Par un beau Dimanche/10

Albin Michel (p. 177-192).


CHAPITRE x


Le premier moment de stupeur passé, ce fut un beau hourvari. Joséphine s’était jetée sur le corps de sa sœur, l’embrassait en hurlant, et envoyait force coups de pied au docteur, qui essayait de l’arracher de là en criant comme un sourd :

— Mais laissez-moi donc la soigner, nom d’un chien !

Mme Vireux piaulait sans interruption : « Du vinaigre ! Du vinaigre ! Du vinaigre ! » sans du reste faire un seul pas pour en aller chercher. Son mari grondait : « Charmante partie de campagne !… Ça n’arrive qu’à moi, ces choses-là ! » Et le jeune Hippolyte, sachant bien que tout cela retomberait sur lui, en fin de compte, braillait par anticipation, se disant sans doute que la besogne déjà faite n’est plus à faire.

Dans son fauteuil M. Hougnot proférait des récriminations bien personnelles :

— Fille ingrate !… Se suicider !… Elle me tue !… Elle me déshonore !… Que va-t-on penser de moi ?

Mérance, avec des gloussements de poule qui a perdu ses poussins, tournait comme un toton autour de la pièce, carambolant contre les meubles et les murailles, sans qu’il fût possible d’assigner un but, une quelconque raison d’être à cet exercice fatigant. Eudore avait empoigné Marie par les chevilles, et tirait de toutes ses forces en beuglant :

— Pendez-la par les pieds !… Y’a rien d’meilleur, nom d’un cric !

Et Séraphie, au seuil de sa cuisine, invoquait d’une voix glapissante tous les saints du Paradis, sans du reste plus se déranger que si elle eût payé sa place au spectacle.

Pas-Bon soufflait comme un phoque, dans un coin, en étanchant avec sa blouse mouillée le sang qui giclait de son front fendu.

Enfin, quand chacun eut suffisamment exprimé ses émotions personnelles, ce qui constituait sans contredit la tâche la plus urgente, le docteur parvint à arracher Joséphine du corps de Marie, desserra en toute hâte les vêtements de celle-ci, lui écarta les mâchoires avec le manche d’une cuiller, et commença à pratiquer des tractions rythmées de la langue. Après s’en être fait répéter l’ordre cinq ou six fois au plus, Mme  Vireux et Joséphine prirent chacune un des bras de la noyée, et se mirent à les agiter violemment, sans écouter les indications que leur donnait le docteur, mais en se reprochant l’une l’autre de ne pas aller en mesure. Séraphie et Mérance, ayant enfin compris les injonctions de l’oncle Brusy, s’en furent chauffer des couvertures à la cuisine. Hougnot, sans quitter son fauteuil, continuait à geindre sur son triste sort personnel. M. Vireux, les mains dans les poches, encourageait les soigneurs en leur murmurant à l’oreille : « Trop tard ! Plus rien à faire ! » Et Eudore, ayant trouvé la bouteille de cognac, oubliée dans le désarroi, se remettait de son émotion en buvant à même le goulot.

Après deux, ou trois minutes de tractions, le docteur dit tout à coup :

— Elle respire !

Aussitôt, chacun cria à plusieurs reprises : « Elle respire ! Elle respire ! » Puis Séraphie et Mérance accoururent, sur le seuil de la cuisine, annoncer la bonne nouvelle à ceux de qui elle la tenaient, en criant à leur tour : « Elle respire ! Elle respire ! »

Par de légères pressions sur l’abdomen, le docteur continua quelque temps à aider les mouvements respiratoires. Bientôt, Marie poussa un long soupir, ouvrit les yeux, puis les referma. Et Joséphine se jeta de nouveau sur elle pour l’embrasser avec frénésie, et, corollairement, la priver d’une notable portion d’air pur.

— Mais laissez-Ia donc respirer, espèce d’emplâtre ! cria l’oncle Brusy en la tirant par le bras… Les couvertures chaudes, maintenant !… Ensuite, un grog bouillant, du café bien chaud !

— Pour le grog, faudra prendre du rhum ; y’a plus d’cognac ! affirma Eudore en retournant la bouteille vide, pour bien montrer qu’il ne mentait pas.

— Va pour du rhum ! dit le docteur.

Et, avec les deux femmes, il commença à déshabiller Marie, puis à l’envelopper dans des couvertures. M. Vireux, Hougnot, le jeune Hippolyte et Eudore lui-même tournèrent discrètement le dos, pendant l’opération, ou firent semblant. Pas-Bon continua à regarder, de ses yeux noirs et fixes, en étanchant parfois le sang de sa blessure. Du reste, on ne fit pas plus attention à lui que s’il se fût agi d’un bon gros chien.

Hougnot parut fort stupéfait, tout décontenancé, quand l’oncle Brusy lui prit brusquement ses deux oreillers, pour les placer sous la tête de sa fille. Toutefois, il poussa le dévouement paternel jusqu’à ne faire entendre aucune objection.

Quand la malade eut avalé quelques cuillerées de grog bien chaud, une légère rougeur colora ses joues, et elle ouvrit de nouveau les yeux pour quelques instants.

— Tout va bien ! dit l’oncle. Mais je demande très instamment qu’on s’écarte d’elle.

— Ce n’est pourtant pas contagieux ? demanda M. Vireux d’un air inquiet, en faisant quelques pas en arrière.

— Je me permets de le demander pour elle, non pour vous, répliqua le docteur… Donc, de l’air autour de la malade, et défense formelle de l’embrasser… C’est bien compris ?

Un formidable éternuement résonna derrière la porte. Celle-ci s’ouvrit avec fracas, puis François Deltour, entrant comme un fou, se jeta sur Marie et l’embrassa de toutes ses forces en clamant, d’une voix plus enchifrenée que jamais :

— Borte !… Elle est borte !… Elle est borte !

— Mais non, elle n’est pas morte !… Écartez-vous donc ! dit l’oncle Brusy en le tirant par le bras.

— Il embrasse ma fille ! Il ose l’embrasser de nouveau ! glapit Hougnot en le tirant par l’autre bras, ce qui eut pour effet d’immobiliser solidement le jeune homme dans la position interdite.

— Elle est borte !… Elle est borte !… On b’a dit chez le ferbier qu’elle était borte !… beuglait François en embrassant plus que jamais la jeune fille.

— Mais puisqu’on vous dit que non !… Vous voyez bien qu’elle respire… Laissez-la donc respirer ! criait le docteur, qui parvint enfin à écarter l’amoureux.

Alors, celui-ci se passa la main dans les cheveux, d’un air de terrible résolution, rectifia farouchement le nœud de sa cravate, s’avança vers Hougnot, et, du ton dont il eût jeté une sanglante insulte, lui cria au visage :

— Bonsieur, j’ai l’honneur de vous debander la bain de votre fille, badeboiselle Barie !

— Fichez-moi la paix ! répondit le père… Vous osez choisir un pareil moment…

— Ça ne beut blus durer ! affirma le jeune homme… J’ai l’honneur de vous debander la bain de votre fille, badeboiselle Barie… Bour le brésent, bes ressources sont bodestes, bais suffisantes… Bour l’avenir bes batrons sont contents de boi, et je…

— Vous n’aurez pas ma fille !… Je ne veux pas vous la donner ! interrompit Hougnot.

— Père, je t’en supplie ! gémit doucement la malade.

— Elle est hors de danger ? demanda le père au docteur.

— Je le crois, répondit celui-ci.

— Alors, on peut parler carrément : Ce jeune homme ne me convient en aucune façon. Je lui refuse la main de ma fille !

— Mon oncle… Vendons la maison, mon oncle… souffla doucement Marie.

— Vendre la maison ?… Mais c’est une affaire convenue, entendue ! déclara Hougnot d’un air indigné. En quoi cela peut-il modifier ma résolution ?… J’y compte bien, qu’on vendra la maison !… Il ne manquerait plus que cela, qu’on ne vendît pas la maison !… Et je défends, entendez-vous, qu’on la lâche à moins de cent mille francs !… Mais ce n’est fichtre pas une raison, parce que « ma » part sera de cinquante mille francs, pour que je donne ma fille à ce paltoquet, à ce sans-le-sou !

Doucement, Marie pressa dans les siennes les mains du docteur.

— Dites tout, mon oncle, murmura-t-elle… Dites la vérité…

— La vérité ?… Quelle vérité ? cria le père en bondissant de son fauteuil… J’espère que vous n’avez pas eu l’audace de me mentir, monsieur !… J’espère que vous n’avez pas osé vous railler de moi !

L’oncle Brusy baissa la tête, sans répondre.

— Mais dites-la donc, la vérité ! reprit l’autre. Dites-la donc, puisqu’on vous y invite !… Qu’y a-t-il ?… Vous m’avez menti ?

— Je vous ai menti, avoua le docteur, pourpre de honte.

— En quoi, monsieur ?… En quoi ?

— Personne ne m’a proposé d’acheter la maison… J’ai dit cela pour gagner du temps, pour ne pas vendre.

Puis l’infâme menteur regarda tour à tour les assistants, ceux-là qu’il avait surpris, tant de fois, en flagrant délit de mensonge. Tous les visages se détournèrent, chargés de muette réprobation. Car il avouait, lui, et eux n’avouaient jamais.

Contre toute attente, Hougnot ne s’emporta pas. Les yeux fixés au sol, de grosses rides amoncelées sur son front étroit et court, il réfléchit, longtemps, longtemps.

— Alors, dit-il enfin, quand nous vendrons la maison, comme c’est convenu, je n’aurai que vingt-cinq mille francs pour « ma » part ?

— Sans doute, s’il n’y a pas de surenchère, avoua le vieil oncle. Il y aura vingt-cinq mille francs pour Marie, vingt-cinq mille francs pour moi.

— Et vous n’avez pas réfléchi au tort que vous me faisiez en mentant avec une pareille audace, en me promettant cinquante mille francs, en m’autorisant à compter dessus ?… Vous n’avez pas compris que j’allais partir de là pour tracer les plans d’un nouvel avenir, pour édifier sur cette base une superbe fortune qui eût permis à mes filles de ne plus travailler, de se marier selon leur cœur ?… Vous n’avez pas songé à la cruelle déception que j’éprouverais, au tort immense que vous me feriez quand j’apprendrais que vous m’aviez menti, que tous mes plans se trouvaient renversés, qu’il m’était impossible de répondre de l’avenir, avec vingt-cinq mille francs, comme je l’eusse pu faire avec cinquante mille ?… Vous avez mal agi, monsieur !… Vous avez mal agi, et je me demande comment vous pourrez jamais réparer cela !

Le docteur regarda Joséphine d’un air suppliant, et regretta, à part lui, de ne pas être assez près d’elle pour pouvoir lui détacher, discrètement, un bon coup de pied qui l’eût peut-être incitée à le secourir. Mais la vieille fille, les yeux perdus dans le vague, ne souffla mot, ne bougea pas.

— Toute la question est là, reprit Hougnot, en regardant son beau-frère avec une singulière insistance. Si j’avais cinquante mille francs, je réponds de l’avenir, au point de vue matériel, quelles que soient les décisions prises sous d’autres rapports. Avec vingt-cinq mille francs, je ne puis répondre de rien.

— Puisqu’on n’offre que cinquante mille francs de la maison… murmura le docteur.

— Oui, on offre cinquante mille francs de la maison, repartit Hougnot en martelant chaque syllabe… Et c’est justement la somme qui m’est indispensable pour assurer à jamais le bonheur de ma famille, si nombreuse qu’elle puisse devenir… Toute la question est là, vous dis-je !

Il y eut un long silence, coupé seulement par un formidable éternuement de François. Et chacun regarda l’oncle Brusy comme si l’on attendait de lui une déclaration sensationnelle. Mais il resta la tête basse, sans mot dire, et une vive déception se marqua sur le visage de tous les assistants.

Titubant et familier, Eudore s’en vint taper sur l’épaule de M. Vireux, et lui fit à voix très haute cette remarque confidentielle :

— Il a des sous, l’docteur, tout plein des sous… Un jour, y m’a fait voir une petite bouteille qu’y avait d’la drogue dedans pour plus d’cent francs… Moi, j’ai épousé une femme qu’a l’magot, mais j’ai jamais pu m’payer des bouteilles à cent francs la pièce… Oui, oui, il a des sous, l’docteur… Tout plein des sous, nom d’un cric !

Tous les yeux se fixèrent de nouveau sur M. Brusy. Celui-ci regarda encore Joséphine. Mais Joséphine se détourna pour regarder Marie, qui se détourna pour regarder François, qui se détourna pour éternuer.

— Mes filles et moi, reprit Hougnot, nous ne possédons, en tout et pour tout, que notre part dans cette maison. Je ne reproche rien à personne, mais je ne sais s’il est très juste, très équitable, qu’un autre possède à lui seul autant que nous trois, quand il a déjà par ailleurs une maison de campagne, une clientèle qui lui rapporte un argent fou…

— C’est beaucoup dire, protesta le docteur… Je vous assure qu’on me paie peu et mal…

— Parce que vous ne vous faites pas payer, parbleu !… Mais il vous suffirait de vouloir pour toucher, chaque année, trois ou quatre fois plus d’argent qu’il n’en faut pour tous vos besoins… Ça vous regarde, bien entendu… Moi, je ne me mêle pas des affaires d’autrui, et je n’ai jamais rien demandé à personne.

— J’avais un vieil oncle fort riche, insinua le bienveillant Vireux. Il me déshérita pour laisser toute sa fortune à une servante-maîtresse… Ça n’arrive qu’à moi, ces choses-là… Mais j’en ai conclu que le célibat abolit fâcheusement l’esprit de famille, et le triste spectacle auquel j’assiste aujourd’hui n’est pas pour me faire changer d’avis.

— Je vous affirme, bredouilla le docteur, que mes honoraires suffisent à peine à ma subsistance, si modeste que soit mon train de vie…

— Vous avouez donc qu’ils vous suffisent, remarqua sévèrement Hougnot. Alors, que faites-vous de vos revenus ?… Vous les enfouissez par manie de vieil avare ?… Vous avez des vices cachés à satisfaire, peut-être ?

L’oncle Brusy baissa la tête, rougissant comme un coupable. Puis il murmura, si bas qu’on l’entendit à peine :

— Non, je vous assure… Ce n’est pas pour moi… C’est tout simplement… C’est tout simplement la part des pauvres…

— La part des pauvres ! clama Hougnot… Voilà !… Voilà l’homme !… Il préfère à sa famille un tas de paresseux, de truands, de brutes qui le grugent et se moquent de lui dès qu’il a le dos tourné !… Mais ils sont plus riches que moi, vos soi-disant pauvres !… Ils n’ont besoin de rien !

— Ils ont besoin de médicaments, et ils ne veulent jamais en acheter ! protesta le docteur.

— Et vous encouragez leur avarice ?… Belle besogne, vraiment !… Et pourquoi ?… Par pur orgueil !… Pour jouer au bienfaiteur, pour qu’on vous salue au passage… Et plutôt que de renoncer à ce rôle, vous sacrifiez votre nièce, vous la poussez au désespoir, au suicide !… Ah ! la vanité est une terrible puissance, puisqu’elle conduit un homme, pour un peu d’argent, dont il ne profite même pas, à faire le malheur de sa propre chair, de son propre sang !… Remarquez que je ne vous demande rien, mon cher Pascal !…

Mais vous ne pouvez m’empêcher de voir votre conduite et de l’apprécier.

Triste et songeur, l’oncle Brusy ne répondit pas. Mais, autour de lui, M. et Mme Vireux, après l’avoir regardé de travers, échangeaient ostensiblement des moues méprisantes. Eudore allait de l’un à l’autre, titubant, frottant son pouce contre son index, et répétant sans se lasser : « Il a des sous, l’docteur !… Tout plein des sous, nom d’un cric ! » Et chacun semblait convaincu, puisqu’il ne s’agissait pas de lui-même, que rien n’est plus facile, plus normal, plus obligatoire, que de se dépouiller en faveur d’autrui. Après deux ou trois éternuements énergiques, François raffermit de nouveau le nœud de sa cravate, plongea vers Hougnot, et proféra, d’un ton plus que jamais agressif :

— Bonsieur, il n’y a pas besoin de tout ça… Je brends Barie telle qu’elle est, et je be charge de ne la laisser banquer de rien… Donc, j’ai l’honneur de vous debander la bain de votre fille, badeboiselle Barie.

— Fichez-moi la paix ! cria Hougnot… Vous voyez bien que c’est impossible !

Sur quoi, Marie, lui paraissait dormir, éclata en sanglots convulsifs. Joséphine se mit à pleurer plus fort qu’elle. Le jeune Hippolyte en fit autant, par entrainement et esprit d’imitation. Et les autres regardèrent sévèrement, non le père impitoyable et ne songeant qu’à son intérêt personnel, mais le pauvre oncle tout penaud, torturé par l’angoisse et le doute, tiraillé entre deux formules contradictoires de l’altruisme.

Il n’était pas de force à résister longtemps. Aussi, se levant soudain, il déclara, non de la belle voix, onctueuse et bien posée, du bienfaiteur professionnel qui fait la charité avec l’argent d’autrui, mais de la voix blanche et entrecoupée du coupable qui se repent : — Mon cher Walthère, ça ne peut plus durer… Je vais peut-être faire une bêtise… Je suis sûr que c’est une bêtise… Mais ça ne peut plus durer… Donc, si vous consentez au mariage de votre fille, et si vous me promettez… si vous voulez bien me promettre, de ne pas hasarder cet argent en des affaires trop aléatoires, je… nous vendrons la maison, et je céderai ma part à Marie, ce qui portera le chiffre de sa dot à cinquante mille francs.

Pour tout remerciement, Hougnot s’écria, en s’adressant à l’assistance :

— Vous l’avez entendu, vous autres ?… Vous pourrez, au besoin, répéter ce qu’il vient de dire, l’affirmer exact sous la foi du serment ?… Au surplus, j’ai justement du papier timbré sur moi. Je vais rédiger un petit acte de donation.

Et, tirant son portefeuille, il se mit à écrire fébrilement.

Un peu déçu, peut-être, par le calme avec lequel chacun avait accueilli sa déclaration, Monsieur Brusy voulut aller embrasser Marie. Mais la place était prise par François. Il voulut, du moins, embrasser Joséphine. Mais elle regardait les fiancés d’un air si piteux, si désespéré, qu’il n’osa la tirer de sa douloureuse rêverie. Heureusement, il s’avisa de ce que la blessure de Pas-Bon n’était pas encore pansée, et s’empressa de réparer cet oubli. Grèce à cette occupation, le docteur et l’idiot ne semblèrent pas être de trop dans cette petite fête, où nul ne semblait songer à eux.

Comme le pansement s’achevait, Hougnot cria, d’une voix impérieuse :

— C’est fait !… Venez signer, Pascal !

— Un instant, répondit le docteur… Je vais avoir fini.

— Vous avez promis de signer ! hurla l’autre… Pas de tergiversations !… La signature d’un acte aussi important ne souffre aucun retard !… Venez signer immédiatement !

Et le vieil oncle abandonna son blessé pour aller signer, docile, l’acte qui le dépouillait à jamais.

Mais il dut être bien récompensé par la joie exubérante de Hougnot, qui s’écria, sitôt la chose faite, en brandissant l’acte dans sa main crispée.

— Ça y est !… Ça y est !… Du champagne !… Du champagne pour tout le monde, maintenant !

— Du champagne, nom d’un cric ! Du champagne ! cria Eudore en courant arracher à Séraphie la clef de la cave.

Joséphine s’approcha de son père et lui souffla dans l’oreille :

— Père, nous n’avons pas apporté assez d’argent, pour payer du champagne.

Mais l’autre ricana, bruyamment :

— De l’argent ?… Nous n’avons pas assez d’argent ?… Et la maison, qu’en fais-tu ?… Nous avons cinquante mille francs, grande bête !

— Premier coup de dent… Le reste suivra vite… murmura le docteur en retournant achever son pansement.

Un peu plus tard, sous une pluie fine et cinglante, dans la nuit opaque que le vent du Nord coupait d’aigres rafales, l’oncle Brusy gravissait la sente escarpée menant de l’auberge à son logis. À quelques pas devant lui, la lueur étroite et courte d’une lanterne sourde, portée par Pas-Bon, dansait sur le sol rocailleux. Derrière, au fond de la vallée, les fenêtres de l’auberge s’éteignaient l’une après l’autre, indiquant que les familles Hougnot et Vireux se couchaient, bercées par la voix d’Eudore, occupé dans le jardin à déterrer quelque bouteille, et hurlant à pleins poumons, dans l’espoir de couvrir le bruit de sa bêche :

 Tous les clients sont des cochons,
 La faridondon, la faridondaine…

Courbé en deux, suant et soufflant, M. Brusy buttait à chaque pas. Des pierres dégringolaient sous ses pieds. Ses mains tâtonnantes, cherchant un appui à gauche ou à droite, ne rencontraient que les subtiles piqûres des prunelliers épars aux deux bords de la sente. Recru de fatigue physique, exténué par les émotions de cette tournée, aigri par l’hostilité de la nuit revêche, le vieux docteur, mécontent des autres et de lui-même, exhalait sa mauvaise humeur en propos entrecoupés :

— La part des pauvres !… Ils m’ont pris la part des pauvres !… Et pour qui ?… Pas pour Marie, pas pour Joséphine, qui n’en verront jamais un sou, mais pour cet incorrigible Hougnot, qui aura tout mangé dans deux ou trois ans… Ils m’ont pris la part des pauvres ?… Qui donnera du savon boriqué à la vieille Nanette, maintenant ?… Pas mon beau-frère, bien sûr !… Et la petite Phrasie, où ira-t-elle chercher des ferrugineux ?… Je suis un malfaiteur !… J’ai laissé prendre la part des pauvres !… Tant pis, ma foi !… Tant pis pour les pauvres !… Puisqu’il ne me reste que mes honoraires pour subsister, je ferai comme les autres, comme tant d’autres : je vivrai pour mon seul bien-être, aux dépens d’autrui s’il le faut… Ça n’est pas difficile, d’être égoïste… Je le serai !… Je serai plus canaille et plus fripouille que mon beau-frère !… Oui, je serai égoïste !… On verra ça !… Nous allons rire !

Là-haut, sur le sentier, la petite lumière chavira soudain, dans un bruit de lourde chute et de pierres éboulées. Une voix lointaine grommela : « Pas bon… Pas bon ». Puis la lumière se remit en marche, malaisément, à travers les noirs fourrés barbelés d’épines menaçantes.

Pourtant, la bise tombait, peu à peu. Les aigres et cinglantes rafales de la pluie se changeaient en une bruine toute légère, toute menue, et la marche devenait de moins en moins pénible, sur la pente plus douce et le sol mieux battu.

M. Brusy continuait à monologuer :

— L’homme est égoïste et le sera toujours… Pourquoi ferais-je autrement que mes semblables ?… La vie n’est qu’une lutte perpétuelle où le plus fort mange le plus faible… Il faut donc manger les autres, si l’on ne veut pas être mangé… Soit ! je les mangerai !… Gare à qui m’approchera désormais, car je prétends le dévorer tout cru !… Être juste, être bon, c’est l’éternelle niaiserie des nigauds et des sots… Je ne veux plus être dupe !… Dès demain, je réclamerai le montant de mes honoraires à la vieille Manette et à la petite Phrasie… On verra ça !… Nous allons rire !

Là-haut, dans la nuit sombre, la faible lumière s’arrêta, vacillante, puis se mit à errer de gauche et de droite, comme fourvoyée. La voix lointaine grommela de nouveau : « Pas bon… Pas bon… » Puis la lumière, un instant immobile, hésitante, obliqua soudain et repartit avec des sautillements alertes et décidés.

La pluie avait cessé, tout à coup. Le sentier, plus large et plus commode, à peine incliné, mettait sous les pas l’élastique douceur d’une couche épaisse d’aiguilles de sapin. Le vent n’était plus qu’une molle et suave caresse, passant à petits souffles égaux et purs comme la respiration d’un enfant endormi.

M. Brusy, le corps enfin redressé, ôta son chapeau, livrant à la bienfaisante fraîcheur de la nuit les vieilles rides de son front moite et brûlant. À plusieurs reprises, il aspira largement, à pleins poumons, les balsamiques parfums qui s’exhalaient de la terre humide et des arbres lavés par l’averse. De toute la nature en repos émanaient une grande paix, une grande douceur, qui pénétraient en lui, peu à peu. Déjà calmé, rasséréné, oubliant ses rancunes et ses aigreurs d’un instant, il sourit, dans le noir, à quelque chose d’invisible, et murmura de sa voix la plus bénigne :

— Non, mon vieux Pascal, tu ne réclameras rien à personne, si ce n’est à toi-même, et pour faire autant que jadis avec des moyens plus restreints… Non, l’égoïsme n’est pas la seule raison d’être des humains… Il est bien plus souvent la cause de leurs tristesses, la source de leurs dissensions, de leurs pires calamités… Tu es plus heureux que les gens qui te grugent, mon vieux Pascal, car ton bonheur est de ceux que l’on conquiert sur soi-même et qu’on ne ravit point aux autres… Nul ne pourra jamais te dérober la satisfaction de l’humble tâche quotidienne accomplie avec sincérité, la fierté de penser noblement, la jouissance de ne mordre qu’au pain bien gagné, la joie de faire un peu de bien, et la douceur infinie de tes longs sommeils d’enfant, que n’écourtèrent jamais les rêves insensés de l’envie et de l’ambition, les calculs excédants et toujours à refaire de la cupidité, de l’avarice et de l’hypocrisie… Ta part est belle, mon vieux Pascal, et tu serais un bien grand sot si tu songeais à envier ceux qui te dépouillent, si tu cessais de croire que tout notre bonheur possible se forme en nous-mêmes, que jamais une parcelle de joie vraiment pure n’a été dérobée dans le bonheur d’autrui.

Là-haut, devant lui, la petite lueur gravit soudain, en quelques bonds, le sentier oblique creusé dans le remblai de la grand’ route, puis se balança gaîment dans les ténèbres. Et la voix lointaine disait : « Bon… Bon… »

Le vieux docteur gagna, à son tour, le large et facile chemin qui allait le conduire, en quelques minutes, à sa paisible demeure baignée dans le parfum des roses. La nuit devenait moins noire. Une clarté laiteuse, très douce et très vague, tombait du zénith sur la soie grise du brouillard dansant au-dessus des prairies, sur le velours sombre des grands bois endormis. À l’horizon, une étoile scintilla, indécise et tremblante, annonciatrice d’une nuit pure et sereine.

D’un pas allègre, M. Brusy se remit en marche, sur la route unie et sonore, vers le but modeste et certain. Une grande douceur, une allégresse infinie emplissaient son âme. Confus de posséder un si grand bonheur, il songea, avec un hochement de tête apitoyé, à tout le mal qu’allaient se faire l’un à l’autre, et plus que jamais, ceux qui venaient de le dépouiller de son bien.

— Les pauvres gens ! murmura-t-il.

Devant lui, la petite lueur dansait, alerte et joyeuse, et la voix lointaine fredonnait gaîment, sur l’air que chantent les cloches du village, aux jours de grandes fêtes : « Bon, bon !… Bon, bon !… »


FIN