouvement de retraite, en bredouillant une phrase dont on ne put comprendre que la fin : mille et mille pardons.

Mais le docteur étendit une main vers lui, l’autre vers Pas-Bon, et scanda de toutes ses forces :

— Ami… Ami à moi… Ami docteur… Mouillé… Très mouillé… Fort mouillé…

L’idiot s’approcha du nouveau venu, darda un regard noir et fixe sur ses paupières clignotantes, puis grommela : « Bon… Bon… » Il passa ses paumes sur le vêtement tout trempé, les regarda, les flaira de nouveau, puis grogna un sourd : « Pas bon… » Tenant sa main gauche, qui ruisselait, soigneusement dressée devant lui, il essuya l’autre à sa blouse, la plaqua sur la redingote de Hougnot, la retira à peine humide, et compara ses deux paumes avec attention. Alors, très simplement, il écarta Hougnot du feu, d’un irrésistible coup de coude, prit le jeune repêché par les aisselles, et, avec une douceur très relative, l’assit sur le billot, à la meilleure place, tout contre le foyer.

Ahuri, suffoqué par l’indignation, l’évincé bégaya :

— Ma place ! Il me prend ma place ! Et pour la donner à celui-là !

Comme mû par un ressort, le jeune et intéressant noyé sauta de son billot, et murmura quelque chose qui se terminait par « mille et mille pardons ». Mais l’idiot le rassit d’une brusque poussée sur les épaules, puis braqua vers Hougnot de tels regards que le pauvre homme se crut perforé d’outre en outre, et recula prudemment jusqu’auprès du docteur, auquel il demanda d’une voix basse et un peu tremblante :

— Il ne va pas me battre, au moins ?

M. Brusy sursauta d’un air de protestation indignée, puis se calma soudain, et murmura avec un geste dubitatif :

— Ne le contrariez pas, c’est plus prudent.

L’autre, terrorisé, se fit tout petit dans son coin. Le docteur le contempla d’un air de jubilation intense. Et il pensait, s’abandonnant sans vergogne aux vieilles férocités ancestrales :

— La vengeance est un plat qui se mange froid, et même mouillé.

Mais Marie se leva du coffre en disant de sa voix la plus douce, la plus aimable :

— Prends donc ma place, papa. Ma robe est déjà presque séchée.

Le tendre père hésita, consulta du regard son beau-frère, dont le haussement d’épaules évasif et goguenard ne le rassura guère, puis se dirigea vers le foyer à pas très incertains, sans quitter Pas-Bon des yeux, et prêt à bondir en arrière au moindre mouvement de l’idiot. Celui-ci ne fit rien pour entraver la manœuvre. Mais, quand Marie eut cédé la place à son père, il pointa son index vers la jeune fille en proférant de sa sourde voix de gorge : « Bon… Bon… » Puis, tournant son doigt vers Hougnot, qui s’affala soudain sur le coffre, il gronda énergiquement : « Pas bon… Pas bon… » Sur quoi, il disparut dans le fond de la grotte, puis revint en tramant une énorme souche qui ne devait pas peser loin de deux cents livres, la roula près au feu, empoigna Marie et le docteur par le bras, comme un sergot qui conduit deux pochards au violon, et les installa sur ce siège improvisé, d’un air qui n’admettait pas de réplique.

Puis il s’accroupit près du foyer et se mit à farfouiller dans les cendres, en extrayant des pommes de terre brûlantes avec les gestes vifs et sûrs d’une guenon qui épluche des noix. Cependant, Hougnot essayait de percer, d’un regard férocement sévère, l’épaisse colonne de vapeur qui s’élevait autour du jeune et sympathique repêché. Et ce regard était bien fort, sans doute, car on vit l’impénétrable rideau de vapeur s’agiter, une main fumante en sortir pour esquisser deux ou trois gestes piteux, embrouillés, dépourvus de toute signification. Puis, au sein du nuage, une voix faible chevrota :

— Monsieur, je vous remercie infiniment de votre généreuse hospitalité… et je vous demande mille et mille pardons.

À quoi Hougnot répondit d’un ton rogue, en tournant le dos dans toute la mesure où son siège incommode le lui permettait :

— Monsieur l’archéologue, je n’ai que faire de vos excuses et de vos remerciements. J’ajoute qu’il faut être le dernier des imbéciles pour me parler comme si j’étais le maître de cet infâme logis.

Faible comme un souffle d’agonisant, la voix tremblante émit quelques vagues sons qui pouvaient signifier, à la rigueur : « Mille et mille pardons ! » Puis la colonne de vapeur se fit de plus en plus dense et redevint silencieuse. Avec une lente et scrupuleuse impartialité, Pas-Bon faisait six tas de ses pommes de terre, retranchant par-ci, ajoutant par-là, remplaçant un gros tubercule par un petit, un petit par un gros, puis chambardant toute sa répartition pour la recommencer selon un système plus équitable. Enfin, satisfait de son œuvre, il distribua gravement ses petits paquets, poussant une part dans la main de chacun, avec un « Bon… » des plus persuasifs. Nul ne se fit prier, car le goûter du docteur était loin, et le savoureux fumet des pommes de terre avait déjà fait palpiter plus d’une narine.

Seul, Hougnat, la bouche pleine, ronchonna à l’oreille de son beau-frère :

— Il n’y en a pas beaucoup, de pommes de terre. Étant notre hôte, il aurait bien pu nous les laisser toutes, et se contenter de son pain. Le docteur répondit, grave et doux :

— Mon ami Pas-Bon ignore les premiers éléments de la politesse, et nul ne lui a enseigné par la parole, bien moins encore par l’exemple, les sublimes beautés du sacrifice et du renoncement. Il a pour tout guide un besoin effréné d’équité, de justice, sentiment qui semble avoir envahi toutes les parties saines de son cerveau atrophié. Et c’est pourquoi il se donne un mal inouï afin que toutes les parts soient égales, la sienne aussi bien que les nôtres. En faisant ainsi, il se rencontre du reste avec nombre de nos philosophes modernes, qui déclarent l’esprit de sacrifice incompatible avec une justice égale pour tous, et cherchent le bonheur de l’humanité dans un équilibre bien compris de l’altruisme et de l’égoïsme.

— Il aurait dû nous laisser toutes les pommes de terre, opina de nouveau Hougnot.

L’idiot mangeait en silence, mais ses yeux noirs et attentifs restaient fixés, avec une intensité singulière, sur le visage de celui qui parlait. Si une autre personne élevait la voix, il se tournait aussitôt, tout d’une pièce, d’une brusque secousse, pour darder vers elle des regards profonds et pénétrants.

— Il est drôle, souffla Marie. On dirait vraiment qu’il entend par les yeux. Nous comprend-il, mon oncle ?

— Il ne comprend que très peu de paroles, répondit le docteur. Mais je crois que nul être au monde ne devine tant de choses aux seules inflexions de la voix, à la seule expression du visage. N’étant pas préoccupé par le sens des mots, il concentre toute sa faculté d’attention, qui est énorme, comme vous pouvez le voir, sur ces parties du discours que nous tenons pour accessoires : les intonations et la mimique. Et il se produit ce résultat, moins étrange peut-être qu’il n’en a l’air : Pas-Bon ne comprend rien, ou peu de chose, au sens apparent et voulu de nos phrases. Mais, très souvent, il en devine le sens réel et secret, celui que l’on s’efforçait de cacher sous un afflux de paroles qui n’ont pas de prise sur lui, puisqu’il ne les comprend pas. Nos villageois, dont ruse et malice sont les péchés mignons, le tiennent pour sorcier, et se gardent de parler affaires devant lui. Car, monomane de la justice comme d’autres le sont des grandeurs ou de la persécution, il ignore l’art des ménagements de la façon la plus absolue, et, sa conviction une fois faite, il l’exprime, sans souci des intérêts qui peuvent être en jeu, avec opiniâtreté et véhémence, par les seuls mots qu’il puisse articuler : « Bon… Pas bon… » Or, fait digne de remarque, et qui n’est pas à la louange des hommes en général, ni des paysans en particulier, cet être d’une clairvoyance singulière, quand il intervient avec son rude sans-gêne dans les affaires d’autrui, emploie le second terme bien plus souvent que le premier, ce qui lui a valu son sobriquet : « Pas-bon ». Pour moi, j’ai su conquérir son estime, chose rare et difficile, et j’avoue que j’en suis très fier.

— Je vous abandonnerais volontiers ma part de son estime, déclara Hougnot, s’il m’avait cédé en échange sa part de pommes de terre. Mais il a tout mangé, le goulu !

Marie regardait curieusement l’idiot, qui s’était accroupi auprès d’elle. Déjà familiarisée avec son aspect, et tout à fait rassurée par ce qu’en disait le docteur, elle empoigna à pleine main la tignasse de Pas-Bon, et lui secoua la tête avec la tendre rudesse que les femmes prodiguent volontiers aux êtres asservis : hommes aimants ou animaux domestiques.

L’idiot ne recevait sans doute que de bien rares caresses, car il fit d’abord un brusque mouvement de recul, tandis que son regard apeuré dardait une interrogation méfiante sur les yeux de la jeune fille. Elle rit, un peu nerveusement, tels les enfants qui jouent avec le danger, empoigna de nouveau la tête crépue et la secoua comme celle d’un caniche. Peu à peu, le regard de PasBon se fit lumineux et tendre. Frémissant, il se courba sous la rude caresse, ferma lentement les yeux et fit entendre le sourd et voluptueux ronronnement d’un jaguar qui se cuit le poil au grand soleil du désert. Quand Marie voulut cesser le jeu, il lui prit la main, avec une lenteur timide, puis la replaça sur sa tête en grognant d’un ton suppliant :

— Bon… Bon… Bon…

Et Marie, amusée, se remit à le secouer de plus belle, en lui prodiguant les puérils vocables qui se décernent, avec une égalité touchante, aux hommes soumis et aux bêtes dévouées : « Gros chien-chien à sa mé-mère… Vilain méchant lou-loup… Bou-boule de poi-poils… M’ami toutou à la da-dame… » Et autres aménités aussi désirables que grotesques.

— Ce malheureux jeune homme a-t-il de la famille, des êtres qui le chérissent et qu’il puisse aimer ? demanda la grande Joséphine, dont toutes les pensées allaient à l’amour comme un fleuve coule vers l’océan.

— Il n’a aucun ami, si l’on m’excepte, et n’a plus de parents, répondit le docteur. La voix publique vous affirmera que ses ancêtres habitèrent ce logis depuis la création du monde, ou à peu près. Car une légende s’est déjà formée, bien entendu, et elle est absurde, comme toujours. En réalité, les renseignements positifs que j’ai pu recueillir établissent ceci : Depuis très longtemps, aussi loin que puissent remonter les souvenirs de nos vieillards, les Romanichels, vanniers et chaudronniers ambulants, qui traversaient parfois le pays, faisaient au passage de brefs et intermittents séjours dans cette grotte, dont sans doute ils se signalèrent l’existence l’un à l’autre. Il y a environ vingt-cinq ans, une jeune femme vint s’y installer, sans autre compagnon qu’un enfant de quelques mois. Et elle n’en bougea plus, sauf pour aller échanger contre des victuailles, dans les villages voisins, des paniers qu’elle tressait fort adroitement.. Chose étrange, nul bohémien, depuis lors, ne se présenta pour occuper la grotte, et leur race se fit beaucoup plus rare dans la région. Sans doute y a-t-il là-dessous une mystérieuse histoire, un drame, peut-être…

— Un douloureux roman d’amour, suggéra la langoureuse Joséphine.

— Nous n’en saurons jamais rien, dit le docteur. Car la femme était muette ou feignait de l’être, et s’en allait farouchement dès qu’on voulait lui poser quelques questions. Muette ou non, nul n’ouït jamais le son de sa voix ; et ceux qui passèrent leur temps à la guetter ne purent l’entendre adresser un seul mot à son fils, même quand elle se croyait seule avec lui. Joint à des malformations crâniennes que j’ai soigneusement relevées, ce singulier système d’éducation n’a pas peu contribué à faire de l’enfant l’être bizarre que voici. Tenu l’écart par les petits paysans, ayant, pour seul modèle et pour seule éducatrice, cette femme farouche et impassible, qui avait restreint toute son activité aux gestes strictement indispensables, le garçonnet apprit moins de choses, somme toute, qu’un jeune sauvage ayant, pour éducateurs directs ou indirects, tous les membres de sa tribu. Si ce système pouvait s’appliquer à plusieurs générations successives, avec la constante aggravation de résultats qui en découlerait, il serait fort intéressant de savoir en combien de temps l’homme peut retourner à la pure animalité, redevenir la bête brute qu’il fut jadis…

— Brute toi-même ! clama Hougnot, tandis que les deux jeunes filles faisaient entendre des protestations non moins indignées.

— Excusez-moi, dit le docteur. J’ai oublié un instant qu’il n’est pas permis d’attenter, même en paroles, à l’idée trop haute et très fausse qu’on se fait en général de la majesté humaine, même parmi ceux qui se croient ses pires contempteurs…Donc, en grandissant, Pas-Bon s’avéra idiot sous la plupart des rapports, et, par une étrange compensation, merveilleusement doué sur deux points bien définis : l’intuition psychologique et l’amour de la justice, qualités développées chez lui à un tel point, qu’elles en feraient un être d’élite ou un monstre, s’il n’était empêché par ailleurs de prendre un contact réel avec l’humanité. Oui, je l’affirme, si le déséquilibre de ses facultés avait été un peu moins flagrant, et servi par un vocabulaire de quelque étendue, Pas-Bon eût fait un merveilleux prophète et un saint vénéré dans l’Orient d’autrefois, un dangereux anarchiste dans l’Europe d’aujourd’hui.

— Un saint aurait donné toutes ses pommes de terre, protesta Hougnot.

— J’ai déjà reconnu, répliqua le docteur, que Pas-Bon ignore l’esprit de sacrifice. En quoi, du reste, il ne se différencie guère de la presque totalité des humains. Le jour où chacun comprendrait enfin à quels renoncements l’obligerait une stricte application du pacte social…

— Le pacte social ne peut m’obliger à écouter vos divagations, remarqua poliment Hougnot. Votre Pas-Bon est un crétin, voilà tout. Et ceux qui perdent leur temps à l’étudier ne sont guère moins bêtes que lui. Moi, je trouve qu’on devrait enfermer cet individu.

— C’est un des êtres les moins nuisibles que je connaisse, sans excepter personne, affirma le docteur. Il n’abuse pas de ses avantages, comme font tant d’autres ; car, doué d’une force peu commune, il n’a jamais frappé homme ou bête, même quand il fut injurié ou molesté. Il ne vole pas, ne braconne pas. Il vit de pain, de lard et de pommes de terre qu’il échange, — car il ignore ou méprise l’usage de la monnaie, — contre des corbeilles que sa mère lui apprit à tresser, ou contre des simples que je lui enseignai à cueillir. Il est du reste fort régulièrement volé, car il ignore le souci du lendemain, ne se préoccupe que de sa pitance quotidienne, et donne pour l’obtenir tout son travail ou toute sa récolte du jour, quelle qu’en soit la valeur. Je vous laisse à penser si nos villageois en abusent. Quand il a besoin de vêtements ou de chaussures, il descend au village, explique son cas par signes, puis montre ses bras. Il se trouve toujours quelque fermier pour lui proposer une besogne simple et rude, car on sait que l’affaire est avantageuse. Pas-Bon se met à l’ouvrage, s’y tient avec un zèle remarquable et fournit deux ou trois fois plus de travail qu’il ne devrait faire en bonne justice. Mais, le moment étant venu où il pense, d’après son estimation personnelle et toujours trop raisonnable, avoir mérité l’objet qu’il désire, il lâche soudain la besogne, qu’elle soit terminée ou non, entre dans la boutique de la mère Poilveau, décroche la blouse ou les souliers dont il a besoin, et s’en va tranquillement. Que celui qui l’employa paie ou non la mère Poilveau, c’est un souci qu’il ignore. Il a gagné sa blouse ou ses souliers, donc il a le droit de les prendre.

— Quelle brute ! dit Hougnot, qui s’était efforcé tout au long de sa vie de prendre ce qu’il n’avait pas gagné… Attention, Marie, il va te voler ta broche !

L’idiot, depuis quelques instants, regardait avec une singulière ardeur la broche de la jeune fille, vulgaire assemblage de morceaux de verre qui valait bien vingt sous, mais brillait à souhait dans la pénombre de la grotte. Son petit index brun pointé vers l’objet, il bégaya : « Bon… bon… » d’une voix si frémissante, si brûlante de désir, que Marie détacha aussitôt l’humble bijou et le lui épingla au côté gauche de la poitrine, comme une décoration. Baissant la tête et louchant de toutes ses forces vers la luisante camelote, l’innocent resta d’abord immobile, comme écrasé par un bonheur trop grand. Tout à coup, il se dressa, courut au coin sombre qui lui servait sans doute de magasin, en rapporta une manne gigantesque, vraie hotte de Saint-Nicolas, dans laquelle trois ou quatre petits enfants eussent pu jouer fort à l’aise, et la tendit fièrement à la jeune fille.

— Quel crétin ! clama Hougnot… Que veut-il que tu en fasses ?… Il se figure peut-être que nous allons mettre ça aux bagages pour l’emporter chez nous !

Mais Marie, feignant la plus grande admiration, accueillit avec des transports de joie le cadeau de son nouvel ami. « Bon… Bon… » disait-elle en tapant sur l’énorme panier. Et l’idiot répétait : « Bon… Bon… » en tournant l’objet sur toutes ses faces, pour en faire admirer le fini.

Si bien caché dans sa colonne de vapeur qu’on ne se méfiait pas de lui, le jeune repêché entendit alors la malchanceuse Joséphine murmurer piteusement :

— On ne me donne jamais rien, à moi !

Car il faut bien peu de chose pour faire envie à ceux qui n’ont rien. Puis Joséphine se repentit sans doute de sa vilaine pensée, car elle ajouta à voix haute :

— Et la mère de ce pauvre garçon, qu’est-elle devenue ?

— Il y a quelques années, dit le docteur, en pleine nuit d’hiver, par une véritable tempête de neige, on sonna à la grille de mon jardin. Ma vieille servante refusa nettement d’aller ouvrir, et j’hésitais, je l’avoue, à la suppléer en cette tâche. Mais la cloche fut bientôt secouée de nouveau avec tant de violence que je me vêtis en toute hâte et me risquai à travers le jardin, muni d’une lanterne, armé d’une trique, et regrettant une fois de plus le revolver que je me promets d’acheter depuis quelque vingt ans, mais que je n’achèterai sans doute jamais, en ayant toujours été empêché par une répugnance invincible pour les armes homicides. Derrière la grille, ma lanterne éclaira un groupe étrange : Pas-Bon, pâle et hagard, portant dans ses bras sa mère, plus pâle encore que lui, inerte et sans connaissance, Je les conduisis bien vite dans mon cabinet, et, tandis que ma vieille servante rallumait le feu, je diagnostiquai sans peine une pneumonie, parvenue à l’ultime période de l’hépatisation grise, ne permettant donc plus aucun espoir. Pourquoi Bas-Bon n’était-il pas venu me chercher plus tôt ? Il n’est point à même de l’expliquer, et nous n’en saurons jamais rien. Mais je suis fort enclin à croire que la mère, qui semblait faire bien peu de cas de la vie, aura interdit à son fils d’aller chercher du secours, tant qu’il lui sera resté la force d’imposer sa volonté. Car il lui obéissait avec une docilité absolue, et ces deux phénomènes semblaient se communiquer leurs moindres idées par je ne sais quel moyen mystérieux, sans avoir jamais besoin de se parler. Il y avait peut-être là un cas bien curieux à examiner, si la mère eût été un peu moins entêtée dans sa solitude. Après tout, si les hommes ont porté l’art de la parole à une remarquable perfection, cela ne prouve nullement que le système soit, en principe, le meilleur qui existe ici-bas, celui qui se prête, pour un lointain avenir, aux plus merveilleux perfectionnements. Nos ancêtres nous rendirent peut-être un bien mauvais service quand ils prirent l’habitude de communiquer entre eux par le langage des sons. Qui vous dit qu’ils ne possédaient pas un organe, ou un embryon d’organe, qui serait devenu par le travail, au cours du développement phylogénique, capable de produire des communications de la pensée bien plus complètes, plus rapides, plus finement nuancées que celles au langage parlé ? Les mœurs des fourmis et de certains insectes, d’une part, certains phénomènes de télépathie, d’autre part, nous permettent de soupçonner qu’il est, dans la nature…

— Et la mère, elle est morte ? osa demander Joséphine.

Le docteur écarquilla des yeux ahuris.

— Quelle mère ? dit-il.

— La mère de Pas-Bon, le jour où il l’a portée chez vous.

— Ah ! la mère de Pas-Bon !… Oui, oui, elle est morte… Elle est morte la nuit même !

Et l’oncle Brusy, tout honteux de s’être encore laissé entraîner à divaguer, eut l’excellente idée de masquer sa gêne en accompagnant ses « Elle est morte » d’un petit rire très joyeux et on ne peut plus opportun. Après quoi, il rougit avec une soudaine violence, puis resta muet et penaud pendant quelques secondes.

— Oui, elle est morte dans la nuit, reprit-il enfin, fort sérieusement cette fois. Il était trop tard, beaucoup trop tard pour la sauver, et ce fut uniquement par acquit de conscience que j’usai des énergiques remèdes auxquels on recourt en pareil cas. Comme la pauvre femme n’avait jamais mis les pieds à l’église, fait encore inconnu ici, on créa pour elle seule, derrière le cimetière, un petit « Trou aux Chiens » qui se trouve, par hasard, être un coin d’exquise mélancolie. Je m’y attarde parfois à rêver, estimant qu’il est doux et salutaire de penser souvent à l’éternel repos. À plusieurs reprises, je plantai des fleurs sur l’humble tombe. Mais je dus enfin y renoncer, car ce pauvre Pas-Bon saccageait tout en se couchant dessus pour sangloter et hurler à son aise.

— Je vous dis que c’est une brute ! Il faut être une brute pour agir ainsi ! grogna Hougnot, indigné.

Et les deux jeunes filles contemplèrent, avec un peu de répulsion, cette espèce d’animal incapable de comprendre que, pour exprimer une douleur sincère, le jardinage est un moyen bien supérieur aux larmes et aux hurlements.

L’idiot ne sentit pas cette réprobation. Contre son habitude, il se désintéressait des discours, ne fixait plus ses ardents regards sur le visage des interlocuteurs. Plongé dans un bonheur indicible, il louchait avec constance et sérénité vers la broche épinglée sur sa poitrine, la caressant parfois d’une main timide et frémissante.

— Je crois qu’il ne pleut plus ! dit soudain Joséphine.

Hougnot courut ouvrir la porte et constata que la pluie avait cessé, en effet.

— Sortons, cria-t-il. Sortons bien vite !… J’en ai assez, moi, de votre sale grotte !… Les hommes ne sont pas faits pour vivre dans des grottes !

Mais le docteur protesta d’un air indigné.

— Pendant des milliers d’années, affirma-t-il, nos ancêtres n’eurent pas d’autre domicile… Je peux vous le prou…

— Ils avaient tort ! déclara l’autre en sortant. Et puis, rengainez votre conférence, n’est-ce pas, et conduisez-moi vivement à l’auberge. Je meurs de faim, moi.

Les deux jeunes filles et le docteur voulurent suivre Hougnot au dehors. Joséphine passa sans encombre. Mais Marie fut happée au passage par une petite patte brune et vit Pas-Bon qui lui tendait de nouveau, radieux et soumis, l’immense panier presque aussi grand qu’elle.

Fort embarrassée, la jeune fille consulta son oncle.

— Je ne peux pourtant pas, dit-elle, emporter ça pour lui faire plaisir. Comment sortir de là ?

— Montrez-lui par gestes, dit l’oncle, que le fardeau est trop lourd pour vous. Il comprendra.

Marie empoigna donc le panier à pleins bras et feignit de vouloir le soulever sans y parvenir. L’idiot sembla profondément déçu, puis, tout à coup, prit l’énorme manne d’une main, tout en se frappant la poitrine de l’autre.

— Ça y est, dit le docteur. Il va nous suivre avec son ustensile, et jusqu’au bout du monde s’il le faut.

Marie eut un petit rire satisfait, car il n’est guère de femme à qui cela déplaise d’être suivie pour l’amour d’elle-même, fût-ce par le dernier des idiots. Puis, constatant que son père n’était plus dans la grotte, elle souffla :

— Sortez donc, mon oncle. Papa va s’impatienter si vous le laissez seul avec Joséphine.

Et le sévère Mentor s’en alla docilement, sans avoir l’air de remarquer que Marie se dirigeait aussitôt vers l’épaisse colonne de vapeur qui continuait à s’élever d’un billot de bois, au coin du foyer.

Derrière la porte à moitié refermée, le docteur entendit quelques pépiements de petits oiseaux, mêlés à un bruit de voix confuses et pressées. Puis la jeune fille sortit, tout juste à temps, car Hougnot revenait déjà sur ses pas en demandant d’un air soupçonneux :

— Que faites-vous donc, là-dedans ?

— C’est Pas-Bon, répondit Marie, qui voulait me faire emporter son panier.

Le père murmura de vagues paroles, où il était question de crétins qui mériteraient des coups de pied quelque part. Mais ces menaces ne reçurent pas le moindre commencement d’exécution.

Et l’on dévala le talus, naguère gravi avec tant de peine. Derrière le groupe, Pas-Bon marchait fièrement, l’immense panier sur la tête, et louchant plus que jamais vers sa décoration en verroterie.

En entrant sous les sapins, d’où l’eau tombait encore en grosses gouttes brillantes, l’oncle Brusy souffla dans l’oreille de Marie :

— Et Moïse, que devient-il ?

— Moïse ? demanda la jeune fille étonnée.

— En égyptien, expliqua le docteur, Moïse signifie : sauvé des eaux.

— Ah !… Bon… Il sèche toujours. Il en a encore pour une demi-heure avant d’oser sortir.

— Et vous croyez que votre père ne se doute de rien ?

— Lui !… Comme vous le connaissez peu… Il a tout compris depuis longtemps… Mais il est…

Elle rougit, courba la tête, et acheva enfin, d’une voix toute basse, toute honteuse :

— Mais il est si traître, voyez-vous !


CHAPITRE viii


Toute luisante, toute vernissée de pluie, allumée de mille feux colorés par le soleil couchant, l’auberge du Neur-Ry semblait un énorme joyau tombé au fond de la vallée. Autour d’elle, les prés et les bois mouillés exhalaient des vapeurs légères. Le ruisseau, grossi par l’orage, chantait plus haute et plus rapide sa fraîche chanson. Les hirondelles rasaient l’eau avec des cris aigus. Et une file de canards rentraient lentement à la ferme, cancanant et se dandinant à la queue leu leu.

Pas plus que Pascal, la grande Joséphine ne craignait les répétitions de mots. Et puis, son vocabulaire de termes laudatifs était aussi restreint que suranné. Comme le matin, elle s’écria :

— Quelle délicieuse oasis ! Quelle aimable Thébaïde !

Aussitôt monta, de l’aimable Thébaïde, une voix avinée qui hoquetait :

Tous les clients sont des cochons,
La faridondon, la faridondaine…

Puis le quatuor Brusy-Hougnot, tandis qu’il s’approchait de la vieille demeure à l’aspect si accueillant, entendit grandir les bruits d’une furieuse

querelle.

— Ivrogne ! Sac à vin ! Propre à rien ! Mange-tout ! glapissait une voix aigre et cassée…Encore six pratiques que nous perdons !

— Tous les clients sont des cochons…

— Tu veux m’faire mourir à la peine !

— La faridondon, la faridondaine…

— C’est-y pas honteux, d’lâcher des souris vivantes sous la table pendant qu’les clients sont en train d’manger !

— C’était pour faire crier les bourgeoises… C’qu’elles ont gueulé, les bonnes femmes !

— Et puis empoigner l’monsieur comme tu l’as fait, sac à vin !… C’est-y pas honteux !

— J’suis chez moi, j’veux pas qu’on m’traite d’ivrogne !… Tous ceux qui m’respect’ront pas quand j’suis saoul, ils auront affaire à moi !

— Les v’là tous partis, à c’tte heure ! Des gens qu’auraient encore laissé au moins deux cents francs ici !

— J’ai pas b’soin d’leur argent : j’ai épousé une vieille qu’a l’magot !

— Fainéant ! Propre à rien !

— Séraphie, si tu tais pas ton bec, j’vas casser d’la vaisselle !

— Ivrogne ! Mange-tout !

Le bruit d’une assiette se brisant avec fracas prouva aussitôt qu’Eudore tenait fidèlement sa promesse.

— Voleur ! Bandit !

Une seconde assiette éclata en morceaux.

— Assassin ! Assassin !

Un bruit formidable, prolongé en cascade, permit de supposer qu’Eudore ne disposait pas seulement d’arguments isolés, mais en avait des piles entières à sa disposition.

Et la voix criarde, soudain vaincue, ne souffla plus mot, démentant ainsi le vieux proverbe :

« C’est celui qui crie le plus fort qui finit par avoir raison. »

Un monsieur grand et maigre, une dame mince et effacée, un garçonnet timide et maladif se tenaient plantés au seuil de l’auberge, une petite valise posée près d’eux. Leur attitude perplexe était celle de gens qui vinrent en courant jusqu’à la porte du dentiste et se demandent, depuis cinq minutes, s’il faut sonner ou revenir un autre jour.

Entendant des pas sur la route, le monsieur se retourna, puis marcha avec empressement vers le docteur.

— Bonsoir, monsieur Brusy, dit-il en lui serrant la main. Vous allez entrer là dedans ?

— Le moment ne me paraît guère propice… Mais notre repas est commandé, et nous mourons de faim… Mon cher Walthère, je vous présente monsieur Vireux, professeur de philosophie… Mon beau-frère, Walthère Hougnot… Ses filles, Joséphine et Marie.

M. Vireux présenta à son tour sa femme et son fils Hippolyte, puis expliqua, après les salutations d’usage :

— Je viens d’arriver à l’instant et je comptais me loger pour quelques jours dans cette auberge. Mais ce qui s’y passe n’est guère engageant… N’y a-t-il pas un autre hôtel dans le voisinage ?

— Pas à moins d’une lieue d’ici, répondit le docteur. En outre, les chemins qui y conduisent sont exécrables, fort détrempés pour l’instant, et la nuit sera tombée dans un quart d’heure. Mangez et couchez ici, croyez-moi.

— C’est bien ma veine ! pleura le grand monsieur. Pour une fois que je me paie des vacances, il faut que je tombe dans ce coupe-gorge !

Malgré l’obscurité grandissante, nulle lampe ne s’allumait dans l’auberge, déjà sombre et soudain devenue silencieuse comme un tombeau. À voix basse, il y eut un échange de politesses, d’une longueur inaccoutumée, pour savoir qui entrerait le premier. Les dames se refusèrent, avec un remarquable ensemble, à user sur ce point de leurs prérogatives habituelles. Enfin. le docteur se décida à franchir le seuil, et Hougnot poussa derrière lui Pas-Bon et son panier, avec le noble geste d’une mère Spartiate qui envoie son fils au combat.

Derrière le comptoir, une ombre vacillante se dressa, et l’on entendit la voix rouillée d’Eudore éructer ces paroles de bienvenue :

— Tiens, c’est les deux toqués… Mon vieux Pas-Bon, j’ai jamais vu une paire de toqués aussi bien accouplée que l’docteur et toi… Entrez, les deux toqués… Vous tombez à pic, c’est justement ma tournée… Quoi qu’vous allez boire ?

— Si vous allumiez la lampe, suggéra le docteur. On n’y voit goutte chez vous.

— Bah ! du moment qu’on sent tout d’même que ça mouille quand ça passe, y’a pas b’soin n’y voir pour prendre un verre… Alors, je dis : Quoi qu’vous allez boire, les deux toqués ?… C’est moi qui paie, nom d’un cric !

Mais une ombre, toute menue et surmontée par une longue hampe rigide, jaillit de la cuisine, se hissa sur une chaise, puis sur la table. Après d’inquiétants heurts de verreries fragiles, d’interminables frottements d’allumettes, la lampe s’éclaira soudain et l’on vit Mérance debout sur la nappe, au milieu de couverts en débandade, et toujours armée de son fidèle balai.

Au fond de la cuisine, une voix plaintive miaula :

— Entrez, m’sieurs dames et la compagnie… Vous s’rez servis dans un instant.

M. Vireux se risqua dans la salle, à pas prudents, et fut suivi par sa femme, Marie, Joséphine, puis le petit garçon. Hougnot fermait bravement la marche et s’arrêta contre la porte, la main sur le bouton, avec l’allure résolue d’un homme qui n’hésitera pas une seconde à faire ce qu’il a décidé.

Eudore accueillit l’entrée du groupe par son inévitable refrain : « Tous les clients, etc… » Puis il ajouta, goguenard :

— Vous avez donc entendu qu’c’était ma tournée, que vous arrivez tous comme ça ?… Tas d’sangsues ! Ça n’songe qu’à s’rincer la dalle !

Cependant, Mérance avait débarrassé la table de sa courte personne, puis de la vaisselle qui l’encombrait. Et elle s’activait à dresser le couvert des nouveaux venus.

Chacun s’assit, sauf Hougnot, qui affirma ne pas être fatigué, et resta vaillamment en sentinelle près de la porte. Pas-Bon, accroupi dans un coin, à côté de son panier, ne se lassait pas de loucher vers sa décoration.

M. Vireux s’était déjà remis à geindre, trouvant inadmissible d’être éclairé au pétrole, dont l’odeur l’écœurait, et déclarant que c’était bien sa veine, que ça n’arrivait qu’à lui seul de tomber dans une auberge de campagne, isolée en plein bois, où l’on n’avait pas même le gaz ou l’électricité.

Chauve et barbu, maigre et haut sur pattes, ce digne professeur avait vendu tant de philosophie a ses élèves qu’il ne lui en restait pas la moindre bribe pour son usage personnel. Doué, en tout et pour tout, d’une mémoire prodigieuse, il connaissait sur le bout du doigt les innombrables systèmes que des hommes imaginèrent, dans tous les temps et dans tous les pays, pour s’élever en raison et en sagesse. Mais s’il les citait fort doctement, il n’avait peut-être jamais réfléchi, semblait-il, que l’une ou l’autre de ces méthodes se pût appliquer à lui-même. Aussi geignait-il du matin au soir, non par pessimisme théorique et raisonné, mais parce que son esprit médiocre, faux comme un piano de bastringue, tortu comme la jambe d’un bancroche, ne pouvait recevoir une image ou une idée sans la déformer aussitôt, la teinter de couleurs inexactes et lugubres, pour fabriquer des calamités et des catastrophes, uniques et bien personnelles, avec les événements les plus communs, les plus insignifiants.

Tous les objets qui tombent dans un seau d’ordures en sortent salis. De même les idées les plus belles, les faits les plus anodins, passant par la cervelle de M. Vireux, en sortaient tachés, pollués, moisis, avariés. Du reste, sitôt l’opération terminée, il répandait autour de lui, à pleines mains, avec une magnifique générosité, les résultats de son charmant petit travail. Nul n’excellait comme lui à montrer au prochain, même et surtout quand ça n’y était pas, le ver dans le fruit et le fumier sous les roses.

Aussi, Mme  Vireux menait l’agréable existence d’une pelote dans laquelle on enfonce des épingles vingt fois par jour, et vivait dans l’attente continue d’une douzaine de catastrophes inéluctables, formellement prédites, et d’autant plus angoissantes que, ne se produisant jamais, elles restaient à l’état, horripilant entre tous, de perpétuelles et mystérieuses menaces.

Quant au jeune Hippolyte, il cultivait, à neuf ans, les joyeux états d’àme d’un Faust ou d’un Hamlet qui aurait beaucoup lu Schopenhauer, et s’il ne jouait jamais avec des têtes de morts, c’est qu’il était dégoûté de tous les jeux depuis bien longtemps déjà. Habitué à voir ses idées les plus logiques, ses désirs les plus simples, transformés en monstruosités par les discours de monsieur son papa, l’enfant marchait dans la vie avec l’insouciante allégresse d’un bateleur qui danse sur la corde roide, une cartouche de dynamite dans la bouche, au-dessus d’un sol hérissé de baïonnettes. Aussi avait-il pris, par crainte de complications terribles, l’excellente habitude de dissimuler toutes ses pensées, tous ses désirs, et de vivre en famille avec la douce et molle confiance d’un Indien Sioux sur le sentier de la guerre.

Donc, pendant que Mérance dressait le couvert, M. Vireux geignait à propos de tout, à propos de rien, s’étonnant, se plaignant de ce que la campagne ne fût pas semblable à la ville, prédisant à sa femme et à son fils un repas atroce et une nuit sans sommeil, faute de ces éléments indispensables d’une partie de campagne : tout ce qu’on trouve à la ville et pas à la campagne. Eudore s’assoupissait doucement derrière le comptoir, ce qui donna à Hougnot la hardiesse d’abandonner sa faction et de se mettre à table, juste au moment où sortit de la cuisine une gigantesque soupière, montée sur deux courtes pattes qu’on ne tarda pas à reconnaître pour celles de Mérance, dont tout le reste du corps était caché par l’énorme récipient.

Et l’on n’entendit plus que le bruit des cuillers au fond des assiettes, chacun ne songeant qu’à satisfaire son estomac creusé par le grand air.

Toujours accroupi dans son coin, Pas-Bon prit un morceau de pain caché sous sa blouse, et se mit à le grignoter en humant, à pleines narines, l’odorante vapeur qui montait de la soupière. C’est un sort commun aux gens très fous et aux gens très sages, que de manger parfois leur pain sec avec le fumet de la cuisine d’autrui pour tout assaisonnement. Marie, à la vérité, s’aperçut de la chose et désigna l’idiot à sa sœur d’un coup d’œil plein de commisération. Mais Hougnot, qui surveillait ses filles plus attentivement encore que d’habitude, les regarda avec un froncement de sourcils mécontent et réprobateur. Et l’oncle Brusy, qui n’avait rien perdu de la scène, n’osa pas, devant son terrible beau-frère, faire envoyer une assiette de soupe à celui qui avait eu, tout à l’heure, l’affreux égoïsme de garder pour lui la sixième partie de ses pommes de terre. La première fringale étant apaisée, la conversation reprit. Entendez par là que M. Vireux se remit à dénigrer la campagne et à se plaindre d’y être venu de son propre gré, que Hougnot lui donna la réplique avec l’ardente émulation d’un mauvais coucheur qui prétend marcher toujours à la tête de sa confrérie, et que le reste des convives acquiesça avec prudence, sachant bien qu’il n’y avait rien de mieux à faire.

Puis on se remit à manger, Mérance ayant apporté un plat de choses brunâtres qui eussent peut-être été de fort présentables biftecks si on les avait laissées au feu une demi-heure de moins.

Grave et silencieux, le jeune Hippolyte, armé d’un couteau dont le fil était à peu près aussi épais que le dos, s’évertuait à couper son morceau de viande sèche et filandreuse. N’y parvenant pas, malgré les plus louables efforts, il faisait semblant de manger, sa précoce expérience lui ayant démontré qu’en n’importe quel cas le mieux était de ne pas attirer l’attention sur lui. Puis, ayant mastiqué une bonne bouchée de néant, il se livrait à de nouvelles et vaines tentatives de découpage, appuyant sur le couteau et sur la fourchette de toute la force de ses petits bras. Il appuya si bien que la fourchette glissa tout à coup, envoyant l’invincible bifteck, tout englué de sauce grasse, s’étaler au milieu de la nappe blanche.

M. Vireux, bien entendu, ne rata pas une si belle occasion d’affirmer que cela n’arrivait qu’à lui, que jamais homme au monde n’avait eu un enfant aussi sale, aussi stupide, aussi maladroit que le sien. De sa voix forte et caverneuse, qui lui donnait toujours l’air de parler au fond d’un chaudron, il morigénait le pauvre petit, lui reprochant, outre sa maladresse présente, toutes ses maladresses passées : la tasse brisée le mois dernier, la pièce de deux sous perdue l’année précédente, le cheval mécanique duquel il était tombé à l’âge de trois ans, la rougeole qu’il avait eu la bêtise d’attraper à l’âge de six mois. Le tout entremêlé, comme il convient, d’épithètes injurieuses, humiliantes, de sinistres prédictions faisant entrevoir à Hippolyte, dans un prochain et inéluctable avenir, la maison de correction, puis le bagne, puis l’échafaud.

Le discours durait, durait, et l’enfant courbait la tête, rouge de honte, ravalant ses larmes. Cependant, Pas-Bon, accroupi dans son coin, juste derrière le jeune criminel, avait haussé le bras et pris sur la table le couteau d’Hippolyte. Puis, tirant de sa poche une pierre à aiguiser de faucheur, il se mit à repasser la lame épaisse avec une dextérité consommée.

L’oncle Brusy, qui suivait son manège, poussa Joséphine du coude en murmurant :

— Je crois que nous allons rire. Sa besogne achevée, l’idiot se leva, poussa le manche du couteau dans la main du pauvre petit garçon, grommela : « Bon… Bon… » puis replongea dans son coin. Et l’enfant, ayant repêché son bifteck sur la nappe, se mit à le couper le plus proprement du monde, juste au moment où son père répétait pour la dixième fois : — Pas même capable de couper sa viande proprement !

La victoire d’Hippolyte sur son bifteck ayant été signalée à tous tes convives, en quelques secondes, par l’antique système télégraphique du coude dans la hanche, le père indigné interrompit soudain sa diatribe, quelque peu interloqué. Mais personne ne rit, contrairement à l’espoir exprimé par le naïf docteur. Car si l’on s’esclaffe volontiers aux mésaventures du juste et du faible, on y regarde à deux fois quand il s’agit de ceux qui sont assez forts ou assez méchants pour se venger aussitôt. Et ce fut à voix très basse que M. Brusy osa souffler, dans l’oreille de Joséphine, la conclusion qu’il tirait de cet incident :

— Le père a parlé comme un idiot. L’idiot a agi comme un père.

Le repas se termina sans autre anicroche qu’une petite incartade d’Eudore. Soudain réveillé, l’ivrogne intercepta un plat de crêpes qu’apportait la minuscule Mérance, puis retourna s’installer derrière son comptoir en déclarant :

— Vous avez assez bouffé, vous autres !… Moi, d’puis midi, j’ai fait qu’de boire sans rien m’mettre sous la dent… Chacun son tour, nom d’un cric !

Et il avala bravement les quatorze crêpes destinées aux sept convives, ce qui permit à M. Virieux d’affirmer, une fois de plus, que ces choses-là n’arrivaient qu’à lui seul.

Sur quoi l’éloquente Mérance vint bredouiller cette énigmatique déclaration :

— C’est tout !… N’a plus !

Invitée à s’expliquer plus clairement, elle rougit, jeta son tablier sur sa tête et se réfugia en courant à la cuisine, d’où sortit bientôt une voix geignarde qui pleurnichait : — Y’a plus rien à manger, m’sieurs dames… Y’a plus rien de rien à la maison… C’est c’chien d’ivrogne qu’a tout avalé !

À quoi Eudore riposta :

— Faut pas la croire, nom d’un cric !… Elle vous triche sur la nourriture pour rattraper la vaisselle que j’ai cassée… Elle est fine, la vieille !… Elle est fine, nom d’un cric !

Pour remplacer le dessert dont on se trouvait ainsi frustré, les dames se partagèrent quelques tablettes de chocolat que Marie retrouva dans son petit sac, les hommes allumèrent des cigares que leur offrit le docteur. Puis Vireux et Hougnot se remirent, à qui mieux mieux, à honnir les imperfections de leurs contemporains, avec l’impitoyable sévérité coutumière aux gens qui ont beaucoup de choses à se reprocher, et n’entendent pas que personne vaille mieux qu’eux.

Derrière l’auberge s’étendait un vieux jardin, dernier vestige d’un parc seigneurial qui s’en était allé, lambeau par lambeau, comme s’en vont tôt ou tard les biens, si grands soient-ils, de ceux qui dépensent toujours et ne produisent jamais.

Au fond, contre la haie, un merveilleux hêtre pourpre faisait l’orgueil de toute la région. Ses branches, adroitement taillées, laissaient retomber jusqu’au sol le pourtour de son feuillage, comme un frais et mouvant rideau. Cette ondoyante barrière franchie, on avait la charmante surprise de se trouver dans une vaste salle circulaire, décorée d’or et de pourpre par le dôme épais des feuilles murmurantes. Une fois par an, à la fête du village, trois musiciens s’installaient au pied de l’arbre géant et cent couples dansaient à l’aise sous la vaste tente.

C’est pourquoi, dans le pays, le vieil arbre était dénommé la « Salle de Bal ». En temps ordinaire, Séraphie, peu sensible aux beautés naturelles, remisait ses fagots dans ce noble et merveilleux décor.

Le vieux jardin se bleutait doucement sous un beau clair de lune, interrompu parfois par de grands nuages qui couraient dans le ciel, rapides et échevelés. Un silence infini berçait la quiétude des choses endormies et un robuste parfum, capiteux et sain, montait de la terre et des plantes revivifiées par l’averse.

Une forme féminine, petite et gracieuse, errait par les allées, choisissant de préférence celles qui longeaient la haie de clôture, s’arrêtant parfois pour tendre l’oreille ou scruter du regard l’obscurité de la campagne environnante.

Très loin, un éternuement sonna dans la nuit calme, puis, une minute plus tard, retentit de nouveau, beaucoup plus proche. L’ombre féminine, longeant la haie, se glissa du côté d’où venait le bruit, qu’elle entendit soudain éclater à quelques pas, violent et impétueux. Puis une voix sourde, enchifrenée, qui semblait passer à travers un mirliton, nasilla craintivement :

— Êtes-bous là, Barie ?

— Oui ! souffla la jeune fille… Est-ce bien vous, François ? Je ne reconnais pas le son de votre voix.

— Je be suis enrhubé, fort enrhubé, bafouilla le jeune homme… Atchoum !… Atchoum !

— Mais finissez donc ! Vous allez attirer tout le monde… Pas de bruit, je vous en supplie !

— Je ne beux bas be retenir… C’est tout à fait imbossible… Venez blus loin… Atchoum !

Longeant la haie, chacun de son côté, les deux amoureux gagnèrent le fond du jardin, lui essayant en vain de refréner les formidables éternuements qui le secouaient à chaque minute, elle se retournant d’un air inquiet vers l’auberge silencieuse, presque noyée dans l’ombre.

Derrière le hêtre pourpre, un hiatus béait dans la clôture. La semaine précédente, Eudore s’était imaginé, de chic, sans la moindre raison, que le magot de Séraphie dormait enfoui sous cette haie. Il en avait déplanté deux ou trois mètres, courageusement, puis s’était trouvé trop ivre pour continuer ce jour-là, et n’y songeait plus dès le lendemain. Un faisceau de branches mortes bouchait provisoirement la brèche et François n’eut même pas à sauter pour les franchir. Dans sa marche tâtonnante, il fit un faux pas, crut s’appuyer à la haie, culbuta le tas de ramures, tomba dessus et se trouva dans le jardin, vautré aux pieds de sa bien-aimée, avant de comprendre ce qui lui arrivait.

— Vous ne vous êtes pas blessé ? demanda Marie inquiète.

— Bas du tout !… Atchoum ! répondit l’amoureux déjà relevé.

Et, empoignant la jeune fille par les épaules, il voulut l’embrasser, avide et joyeux. Mais, au moment où ses lèvres allaient toucher la joue si douce, si fraîche, si désirée, il dut se détourner, tout à coup, secoué par une quinte formidable d’éternuements.

Un peu déçue, peut-être, Marie s’indigna.

— En vérité, dit-elle, on jurerait que vous le faites exprès. Si papa vous entend, nous sommes frais.

— Boi, surtout ! affirma le pauvre garçon, en tâtant ses hardes tout humides encore… Si je be suis enrhubé, Barie, c’est bour l’abour de vous, bour vous suivre bartout, balgré tout… Atchoum !

— C’est bon ! murmura-t-elle, boudeuse et inquiète… Entrons là-dessous, ça étouffera peut-être un peu le bruit. Soulevant une des longues branches traînantes, ils pénétrèrent dans la Salle de Bal, et se trouvèrent aussitôt enveloppés par une obscurité complète, absolue, que ne parvenait pas à percer le plus petit rayon de lune. Marie, frissonnante, se blottit contre François.

— N’ayez bas beur ! dit-il. Il n’y a bas le boindre danger… Gagnons le bilieu, je barie qu’on bourra s’asseoir… Atchoum !

Tâtonnant à l’aveuglette, ils avancèrent doucement et ne tardèrent pas à butter contre le tas de fagots remisés là par Séraphie, un tas énorme, disposé en gradins, dont le premier formait une espèce de banquette.

— Vous voyez qu’on beut s’asseoir, souffla l’amoureux. Bettez-vous brès de boi, bien brès, ba chère Barie, et dites-boi que vous b’aibez… Atchoum !

La jeune fille pouffa, discrètement.

— Impossible ! répondit-elle. Je ne pourrai jamais dire ça à un homme qui m’appelle Barie et qui éternue autant que vous le faites.

— Je vous rébète que si je be suis enrhubé c’est pour l’abour de vous… Atchoum !… Vous ne bouvez pas b’en vouloir, Barie !

— Je ne vous en veux pas, mais je vous trouve ridicule, et je ne peux pas dire que je l’aime à un homme aussi ridicule que vous l’êtes en ce moment.

— Alors, vous ne b’aibez plus, Barie ?

— Grand bêta ! Je ne peux pas vous aimer pour le moment, ça ne veut pas dire que je ne vous aimerai jamais plus.

L’amoureux réfléchit, penaud et perplexe, s’avérant ainsi bien naïf encore, bien peu au fait de la complexité des sentiments féminins. Enfin, il demanda, timidement :

— Je beux encore vous embrasser, Barie ?

— Sans doute, mon ami… à condition de ne pas éternuer…

— Atchoum !… Atchoum ! répondit l’infortuné.

— Vous voyez bien que c’est impossible… Il vous faudrait un bon grog tout bouillant… Vous n’y avez même pas pensé, je parie !

— J’y ai bensé… Bais je n’ose bas rentrer à l’auberge… Il n’y a, ici brès, que la baison du ferbier… J’y ai bangé une obelette, car je boulais de faim… Bais on n’y avait rien de ce qu’il faut bour faire un grog… Atchoum !… Atchoum !… Et votre bère, dans quelles disbositions est-il, à brésent ?

— Il ne dit rien, mais il se méfie… Il a ses yeux des mauvais jours… Ah ! mon François, comment tout ça finira-t-il ?

— Ça finira très bien… Votre bère consentira, un beu blus tôt, un beu blus tard… Atchoum !

— Vous ne le connaissez pas, mon pauvre ami. Ne vous ai-je pas dit vingt fois qu’il a fait rater les trois mariages de Joséphine ?

— Bourquoi ne se faisait-elle bas enlever ?

— Mais parce qu’elle était le seul soutien de la famille… Sans elle, nous serions morts de faim, père et moi.

— Eh bien, il n’en est blus de bêbe bour vous, Barie, buisque Joséphine est là… Boi, je vous enlèverai, si votre bère bersiste à refuser… Atchoum !

— C’est impossible, mon François… J’y ai tant songé, tant songé déjà… Maintenant que Joséphine s’est sacrifiée à jamais, qu’il n’y a plus à revenir là-dessus, comment voulez-vous que j’aille la sacrifier encore, lui laisser toute la besogne sur le dos, quand elle n’a plus que moi pour l’aider et la consoler un peu ?

— Bais quand vous serez bajeure, bon abour ? Atchoum !

— Joséphine était majeure quand père lui a défendu de se marier… Elle n’a pas voulu s’en prévaloir, je n’ai pas le droit d’en profiter plus qu’elle… Je vous l’ai dit et je vous le répète : vous m’épouserez si père y consent et si vous consentez à ce que je continue à aider cette pauvre Joséphine, à alléger un peu son pesant fardeau. Nous avons juré à notre mère mourante de ne jamais abandonner papa. Je ne vous l’ai pas caché, et vous avez accepté ces conditions. Si elles ne vous conviennent plus, il est encore temps de repasser la haie, mon ami.

Elle s’était levée, résolue. François, tendrement, la fit rasseoir auprès de lui.

— Ba chéri Barie, nazilla-t-il, vous savez bien que je vous aibe trop bour renoncer à vous… J’ai brobis d’attendre le consentebent de votre hère, et je tiendrai… atchoum !… je tiendrai ba brobesse… Bais cobbent bourra-t-on le décider ?

— Je n’en sais rien, hélas ! Je me demande si nous y parviendrons jamais… Il y aurait peut-être un moyen… Oui, vous savez bien : la vente de la maison… Si père voyait de l’argent, beaucoup d’argent, et si on lui en laissait la libre disposition, je crois qu’il consentirait à tout. Mais mon oncle et Joséphine ne veulent pas vendre, et ils ont raison, car c’est là notre dernière ressource en cas de malheur, et vous savez bien que le commerce ne va pas trop fort.

Longtemps, ils restèrent silencieux, la tête basse, courbés sous cette force énorme qui régit notre destinée à tous, bien plus sûrement que ne peut le faire notre propre volonté : les bonnes et les mauvaises actions de nos ascendants, de nos proches, de tout notre entourage. Enfin, l’amoureux releva la tête.

— Bourtant, murmura-t-il, on serait si heureux si on bouvait… Atchoum !… si on bouvait se barier !

— Oui, soupira-t-elle, on serait bien heureux ! Doucement, il lui enlaça la taille ; elle laissa tomber sa tête sur son épaule, et il se mit à lui poser de petits baisers sur les yeux, en la serrant bien fort contre lui. Tout à coup, elle sursauta, soudain dressée.

— N’avez-vous pas entendu ? demanda-t-elle… Il me semble qu’on a marché.

— Atchoum ! répondit-il… Je n’ai bas entendu… Atchoum !… Je n’ai bas entendu le boindre bruit.

Elle restait debout, inquiète, l’oreille tendue. Il dut lutter avec elle pour l’obliger à se rasseoir. Elle se calma pourtant, n’entendant plus rien. Et ils recommencèrent à rêver d’un avenir heureux, malgré tous les obstacles, toutes les impossibilités, repris tout entiers par l’espoir quand même, cette force merveilleuse et invincible de la jeunesse.

— Une bedide baison dans la banlieue, murmurait-il… Atchoum !… Un betit jardin avec des roses, comme chez votre oncle… Atchoum !

— Des enfants, répondait-elle… De beaux enfants qui rient, qui gazouillent, qui chantent…

— On s’aiberait toujours, toujours… Atchoum !

— On ne se disputerait jamais… C’est promis, mon François ?

— C’est brobis, Barie !… Atchoum !… Atchoum !

Ils s’embrassèrent de nouveau. Et, de nouveau, elle sursauta, haletante, angoissée.

— Cette fois, murmura-t-elle, je suis sûre qu’on a marché, là, derrière les fagots.

— Boi, je n’ai rien entendu… Atchoum !

— Chut !… Écoutez !

Ils restèrent là, debout, serrés l’un contre l’autre, les yeux écarquillés pour essayer de percer la nuit opaque, sentant frémir leurs mains toujours enlacées.

Soudain, à quelques pas d’eux, des branches craquèrent sur le sol et une voix aigre, furibonde, la voix du père tant redouté glapit dans les ténèbres :

— Je vous tiens, misérables !… Marie, où êtes-vous ?

— Atchoum ! répondit l’amoureux avec un incontestable à-propos.

Parmi les brindilles sèches et craquantes, les pas hésitants de Hougnot se rapprochaient.

— Marie, où êtes-vous ? répéta-t-il… Inutile de fuir, inutile de nier… J’ai entendu vos voix, j’ai entendu vos baisers, misérables !

Sur quoi, le père furibond, ayant donné du nez dans le tas de fagots, poussa une exclamation douloureuse qui n’avait rien de majestueux. Un formidable éternuement lui répondit. Puis la jeune fille, doucement, tira ses mains de celles qui les enserraient.

Hougnot se rapprochait peu à peu. Ses bras battaient l’air autour de lui. Et Marie, toujours immobile, sentit tout à coup des doigts secs et noueux l’effleurer, puis la palper, la saisir, la secouer férocement.

— Je vous tiens, fille infâme ! Je vous tiens ! glapit la voix aigre et furieuse… Pourquoi ne répondiez-vous pas, misérable ?… Quant à vous, monsieur, vous aurez de mes nouvelles !… Je vous promets… Je ne sais pas ce que je vous promets !

À cette noble affirmation, une voix nasillarde répondit dans l’ombre :

— Bonsieur, je vous debande bille et bille bardons… Atchoum !

— Allez-vous en, monsieur ! reprit Hougnot… Allez-vous en bien vite ou je ne réponds pas de moi !

Dans un bruit de feuillage froissé, une vague fente lumineuse apparut un instant, puis se referma aussitôt. Et on entendit, comme un murmure lointain de mirliton terminé par un coup de cymbales :

— … Bille et bille bardons… Atchoum !

— Venez, fille dénaturée !… Venez, fille ingrate !… Rentrons, clama Hougnot en entraînant Marie vers un côté du jardin qui donnait sur la rase campagne.

— C’est par ici, père, répondit doucement la jeune fille.

Et ce fut elle qui le conduisit vers l’auberge, le soutenant, tâtant le chemin pour lui, tandis qu’il lui serrait le poignet sauvagement, de toutes ses forces, pour tâcher de lui faire bien mal.


CHAPITRE ix


Au bout de la grande table, dans la salle commune de l’auberge, Mme  Vireux et Joséphine Hougnot, volubiles et chuchotantes, parlaient du sexe masculin avec une amertume infinie et une parfaite communauté de sentiments. Accord d’autant plus remarquable que la première se plaignait des hommes parce qu’elle en avait un, la seconde parce qu’elle n’en avait pas.

À l’autre bout de la table, M. Vireux déplorait bien haut la bêtise qu’il avait faite en se mariant, et il y mettait tant d’acrimonie que le vieux docteur, muet et pensif, n’osait lui dire son regret infini d’être resté célibataire.

Entre les deux groupes, le jeune Hippolyte, les coudes sur la table, le menton dans les mains, se désespérait de n’être qu’un petit garçon obligé d’obéir sans cesse, trop faible encore pour répondre aux méchancetés par des rosseries, aux injustices par des cruautés.

Derrière son comptoir, Eudore, de plus en plus ivre, torturé par l’idée fixe, assénait de grands coups de poing sur le zinc en aboyant à vingt reprises :

— J’l’aurai, son magot !… J’veux l’avoir !… Si je n’l’ai pas, j’fais un malheur, nom d’un cric !

Séraphie se disait qu’elle ne serait jamais heureuse ici-bas si elle ne parvenait à supprimer son mari sans aller en prison.

Et Mérance songeait qu’il est bien malheureux de ne jamais trouver le courage de se jeter à l’eau quand on a tant envie de mourir.

Somme toute, quelques échantillons fidèles, et on ne peut plus banaux, de la « Joie de Vivre », telle qu’on la rencontre presque toujours et presque partout.

Seul, Pas-Bon s’estimait complètement heureux de son sort, le docteur ayant profité du départ de son beau-frère pour le conduire à la cuisine et lui faire servir une assiettée de reliefs, si copieuse qu’elle constituait, pour le pauvre diable, un rare et merveilleux festin.

M. Walthère Hougnot, dissipateur avéré, dépositaire infidèle, en état de faillite dûment enregistrée, vivant du travail de deux faibles femmes, et chauve au surplus comme une bille de billard, pénétra soudain dans la salle en déclarant d’une voix criarde qui s’efforçait en vain d’être solennelle :

— Une fille infâme vient de déshonorer mes cheveux blancs !

Conversations et soliloques se fixèrent aussitôt pour permettre à chacun d’imaginer, selon sa tournure d’esprit, bienveillante ou féroce, les faits et gestes par lesquels une jeune fille peut déshonorer les cheveux blancs de son père. Et les regards curieux que Marie sentit peser sur elle étaient si insolents, si gouailleurs, que la pauvre fille, qui n’avait pas faibli sous la colère paternelle, tondit soudain en larmes devant ces étrangers.

— Qu’y a-t-il ?… Qu’a-t-elle fait ? demanda enfin le docteur.

— Ma fille m’a déshonoré… Ma fille a un amoureux ! clama le malheureux père en se laissant tomber sur une chaise.

— Je ne t’ai pas déshonoré ! Je n’ai rien fait de mal ! protesta Marie à travers ses sanglots..

— Un homme vous a embrassée à plusieurs reprises !… Je suis déshonoré ! répéta Hougnot, qui semblait d’autant plus tenir à être déshonoré par autrui qu’il avait eu souvent à se défendre contre l’imputation de s’être déshonoré lui-même.

— François ne demande qu’à m’épouser, expliqua la jeune fille… Nous nous sommes embrassés comme deux fiancés peuvent le faire… Il n’y a aucun mal à cela !

— Je suis déshonoré, je ne sors pas de là ! riposta le père en abattant son poing sur la table.

Les paysans et le couple Vireux approuvèrent du regard. Car, du moment où ça ne coûte rien, on aime bien mieux voir un homme déshonoré que de ne rien voir du tout.

— Père, murmura Joséphine, puisqu’il s’agit d’un mariage…

— Il ne s’agit pas d’un mariage ! protesta Hougnot… Il ne peut s’agir d’un mariage !… Vous voudriez donc que je donne ma fille à un menteur, à un imposteur, à un homme qui ose se dire archéologue alors qu’il ne l’est pas, à un homme qui ose tenter, en plein jour, de s’introduire dans une maison par la fenêtre du premier étage !… Je connais mes devoirs de père !… Jamais je ne donnerai ma fille à un homme semblable !

— C’est donc une espèce de cambrioleur professionnel ? demanda gentiment M. Vireux, toujours enclin à voir tout en rose.

— Voilà ! clama Hougnot… Voilà ce qu’on dit de ce monsieur !… Et vous voudriez que je lui donne ma fille !… Plutôt la mort !

— Le mot cambrioleur me paraît excessif, opina l’oncle Brusy… Il me semble que…

— Un homme qui veut me ravir ma fille à mon insu, malgré moi, est cent fois plus coupable qu’un cambrioleur ! hurla le père irrité et content de l’être… Donc, ce mariage ne se fera pas !… Je ne veux pas qu’il se fasse !… S’il devait se faire un jour, malgré ma défense, je déclare que ce serait le signal de ma mort, car je me suiciderais ou je mourrais de chagrin !… Maintenant, assez sur ce sujet !… Vous savez que les émotions me font du tort et c’est nuire à ma santé, c’est attenter à ma vie que de m’en créer de semblables !… Je désire, j’ordonne qu’il ne soit plus jamais question de cela !… Jamais, au grand jamais !… Marie, vous allez me jurer sur-le-champ que vous renoncez à ce mariage absurde !

— Je ne ferai pas cette promesse ! dit Marie.

— Il ne suffit pas qu’elle me déshonore, râla Hougnot, il faut encore qu’elle me tue !

Et, jouant le grand jeu, il se laissa aller sur le dossier de sa chaise, les yeux mi-clos, en bégayant :

— Je ne me sens pas bien… Joséphine, passez-moi votre flacon de sels…

Joséphine et Mme  Vireux se précipitèrent à son secours. Le docteur haussa légèrement les épaules, puis se leva, non pour aller vers le prétendu malade, mais vers Marie.

— Voyons, mon enfant, murmura-t-il… ne pleurez plus, je vous en prie… Je voudrais tant vous consoler… Mais je ne sais que vous dire… Séchez vos larmes… Qu’est-ce que les larmes, après tout ?… Au point de vue chimique, leur composition est des plus simples : on y trouve…

Mais, s’arrêtant soudain, il ne poussa pas plus avant cet ingénieux système de consolation.

— Je ne pleure plus… Voyez, mon oncle ! dit alors la jeune fille en relevant la tête.

Ses yeux étaient secs, en effet, mais singulièrement brillants, et ses joues, un peu pâles d’habitude, se couvraient d’une rougeur intense.

— Vous ne pleurez plus, repartit l’oncle, mais vous avez la fièvre, mon enfant… Voyons donc votre pouls…

— Inutile ! dit-elle sèchement en dérobant sa main… Allez soigner mon père, si vous voulez soigner quelqu’un… Moi, je sors.

Et elle se dirigea vers la porte.

— Où allez-vous ? souffla le docteur en la rattrapant par le bras.

— Je vais me promener… J’ai besoin de prendre l’air.

Le vieil oncle réfléchit un instant, en la regardant bien au fond des yeux.

— Je me crois assez bon physionomiste, dit-il enfin, pour pouvoir affirmer que vous n’avez pas l’intention de faire des bêtises… Allez, mon enfant.

Puis, la rappelant, il ajouta, tout contre son oreille :

— Dites-lui qu’il file vite, qu’on ne le voie plus ici.

Sans répondre, la jeune fille sortit. Les mains dans les poches, le docteur s’approcha de Hougnot, qui semblait prêt à rendre l’âme et geignait faiblement, les yeux fermés, prolongeant l’ineffable plaisir de déranger tout le monde autour de lui, pour lui seul.

— Je conseille le remède d’Eudore, dit posément M. Brusy : un grand verre de quelque chose de fort, nom d’un cric !

— À la bonne heure !… Du rhum ! commanda le pochard, qui prisait cette boisson par-dessus toute autre.

— Non… Non… Pas de rhum… Du cognac…

avec une rondelle de citron… de l’eau chaude… et trois… et trois morceaux de sucre… gémit faiblement le pauvre moribond.

Dehors, sur la route, Marie s’arrêta, indécise. Elle ne savait pas bien d’où elle venait, où elle allait. Comme une bête blessée, elle fuyait le lieu où l’on souffre, afin d’être ailleurs, rien de plus. Elle se sentait incapable de raisonner, d’envisager les faits, de leur attribuer une juste valeur. Elle ressentait encore un seul désir, mais de façon vague, intermittente, imprécise : voir François, qui l’aimait, qui la consolerait, qui calmerait son chagrin avec de douces paroles.

Dans un corps de bâtiment construit en retour ; une fenêtre s’éclairait, au rez-de-chaussée. C’était là, chez le métayer, que François avait mangé tout à l’heure… Peut-être y était-il retourné… Doucement, sur la pointe des pieds, elle marcha vers le rectangle lumineux.

Un rideau d’indienne, tiré derrière les vitres, l’empêcha de rien voir. Mais un des battants était entr’ouvert et elle entendit de grosses voix joyeuses, de gros rires, toute la grosse gaîté d’une veillée paysanne. Marie tendit l’oreille, espérant ouïr la voix de François.

Et soudain, elle dut porter son poing à sa bouche, pour ne pas crier, pour ne pas lancer une protestation indignée aux rustres qui la salissaient, qui la déchiraient là-dedans… Car les prés, les jardins et les bois, si déserts en apparence, ont des yeux et des oreilles comme les murs de nos maisons… Et c’est d’elle qu’on parlait déjà, c’est son aventure qu’on racontait, qu’on commentait, ignoblement grossie et déformée, avec des détails abjects, des termes cyniques et si orduriers qu’elle en devinait le sens plus souvent qu’elle ne le comprenait… Elle !… Elle !… C’est d’elle qu’on disait ces choses infâmes !… Et ces gens croyaient cela !… Et ils en riaient, méchamment… Et ils le répéteraient… partout… L’histoire allait s’étaler, se répandre… Et chaque fois qu’elle entendrait rire, dans son dos, elle ne pourrait se retourner pour crier : « Ce n’est pas vrai !… Ce n’est pas vrai !… » Et cela allait durer toujours… Tant qu’elle vivrait, on dirait cela d’elle !

Retenant à peine une espèce de hurlement qui gonflait sa gorge, un bruit étrange, inconnu, qui l’étonnait elle-même, Marie s’enfuit, n’importe où, comme la bête qui, blessée une seconde fois, s’affole, oublie jusqu’à ses ruses instinctives, n’agit plus que par un suprême réflexe et court au hasard, à découvert, machine dépourvue de pilote mais dont les rouages fonctionnent encore. Elle sentait ses joues brûler, sa bouche béer, ses yeux s’écarquiller malgré elle, et de grands chocs sourds frapper dans sa tête, douloureusement. Elle fuyait, hagarde, éperdue, se cognant parfois le crâne à coups de poing, en bégayant :

— C’est trop !… C’est trop !… Je ne veux pas !… Je ne veux plus !

Sous ses pas, le chemin se rétrécissait, devenait un simple sentier de pêcheurs, zigzaguant, parmi d’énormes pierres éboulées, entre la rivière murmurante et une haute muraille de rochers à pic, dont l’ombre épaisse s’étalait jusqu’au milieu de l’eau, tandis que le clair de lune argentait doucement l’herbe des prés et le feuillage des saules, sur la rive opposée.

Marie courait, les poings aux tempes. De temps à autre, elle criait : « François !… François ! » sans savoir ce qu’elle disait, sans espérer, sans attendre une réponse. Dans sa tête, les grands coups frappaient toujours, réguliers et continus, comme s’il y avait là quelque chose de gros qui travaillait pour s’évader de son crâne devenu trop petit pour le contenir. La pensée lui revint un moment d’une congestion cérébrale qu’elle avait eue étant enfant, disait-on, mais dont nul souvenir ne lui restait. Puis elle songea aux terribles crises de colère qui l’envahissaient parfois, tout à coup, pour des riens, et pendant lesquelles elle était comme folle, ne sachant plus ce qu’elle disait, ce qu’elle faisait, avec des envies furieuses de frapper, de mordre, de casser, de détruire quelqu’un ou quelque chose, et ne se souvenant plus, l’accès fini, de ce qui s’était passé. Elle ne souffrait pas, ne songeait même plus à la méchanceté calculée de son père, à l’inconsciente férocité des rustres qui venaient de la blesser si cruellement, à François qui n’était pas là pour la consoler. Ce qu’elle ressentait, c’était une exaltation singulière, immense, à propos de tout, à propos de rien, de mille idées futiles et saugrenues qui défilaient dans sa mémoire, rapidement, comme les scènes d’un cinématographe fonctionnant à toute vitesse. Elle revit, avec une intensité plus forte que la réalité même, une robe dont elle avait été très fière dix ans plus tôt, un sac de bonbons jadis reçu pour ses étrennes, une de ses amies qui était morte à la veille de sa première communion, et qu’on avait ensevelie dans sa robe blanche. Un véritable transport de passion la secoua au souvenir d’une poupée qu’elle aimait, à l’âge de six ans, d’une adoration exclusive et farouche. Puis, tandis que sa tête s’emplissait d’un bruit de foule joyeuse, de cloches agitées, de musiques tonitruantes, elle sentit dans sa bouche, indéniablement réelle, la saveur graillonneuse et douceâtre d’un beignet mangé, naguère, devant le comptoir tendu d’andrinople d’une baraque foraine. De temps à autre, sans même s’en douter, elle répétait :

— François… François… Où es-tu, François ? Elle continuait à courir, buttant contre les racines d’arbres, mettant le pied dans des trous pleins de hautes herbes, dans des flaques d’eau qui rejaillissaient autour de sa robe, une branche lui griffa la joue, au passage. Elle l’écarta d’une main machinale. Un gros poisson sauta hors de l’eau, retomba avec un grand bruit de gifle. Et Marie, s’arrêtant, regarda sans voir, jusqu’à ce qu’ils fussent disparus, les cercles qui allaient s’élargissant sur la face calme de la rivière. Une pierre roula, derrière elle, comme si quelqu’un, homme ou bête, la suivait. La jeune fille se retourna, menaçante, les poings serrés, la tête tendue vers l’ombre inquiétante, un sauvage rictus retroussant ses lèvres sur ses petites dents blanches. Et elle entendit, de nouveau, l’étrange et sourd hurlement, le cri de bête aux abois qui se formait dans sa gorge, indépendamment de sa volonté, et qu’elle se fût crue incapable de produire. Puis elle se remit à fuir, plus vite encore, en appelant :

— François !… François !

Soudain, elle trébucha contre un obstacle invisible, tomba dans l’herbe, tout de son long, et resta là, couchée, immobile, avec un rauque halètement de bête assommée. Elle était tombée si près de la berge que son front se penchait sur la rivière. Mais, bien que l’eau fût à un mètre à peine de ses yeux écarquillés, elle ne voyait rien, entre les buissons vaguement devinés à gauche et à droite, qu’un trou d’ombre insondable et mystérieuse, d’où montait une fraîcheur très douce et très attirante. Alors, avec la fulgurante intensité dont s’illuminaient, maintenant, toutes les images écloses dans son cerveau, elle revit une vieille gravure contemplée bien des fois, jadis, à la muraille d’un salon ami : une tête fine et pâle, couronnée de fleurs, les yeux fermés par la mort, mais un sourire aux lèvres, doucement bercée par la caresse de l’onde nacrée qui confondait la blancheur de ses reflets avec celle des chastes draperies flottantes, de l’onde bienfaisante et terrible qui venait de tuer la souffrance d’Ophélie en tuant Ophélie.

Marie se pencha plus fort, très fort, et demanda tout bas, au gouffre insondable, attirant et mystérieux :

— Ophélie, réponds-moi… Es-tu heureuse, maintenant ?

À plusieurs reprises, elle répéta, sur un rythme berceur, presque chantonnant :

— Heureuse… Heureuse… Être heureuse… Ne plus souffrir… n’importe comment…

Tout à coup, elle poussa un cri aigu, se rejeta en arrière, comme pour échapper à une étreinte invisible, se releva et se remit à courir sur la berge sombre.

Une carrière abandonnée déchirait en cet endroit la haute muraille de rochers. Par cette large échancrure, le clair de lune passait, baignant de sa lumière diffuse une petite prairie sur laquelle dansaient des vapeurs légères, comme si les âmes de toutes les fleurettes fanées en ce jour étaient montées au ciel, très doucement. En face, sur un lit de cailloux, la rivière coulait, rapide et bruyante, striée de longues traînées d’argent.

Marie se sentit baignée, jusqu’aux genoux, par la fraîcheur de l’herbe haute et tout humide encore. Penchée, elle se mit à cueillir des fleurs, tout en marchant, de larges marguerites dont les tiges humectaient et rafraîchissaient ses paumes brûlantes. Elle riait, d’un léger rire enfantin, quand elle pouvait arracher trois ou quatre grosses fleurs d’une seule poignée, se fâchait et grondait quand les marguerites devenaient plus petites ou plus rares.

Puis, la carrière passée, ce fut de nouveau l’ombre opaque et inquiétante, barrée de buissons épineux, semée de cailloux et de quartiers de roche. La rivière, d’un noir d’encre, coulait maintenant sans bruit, invisible et profonde.

Marie butta contre une énorme pierre, faillit tomber, et se trouva assise dessus, sans savoir comment. Elle resta là, immobile, regardant sans les voir les arbres de la rive opposée, dont le feuillage frémissait sous le clair de lune.

Elle posa la gerbe de fleurs entre ses genoux, au creux de sa robe, puis, prenant les marguerites une à une, commença à les piquer dans ses cheveux, lentement, avec des soins infinis. Parfois, du mouvement machinal de toute femme à sa toilette, elle avançait la tête ; et un miroir venait alors se placer devant ses yeux, un miroir qu’elle tenait de sa mère, et qu’une servante maladroite avait brisé l’année précédente. Il n’était plus cassé, maintenant, mais au lieu de refléter le visage de Marie, c’est celui d’Ophélie qu’il lui montrait chaque fois, pâle et souriant ans la caresse de l’eau berceuse.

Et elle se remit à chantonner :

— Ophélie… C’est Ophélie… Ophélie ne souffre plus… Dans l’eau, on ne souffre plus… Jamais plus…

Derrière elle, une pierre roula, de nouveau, et il y eut, dans les buissons, un bruit de branches froissées. La jeune fille se dressa, les yeux écarquillés, le cœur battant. Et pas un mot ne sortit de sa gorge serrée, quand elle voulut demander :

— Qui va là ?

Car son âme meurtrie, éperdue, affolée, voulait la mort, l’aimait, la désirait, ne voyait plus de refuge qu’en elle. Mais tout son être, toute cette pauvre machine régie avant tout par l’habitude et par l’instinct, se hérissait d’effroi, se révoltait à la seule menace d’un vague et problématique danger. Rien ne répondit, rien ne bougea plus dans l’ombre impénétrable. Et Marie, perdant soudain la mémoire de sa crainte, recommença à piquer des fleurs dans ses cheveux, en chantant d’une voix monotone :

— Ne plus souffrir… Jamais plus… Jamais plus…

Lorsque sa main, tâtant au creux de la robe, n’y rencontra plus nulle fleur, la jeune fille se leva, marcha lentement vers la rivière. Un souffle plus frais, un bruissement à peine perceptible, l’avertirent seuls que l’eau coulait à ses pieds, si près qu’elle fit un pas en arrière, avec un léger cri d’effroi. Puis elle entendit sa voix, sa voix de tous les jours, sa voix habituelle, qui disait avec une angoisse infinie :

— Qu’est-ce que je vais faire ?… Qu’est-ce que je fais ?… C’est fou !… C’est insensé !

Et une immense envie la prit de s’enfuir, de retourner en arrière. Mais elle revit alors, comme à la fulgurante lueur d’un éclair, son père égoïstement implacable, prêt à édifier son piètre bonheur sur les pires souffrances d’autrui. Elle se vit pareille bientôt à la pauvre Joséphine, si triste, si dolente, l’âme empoisonnée à jamais par l’amertume des sacrifices perpétuels, des renoncements irrévocables. Elle entendit les phrases ordurières, les rires épais des rustres en train de l’insulter, de la salir. Elle sentit sous son crâne un grand bouillonnement, comme si le sang jailli de son cœur blessé envahissait sa pensée, toute sa pensée, pour submerger sous son flot pourpre tout ce qui n’était pas la douleur de vivre et le désir de ne plus souffrir.

— François ! râla-t-elle… François !… Ophélie, me voici !

Elle s’élança, comme pour courir très vite, foula deux fois le sol, ne rencontra que le vide sous son pied, dès la troisième enjambée, et s’abattit, la tête la première.

— Plouf ! cria l’eau sombre en se refermant.

Sur la berge, il y eut comme une ruée de bête fauve bondissant vers sa proie, à toute allure, à travers les buissons, parmi les pierres roulantes. L’eau cria « Plouf ! » une seconde fois, puis tout redevint calme, silencieux.

Au ciel, le bord d’un gros nuage écorna le disque de la lune, la couvrit en entier pendant quelques secondes, noyant dans les ténèbres la vallée tout entière. Puis l’astre reparut, peu à peu, et ses rayons, là-bas, par l’échancrure de la carrière abandonnée, argentèrent de nouveau l’onde qui coulait, rapide et bruyante, sur son lit de cailloux.

Dans la vaste flaque de demi-lueur bleuâtre, une masse nombre bougea, lentement, péniblement, puis émergea peu à peu. Et ce fut un homme, debout dans l’eau jusqu’à mi-jambes, rejeté en arrière par le poids du lourd fardeau qu’il serrait sur sa poitrine. Le courant venait se briser contre ses genoux, puis se séparait en deux longues raies de lumière qui ondulaient derrière lui, à mesure que ses pas le rapprochaient de la rive.

Dans la grande salle de l’auberge, M. Hougnot, pour siroter son grog consolateur avait exigé qu’on lui allât quérir un fauteuil et deux oreillers de plume. Il avait bu à petits coups, bien à son aise, tandis que Joséphine tenait le verre, et que Mme Vireux tournait la cuiller de temps à autre. Cette première ration lui avait à peine rendu la force nécessaire pour en commander une seconde, qu’il était en train d’absorber avec le même cérémonial. Entre deux gorgées, il poussait parfois un gros soupir, puis murmurait faiblement :

— Ma fille me déshonore !… Ma fille me désobéit !… Sacrifiez-vous donc pour vos enfants !

Dans un coin, M. Vireux contait au docteur, trop nerveux, trop inquiet pour l’écouter, l’interminable histoire des cent sous qu’il avait un jour perdus au poker, en deux heures à peine, ce qui n’était jamais arrivé qu’à lui seul. En tétant son pouce, le jeune Hippolyte songeait aux moyens de se retirer dans une île déserte, où de vivre en enfant il eût la liberté. Eudore ronflait de nouveau, derrière son comptoir. Mérance était rentrée à la cuisine, d’où s’échappait un grand bruit d’assiettes remuées et une fade odeur d’eau de vaisselle.

La porte s’ouvrit brusquement, à toute volée. Et l’on vit Pas-Bon debout sur le seuil, hideux, épouvantable, la face entièrement rougie par le sang jailli d’une blessure qu’il s’était faite au front, en plongeant. Il tenait à pleins bras Marie inanimée, ruisselante d’eau, des marguerites éparses dans ses cheveux dénoués. Parmi la stupeur figée de tous, l’idiot marcha vers la table, y posa son précieux fardeau en grommelant, de sa voix sourde et rauque :

— Pas bon… Pas bon…

Puis il s’ébroua, comme un gros terre-neuve qui sort de l’eau.

— Mais vous m’éclaboussez, espèce d’imbécile ! clama Hougnot indigné.


CHAPITRE x


Le premier moment de stupeur passé, ce fut un beau hourvari. Joséphine s’était jetée sur le corps de sa sœur, l’embrassait en hurlant, et envoyait force coups de pied au docteur, qui essayait de l’arracher de là en criant comme un sourd :

— Mais laissez-moi donc la soigner, nom d’un chien !

Mme Vireux piaulait sans interruption : « Du vinaigre ! Du vinaigre ! Du vinaigre ! » sans du reste faire un seul pas pour en aller chercher. Son mari grondait : « Charmante partie de campagne !… Ça n’arrive qu’à moi, ces choses-là ! » Et le jeune Hippolyte, sachant bien que tout cela retomberait sur lui, en fin de compte, braillait par anticipation, se disant sans doute que la besogne déjà faite n’est plus à faire.

Dans son fauteuil M. Hougnot proférait des récriminations bien personnelles :

— Fille ingrate !… Se suicider !… Elle me tue !… Elle me déshonore !… Que va-t-on penser de moi ?

Mérance, avec des gloussements de poule qui a perdu ses poussins, tournait comme un toton autour de la pièce, carambolant contre les meubles et les murailles, sans qu’il fût possible d’assigner un but, une quelconque raison d’être à cet exercice fatigant. Eudore avait empoigné Marie par les chevilles, et tirait de toutes ses forces en beuglant :

— Pendez-la par les pieds !… Y’a rien d’meilleur, nom d’un cric !

Et Séraphie, au seuil de sa cuisine, invoquait d’une voix glapissante tous les saints du Paradis, sans du reste plus se déranger que si elle eût payé sa place au spectacle.

Pas-Bon soufflait comme un phoque, dans un coin, en étanchant avec sa blouse mouillée le sang qui giclait de son front fendu.

Enfin, quand chacun eut suffisamment exprimé ses émotions personnelles, ce qui constituait sans contredit la tâche la plus urgente, le docteur parvint à arracher Joséphine du corps de Marie, desserra en toute hâte les vêtements de celle-ci, lui écarta les mâchoires avec le manche d’une cuiller, et commença à pratiquer des tractions rythmées de la langue. Après s’en être fait répéter l’ordre cinq ou six fois au plus, Mme  Vireux et Joséphine prirent chacune un des bras de la noyée, et se mirent à les agiter violemment, sans écouter les indications que leur donnait le docteur, mais en se reprochant l’une l’autre de ne pas aller en mesure. Séraphie et Mérance, ayant enfin compris les injonctions de l’oncle Brusy, s’en furent chauffer des couvertures à la cuisine. Hougnot, sans quitter son fauteuil, continuait à geindre sur son triste sort personnel. M. Vireux, les mains dans les poches, encourageait les soigneurs en leur murmurant à l’oreille : « Trop tard ! Plus rien à faire ! » Et Eudore, ayant trouvé la bouteille de cognac, oubliée dans le désarroi, se remettait de son émotion en buvant à même le goulot.

Après deux, ou trois minutes de tractions, le docteur dit tout à coup :

— Elle respire !

Aussitôt, chacun cria à plusieurs reprises : « Elle respire ! Elle respire ! » Puis Séraphie et Mérance accoururent, sur le seuil de la cuisine, annoncer la bonne nouvelle à ceux de qui elle la tenaient, en criant à leur tour : « Elle respire ! Elle respire ! »

Par de légères pressions sur l’abdomen, le docteur continua quelque temps à aider les mouvements respiratoires. Bientôt, Marie poussa un long soupir, ouvrit les yeux, puis les referma. Et Joséphine se jeta de nouveau sur elle pour l’embrasser avec frénésie, et, corollairement, la priver d’une notable portion d’air pur.

— Mais laissez-Ia donc respirer, espèce d’emplâtre ! cria l’oncle Brusy en la tirant par le bras… Les couvertures chaudes, maintenant !… Ensuite, un grog bouillant, du café bien chaud !

— Pour le grog, faudra prendre du rhum ; y’a plus d’cognac ! affirma Eudore en retournant la bouteille vide, pour bien montrer qu’il ne mentait pas.

— Va pour du rhum ! dit le docteur.

Et, avec les deux femmes, il commença à déshabiller Marie, puis à l’envelopper dans des couvertures. M. Vireux, Hougnot, le jeune Hippolyte et Eudore lui-même tournèrent discrètement le dos, pendant l’opération, ou firent semblant. Pas-Bon continua à regarder, de ses yeux noirs et fixes, en étanchant parfois le sang de sa blessure. Du reste, on ne fit pas plus attention à lui que s’il se fût agi d’un bon gros chien.

Hougnot parut fort stupéfait, tout décontenancé, quand l’oncle Brusy lui prit brusquement ses deux oreillers, pour les placer sous la tête de sa fille. Toutefois, il poussa le dévouement paternel jusqu’à ne faire entendre aucune objection.

Quand la malade eut avalé quelques cuillerées de grog bien chaud, une légère rougeur colora ses joues, et elle ouvrit de nouveau les yeux pour quelques instants.

— Tout va bien ! dit l’oncle. Mais je demande très instamment qu’on s’écarte d’elle.

— Ce n’est pourtant pas contagieux ? demanda M. Vireux d’un air inquiet, en faisant quelques pas en arrière.

— Je me permets de le demander pour elle, non pour vous, répliqua le docteur… Donc, de l’air autour de la malade, et défense formelle de l’embrasser… C’est bien compris ?

Un formidable éternuement résonna derrière la porte. Celle-ci s’ouvrit avec fracas, puis François Deltour, entrant comme un fou, se jeta sur Marie et l’embrassa de toutes ses forces en clamant, d’une voix plus enchifrenée que jamais :

— Borte !… Elle est borte !… Elle est borte !

— Mais non, elle n’est pas morte !… Écartez-vous donc ! dit l’oncle Brusy en le tirant par le bras.

— Il embrasse ma fille ! Il ose l’embrasser de nouveau ! glapit Hougnot en le tirant par l’autre bras, ce qui eut pour effet d’immobiliser solidement le jeune homme dans la position interdite.

— Elle est borte !… Elle est borte !… On b’a dit chez le ferbier qu’elle était borte !… beuglait François en embrassant plus que jamais la jeune fille.

— Mais puisqu’on vous dit que non !… Vous voyez bien qu’elle respire… Laissez-la donc respirer ! criait le docteur, qui parvint enfin à écarter l’amoureux.

Alors, celui-ci se passa la main dans les cheveux, d’un air de terrible résolution, rectifia farouchement le nœud de sa cravate, s’avança vers Hougnot, et, du ton dont il eût jeté une sanglante insulte, lui cria au visage :

— Bonsieur, j’ai l’honneur de vous debander la bain de votre fille, badeboiselle Barie !

— Fichez-moi la paix ! répondit le père… Vous osez choisir un pareil moment…

— Ça ne beut blus durer ! affirma le jeune homme… J’ai l’honneur de vous debander la bain de votre fille, badeboiselle Barie… Bour le brésent, bes ressources sont bodestes, bais suffisantes… Bour l’avenir bes batrons sont contents de boi, et je…

— Vous n’aurez pas ma fille !… Je ne veux pas vous la donner ! interrompit Hougnot.

— Père, je t’en supplie ! gémit doucement la malade.

— Elle est hors de danger ? demanda le père au docteur.

— Je le crois, répondit celui-ci.

— Alors, on peut parler carrément : Ce jeune homme ne me convient en aucune façon. Je lui refuse la main de ma fille !

— Mon oncle… Vendons la maison, mon oncle… souffla doucement Marie.

— Vendre la maison ?… Mais c’est une affaire convenue, entendue ! déclara Hougnot d’un air indigné. En quoi cela peut-il modifier ma résolution ?… J’y compte bien, qu’on vendra la maison !… Il ne manquerait plus que cela, qu’on ne vendît pas la maison !… Et je défends, entendez-vous, qu’on la lâche à moins de cent mille francs !… Mais ce n’est fichtre pas une raison, parce que « ma » part sera de cinquante mille francs, pour que je donne ma fille à ce paltoquet, à ce sans-le-sou !

Doucement, Marie pressa dans les siennes les mains du docteur.

— Dites tout, mon oncle, murmura-t-elle… Dites la vérité…

— La vérité ?… Quelle vérité ? cria le père en bondissant de son fauteuil… J’espère que vous n’avez pas eu l’audace de me mentir, monsieur !… J’espère que vous n’avez pas osé vous railler de moi !

L’oncle Brusy baissa la tête, sans répondre.

— Mais dites-la donc, la vérité ! reprit l’autre. Dites-la donc, puisqu’on vous y invite !… Qu’y a-t-il ?… Vous m’avez menti ?

— Je vous ai menti, avoua le docteur, pourpre de honte.

— En quoi, monsieur ?… En quoi ?

— Personne ne m’a proposé d’acheter la maison… J’ai dit cela pour gagner du temps, pour ne pas vendre.

Puis l’infâme menteur regarda tour à tour les assistants, ceux-là qu’il avait surpris, tant de fois, en flagrant délit de mensonge. Tous les visages se détournèrent, chargés de muette réprobation. Car il avouait, lui, et eux n’avouaient jamais.

Contre toute attente, Hougnot ne s’emporta pas. Les yeux fixés au sol, de grosses rides amoncelées sur son front étroit et court, il réfléchit, longtemps, longtemps.

— Alors, dit-il enfin, quand nous vendrons la maison, comme c’est convenu, je n’aurai que vingt-cinq mille francs pour « ma » part ?

— Sans doute, s’il n’y a pas de surenchère, avoua le vieil oncle. Il y aura vingt-cinq mille francs pour Marie, vingt-cinq mille francs pour moi.

— Et vous n’avez pas réfléchi au tort que vous me faisiez en mentant avec une pareille audace, en me promettant cinquante mille francs, en m’autorisant à compter dessus ?… Vous n’avez pas compris que j’allais partir de là pour tracer les plans d’un nouvel avenir, pour édifier sur cette base une superbe fortune qui eût permis à mes filles de ne plus travailler, de se marier selon leur cœur ?… Vous n’avez pas songé à la cruelle déception que j’éprouverais, au tort immense que vous me feriez quand j’apprendrais que vous m’aviez menti, que tous mes plans se trouvaient renversés, qu’il m’était impossible de répondre de l’avenir, avec vingt-cinq mille francs, comme je l’eusse pu faire avec cinquante mille ?… Vous avez mal agi, monsieur !… Vous avez mal agi, et je me demande comment vous pourrez jamais réparer cela !

Le docteur regarda Joséphine d’un air suppliant, et regretta, à part lui, de ne pas être assez près d’elle pour pouvoir lui détacher, discrètement, un bon coup de pied qui l’eût peut-être incitée à le secourir. Mais la vieille fille, les yeux perdus dans le vague, ne souffla mot, ne bougea pas.

— Toute la question est là, reprit Hougnot, en regardant son beau-frère avec une singulière insistance. Si j’avais cinquante mille francs, je réponds de l’avenir, au point de vue matériel, quelles que soient les décisions prises sous d’autres rapports. Avec vingt-cinq mille francs, je ne puis répondre de rien.

— Puisqu’on n’offre que cinquante mille francs de la maison… murmura le docteur.

— Oui, on offre cinquante mille francs de la maison, repartit Hougnot en martelant chaque syllabe… Et c’est justement la somme qui m’est indispensable pour assurer à jamais le bonheur de ma famille, si nombreuse qu’elle puisse devenir… Toute la question est là, vous dis-je !

Il y eut un long silence, coupé seulement par un formidable éternuement de François. Et chacun regarda l’oncle Brusy comme si l’on attendait de lui une déclaration sensationnelle. Mais il resta la tête basse, sans mot dire, et une vive déception se marqua sur le visage de tous les assistants.

Titubant et familier, Eudore s’en vint taper sur l’épaule de M. Vireux, et lui fit à voix très haute cette remarque confidentielle :

— Il a des sous, l’docteur, tout plein des sous… Un jour, y m’a fait voir une petite bouteille qu’y avait d’la drogue dedans pour plus d’cent francs… Moi, j’ai épousé une femme qu’a l’magot, mais j’ai jamais pu m’payer des bouteilles à cent francs la pièce… Oui, oui, il a des sous, l’docteur… Tout plein des sous, nom d’un cric !

Tous les yeux se fixèrent de nouveau sur M. Brusy. Celui-ci regarda encore Joséphine. Mais Joséphine se détourna pour regarder Marie, qui se détourna pour regarder François, qui se détourna pour éternuer.

— Mes filles et moi, reprit Hougnot, nous ne possédons, en tout et pour tout, que notre part dans cette maison. Je ne reproche rien à personne, mais je ne sais s’il est très juste, très équitable, qu’un autre possède à lui seul autant que nous trois, quand il a déjà par ailleurs une maison de campagne, une clientèle qui lui rapporte un argent fou…

— C’est beaucoup dire, protesta le docteur… Je vous assure qu’on me paie peu et mal…

— Parce que vous ne vous faites pas payer, parbleu !… Mais il vous suffirait de vouloir pour toucher, chaque année, trois ou quatre fois plus d’argent qu’il n’en faut pour tous vos besoins… Ça vous regarde, bien entendu… Moi, je ne me mêle pas des affaires d’autrui, et je n’ai jamais rien demandé à personne.

— J’avais un vieil oncle fort riche, insinua le bienveillant Vireux. Il me déshérita pour laisser toute sa fortune à une servante-maîtresse… Ça n’arrive qu’à moi, ces choses-là… Mais j’en ai conclu que le célibat abolit fâcheusement l’esprit de famille, et le triste spectacle auquel j’assiste aujourd’hui n’est pas pour me faire changer d’avis.

— Je vous affirme, bredouilla le docteur, que mes honoraires suffisent à peine à ma subsistance, si modeste que soit mon train de vie…

— Vous avouez donc qu’ils vous suffisent, remarqua sévèrement Hougnot. Alors, que faites-vous de vos revenus ?… Vous les enfouissez par manie de vieil avare ?… Vous avez des vices cachés à satisfaire, peut-être ?

L’oncle Brusy baissa la tête, rougissant comme un coupable. Puis il murmura, si bas qu’on l’entendit à peine :

— Non, je vous assure… Ce n’est pas pour moi… C’est tout simplement… C’est tout simplement la part des pauvres…

— La part des pauvres ! clama Hougnot… Voilà !… Voilà l’homme !… Il préfère à sa famille un tas de paresseux, de truands, de brutes qui le grugent et se moquent de lui dès qu’il a le dos tourné !… Mais ils sont plus riches que moi, vos soi-disant pauvres !… Ils n’ont besoin de rien !

— Ils ont besoin de médicaments, et ils ne veulent jamais en acheter ! protesta le docteur.

— Et vous encouragez leur avarice ?… Belle besogne, vraiment !… Et pourquoi ?… Par pur orgueil !… Pour jouer au bienfaiteur, pour qu’on vous salue au passage… Et plutôt que de renoncer à ce rôle, vous sacrifiez votre nièce, vous la poussez au désespoir, au suicide !… Ah ! la vanité est une terrible puissance, puisqu’elle conduit un homme, pour un peu d’argent, dont il ne profite même pas, à faire le malheur de sa propre chair, de son propre sang !… Remarquez que je ne vous demande rien, mon cher Pascal !…

Mais vous ne pouvez m’empêcher de voir votre conduite et de l’apprécier.

Triste et songeur, l’oncle Brusy ne répondit pas. Mais, autour de lui, M. et Mme Vireux, après l’avoir regardé de travers, échangeaient ostensiblement des moues méprisantes. Eudore allait de l’un à l’autre, titubant, frottant son pouce contre son index, et répétant sans se lasser : « Il a des sous, l’docteur !… Tout plein des sous, nom d’un cric ! » Et chacun semblait convaincu, puisqu’il ne s’agissait pas de lui-même, que rien n’est plus facile, plus normal, plus obligatoire, que de se dépouiller en faveur d’autrui. Après deux ou trois éternuements énergiques, François raffermit de nouveau le nœud de sa cravate, plongea vers Hougnot, et proféra, d’un ton plus que jamais agressif :

— Bonsieur, il n’y a pas besoin de tout ça… Je brends Barie telle qu’elle est, et je be charge de ne la laisser banquer de rien… Donc, j’ai l’honneur de vous debander la bain de votre fille, badeboiselle Barie.

— Fichez-moi la paix ! cria Hougnot… Vous voyez bien que c’est impossible !

Sur quoi, Marie, lui paraissait dormir, éclata en sanglots convulsifs. Joséphine se mit à pleurer plus fort qu’elle. Le jeune Hippolyte en fit autant, par entrainement et esprit d’imitation. Et les autres regardèrent sévèrement, non le père impitoyable et ne songeant qu’à son intérêt personnel, mais le pauvre oncle tout penaud, torturé par l’angoisse et le doute, tiraillé entre deux formules contradictoires de l’altruisme.

Il n’était pas de force à résister longtemps. Aussi, se levant soudain, il déclara, non de la belle voix, onctueuse et bien posée, du bienfaiteur professionnel qui fait la charité avec l’argent d’autrui, mais de la voix blanche et entrecoupée du coupable qui se repent : — Mon cher Walthère, ça ne peut plus durer… Je vais peut-être faire une bêtise… Je suis sûr que c’est une bêtise… Mais ça ne peut plus durer… Donc, si vous consentez au mariage de votre fille, et si vous me promettez… si vous voulez bien me promettre, de ne pas hasarder cet argent en des affaires trop aléatoires, je… nous vendrons la maison, et je céderai ma part à Marie, ce qui portera le chiffre de sa dot à cinquante mille francs.

Pour tout remerciement, Hougnot s’écria, en s’adressant à l’assistance :

— Vous l’avez entendu, vous autres ?… Vous pourrez, au besoin, répéter ce qu’il vient de dire, l’affirmer exact sous la foi du serment ?… Au surplus, j’ai justement du papier timbré sur moi. Je vais rédiger un petit acte de donation.

Et, tirant son portefeuille, il se mit à écrire fébrilement.

Un peu déçu, peut-être, par le calme avec lequel chacun avait accueilli sa déclaration, Monsieur Brusy voulut aller embrasser Marie. Mais la place était prise par François. Il voulut, du moins, embrasser Joséphine. Mais elle regardait les fiancés d’un air si piteux, si désespéré, qu’il n’osa la tirer de sa douloureuse rêverie. Heureusement, il s’avisa de ce que la blessure de Pas-Bon n’était pas encore pansée, et s’empressa de réparer cet oubli. Grèce à cette occupation, le docteur et l’idiot ne semblèrent pas être de trop dans cette petite fête, où nul ne semblait songer à eux.

Comme le pansement s’achevait, Hougnot cria, d’une voix impérieuse :

— C’est fait !… Venez signer, Pascal !

— Un instant, répondit le docteur… Je vais avoir fini.

— Vous avez promis de signer ! hurla l’autre… Pas de tergiversations !… La signature d’un acte aussi important ne souffre aucun retard !… Venez signer immédiatement !

Et le vieil oncle abandonna son blessé pour aller signer, docile, l’acte qui le dépouillait à jamais.

Mais il dut être bien récompensé par la joie exubérante de Hougnot, qui s’écria, sitôt la chose faite, en brandissant l’acte dans sa main crispée.

— Ça y est !… Ça y est !… Du champagne !… Du champagne pour tout le monde, maintenant !

— Du champagne, nom d’un cric ! Du champagne ! cria Eudore en courant arracher à Séraphie la clef de la cave.

Joséphine s’approcha de son père et lui souffla dans l’oreille :

— Père, nous n’avons pas apporté assez d’argent, pour payer du champagne.

Mais l’autre ricana, bruyamment :

— De l’argent ?… Nous n’avons pas assez d’argent ?… Et la maison, qu’en fais-tu ?… Nous avons cinquante mille francs, grande bête !

— Premier coup de dent… Le reste suivra vite… murmura le docteur en retournant achever son pansement.

Un peu plus tard, sous une pluie fine et cinglante, dans la nuit opaque que le vent du Nord coupait d’aigres rafales, l’oncle Brusy gravissait la sente escarpée menant de l’auberge à son logis. À quelques pas devant lui, la lueur étroite et courte d’une lanterne sourde, portée par Pas-Bon, dansait sur le sol rocailleux. Derrière, au fond de la vallée, les fenêtres de l’auberge s’éteignaient l’une après l’autre, indiquant que les familles Hougnot et Vireux se couchaient, bercées par la voix d’Eudore, occupé dans le jardin à déterrer quelque bouteille, et hurlant à pleins poumons, dans l’espoir de couvrir le bruit de sa bêche :

 Tous les clients sont des cochons,
 La faridondon, la faridondaine…

Courbé en deux, suant et soufflant, M. Brusy buttait à chaque pas. Des pierres dégringolaient sous ses pieds. Ses mains tâtonnantes, cherchant un appui à gauche ou à droite, ne rencontraient que les subtiles piqûres des prunelliers épars aux deux bords de la sente. Recru de fatigue physique, exténué par les émotions de cette tournée, aigri par l’hostilité de la nuit revêche, le vieux docteur, mécontent des autres et de lui-même, exhalait sa mauvaise humeur en propos entrecoupés :

— La part des pauvres !… Ils m’ont pris la part des pauvres !… Et pour qui ?… Pas pour Marie, pas pour Joséphine, qui n’en verront jamais un sou, mais pour cet incorrigible Hougnot, qui aura tout mangé dans deux ou trois ans… Ils m’ont pris la part des pauvres ?… Qui donnera du savon boriqué à la vieille Nanette, maintenant ?… Pas mon beau-frère, bien sûr !… Et la petite Phrasie, où ira-t-elle chercher des ferrugineux ?… Je suis un malfaiteur !… J’ai laissé prendre la part des pauvres !… Tant pis, ma foi !… Tant pis pour les pauvres !… Puisqu’il ne me reste que mes honoraires pour subsister, je ferai comme les autres, comme tant d’autres : je vivrai pour mon seul bien-être, aux dépens d’autrui s’il le faut… Ça n’est pas difficile, d’être égoïste… Je le serai !… Je serai plus canaille et plus fripouille que mon beau-frère !… Oui, je serai égoïste !… On verra ça !… Nous allons rire !

Là-haut, sur le sentier, la petite lumière chavira soudain, dans un bruit de lourde chute et de pierres éboulées. Une voix lointaine grommela : « Pas bon… Pas bon ». Puis la lumière se remit en marche, malaisément, à travers les noirs fourrés barbelés d’épines menaçantes.

Pourtant, la bise tombait, peu à peu. Les aigres et cinglantes rafales de la pluie se changeaient en une bruine toute légère, toute menue, et la marche devenait de moins en moins pénible, sur la pente plus douce et le sol mieux battu.

M. Brusy continuait à monologuer :

— L’homme est égoïste et le sera toujours… Pourquoi ferais-je autrement que mes semblables ?… La vie n’est qu’une lutte perpétuelle où le plus fort mange le plus faible… Il faut donc manger les autres, si l’on ne veut pas être mangé… Soit ! je les mangerai !… Gare à qui m’approchera désormais, car je prétends le dévorer tout cru !… Être juste, être bon, c’est l’éternelle niaiserie des nigauds et des sots… Je ne veux plus être dupe !… Dès demain, je réclamerai le montant de mes honoraires à la vieille Manette et à la petite Phrasie… On verra ça !… Nous allons rire !

Là-haut, dans la nuit sombre, la faible lumière s’arrêta, vacillante, puis se mit à errer de gauche et de droite, comme fourvoyée. La voix lointaine grommela de nouveau : « Pas bon… Pas bon… » Puis la lumière, un instant immobile, hésitante, obliqua soudain et repartit avec des sautillements alertes et décidés.

La pluie avait cessé, tout à coup. Le sentier, plus large et plus commode, à peine incliné, mettait sous les pas l’élastique douceur d’une couche épaisse d’aiguilles de sapin. Le vent n’était plus qu’une molle et suave caresse, passant à petits souffles égaux et purs comme la respiration d’un enfant endormi.

M. Brusy, le corps enfin redressé, ôta son chapeau, livrant à la bienfaisante fraîcheur de la nuit les vieilles rides de son front moite et brûlant. À plusieurs reprises, il aspira largement, à pleins poumons, les balsamiques parfums qui s’exhalaient de la terre humide et des arbres lavés par l’averse. De toute la nature en repos émanaient une grande paix, une grande douceur, qui pénétraient en lui, peu à peu. Déjà calmé, rasséréné, oubliant ses rancunes et ses aigreurs d’un instant, il sourit, dans le noir, à quelque chose d’invisible, et murmura de sa voix la plus bénigne :

— Non, mon vieux Pascal, tu ne réclameras rien à personne, si ce n’est à toi-même, et pour faire autant que jadis avec des moyens plus restreints… Non, l’égoïsme n’est pas la seule raison d’être des humains… Il est bien plus souvent la cause de leurs tristesses, la source de leurs dissensions, de leurs pires calamités… Tu es plus heureux que les gens qui te grugent, mon vieux Pascal, car ton bonheur est de ceux que l’on conquiert sur soi-même et qu’on ne ravit point aux autres… Nul ne pourra jamais te dérober la satisfaction de l’humble tâche quotidienne accomplie avec sincérité, la fierté de penser noblement, la jouissance de ne mordre qu’au pain bien gagné, la joie de faire un peu de bien, et la douceur infinie de tes longs sommeils d’enfant, que n’écourtèrent jamais les rêves insensés de l’envie et de l’ambition, les calculs excédants et toujours à refaire de la cupidité, de l’avarice et de l’hypocrisie… Ta part est belle, mon vieux Pascal, et tu serais un bien grand sot si tu songeais à envier ceux qui te dépouillent, si tu cessais de croire que tout notre bonheur possible se forme en nous-mêmes, que jamais une parcelle de joie vraiment pure n’a été dérobée dans le bonheur d’autrui.

Là-haut, devant lui, la petite lueur gravit soudain, en quelques bonds, le sentier oblique creusé dans le remblai de la grand’ route, puis se balança gaîment dans les ténèbres. Et la voix lointaine disait : « Bon… Bon… »

Le vieux docteur gagna, à son tour, le large et facile chemin qui allait le conduire, en quelques minutes, à sa paisible demeure baignée dans le parfum des roses. La nuit devenait moins noire. Une clarté laiteuse, très douce et très vague, tombait du zénith sur la soie grise du brouillard dansant au-dessus des prairies, sur le velours sombre des grands bois endormis. À l’horizon, une étoile scintilla, indécise et tremblante, annonciatrice d’une nuit pure et sereine.

D’un pas allègre, M. Brusy se remit en marche, sur la route unie et sonore, vers le but modeste et certain. Une grande douceur, une allégresse infinie emplissaient son âme. Confus de posséder un si grand bonheur, il songea, avec un hochement de tête apitoyé, à tout le mal qu’allaient se faire l’un à l’autre, et plus que jamais, ceux qui venaient de le dépouiller de son bien.

— Les pauvres gens ! murmura-t-il.

Devant lui, la petite lueur dansait, alerte et joyeuse, et la voix lointaine fredonnait gaîment, sur l’air que chantent les cloches du village, aux jours de grandes fêtes : « Bon, bon !… Bon, bon !… »


FIN