Par un beau Dimanche/03

Albin Michel (p. 45-64).


CHAPITRE iii


La fortune de Séraphie Pocinet, née Créton, l’aubergiste de Neur-Ry, représentait trois cents ans de labeur acharné, de volonté patiente, de malhonnêteté sournoise et de crasseuse avarice. Le père et la mère de Séraphie, pauvres journaliers à l’époque de leur mariage, avaient trimé, gratté pendant vingt ans, en se serrant le ventre, pour gagner de quoi entrer à la ferme comme simples métayers, partageant les fruits du sol avec le propriétaire, petit nobliau qui mangeait tout doucement sa fortune en parties de chasse et en noces crapuleuses. Quinze années de travail enragé, d’économie forcenée et de partages frauduleux avaient suffi aux Créton pour devenir fermiers, seuls possesseurs du bétail et du matériel d’exploitation, qui étaient toujours exécrables au temps du partage, mais devinrent excellents sitôt ce régime expiré. Après quinze autres années d’une vie non moins laborieuse, non moins sordide, ils purent acheter la ferme, en reprenant à leurs charges toutes les hypothèques dont elle était grevée. Sur quoi, épuisés, n’en pouvant plus, ils moururent presque aussitôt, à quelques mois l’un de l’autre. Ils moururent malheureux, inquiets, désespérés de n’avoir pu payer la ferme jusqu’au dernier sou, se demandant avec une angoisse infinie si leurs enfants parviendraient jamais à s’acquitter de cette tâche.

Mais ceux-ci étaient dignes de leurs devanciers. Soit par hasard, soit par misanthropie, soit par avarice concertée, les deux fils et les trois filles du ménage Créton restèrent tous cinq célibataires et suivirent sans défaillance les exemples de travail, d’économie et de malhonnêteté que leur avaient légués les vieux. Le goût des villégiatures à bon compte se développant parmi la bourgeoisie des environs, ils s’improvisèrent aubergistes, sans négliger en rien l’exploitation de la ferme, couchant sur la paille du grenier, pendant toute la période des vacances, afin d’abandonner aux touristes jusqu’à la moindre de leurs chambres. Outre cela, ils étaient éleveurs, marchands de bestiaux, de jambons, de volaille, voire de gibier quand la chasse était ouverte, même et surtout quand elle ne l’était pas. Ils battaient le pays, à trois lieues à la ronde, raflant à vil prix les mottes de beurre et les paniers d’œufs, les poules et les oies, les lièvres et les perdrix braconnés de la nuit même, chez tous les pauvres paysans qu’ils tenaient en leurs griffes, ayant pris la lucrative habitude de pratiquer l’usure et le prêt sur gages. Deux fois par semaine, l’un des frères chargeait la récolte dans sa grande charrette à double fond et l’allait vendre très cher à la ville voisine, d’où il ramenait le sucre et le café, les pioches et les faux, les tabliers et les blouses, les mille marchandises, de mauvaise qualité et de prix exorbitant, dont tous les débiteurs des Créton étaient tenus de se fournir chez eux, sous peine d’être impitoyablement poursuivis en remboursement immédiat.

Ils vieillirent ainsi, vivant plus mal que des chiens, travaillant plus fort que des bœufs. Toujours vêtus comme des mendiants, nourris de soupe, de pommes de terre et de pain rassis, se refusant le moindre confort, la plus petite douceur, pressurant les gens de la campagne et rançonnant ceux de la ville, gagnant partout, ne dépensant nulle part. Créanciers intraitables, âpres à revendiquer ce qu’on leur devait, et même ce qu’on ne leur devait pas, débiteurs malhonnêtes, toujours prêts à nier toute dette contestable et ne lâchant leurs sous qu’un à un, quand ils ne pouvaient faire autrement, avec des cris de putois qu’on écorche, les cinq frères et sœurs avaient, depuis belle lurette, dégrevé leur ferme des hypothèques dont elle était chargée au début. Après quoi, ils se mirent à voler un peu plus encore, à se serrer le ventre un peu davantage, à travailler un peu plus durement, pour entasser un peu plus d’écus dans les introuvables cachettes dont on s’entretenait tout bas, le soir, à la veillée, dans les chaumines des environs.

Cinquante ans de ce régime pour le père, autant pour la mère, quarante en moyenne pour chacun des cinq frères et sœurs, cela fait bien trois cents années de travail forcené, de volonté inlassable, de malhonnêteté cauteleuse et de sordide économie, trois cents années de sacrifices délibérément consentis, non pour aboutir à la basse compensation des grossières jouissances physiques, mais pour atteindre à la réalisation d’un concept purement spirituel, exclusivement cérébral, sans relation aucune avec nos vulgaires plaisirs des sens : « Pouvoir se dire qu’on a de quoi ! »

Et il se trouve encore des gens pour oser prétendre que les paysans n’entendent rien aux joies intellectuelles !

S’étant usé le corps et l’âme à ce joli petit jeu, les quatre aînés moururent en quelques années, épuisés par les privations continues, le forcené labeur et l’irritante obsession de l’idée fixe. Chacun d’eux s’en alla sans avoir goûté un instant de repos, de quiétude, emportant le suprême et cuisant regret de ne pas rester le dernier, celui qui aurait la joie exquise de posséder à lui seul tout le magot, et le bonheur merveilleux de n’en jamais rien faire que de le grossir encore et toujours, tant qu’il lui resterait un souffle de vie.

Séraphie, la cadette et la dernière survivante, crut pendant quelques heures qu’elle allait goûter enfin cette jouissance sans mélange. Sur quoi les ennuis l’assaillirent aussitôt, drus comme grêlons par une giboulée d’avril. Car elle avait toujours été la faible tête de la famille, dure à l’ouvrage et âpre au gain tout autant que les autres, mais en bonne et courageuse servante plutôt qu’en maîtresse femme, étant fort incapable de gérer, de commander, de prévoir, de combiner, besognes délicates dont les autres s’étaient toujours chargés pour elle.

Obligée, du jour au lendemain, de parer aux multiples et inextricables difficultés du trafic usuraire, de la ferme, de l’auberge, du commerce ; n’y voyant goutte dans les mystérieuses complications d’une comptabilité volontairement embrouillée, dont le grand livre se tenait à l’aide d’encoches taillées au couteau dans des baguettes de coudrier, le journal grâce à d’innombrables bâtons tracés à la craie derrière tous les vantaux de portes, Séraphie comprit l’impossibilité absolue de se tirer d’affaire toute seule.

Affolée, perdant la tête, elle fit alors la suprême bêtise : à cinquante-cinq ans, elle épousa un jeune gars sans le sou, mais de corps robuste et d’esprit débrouillard, s’imaginant acquérir, par ce moyen, un intendant intègre et dévoué, doublé d’un domestique dont elle ne payerait pas les gages.

Eudore Pocinet était le type du faraud de village, du beau gars que le service militaire et le séjour à la ville ont par trop dégourdi et quelque peu faisandé. Employé comme garçon-livreur dans une brasserie de la région, il ne travaillait pas plus mal qu’un autre, ne buvait pas plus qu’un autre, étant trop fin matois pour ne pas savoir qu’une réputation de mauvais sujet est le plus dangereux des écueils, quand on cherche fortune et qu’on ne possède pas un sou. Affable et beau parleur, écrivant avec facilité et lisant le journal tous les jours, ayant une idée sur toute chose, un conseil à la disposition de chacun, il était en général tenu pour un malin et cultivait adroitement cette réputation. À près de trente ans, il ne s’était jamais compromis avec aucune femme, fille ou veuve. Quand on lui parlait mariage, il répondait, en clignant de l’œil d’un air roublard : « Du chenu, ou rien ! » Soit par respect inné pour les tas de gros sous, soit qu’il eût déjà son idée de derrière la tête, il se montrait le plus charmant, le plus obligeant et le plus sobre des hommes, chaque fois que son métier le conduisait à l’auberge du Neur-Ry, où le quintette Créton le tenait en haute estime.

Comment empauma-t-il la vieille Séraphie ? Quelles promesses lui prodigua-t-il ? Quel avenir fit-il luire à ses yeux ? On ne le put jamais savoir. La nouvelle des fiançailles éclata à l’improviste, sans que personne se fût douté de rien. Et le mariage se célébra aussitôt que possible, avec un manque complet de faste dont la parcimonie de la nouvelle épousée put s’excuser sur ses deuils encore récents.

Le lendemain des noces, Séraphie, levée comme de coutume dès quatre heures du matin, éveilla son mari en lui enjoignant d’aller sortir les vaches de l’étable. Eudore répondit par un ronflement. Elle répéta son ordre, il répliqua par un juron. Elle éleva la voix, en le secouant par l’épaule, et reçut aussitôt un coup de pied qui l’envoya rouler à plusieurs pas au lit. Dressé pour une minute sur son séant, Eudore lui déclara ensuite, d’une voix calme, mais très ferme, qu’il était décidé à ne jamais se lever avant neuf heures et flanquerait une pile soignée à celui ou celle qui se permettrait de l’éveiller plus tôt. Puis il se tourna vers la muraille et feignit de se rendormir, sans plus répondre aux reproches et aux lamentations de la vieille. Après une demi-heure de criailleries, Mme Pocinet se résigna à descendre seule. Le mariage ayant mis bien des choses en retard, elle dut sortir, ne put rentrer qu’à midi, et trouva Eudore installé sur le seuil de l’auberge, ivre déjà comme un sonneur, chantant la Mère Godichon et hélant à pleine gorge tous ceux qui passaient sur le chemin pour leur verser gratuitement à boire, ce dont il s’acquittait avec conscience et générosité.

Séraphie éclata de nouveau en reproches et reçut du tac au tac une formidable roulée de coups de poing et de coups de pied. Le calme et le sang-froid d’Eudore, qui frappait avec conviction, mais sans colère, prouvaient du reste qu’il n’agissait pas ainsi par méchanceté ou par mauvaise humeur, mais par système, en vertu d’un plan depuis longtemps mûri et arrêté. La vieille essaya bien de riposter à coups de griffes, mais sans le moindre succès, et fut corrigée de façon à lui ôter l’envie de recommencer jamais. Le mari resta maître du champ de bataille, ne dessoûla pas de la journée et exprima sa volonté formelle de ne plus travailler, de ne jamais s’occuper de rien, fût-ce d’un ordre à donner aux valets, puisque ses moyens lui permettaient désormais de vivre sans rien faire.

Le lendemain, dès l’aube, Séraphie partit pour la ville, y consulta un avocat et s’en revint fort penaude. En lui faisant redouter des frais qu’il affirmait formidables, et surtout l’obligation de révéler le chiffre exact de sa fortune, Eudore avait su persuader à la vieille de se marier sans le moindre bout de contrat. Les époux vivaient donc sous le régime de la communauté et le mari était le seul maître, libre de faire vendre la ferme si la fantaisie l’en prenait. Restait le divorce coûteux, aux résultats aléatoires et lointains, tellement réprouvé, du reste, par la mentalité ambiante, que pas un seul exemple ne s’en était encore produit dans la région. Mme Pocinet préféra s’en tenir au système que pratiquent avec une égale maîtrise les plus célèbres diplomates et les plus humbles paysans : attendre.

Dès lors, la maison devint un véritable enfer pour elle, un paradis pour son époux. Travaillant plus dur que jamais, se privant davantage encore, pour compenser tant bien que mal les pertes dont son cœur saignait, Séraphie dut confier la gestion de sa ferme à un étranger, renoncer au commerce si lucratif et à la plupart des opérations usuraires, restreindre son activité à la direction de l’auberge, aux soins du ménage, à une surveillance incessante du métayer et à d’interminables querelles avec lui, car elle le soupçonnait, bien entendu, de toutes les infidélités commises autrefois par ses parents à elle lorsqu’ils occupaient la même situation.

Eudore vivait dans l’auberge comme un soudard en pays conquis, buvant comme un trou, mangeant comme un ogre, ne touchant à rien que pour briser ou méfaire, rinçant la dalle à tous les mauvais sujets de la contrée, faisant fuir la plupart des clients sérieux, tant il les traitait avec ironie et sans-gêne, et rossant imperturbablement sa femme dès qu’elle essayait de le contrecarrer en quoi que ce fût. Du reste, gai comme un pinson et chantant toute la journée, sans même s’interrompre quand le souci de son bien-être l’obligeait à épousseter à coups de pied les jupes de Séraphie.

La vieille n’en essayait pas moins, avec une patience inlassable, de limiter les dilapidations de son époux. Elle gardait nuit et jour la clef de la cave dans sa poche, ne laissait jamais traîner un sou et ne servait que des pommes de terre et des rogatons sur la table de la cuisine, où elle mangeait avec Eudore et la servante Mérance.

Mais le mari ne s’étonnait pas pour si peu. D’autorité, il prélevait les meilleurs morceaux dans les casseroles destinées aux clients, et, sa portion conquise, renversait tranquillement le reste du fricot sur le couvercle du fourneau, si Mme Pocinet se permettait la moindre observation. Avait-il besoin d’argent, il décrochait le premier objet venu, meuble ou harde, et filait le vendre chez quelque voisin, où Séraphie était obligée d’aller le racheter pour peu qu’elle tint à le ravoir. Quand il s’agissait de s’humecter le gosier, rien n’arrêtait Eudore, chez qui une soif inextinguible s’était déclarée dès le lendemain de son mariage. Profitant des moindres absences de sa femme, il parvenait à la cave par les chemins les plus inattendus, dévissant les serrures, descellant les grilles des soupiraux, allant même jusqu’à se frayer, à coups de pioche, un passage à travers les cloisons. Une fois dans la place, notre homme emplissait quarante ou cinquante bouteilles qu’il allait, la nuit venue, enfouir en des endroits connus de lui seul. Son grand plaisir était de les déterrer ensuite aux yeux de la vieille, parfois sous ses pieds même, au moment où elle refusait de servir une tournée à quelques joyeux copains.

Pourtant, une chose manquait encore à son bonheur. De temps à autre, on le voyait rôder par la ferme ou le potager, un outil quelconque à la main. Il sondait les murs, forait des trous dans le sol, flairait comme un chien de chasse aux moindres ouvertures. Quand on lui demandait ce qu’il faisait là, il répondait, en farfouillant avec ardeur : « Quelle noce, nom d’un cric ! Quelle noce, si je trouve jamais le magot ! » Mais c’est en vain qu’il avait déjà retourné deux ou trois carrelages, démoli quelques planchers, perforé mainte muraille et saccagé de nombreuses plates-bandes de légumes en pleine croissance. Après six années de mariage, il n’avait pu découvrir encore le moindre écu rogné. Sans toutefois renoncer à ses recherches, il ne se dépitait pas outre mesure de leur résultat négatif, menait joyeuse vie, se portait comme un charme, et, en parfait parasite qui se nourrit de la sueur des autres, engraissait d’un demi-kilog chaque fois que Séraphie perdait une livre.

Toutes proportions gardées, c’était un ménage comme il en existe peut-être plus qu’on ne croit, à la ville plus encore qu’à la campagne.

Comme le docteur Brusy introduisait son beau-frère et ses nièces dans la grande salle de l’auberge, une voix éraillée leur souhaita la bienvenue en entonnant à pleine gorge la vieille chanson d’Aristide Bruant :

 Tous les clients sont des cochons,
 La faridondon, la faridondaine…

Telle était, à chaque arrivée de pratiques, l’invariable plaisanterie d’Eudore, à qui quelque bande de bourgeois en goguette avait enseigné cette antique scie montmartroise.

Les yeux bouffis encore par un sommeil récent, des brins de paille emmêlés dans les cheveux, et précédé de l’âcre relent que dégagent les vieux tonneaux mal rincés, l’ivrogne parut sur le seuil de la cuisine en criant d’un ton goguenard :

— Salut, docteur !… Salut, m’sieur dames !… Vous v’nez pour bouffer ?… Y a rien à manger dans la maison… Faudra bien aller voir ailleurs.

Mais une voix criarde glapit du fond de la cuisine :

— C’est pas vrai, m’sieur l’ docteur !… C’est tout prêt comme vous l’avez commandé… Asseyez-vous, ça s’ra servi dans un quart d’heure !

M. Hougnot et ses filles prirent des sièges, cependant qu’Eudore s’en venait tourner autour d’eux avec la discrète déférence d’un maquignon examinant des bestiaux à vendre.

— Eh bien, Eudore, vous buvez toujours autant ? demanda M. Brusy. Gare à la congestion, mon gaillard !

L’ivrogne se frappa la poitrine d’un vigoureux coup de poing.

— Y’ a pas d’ danger, docteur ! clama-t-il joyeusement. Moi, voyez-vous, je suis Bibi-Trompe-la-Mort ! La vieille a essayé de m’assassiner trois fois, et ç’a été comme si elle chantait Malbrough !

Puis il se mit à conter, avec d’énormes éclats de rire, en beau joueur qui reconnaît les mérites d’un subtil adversaire, les trois tentatives de meurtre que Mme Pocinet avait déjà commises sur la personne de son seigneur et maître :

— La première fois, j’étais saoul, tell’ment saoul qu’ j’ai pas pu monter jusqu’à mon lit et que j’ me suis endormi sur le carreau d’ la cuisine… Faut vous dire qu’on était à la Noël et qu’y faisait un froid à g’ler la soupe au coin du feu… Alors, savez-vous c’ qu’elle a fait, la vieille ?… Elle m’a ouvert mon veston, mon gilet, ma ch’mise, elle a pris un seau d’eau glacée, une grosse éponge, et elle s’est mise à m’arroser la poitrine, une heure durant, tandis que j’ ronflais comme un orgue… Puis elle m’a laissé là, jusqu’au matin, tout dépoitraillé, tout mouillé, a deux pas d’la f’nêtre grande ouverte, nom d’un cric !… Y’ avait d’quoi en attraper une double, et même une triple pneumonie… Pas vrai, docteur ?… Moi, Bibi Trompe-la-Mort, j’ai même pas été enrhumé !… Ha ! ha ! ha !… La deuxième fois, j’étais saoul… J’brise un verre de lampe, pour m’amuser, parc’que la vieille avait dit qu’on n’en avait plus de r’change… « J’ te l’ f’rai manger, mon verre de lampe ! » qu’elle dit comme ça en m’enguirlandant… J’ lui flanque sa raclée, pour la faire taire, puis je m’ remets à boire… Une heure après, elle m’appelle pour manger la soupe… J’en avais déjà mangé pas mal, quand j’ sens quéque chose qui m’croque sous la dent… J’ regarde, c’était un morceau d’verre… J’ farfouille dans mon assiette, c’était plein d’ verre en poudre… La vieille avait broyé l’ verre de lampe et m’ l’avait fichu dans ma soupe… Elle a eu sa deuxième tripotée, comme de juste… Moi, malgré c’ que j’avais déjà mangé, j’ai rien senti, j’ai pas même eu une indisposition. Faut croire que Bibi Trompe-la-Mort a les boyaux doublés d’ fer-blanc… Hahahahaha !… La troisième fois, j’étais saoul… J’ m’en vais cuver ma boisson dans un p’tit coin bien tranquille, au fond d’ l’ancienne carrière au gros Louis… Tout à coup, j’ suis réveillé par une secousse de tous les diables, et j’ vois une grosse pierre, une pierre d’au moins cent kilos, qu’était là, tout près de moi, et que j’ n’avais pas vue en m’couchant… J’me lève, j’entends du bruit là-haut, j’regarde, et j’vois une deuxième pierre qui dégringolait sur ma tête… J’ai eu juste le temps d’sauter d’côté, comme une chèvre, pour pas être écrabouillé, nom d’un cric !… J’grimpe a toute vitesse par le p’tit sentier, et j’vois la vieille qui filait en courant du côté des sapins… C’était elle qui avait encore essayé de m’faire mon affaire… Elle a eu sa raclée quand j’suis rentré, comme de juste… Moi, pas une égratignure !… Hahahahaha !… Aussi, j’suis bien tranquille, maint’nant… La vieille peut faire tout c’qu’elle voudra… J’suis Bibi Trompe-la-Mort, c’est moi qui l’enterr’rai, j’démolirai la baraque jusqu’à la dernière pierre pour trouver son magot, puis on verra quelle noce je suis capable de faire, nom d’un cric !… Hahahahaha !… Là-d’ssus, vous payez pas un verre, docteur ?… Non ?… Alors, y vais tout d’même le boire à votre santé… Quant à vos avis, c’est d’la blague : la boisson m’fait du bien, jamais du tort !… J’suis Bibi Trompe-la-Mort, moi, nom d’un cric !

Et l’ivrogne, allant au comptoir, se versa une copieuse rasade qu’il lampa d’un seul trait.

À ce moment, la servante Mérance entra pour dresser le couvert de la table d’hôte. À l’âge de la croissance, la malheureuse avait trop ou trop peu grandi ; car, avec vingt centimètres en plus, elle eût été de taille à peu près suffisante pour gagner sa vie en travaillant comme tout le monde ; et vingt centimètres en moins lui eussent permis de la gagner mieux encore, en exerçant le métier de naine sur les champs de foire. Rebutée partout, grâce à ce défaut ou à cet excès de taille, elle finit par échouer à l’auberge du Neur-Ry, où Séraphie consentit à la prendre « pour ses dents », selon le terme original qui, dans le pays, remplace l’expression « au pair ». Nourrie de restes, vêtue de loques, terrorisée par la brutalité du patron et les criailleries continuelles de la patronne, la pauvre Mérance montrait, dans une large face plate et blême, sans âge appréciable, un étrange petit nez qui parvenait à être à la fois camard et crochu, une bouche en coup de sabre qui s’est tiraillé en se cicatrisant, pas plus de menton que chez une jeune ablette, et deux petits yeux très noirs, très brillants, toujours effarés, toujours clignotants, toujours allant et venant, entre leurs paupières bordées de jambon, comme deux museaux de souris derrière les barreaux d’une souricière.

Au village, on l’appelait « le Nuton », du nom que le folklore régional donne aux gnomes et aux farfadets de la légende.

Mérance avait pris l’étrange habitude de ne jamais se déplacer, fût-ce de quelques mètres, qu’en compagnie d’un immense balai dont elle semblait avoir fait son inséparable « contenance », comme d’autres font d’une ombrelle ou d’un sac à main. Pour aller de la cuisine à l’étable, de l’étable à la cour, de la cour à la salle d’auberge, cent fois par jour elle empoignait ce compagnon beaucoup plus grand qu’elle, le gardant avec amour sur son épaule ou sous son bras, pendant les besognes les plus compliquées, et ne le posant auprès d’elle que quand il lui était impossible de faire autrement. Mérance avait ses raisons pour agir ainsi : Séraphie et Eudore se montrant, pour un oui ou pour un non, fort prodigues de taloches, la servante, en de telles occurrences, usait de son ustensile, non pour des ripostes qui lui eussent semblé sacrilèges, mais pour des parades auxquelles étaient inaptes ses petits bras, trop exigus pour cacher, dans le repli du coude, la moitié seulement de son énorme tête. Le moyen se trouvait, hélas ! bien loin d’être infaillible. Du moins, si une moitié des coups atteignaient quand même leur but, le balai en interceptait l’autre moitié, et Mérance parvenait à trouver la vie supportable, à dominer ses fréquentes envies d’aller se jeter à la rivière, par les jours de grande crue où l’on est sûr de ne pas se manquer.

Elle entra donc, serrant sous son aisselle le manche du balai, dont la tête à moitié chauve traînait sur ses talons, s’accrochant aux pieds de tous les meubles. Et elle se mit à disposer les assiettes et les couverts sur la longue table, derrière laquelle on voyait tout juste rouler sa grosse tête blême, allant et venant au long de la nappe comme une bille d’ivoire derrière la bande d’un billard. Du fond de la cuisine, la voix aigre de Séraphie lui envoyait sans cesse, à travers une odeur de graillon, des ordres multiples et contradictoires qui achevaient de l’ahurir.

Cependant, attirés sans doute par les bruits sonores de la vaisselle remuée, les pensionnaires de l’auberge quittaient leurs chambres ou le jardin et entraient peu à peu.

C’était l’habituelle figuration de table d’hôte qu’on retrouve dans tous les petits trous pas chers : familles de commerçants ou d’employés qui ont rogné sur leurs menus, pendant toute l’année, pour se payer quelques jours de vacances ; calicots et trottins, étudiants et grisettes venus à vélo pour s’en retourner le soir même. Figuration très peu nombreuse, du reste, car, si l’auberge du Neur-Ry s’enorgueillissait d’avoir servi, jadis, des repas de trente et quarante couverts, Eudore avait changé tout cela depuis belle lurette. Empressé auprès des dames, il étalait devant elles ses grâces de lourdaud en leur envoyant au visage, avec une haleine empoisonnée, des compliments d’estaminet et des galanteries de corps de garde. Il ne cessait d’offrir sa conduite en exemple à tous les maris de l’honorable société, les invitant sans relâche à vider deux ou trois litres avec lui, pour montrer aux bourgeoises qu’on est des hommes, nom d’un cric !… Ou bien, il enseignait des refrains de caserne aux gosses de six ans, et leur faisait boire en cachette des verres de fil-en-quatre, pour les former. Avec cela, plus curieux qu’une pie borgne, plus médisant qu’une servante congédiée, se mêlant de tout, s’imposant dans chaque conversation, embrouillant à plaisir les histoires les plus simples, mais ayant, à vrai dire, un excellent moyen à proposer pour les mener à bien, quelles qu’elles fussent ; « Flanquez-lui une bonne tripotée, nom d’un cric ! » Il se montrait, du reste, toujours prêt à joindre l’exemple à la parole, et s’était déjà colleté une demi-douzaine de fois avec des clients.

On comprend que la présence d’un tel hôte eût fait fuir depuis longtemps la bonne clientèle de jadis, habituée à la plate et obséquieuse servilité de la famille Créton. On ne voyait plus à l’auberge que des clients de passage, qui s’empressaient de filer au bout de quelques jours et ne reparaissaient jamais plus.

Mérance n’eut donc à dresser qu’une dizaine de couverts, y compris ceux du quatuor Brusy-Hougnot, et l’on allait se mettre à table, quand Eudore, qui vidait un fond de bouteille au coin de la fenêtre, annonça l’arrivée d’un convive supplémentaire en entonnant son inévitable refrain :

Tous les clients sont des cochons,
La faridondon, la faridondaine…

Le nouveau venu était un jeune homme coiffé d’un superbe feutre gris et chaussé de bottines jaunes flambant neuves. Il salua fort poliment à la ronde, puis demanda à Mérance si l’on pouvait lui servir à déjeuner. Le Nuton le regarda d’un air abruti, sans mot dire ; Eudore, de son coin, répondit : « Non, monsieur ! Fichez-moi le camp ! » et Séraphie, du fond de son antre, glapit en même temps : « Oui, monsieur ! Asseyez-vous ! » Sur quoi Mérance mit un couvert de plus, puis poussa une chaise aussi haute qu’elle entre les jambes du jeune homme, qui s’assit d’un air assez interloqué.

En le voyant venir, M. Brusy avait sursauté, puis esquissé de nouveau, à hauteur de la hanche, son petit geste de congédiement. Mais, comme personne ne parut y faire la moindre attention, il n’insista pas et se mit à table entre ses deux nièces.

Lui seul, du reste, donnait quelque trace d’émotion apparente. Nul, parmi les convives, ne semblait se soucier au nouveau venu ; mais Marie et Joséphine eussent certainement remporté le premier prix, ex æquo, si l’on avait joué à « ne pas sembler connaître ce jeune homme ».

Le repas commença dans un silence cérémonieux et gourmé, inévitable entre gens dont la plupart, mangeant chez eux en bras de chemise, se croient tenus de montrer en public le savoir-vivre le plus raffiné, ne sont jamais bien sûrs de ne pas enfreindre les règles de l’étiquette, et se surveillent mutuellement « pour voir comment on fait ».

Sans bouger de son coin, Eudore s’efforçait aimablement d’animer un peu la séance, poussant de formidables « Hue, Cocotte ! » à l’entrée du rosbeef, des miaulements aigus à l’arrivée d’une gibelotte de lapin, et affirmant avec des mines dégoûtées qu’il fallait avoir bien faim pour manger de ça. Il passait le reste du temps à se verser des tournées de cinq ou six verres, qu’il séchait l’un après l’autre en trinquant avec des personnages imaginaires.

— À ta santé, mon vieux Trompe-la-Mort !… À la tienne, mon vieil Eudore !… Ici, y’a qu’toi et moi qui n’sommes pas des mufles !

Les convives, bien que furieux au fond, faisaient mine de ne pas entendre, faute peut-être de savoir ce que l’étiquette ordonne en semblable circonstance. Ils avaient, du reste, beaucoup d’ouvrage déjà à se garer de Mérance, qui surgissait entre deux chaises, de façon soudaine et effrayante, toujours au moment où l’on ne s’y attendait pas. Elle hissait les plats au bout de ses bras minuscules, sans se soucier des inquiétants mouvements de roulis et de tangage qu’elle imprimait aux flots de sauce grasse, tout occupée à ne pas perdre de vue son balai, qu’elle avait bien dû lâcher pour le quart d’heure, mais qui se campait en bonne place, juste à mi-chemin entre la cuisine et la fenêtre, entre Séraphie et Eudore.

Le docteur Brusy avait commencé par pester, en son for intérieur, contre la morgue de ces petits bourgeois qui croyaient faire preuve de bonne éducation en prenant leur repas aussi silencieusement que des poissons rouges dans un bocal. Puis il s’était déclaré à lui-même qu’il allait rompre le silence. Puis il n’en avait osé rien faire. Puis il s’y décida de nouveau et eût peut-être fini par mettre ce hardi projet à exécution si une cuisse de lapin, trouvée en son assiette, n’était venue aiguiller sa pensée vers un de ses dadas favoris : l’origine commune de tous les êtres organisés. Au lieu de manger tranquillement sa patte de lapin, il se mit à la disséquer, à la tripatouiller, pour y chercher la ressemblance de ses formes ancestrales, les membres des amphibies, puis les nageoires des premiers poissons marins. N’ayant garde, une fois lançé, de s’arrêter en si beau chemin pour avaler une seule bouchée, il se mit à grimper, par petites sautes de quelques millions d’années, l’échelle phylogénique que nous ont tracée les continuateurs de Darwin, s’identifiant tour à tour aux squales féroces, aux candides lamproies, aux innocents polypes, aux vertueuses éponges, à tant de stupides animaux que la Science moderne désigne, comme leurs glorieux ancêtres, à tous les hommes qui émettent la prétention, légitime, somme toute, de remonter plus haut que les Croisades.

Le docteur s’était bravement hissé jusqu’au premier anneau de la chaîne ancestrale, et il s’imaginait déjà n’être plus qu’une simple monère, une imperceptible cellule, un vague grumeau albuminoïde, flottant sur la mer infinie et brûlante encore qui se condensait autour de notre globe à peine refroidi, quand Joséphine le poussa discrètement du coude pour lui faire remarquer que sa patte de lapin était, elle, complètement refroidie. Un peu confus, l’oncle se remit à manger en toute hâte, les autres ayant déjà fini leur portion.

Encouragé par le silence ambiant, si propice aux instructives méditations, et que nul ne se décidait à rompre, M. Brusy allait sans doute enfourcher de nouveau quelque idée générale pour s’envoler encore dans les sphères infinies de l’espace ou du temps, quand un fait bien minime vint se charger de tenir son imagination en bride.

Depuis quelques minutes déjà il avait la sensation mal définie, presque inconsciente, d’entendre quelque part un battement très faible, très léger, qui s’arrêtait, repartait, s’arrêtait de nouveau pour repartir encore. Il finit par en chercher la cause, et constata que c’était Marie, sa voisine, qui, soit énervement, soit distraction, tapotait la nappe du bout de l’index ou du manche de sa fourchette, d’un geste menu, tout juste visible, évoluant à quelques millimètres à peine au-dessus de la table.

Le docteur n’eût attaché aucune importance à ce fait s’il n’avait lu la veille, précisément, un article de revue sur l’écriture fort peu sténographique. des tables spirites : un coup pour la lettre A, deux coups pour la lettre B, etc., jusqu’à vingt-cinq coups pour la lettre Z.

Machinalement, sans songer le moins du monde à se mêler des affaires d’autrui, le vieil oncle compta les coups que Marie frappait par petites séries irrégulières, bien détachées l’une de l’autre : un… neuf… treize… cinq coups, puis, plus rien. Les deux mains sous la nappe, le docteur fit le compte alphabétique sur ses doigts : un = A… neuf = I… treize = M… Cinq = E… Soit : A, I, M, E.

— Singulier hasard, pensa-t-il. Une lettre de plus, et cette jeune amoureuse écrivait sans le savoir le verbe : aimer.

À ce moment, il vit le jeune homme au chapeau gris, assis juste en face d’eux de par la volonté de Mérance, s’essayer à son tour au presque imperceptible tapotement. Le docteur compta les coups, bien entendu : Dix… cinq… vingt… un… neuf… treize… cinq… puis plus rien… Soit : dix = J… cinq = E… vingt = T… un = A… neuf = I… treize = M… cinq = E… Total : Je t’aime !

Marie, à son tour, recommençait déjà : Dix… cinq… vingt… un… etc…

Et le docteur comprit le puéril et sublime stratagème : à la barbe du père impitoyable, des inconnus gourmés et cérémonieux, ces enfants se disaient leur amour, sans relâche, sans fatigue, depuis le commencement du repas. Pendant deux ou trois minutes, M. Brusy, plongé dans une immobilité cataleptique, contempla la salière placée en face de lui, absorbé par des rêves, par des regrets, peut-être, que nul, sauf lui, ne connaîtra jamais. Soudain, empoignant son couteau, il en frappa bruyamment le bord de son assiette, comme un enfant mal élevé : six coups… dix-huit coups… quinze coups…

— Que faites-vous donc, mon oncle ? demanda Joséphine.

Le docteur parut sortir d’un songe, puis répondit, d’un air tout penaud, tout ahuri :

— Pardon… Je voulais demander du fromage…

Nul ne remarqua que Marie et le jeune homme au chapeau gris rougissaient fortement à leur tour.