Par nos champs et nos rives/Texte entier

Imprimé au Devoir (p. titre-184).


PAR NOS CHAMPS ET NOS RIVES…














Blanche Lamontagne
par nos champs
et nos rives…
IMPRIMÉ AU DEVOIR
43, rue Saint-Vincent
MONTRÉAL

1917

PRÉFACE


On me demande mon sentiment sur les vers de Mademoiselle Blanche Lamontagne. Mon Dieu ! J’aurais bien envie de barlander un peu. Mais il paraît qu’il ne faut pas

J’essaie, depuis que j’ai lu, de me définir le charme spécial et si pénétrant de cette poésie. Et je suis tenté d’écrire qu’il est fait tout d’abord d’une haute inspiration « mystique. » J’emploie ce terme dans l’acception qu’on lui donne maintenant. Et cela ne veut nullement dire : poésie religieuse, mais peut-être : âme religieuse qui fait loyalement de la poésie.

Pour Mademoiselle Lamontagne, les paysages physiques ne sont que l’envers de paysages moraux, et, sous la réalité visible, elle pénètre jusqu’aux formes éternelles. Parce que toute beauté créée n’cst qu’une vibration de l’harmonie infinie, toute contemplation terrestre lui devient motif à élévation spirituelle. Les fontaines d’ici-bas lui parlent des autres, de celles qui étanchent la soif pour toujours. La mer sous les étoiles s’offre en fragment lisible du grand poème divin ; dans son lit profond et dans la rumeur des vagues, s’animent les ombres vivantes et les prières des pécheurs gaspésiens. Et les signes de croix dessinés sur les guérêts ou sur l’entame du pain nous rappellent d’autres signes de croix, par lesquels nos bonnes gens seront sauvés. Oui, dans cette poésie aux ailes montantes, la nature nous apparaît comme une échelle mystique, comme le verbe sensible d’une pensée divine. Et n’est-ce pas les saisir dans leur réalité belle et profonde, ces choses qui ont été faites pour nous révéler l’Invisible et dont nulle fin n’est supérieure à celle-là ? Là-bas, de l’autre côté, on enrôlerait tout de suite la jeune poétesse, dans l’Amitié de France, dans cette jeune école qui a résolu de faire cesser le paganisme littéraire, par l’alliance renouvelée de la pensée et de la foi et par la remise à la nature de son sens divin. Digne émule de ces jeunes artistes catholiques, Mademoiselle Lamontagne paraît d’avis que « sous notre front lavé par l’eau du baptême, la pensée et les chants mentiraient qui ne seraient pas imprégnés de beauté surnaturelle. »

Mais je ne sais si le recueil ne nous révèle pas davantage le charme du chez-nous. Hélas ! ne le savons-nous pas ? Un divorce existait, et déjà fort ancien, entre la nature de notre pays et nos sens et nos imaginations. C’était devenu la grande mode, presque une esthétique, de s’abstraire de son pays. Trop souvent nos poètes ont refusé de chanter pour nous et ne voulaient manger qu’à la table des dieux. Formés par la seule observation indirecte, celle des livres, leur moindre faute fut de jeter sur les choses natales la défroque de métaphores exotiques. Sauf quelques-uns, trop poètes pour pécher si gravement contre l’art, ils nous ont montré la nature la plus détestable qui soit au monde : une nature livresque.

Ah ! que nous voilà changés de tout ce déjà vu et de toutes ces chansons apprises ! Cette fois, c’est bien l’air natal qui soulève les strophes, qui en organise la vie et le rythme intérieurs. Mademoiselle Lamontagne n’admire pas plus qu’il ne faut, les fleurs d’herbier ; celles qu’elle nous offre et qu’elle nous jette à pleines brassées, sont des fleurs vivantes qu’elle est allée cueillir elle-même, dans sa chère Gaspésie, là-bas, au bord du golfe, toutes pleines des senteurs des grèves, des goémons et des montagnes, toutes ruisselantes des embruns de la mer.

Ce qu’elle nous présente c’est du réalisme, et du plus vrai et du plus sain, et du presqu’inconnu dans notre jeune littérature, puisqu’il s’agrémente pour cette fois d’une pointe délicieuse de parfum régionaliste. Sa petite patrie, l’auteur de Par nos champs et nos rives l’a longuement regardée, et, d’un regard si aigu et si amoureux, qu’elle l’a pénétrée jusqu’à l’âme : « Nos poètes, disait M. Adjutor Ricard, dans son bout de préface aux Visions Gaspésiennes… ont bien chanté la grande patrie. Ils ont chanté les blés ; se sont-ils penchés vers le brin d’herbe ? » ” Cette fois, Mademoiselle Lamontagne a chanté le brin d’herbe autant que les blés. Elle chante la mer, les bois, les fiers ancêtres, mais elle fredonne aussi les complaintes mélancoliques du petit pêcheur gaspésien ; elle entonne la rude chanson du défricheur dont la cognée fait entrer de grands morceaux d’azur dans la forêt envahie.

Je songe à la révélation réconfortante que ces petits poèmes vont nous donner. Nous croyions que le spectacle de nos mœurs anciennes s’était effacé pour toujours et de partout, sous l’affreux maquillage moderne, et que les jeunes viendraient trop tard pour nous en laisser le tableau vivant. C’était presque une résignation acceptée qu’il fallait attendre, de l’étranger, la découverte et la mise en valeur de nos meilleures ressources d’art. Mademoiselle Lamontagne a ce bonheur de vivre dans une région enclose, gardienne mieux que la nôtre des vieilles choses et des vieilles attitudes. Et voilà que son œuvre n’ira pas seulement dévoiler au dehors l’inconnu poétique de notre pays ; elle nous révèle à nous-mêmes la réalité naissante d’un régionalisme savoureux.

Ces nouveaux poèmes sont d’une autre gamme que ceux des Visions Gaspésiennes ; et ils affirment l’ascension d’un talent. Voyons-y la fécondité généreuse d’affinités électives entre nos âmes et la terre natale. Nous aurons beau faire : ceux-là créeront la beauté mieux que les autres, qui auront fait des vertus de la patrie, les grandes éducatrices de leur talent. Je ne doute point que les critiques ne signalent à l’auteur quelques inexpériences, dernière rançon de sa jeunesse ; que les chercheurs de formes rigides ne trouvent à redire à la franche liberté de quelques-uns de ses rythmes. Mais s’il faut admirer le relief sculptural des strophes parnassiennes, est-ce notre faute si ces poèmes impeccables nous font penser parfois au Génie de la mort de Canova : magnifique splendeur marmoréenne qui s’appuie sur une lumière éteinte ? Le culte des règles et la perfection de la technique sont des vertus de l’art. Mais c’est une autre vertu et c’en est une plus grande, que l’adaptation exacte du verbe et du vers à la plénitude de la pensée et à ses courbes indéfinies. La poésie est faite avant tout de valeurs intellectuelles. Et qui donc voudrait faire un reproche à Mademoiselle Lamontagne d’en être persuadée et de s’en souvenir ?

Faire tenir dans un recueil de poèmes, avec l’élan mystique de notre foi, la beauté de la terre natale et la substance héroïque du passé, et faire chanter toutes ces choses dans les rythmes ailés du vers français, voilà, si je ne me trompe, qui serait assurément de la grande poésie. Et, pour ma part, je ne veux nullement prétendre que Mademoiselle Lamontagne ait atteint le Saint-Graal. Mais mieux que d’autres peut-être elle a su rester digne de sa foi et de son petit pays et faire de son œuvre le prolongement loyal de son âme. Ainsi, sans l’avoir voulu ni cherché, la jeune poétesse, avec ce mélange de mysticisme et de réalisme national, nous aura précisé la formule de notre poésie de l’avenir, celle qui, en exaltant toutes nos jeunes énergies, saura chanter à la grande mesure de notre âme.

Lionel GROULX, ptre.
Montréal, janvier 1917

LES BLÉS

À la France.

Ce matin, plus lourds dans la brise,
Les blés se sont mis à pleurer ;
Au fond de leur prunelle grise
J’ai vu des larmes s’égarer.


Courbés sous le poids de leur peine
Ils ont penché leur front trop lourd,
Et leurs pleurs brillaient dans la plaine,
Comme un bijou sur du velours…



« Nous pleurons en un deuil suprême.
« La douleur, au sombre courroux,
« Nous a touchés de sa main blême,
« Et verse sa détresse en nous.


« Étendant nos bras en prière
« Vers la face du Tout-puissant,
« Nous sentons croître en nos paupières
« Des larmes, des larmes de sang…


« Ah ! bien grande est notre souffrance,
« Me dirent les blés canadiens :
« Nous pleurons pour les blés de France
« Qu’écrasent les canons prussiens ! »…

À LA TERRE


Pour chanter ta beauté, si puissante et si fière,
Je rêvais de t’écrire un poème immortel,
Toi qui règnes en moi, comme sur un autel,
Ô bonne terre, ô mère !…


Je le rêvais vivant, tout baigné de rayons,
Radieux comme l’aube et doux comme la brise,
Si vivant qu’on eût pu voir, en sa forme exquise,
Un vol de papillons !…



Mais ce poème heureux n’était qu’une chimère,
Car il est des amours trop beaux pour les nommer,
Et mon amour pour toi demeure inexprimé,
Ô bonne terre, ô mère !…


Absous-moi de ces vers qui gémissent en chœur,
Prends pitié de mon rêve impuissant et farouche.
Sois clémente à mes chants et pardonne à ma bouche
À cause de mon cœur !…




LA CAMPAGNE

LA CAMPAGNE


L’amour m’a dit, un jour : « Poète,
« Dans ton langage, chante-moi !
« Chante-moi, ton âme inquiète
« A connu mon suave émoi !…


« C’est moi qui, dans les sentiers roses,
« Ai conduit tes pas ingénus
« C’est moi qui t’ai jeté des roses
« Le long des chemins inconnus !…



« C’est à ma coupe d’ambroisie
« Que tu vins t’abreuver un jour ;
« Dans ma coupe est la poésie :
« II n’est rien de grand sans l’amour !…


« Et je lui dis : « Je suis éprise
« D’un rêve très vaste et très beau,
« Qui va du foyer à l’église,
« Qui va de la tombe au berceau :


« Je veux, poète de la plaine,
« Avec des mots rudes et doux,
« Chanter la terre canadienne,
« Et la campagne de chez-nous !… »

LE CLOCHER NATAL


Ô clocher natal qui domines
Les champs, les forêts, les maisons,
Et fais retentir les collines
De l’écho de tes oraisons ;


Ô clocher des places natales
Qui montres du doigt le ciel bleu,
Plus que les grandes cathédrales,
À l’homme tu parles de Dieu !…



C’est par toi que l’âme naïve,
L’âme simple du paysan
Demeure toujours attentive
Aux saintes croyances d’antan.


C’est par toi, clocher salutaire,
Par ta voix douce infiniment,
Que la détresse de la terre
Peut monter jusqu’au firmament !…


Et plus que la ravine blonde,
Où poussent les foins rajeunis,
Plus que la savane qu’inonde
L’immortelle chanson des nids ;


Plus que la clairière où les gerbes
Jettent leurs rayons enflammés,
Plus que les buissons, remplis d’herbes,
Et plus que les champs parfumés ;


Plus que les collines prospères,
Plus que les forêts et les monts,
Plus que la maison de nos pères,
Ô clocher natal, nous t’aimons !…

L’ÉGLISE


Du plus loin que je vois mes heures de jeunesse
L’église m’apparaît, avec son fin clocher.
Je songe aux premiers jours où j’allais à la messe,
Et je revois la nef où j’écoutais prêcher.


J’entends les grelots clairs, les lourdes carrioles,
Qui passaient, à grand train, les soirs de la minuit.
Je vois les lampions, les feux, les banderoles,
Et la lampe du chœur qui brillait, dans la nuit !…



L’église, c’est le cœur des paroisses rustiques ;
C’est leur âme qui vibre, en sa cloche d’airain.
L’église est le témoin des âges héroïques
Qu’ont vécus nos aïeux, dans leur labeur serein !…


Sans elle, il n’est plus rien de ta grâce, ô campagne,
Sans elle il n’est plus rien de ta sublimité ;
Sans la croix, ta céleste et fidèle compagne,
Un grand deuil règnerait au fond de ta beauté !…

Ah ! puisses-tu garder ta ferveur ancienne,
Ô race de croyants, bon peuple de chez-nous !
Nulle gloire, ici-bas, n’égalera la tienne,
Car un peuple n’est grand et n’est beau qu’à genoux !…

LES ROUTES


Ah ! que les routes sont attirantes et belles,
Les routes que l’on voit se perdre, dans le noir,
Et qui gardent, dans l’ombre apaisante du soir,
Ces étranges lueurs, bonnes et fraternelles !…


Quel est donc ce pouvoir qu’elles ont sur nos yeux,
Et quel est ce secret qui nous tourmente en elles,
Les traîtres routes, aux puissances éternelles,
Qui nous font signe avec leur regard curieux ?…



Quand la « brunante » vient, et que le jour s’efface,
Les routes que la nuit semble tordre en ses doigts,
Enserrent les côteaux, les plaines et les bois,
Comme des bras aimants et forts qui les embrassent…


À les voir le désir indicible vous vient
De tous ces inconnus qui, devant nous, s’étendent,
Et nos rêves s’en vont et nos âmes se tendent
Vers le divin « là-bas », sans retour et sans fin !…


Ah ! que de chants d’amour s’égrènent sur les routes !
Mais que de pleurs aussi, que de sanglots, Seigneur,
Disent, dans les chemins, la secrète douleur
Des hommes terrassés par le mal et le doute !…


Afin que le destin nous soit clément et doux,
Dans ces lieux inconnus où les heures nous mènent,
Aidez-nous à marcher sur les routes humaines,
Seigneur, et montrez-nous celle qui va vers vous !…


Oui, montrez-nous la route où nos faibles prunelles.
Lasses des horizons fuyants qu’elles ont vus,
Au-delà de la terre et de ses imprévus,
Verront paraître, enfin, les clartés éternelles !…

LE SENTIER


Les bluets sont fleuris et les fraises sont mûres.
Pour nous charmer, la terre a repris sa beauté.
La plaine a tressailli de sa fécondité,
Et les bois sont pleins de murmures…


Le sentier que nos pas ont foulé tant de fois,
Celui que nous avons choisi, parmi tant d’autres,
Et dont tous les secrets semblent devenus nôtres.
Est reverdi, comme autrefois…



Les mêmes fleurs y font balancer leurs corolles,
Les parfums d’autrefois et les vieilles chansons
Renaissent dans ces lieux, et le lys des buissons
Pousse parmi les herbes folles.


J’ai senti refleurir mon âme, ô bien-aimé,
Au souvenir ancien de nos heures joyeuses,
Parce que l’air est doux et que les fleurs nombreuses
Jonchent le sentier parfumé !…


Et j’ai compris combien l’heure nous sera douce
Lorsque nous reviendrons, tous deux, dans le sentier,
Derrière les troupeaux marquant, d’un pas altier,
Leurs larges sabots dans la mousse !…


Maintenant que la brise a des airs attiédis,
Que les petits oiseaux chantent dans les ramures,
Que le vent est léger, que les fraises sont mûres,
Et que les bluets sont fleuris !…

VIENS DANS LES CHAMPS FLEURIS…


Viens dans les champs fleuris, la nature t’appelle ;
La plaine est souriante et les bois sont joyeux.
La terre est un berceau, berce ta peine en elle,
Sa parole est féconde et sa joie éternelle ;
Viens dans les champs fleuris !…


Viens voir grandir les blés, au faîte des collines,
Et naître la moisson qui nous donne le pain.
Rien ne nous rend meilleur que ces chansons divines,
Et ces bruits inconnus qui montent des ravines ;
Viens voir grandir les blés !…



Aux sources de la foi viens retremper ton âme ;
Chaque bruit de la plaine est un hymne au Seigneur.
La tige le célèbre, et l’épi le proclame,
La terre est un credo : viens refaire ta flamme
Aux sources de la foi !…

LA FONTAINE


Il est au pays de chez nous,
Dans les herbages de la plaine,
Près du grand champ de trèfles roux,
Une vieille et belle fontaine.


Dans le calme délicieux
Des heures d’aurore elle chante,
Et, sous la lumière des cieux,
Entr’ouvre sa bouche riante.



Les couples que l’amour conduit
Dans le bois, à la nuit tombante,
Écoutent cet étrange bruit
Qu’elle fait, au bout de la sente…


Des minois d’enfants ingénus,
De garçonnets, de filles blondes,
Des bras mignons et des pieds nus
Comme elle en a vus, dans ses ondes !…

Et comme sa source, où vient choir
Toute la splendeur de l’aurore,
Est douce au laboureur, le soir,
Quand la fatigue le dévore !…





Mais n’allons pas, dans sa liqueur,
Chercher le remède à nos fièvres ;
Elle ne va pas jusqu’au cœur,
Elle n’apaise que les lèvres !…



Où donc l’as-tu mise, ô mon Dieu,
Où l’as-tu mise ta fontaine,
Ta fontaine sainte qui peut
Calmer la soif de l’âme humaine ?…


Ah ! ne nous laisse pas périr,
Montre-nous ta source adorable,
Pour rassasier les désirs
De nos pauvres cœurs misérables !…

LA PLUIE


Le ciel a pleuré cette nuit,
Il a pleuré sur la colline,
Et la nature, en deuil, s’incline
Sous ce lourd fardeau, qui luit…


Les petits arbres des clairières
Se sont relevés de leur mieux ;
Pour chasser les pleurs de leurs yeux,
Les fleurs secouent leur tête fière.



Le champ que l’ondée a couvert
De rosée opulente et grise,
Triste et grelottant, sous la brise,
Montre qu’il a beaucoup souffert.


Mais, de cette souffrance même,
Ô nature, tu revivras :
Dieu veut que les pleurs, ici-bas,
Aient une puissance suprême !…


Déjà les vallons enchantés,
Se sont vêtus de nouveaux charmes :
Où le ciel a versé des larmes
Naissent la vie et la beauté !…


Le ciel a pleuré cette nuit…

LA CÔTE


Elle mène au chemin sonore,
Où s’en vont les boisseaux de blés,
Traînés, sous les feux de l’aurore,
Par les lourds chevaux accablés.


Au printemps, durant les semailles,
Elle s’emplit de bruits d’essieux ;
Les chocs et les heurts de ferrailles
S’y mêlent au souffle des bœufs.



— « Ho ! le Rouget ! — Ho ! le Noir ! Marche ! »
Les coups de fouet vibrent dans l’air,
Et les bœufs se mettent en marche,
Sous les taons, qui mordent leur chair.


Tout le jour, c’est une furie
De voix, de cris et de chansons,
Un immense souille de vie
Qui réveille tous les buissons…


Un essieu glisse, un char trébuche :
Tout le canton est transporté,
Et la côte est comme une ruche,
Grouillante de fécondité !…


Mais, à l’heure où la nuit commence
À marcher le long du labour,
La chanson fait place au silence,
Le travail fait place à l’amour !…


Quand la nature entière sombre,
Dans le couchant mystérieux,
On peut voir, sur la côte sombre,
S’en aller les couples joyeux !…

LA COLLINE


I

Quand l’hiver a quitté la charmante forêt,
Quand le printemps sourit aux feuilles des grands chênes
Quand la fécondité de la terre apparaît,
Et que l’on peut songer aux récoltes prochaines ;


Parmi l’herbe nouvelle, et le long des sentiers
Où le pas du semeur matinal se dessine,
Tel on aime revoir de vieilles amitiés,
Bien souvent, je reviens visiter la colline.



De loin, je puis la voir, calme, entre deux buissons,
Que la voix des oiseaux inonde d’harmonie,
Et son flanc, alourdi des futures moissons,
Jette un rayonnement de splendeur infinie !…


On dirait qu’elle peut aussi m’apercevoir ;
Qui sait, elle m’attend et m’appelle, peut-être ?
Il me semble qu’elle est heureuse de me voir :
Comme une amie, elle a l’air de me reconnaître !


Peut-être que Dieu donne aux choses d’ici-bas
La force du regard ; peut-être, la colline
A-t-elle reconnu le bruit sourd de mes pas,
Et compris mon attache à sa beauté divine ?…


J’avance doucement, auprès d’elle ; je vois
Briller, dans le soleil, sa figure gaillarde ;
Je lui souris, lui parle à voix basse, et je crois
Que la colline m’aime et qu’elle me regarde !….

II

Ô colline, longtemps après nous tu vivras,
Toi qui restes debout, près de l’homme qui tombe !
Belle, comme aujourd’hui, toujours tu renaîtras,
Quand l’âge nous aura fait descendre à la tombe !…



Et ceux-là d’entre nous qui cheminent, le soir,
À ton ombre, et qui vont respirer ton haleine,
Ceux qui t’aiment d’amour et qui viennent s’asseoir,
Près de toi, pour humer ton odeur souveraine ;


Ces paysans, marchant d’un pas rythmé, pareil
Au pas des matelots, dans leur barque traîtresse,
Ces pères et leurs fils, jeunes hommes vermeils,
Dont le regard brûlant est comme une caresse ;


Et celles que tu vis si souvent revenir
Vers toi, pour entasser ton blé dans leurs voitures,
Ces femmes dont on sent flotter le souvenir
Dans tes enchantements, ô sublime nature !


Ces filles égrenant, dans le jour attiédi,
Leur rire clair, pareil au rire des sirènes,
Les glaneuses qui vont poser leur pied hardi
Dans l’herbe, et font ployer leurs épaules sereines ;


Tous auront disparu d’ici, tous seront morts,
Couchés au cimetière où la brise soupire,
Et toi, tu revivras, dans tes feux et tes ors,
Colline, et l’on verra rayonner ton sourire !  !…


III

Mais souviens-toi que nous t’aimions,
Quand, dans la saison des semailles,
Avec nos grands chapeaux de paille,
Dans ton chemin, nous revenions !…


Souviens-toi des heures joyeuses,
Heures d’amour et de chansons,
Où courait, parmi tes buissons,
La jeunesse, aux lèvres rieuses !…


Belle colline, souviens-toi,
Souviens-toi de ces jeunes couples
Qui passaient, langoureux et souples,
Ivres d’espérance et de foi !…


À ton ombre qui nous invite,
Où le bonheur nous rassemblait,
Souviens-toi du chant qui semblait
Faire battre ton sein plus vite !…

Quand, pour toujours, nous dormirons,
Ô colline, en tes paysages,
Ah ! rappelle-toi nos visages,
Et souviens-toi que nous t’aimions !…

LES BLANCS MOUTONS


Vous vous levez avant l’aurore,
Puis vous partez, et les buissons
Tremblent de votre voix sonore,
Ô blancs moutons !


Des lambeaux de vos toisons blanches
Les merles que nous abritons,
Bâtissent leurs nids, dans les branches,
Ô blancs moutons !



Nous aimons vos voix cristallines,
Vos pas légers, vos yeux si bons.
Vous êtes l’orgueil des collines,
Ô blancs moutons !


Goûtez les bienfaits de la plaine.
Pour les froids que nous redoutons,
Nous prendrons votre chaude laine,
Ô blancs moutons !…


Oui, rasez l’herbe des prairies,
Car, hélas, nous vous mangerons,
Le jour de la Pâque fleurie,
Ô blancs moutons !…

LES DEUX CHAMPS


I

Un champ. Il est rempli de gerbes couleur d’or.
Tranquilles, dans le soir, pures comme en prière,
Et luisant, sous les feux du soleil qui s’endort,
Ces gerbes font penser à des fleurs de lumière…


Plus loin, un autre champ se déroule et s’étend,
Un champ d’une détresse indicible, infinie,
Mais, de cette détresse il s’échappe, pourtant,
Un souffle plus puissant et plus fort que la vie…



C’est la plaine des morts, c’est le champ du repos,
C’est là que tout finit, c’est là que tout commence.
C’est dans ce champ que Dieu fait reluire sa faux,
Et que l’aile du temps jette son ombre immense !…


Là, des épis humains, dans l’herbe sont couchés,
Et reposent, parmi les feuillages agrestes :
Le divin moissonneur, un jour, les a fauchés,
Car il les a voulus pour ses granges célestes !…

II

Lorsque vous nous aurez transplantés dans vos plaines,
Sur les coteaux divins, quand nous resplendirons.
Dans vos matins brillants et vos aubes sereines,
Seigneur, nous revivrons et nous refleurirons !…

Puisant la vie, au sein de votre azur sublime
Dans vos champs, nous serons ruisselants de beauté.
Sur nous, toujours vivant et toujours magnanime,
Brillera le soleil de votre éternité !…



Comme la fleur, cachée au fond du buis sonore,
De l’aube souriante implore le retour,  [aurore,
Nous pencherons nos fronts, Seigneur, vers votre
Et nous boirons, ensemble, au puits de votre amour !…


Nous serons grands comme au sortir d’une victoire,
Et, loin des vents cruels qui déchirent l’épi
Nous oublierons, dans notre joie et votre gloire,
Le sol ingrat et rude où nous aurons pâti !…


Et nous deviendrons beaux et forts. Un saint délire
Mettra tant de vigueur, en nos membres sacrés,
Que, sur nous, vous ferez briller votre sourire,
Et que, de vos regards, vous nous caresserez !…


Et nous réjouirons vos plaines éternelles
De la jeune splendeur de nos fronts reverdis,
Et l’or resplendissant de nos gerbes nouvelles
Remplira les greniers de votre Paradis !…

LES BLÉS MURS


Aimez-vous les blés dont la tige
Vient de naître, dans les sillons,
Et qui semblent pris de vertige,
Comme de jeunes papillons ?


Aimez-vous les blés quand la grâce
De la jeunesse rit en eux,
Quand le vent folâtre qui passe,
S’amuse en leurs minces cheveux ?



Les aimez-vous quand le vent roule
Leur vague, au milieu des enclos,
Quand ils sont drus comme une foule,
Et remuants, comme des flots ?


Aimez-vous les voir, dans la plaine,
Quand leur épi vient de s’ouvrir,
Et quand leur enveloppe est pleine
De ses promesses d’avenir ?…


Moi, je les aime quand les gerbes,
Lourdes d’espoir du lendemain,
Dans les champs, blondes et superbes,
Ont déjà la couleur du pain !…

NUIT D’ÉTÉ


Qui chantera, belle nature,
Le charme de tes nuits d’été,
Où le vent est plein de murmures,
Où le ciel est lourd de beauté !


Dans leurs lits, les hommes sommeillent,
Réjouis par leurs songes vains,
Mais, dehors, les choses s’éveillent,
Et c’est l’heure des bruns divins…

On entend les eaux cristallines
Chanter aux sources d’alentour ;
Dans l’herbe folle des collines,
L’oiseau jette son cri d’amour…



La feuille tremble et se balance,
Le vent fait craquer les buissons :
Oh ! ce réveil plein de silence !
Ce silence plein de chansons !…


Vous qui dormez, dans votre tombe,
Ô morts, n’avez-vous pas frémi,
Sous la chaude brise qui tombe,
Ce soir, du vallon endormi ?…


N’avez-vous pas — ô douce ivresse ! —
Vu renaître, tous à la fois,
Vos rêves ardents de jeunesse,
Et vos purs amours d’autrefois ?…


Écoutez ! Le chêne soupire,
La terre est prise de langueur ;
On dirait que le sol respire,
Et qu’on entend battre son cœur !…


Ô douceur étrange ! Ô délire !
Ô paix dont nous sommes grisés !
On croit voir passer des sourires !
On croit voir flotter des baisers !…

LE VENT


I

Le jour sourit, frais et joyeux,
Sur la montagne et dans la sente ;
L’air est plein d’éclairs et de feux ;
Le vent se fait mélodieux :
Écoutez le vent comme il chante !…


Mais voici que le ciel est noir,
Que, là-bas, l’orage s’assemble,
Et le vent, pris de désespoir,
Sur les arbres se laisse choir :
Écoutez le vent comme il tremble !…



Aurait-il donc un cœur de chair,
Cet être méchant qui nous leurre,
Aurait-il un cœur large et fier,
Broyé par un chagrin amer ?…
Écoutez le vent comme il pleure !…


Pourquoi s’est-il mis à pleurer
Le vent qui, dans la nuit, s’engouffre ?
Est-ce pour ceux qui vont sombrer,
Dans leur esquif frêle et léger ?…
Écoutez le vent comme il souffre !…

II

Fermons la porte au vent
Qui vient assaillir nos demeures :
Nos tendresses seront meilleures,
Et notre rêve plus vivant.


Le vent guette, dans l’ombre,
Les mots d’amour que nous disons,
Tous les mots que nous prononçons,
Nos chants et nos rires sans nombre,



Les prend en son manteau,
Les éparpille dans la plaine,
Les emprisonne et les enchaîne
Dans quelque immuable tombeau.


C’est pourquoi l’âme humaine,
Brûlante d’instables désirs,
Et pliée au joug des plaisirs,
Oublie et sa joie et sa peine !…


Nos bonheurs lui font mal ;
Il souffre de nous voir en joie,
Car le vent est toujours en proie
À quelque tourment infernal.


Enfermons-nous ! Ses plaintes
Qu’il vient promener, dans la nuit,
Sont tristes comme l’eau qui bruit,
Sur la rive, aux larges empreintes !


Cet être décevant,
Dont la voix implore et blasphème,
Est jaloux des êtres qui s’aiment :
Vite, fermons la porte au vent !…


III

Ô vent ! tu peux souffler, la nuit, sur la campagne,
Et, dans l’ombre, tu peux mugir comme un taureau,
Tu peux briser le front orgueilleux des montagnes,
Et jeter ton cri de tombeau !…


Que nous importent, vent, ta détresse, ta rage,
Et que peuvent sur nous tes stériles fureurs ?…
Nous nous aimons ! Que nous importent tes orages,
Puisque la joie est dans nos cœurs !…


Va troubler si tu veux les champs et les bruyères :
Notre âme a plus d’échos, notre âme a plus de chants
Que les monts et les bois, imprégnés de lumière,
Et que les prés, aux verts penchants !  !…

LA POUDRERIE



Il a neigé, la neige fine,
Sans relâche, a tombé, tombé,
Et chaque arbre de la colline,
Sous son joug pesant, est courbé.


Tout est envahi par elle,
Les côteaux, les champs, les chemins,
Les monts, la forêt immortelle,
Et jusqu’à l’âme des humains !…



Elle a blanchi toutes les branches
Des buissons frêles et tremblants.
Toutes les montagnes sont blanches,
Tous les toits des maisons sont blancs !


Et voici qu’un grand vent s’élève,
Rude comme un aiguillon,
Et dont la vitesse soulève
La neige, dans un tourbillon…


C’est la « poudrerie » ! Ah ! prends garde
À la « poudrerie », ô passant !
Elle est belle mais elle darde
Du froid jusque dans le sang !


Sa lumière nous émerveille,
Et sa caresse nous endort,
Mais, de ses bras, nul ne s’éveille,
Et son baiser donne la mort !…




Sur la route ou dans la prairie,
Si quelque pauvre voyageur
Est surpris par la « poudrerie »,
Ah ! daignez le guider, Seigneur !


Menez-le, bientôt, vers les êtres
Qui l’attendent, à la maison,
Et vers ces brillantes fenêtres
Qui lui font signe, à l’horizon !…

LES PEUPLIERS DE LOMBARDIE


Les fiers colons qui furent nos aïeux,
Dont le labeur nous fit une patrie,
Ont transplanté, sur leur terre, et près d’eux,
Des peupliers de Lombardie.


Dans la splendeur des rayons du matin,
Et dans l’éclat de la lune arrondie,
On voit planer, bien haut, le front hautain
Des peupliers de Lombardie.



Calmes et droits, dressés sur l’horizon.
Gardiens muets de la terre chérie,
Ils font la garde autour de nos maisons,
Les peupliers de Lombardie !…


Levant toujours leurs bras vers le ciel bleu,
Ils font songer à des âmes qui prient,
Et dont l’espoir se réfugie en Dieu,
Les peupliers de Lombardie !…


Prêtres du sol, ministres sans autel,
Qui contemplez les hauteurs infinies,
Portez, portez notre détresse au ciel,
Ô peupliers de Lombardie !…

J’AI VOULU REVOIR LA CAMPAGNE


I

J’ai voulu revoir la campagne
Où je suis née, où j’ai grandi,
Le chemin que l’ombre accompagne,
La colline, au flanc reverdi ;


J’ai voulu revoir, sous un chêne,
Cet étroit et joli sentier
Par où, dans la forêt prochaine,
Nous atteignions les noisetiers…



J’ai revu le pré, la clairière
Dont l’herbe ployait, sous nos pas.
J’ai revu le champ, la rivière :
Ils ne me reconnurent pas !…


Et je me disais : « Ô folie
D’aimer ces plaines et ces bois !
Car leur beauté froide est sans vie,
Leur magnificence sans voix !…


Ces lieux, qu’en mes jours d’innocence,
J’aimais de mon âme d’enfant,
Ne devinent pas la puissance
De mon vieil amour triomphant !…


Partons ! Voilà trop de faiblesse,
M’écriai-je, quittons ces lieux ! »
Pendant, qu’en ma sombre tristesse,
Les larmes me venaient aux yeux…


Mais, comme je m’éloignais d’elles,
La forêt immense a frémi,
Dans un doux bruissement d’ailes,
Et la colline m’a souri !…


II

Ô nature, force suprême
Et grâce vivante, tu n’es
Pas sans âme, et celui qui t’aime
Tu le comprends et le connais !


Tu n’as pas d’humaines paroles
Pour dire à chacun ton amour,
Mais tes enfants tu les consoles,
Et tu leur es bonne, toujours !


Tu les aimes. Tes bras vivaces
Leur font un manteau lumineux ;
Tu les étreins, tu les enlaces,
Et tu verses la joie en eux !…


Tu te fais douce et maternelle
Pour les pauvres, les délaissés ;
Tu sais recouvrir de ton aile
Ceux que la souffrance a blessés !…



Et, jamais tu ne nous repousses ;
Mais, pour calmer notre douleur,
Tu nous dis des paroles douces,
Et tu nous endors sur ton cœur !…

LE POÈME DES ARBRES


I

Les arbres sont toujours demeurés nos amis.
Dans la forêt profonde où le ciel les a mis,
Ils n’ont jamais cessé de sourire à nos peines,
Et de prendre leur part des souffrances humaines.
Quand nous sommes enfants, quand nous sommes petits,
De la chair de leurs flancs sont faits les petits lits
Où nous dormons… Nos yeux se rouvrent dans la joie
Des printemps radieux, où le soleil flamboie,
Et nos rêves sont pleins de ces enchantements
Qu’ont les arbres heureux, dans leurs recueillements !…

Puis, quand l’enfance a fui, quand la belle jeunesse
Nous grise de sa flamme et de sa hardiesse,
Quand, pour marcher, gaiement, dans les sentiers humains,
Et regarder sans peur les rudes lendemains,
L’homme que le destin ténébreux accompagne,
Rêve de se choisir une douce compagne,
C’est encore le tronc des arbres d’alentour
Qu’il prendra pour bâtir sa cachette d’amour !…
Dans nos maisons ce sont les beaux arbres qui mettent
Le feu réjouissant où nos fronts se reflètent,
Et, quand la dernière heure, enfin, sonne pour nous,
Lorsque nous prenons place au divin rendez-vous,
Dans ce cercueil que nous offrent les arbres, comme
Nous sommes bien couchés pour notre dernier somme !…

II

Les arbres dont le vent caresse les ramilles,
Sur les monts, font songer à de grandes familles,
Où la maturité prend des airs triomphants,
Où les nobles vieillards protègent les enfants.
Les bouleaux délicats, frêles comme des femmes,
Avec leur teint rosé, semblent de grandes dames,
Dont la distinction, la grâce et la beauté,
Dans les sombres forêts répandent la gaieté…
Les aulnes sont les fils. Les érables prospères,

Les chênes, les sapins, les pins ce sont les pères.
Ils vivent de longs jours et vieillissent heureux.
Mais, quand le doigt du temps vient s’abattre sur eux,
Quand, blessés par les ans et vaincus de la vie,
Résignés à la mort, sans regret, sans envie,
Ne sentant plus la sève en leur âme fleurir,
Les viellards des forêts se penchent pour mourir,
Leurs fils aimants, les ifs, les trembles et les saules,
Dont la force arrondit les robustes épaules,
Les gardent sur leur cœur et leur font, de leurs bras,
Le plus calme tombeau qu’il existe, ici-bas !…
Et les arbres, entre eux, se parlent. Leur langage
A des accents secrets qui nous charment. Je gage
Que si Dieu nous laissait les comprendre un seul jour,
Si nous les entendions dire leurs mots d’amour,
Nous, les amants humains dont la lèvre brûlante
Verse les mots, comme une source ruisselante,
Nous nous tairions, jaloux, enivrés, et muets,
En écoutant parler les arbres des forêts ;
Dédaignant à jamais nos paroles mièvres,
Nous laisserions mourir les aveux, sur nos lèvres !…

III

Les arbres sont des cœurs que Dieu n’a pas finis.
Altérés de lumière, avides d’infini,

Ils regardent, sans cesse, au fond des sombres nues,
Le chemin qui conduit aux voûtes inconnues…
De même que nos cœurs tendent vers la beauté,
Les arbres, dans la vaste et pâle immensité,
Face à face au matin, d’où jaillit la lumière,
Dans une inaltérable et sublime prière,
Les arbres, vers le ciel, dans l’azur suspendu,
Tendent les bras, avec des gestes éperdus !…
Quelques fois, on dirait qu’ils montent, dans l’espace,
Qu’ils vont prendre leur vol, avec l’oiseau qui passe,
Libres de toute attache au sol qui les retient,
Et délivrés, enfin, de leur terrestre lien !…
Mais non ! Leur vol est court et cette joie est brève !
Ils reprennent, bientôt, leur tristesse et leur rêve,
Car, des lieux éternels, ils demeurent bannis :
Les arbres sont des cœurs que Dieu n’a pas finis !…

IV

Mais les arbres des bois, comme nous, sont en butte
À l’attaque cruelle et tenace du temps :
Avec leurs ennemis ils sont toujours en lutte,
Et plusieurs sont blessés par la main des autans.


Et, lorsque la tourmente a fondu sur leur tête,
Les arbres ont sur eux tant d’horreur et d’ennui,
Qu’un long frisson d’effroi les trouble jusqu’au faîte,
Et qu’on entend gémir leur plainte, dans la nuit !…

Parfois, c’est le tonnerre et c’est l’éclair des nues
Qui les brise, d’un seul irréparable coup ;
Et l’on voit se dresser, au loin, leurs branches nues,
Comme les bras d’un mort qui resterait debout !…

Souvent aussi le feu dévore leurs ramures,
Meurtrit leur chair vivace, et leur front couronné,
Déchire leur visage, abat leurs chevelures,
Et fait, de tout leur corps, un spectre calciné !…

Et, dans la forêt claire où le jour étincelle,
Tous ces arbres, meurtris à jamais, ont sur eux
Ce signe de beauté presque surnaturelle
Que la souffrance met au front des malheureux !…

V

Pour la fraîcheur si douce de votre ombre,
Pour ces longs ans, dont vous êtes doués,
Pour vos bienfaits, pour vos grâces sans nombre,
Arbres, soyez loués !



Soyez loués ! Quand le vent vous effleure,
Vous protégez les oiseaux et les nids !
Vous qui, du froid, gardez notre demeure,
Arbres, soyez bénis !


Soyez bénis, abris sûrs, paix profonde,
Troncs reverdis, feuillages embaumés !
Pour la beauté dont vous baignez le monde,
Arbres, soyez aimés !…

LA MER

JE T’AI CUEILLI DES FLEURS……


De mes doigts lourds, ô mer, je t’ai cueilli des fleurs,
Pour embaumer ta robe, aux rayures de flamme,
Dans un jardin semé de rires et de pleurs,
Je t’ai cueilli des fleurs au jardin de mon âme !…


Parce qu’auprès de toi, lorsque je vais m’asseoir,
À mes regards ravis tu te montres sans voiles,
Parce que ta figure est brillante, le soir,
Et parce que ton ombre a des reflets d’étoiles ;



Parce que tu sais dire à mon cœur tourmenté,
Des paroles d’espoir, très douces et très belles ;
Parce que, pour franchir le seuil de la beauté,
À mon rêve brûlant tu sais prêter des ailes ;


Pour payer le bonheur que tu verses en moi,
Et parce que je t’aime, ô belle mer infâme,
D’une main réjouie et tremblante d’émoi,
Je t’ai cueilli des fleurs au jardin de mon âme !…

AUX ANCÊTRES MARINS


I

Ancêtres ne soyez pas surpris si je chante,
Si je chante aujourd’hui le Saint-Laurent amer,
Ce fleuve — un océan dont la fureur enchante —
Ce fleuve merveilleux que nous nommons « la mer » !…


Ne me demandez pas pourquoi j’aime la houle
Que le reflux ramène aux lieux accoutumés ;
Ne me demandez pas pourquoi, loin de la foule,
J’aime revoir ces flots dans lesquels vous dormez !…



Car, plusieurs d’entre vous, ô rudes capitaines,
Partis, l’âme joyeuse et le cœur plein d’amour,
Se sont couchés au fond de ces ondes lointaines,
Et dorment du sommeil qui doit durer toujours !…


Et, pourtant, vous étiez les fils de la colline,
Et vous aviez connu les champs de vos aïeux ;
Mais l’onde vous parla : sa parole câline
Mit le rêve en votre âme, et l’azur en vos yeux !…


Et vous avez quitté cette terre féconde,
Ô fils du soi, chercheurs de domaines plus beaux,
Et vous êtes allés, dans la vague profonde,
Laboureurs de la mer, labourer vos tombeaux !…

II

Maintenant vous dormez au sein des algues vertes,
Ô mes rudes aïeux, ô sublimes marins !
Et seul le vent qui vient des montagnes désertes,
Trouble vos soirs sereins !…



Quand la brise du large ouvre ses grandes ailes,
Quand, le long des récifs, la mer vient se heurter,
Comme jadis, quand vous étiez sur vos nacelles,
On vous entend chanter !…


Mais quand le ciel se voile, et quand l’eau devient trouble,
Quand l’orage se fait menaçant dans les airs,
Quand le vent déchaîné rôde, là-bas, et trouble
Vos grands tombeaux déserts ;


Quand le flot, comme un bras qui frappe sur l’enclume,
À grands coups, vient s’abattre aux rivages altiers ;
Quand le doigt de la nuit vient sillonner d’écume
Vos sinistres sentiers ;


Quand terrassé, soudain, par la brise trop forte,
Quelque navire errant, au loin vient de sombrer,
À travers les sanglots que l’ombre nous apporte.
On vous entend pleurer !…

LE MARIN


Là-bas, la vague est en furie,
Le marin sombre dans les flots,
Mais nul ne voit son agonie,
Et nul ne connaît ses sanglots…


Ô pauvre marin, ô pauvre être !
Que le fleuve, ce grand berceau,
Engloutit à jamais, peut-être,
Sans sépulture et sans tombeau !



Quand, dans cette mouvante plaine,
En mourant tu fermes les yeux,
Te rappelles-tu, capitaine,
La bonne terre des aïeux ?…


Te rappelles-tu les collines,
Où flotte l’âme des défunts,
Et dans les haleines salines,
En respires-tu les parfums ?…


Sens-tu, dans ton âme oppressée,
Revivre les secrets bonheurs,
De ta chère enfance bercée
Par les chansons des moissonneurs ?…


Vaincu par la grande traîtresse
Qui va te saisir pour toujours,
Implores-tu, dans ta détresse,
Le calme infini des labours ?…


Ô marin ! Quand ton œil s’embrume,
Dans l’immensité des flots noirs,
Évoques-tu le toit qui fume,
Dans le grand silence du soir ?…

NUIT D’AUTOMNE


Minuit ! Entendez-vous souffler
Le vent du nord sur les toitures ?
Partout, dans la vaste nature,
Hélas ! le voyez-vous errer ?…


Ô nuit ! Ô nuit épouvantable !
Qui peut en décrire l’horreur ?
Les hommes ont froid, et, de peur,
Le bœuf est saisi dans l’étable…



Enfants, mettons-nous à genoux,
Prions pour ceux qui sont au large !
Seigneur, ah ! conduisez leur barge !
Seigneur, ayez pitié de nous !…


Tous ceux qui luttent à cette heure,
Dans les flots et les goëmons,
Sont des êtres que nous aimons
Et qu’espère notre demeure…


Donnez-leur la foi du retour,
Seigneur ! Que l’espoir les transporte,
Et que demain, à notre porte,
Ils rentrent débordants d’amour !…


Qu’ils quittent ces vaisseaux rebelles
Pour le foyer, plein de douceur,
Où les ont attendus leurs sœurs,
Où les ont espérés leurs belles !…


Seigneur, maître du firmament.
Qui créas les ondes amères,
Prends pitié des larmes des mères,
Et des prières des amants !…



Ah ! prends pitié des fiancées,
Des pères, au front inquiet,
Des vieillards dont le chapelet
Réchauffe encor les mains glacées !…


Le feu chante joyeux et clair,
Dans le cœur rouge de nos poêles :
Venez les moissonneurs d’étoiles
Et les paysans de la mer !…

LE NOROÎT


Le noroît siffle dans les aulnes,
Il fait bien noir, il fait bien froid,
Et la nuit jette son effroi
Sur les plaines pâles et jaunes.


Tristes, soudain, nous nous taisons,
Et tremblons, dans cette nuit sombre,
D’entendre le démon de l’ombre
Rôder autour de nos maisons !…



Mais la braise au poêle s’attise,
La chaleur monte des tisons,
Et près des flammes, nous pouvons
Oublier le froid et la brise…


Dans les rayonnements que font
Les bûches pleines d’étincelles,
Oublions les peines cruelles,
Et le mal cuisant et profond !…


Dans les plaines pâles et jaunes
La nuit jette un sinistre effroi ;
Il fait bien noir, il fait bien froid :
Le noroît siffle dans les aulnes !…

LES MORTS DE LA MER


Il est chez nous plus d’un village
Plus d’un clocher resplendissant,
Qui mirent leur noble visage,
Dans notre divin Saint-Laurent.

Et ceux des nôtres que le fleuve
Berce, dans son pâle remous,
Nos frères que la vague abreuve,
Ne sont pas séparés de nous.

Dans leur tombe froide où les heures
Éternisent les lendemains,
Ils sont si près de nos demeures,
Qu’ils entendent les bruits humains…


Ils savent quand l’avoine pousse,
Quand les blés sont drus et mouvants,
Ils peuvent, quand la brise est douce,
Écouter les pas des vivants…

Ils peuvent voir ouvrir la porte
De leur foyer ; ils peuvent voir
Une main, maternelle et forte,
Allumer la lampe, le soir…

Dans la maison qu’ils ont aimée,
Ils regardent aller, venir,
Leur épouse, leur bien-aimée,
Dont le cœur sait se souvenir…

Docile à leurs regrets, la brise
Leur porte, avec l’or des couchants,
Les angélus de leur église,
Et les murmures de leurs champs ;

Et ces morts de la vague altière
Que le flot s’obstine à cacher,
Comme les morts du cimetière,
Dorment à l’ombre du clocher !

FIDÉLITÉ


Vivons près de ce fleuve ami.
Les morts qui sont couchés, pour le repos suprême,
Et que nous n’avons pas cessé d’aimer quand même,
Font qu’un lien éternel va de nos cœurs à lui !…


Admirons sa grâce et ses charmes,
Et sur les êtres chers qu’il nous ôte pleurons :
Plus il sera cruel et plus nous l’aimerons,
Car les amours humains se forgent dans les larmes !…



Portés sur l’aile du reflux,
Les souffles du passé rempliront notre porte,
Et dans ces bruits divers que la rafale apporte,
Nous pourrons distinguer la voix des disparus !…


Et vous, mères, dont le visage
S’est mouillé tant de fois, dans le deuil de l’absent,
Reconnaissant, soudain, son pas et son accent,
Croirez que votre fils revient d’un long voyage !…

DORMEZ


Dormez, ô morts captifs d’une nuit éternelle,
Plus morts que ceux qui sont dans la terre, enfermés !
Morts de « la mer », dans votre tombe solennelle
Dormez !…


Les hommes de demain, qu’ici Dieu fera naître,
Sauront que vous étiez des hommes renommés
Parmi tous les marins… Mais l’onde vous fut traître ;
Dormez !…



Que la brise vous porte, ô morts de notre race,
Les senteurs de nos champs, de nos prés embaumés !
Que le bras de la nuit, doucement, vous enlace !…
Dormez !…


Dormez ! Le soleil luit, la terre maternelle
Prépare les épis que vos fils ont semés ;
Dormez ô morts captifs de la nuit éternelle !
Dormez !…

LES HABITANTS

CHANTEZ, Ô POÈTES


Chantez, ô poètes, mes frères,
Le charme éternel de l’amour,
Chantez le parfum des bruyères,
Chantez la lumière du jour ;


Chantez la douceur de la vie,
Et les espoirs que vous aimez,
Chantez votre mélancolie,
Chantez vos rêves parfumés ;



Chantez la grâce de vos belles,
Et la couleur de leurs cheveux ;
Le clair reflet de leurs prunelles,
La tendresse de leurs aveux ;


Chantez la fleur qui vient d’éclore,
Chantez la gloire du printemps,
Chantez la splendeur de l’aurore :
Moi, je chante les « habitants » !…

LOUIS HÉBERT


C’est pour continuer ton œuvre humanitaire,
Pour semer, après toi dans les mêmes sillons,
C’est pour glorifier, Hébert, tes jours féconds
Que je voue, à jamais, ma pensée à la terre !


Tes ans sont au passé, les miens à l’avenir.
Mais de ton saint labeur, ma jeunesse est éprise.
De mon âme, ton âme héroïque est comprise,
Et nos rêves, de loin, peuvent se réunir…



Sur ta moisson en fleurs, mon œil brûlant s’arrête.
Dans l’ombre de tes pas, je cherche la beauté.
Ô maître, mon printemps jalouse ton été,
Et le doux laboureur fait envie au poète !…


Car, en ce Canada français — notre univers —
Tu créas le plus pur et le plus beau poème :
Ô preux, tu fis des champs que, chaque été, l’on sème,
Et tes épis nouveaux valent mieux que des vers !…


Tu fus grand ! Mais puisque tout azur a sa tache,
Puisque, dans tout concert, une voix sonne faux,
Permets que ma chanson soit fille de ta faux,
Et que ma plume soit une sœur de ta hache !…

L’ANCÊTRE


Parmi les hommes qui devinrent mes ancêtres,
Exploiteurs de forêts et marchands de poissons,
Il en est un, aimant les champs et les moissons,
Qui consacra sa vie aux durs travaux champêtres.

Celui-là partit seul, un jour, vers les côteaux,
Où la forêt poussait, épaisse, insurmontable,
Où surgissait, soudain, la face épouvantable
De l’ours que les chasseurs dardaient de leurs couteaux.

Dès l’aube, il se levait, s’en allait dans la brousse,
À travers les buissons se frayant des chemins,
Traversant les ruisseaux, et broyant de ses mains,
Le tronc des arbres morts, enveloppés de mousse.


À grands coups, sans relâche, il bûchait jusqu’au soir,
Dans l’enchevêtrement des pins à hautes branches,
Qui, vaincus, tour à tour tombaient en avalanches ;
Puis dans l’ombre il soupait d’un morceau de pain noir !…

Orgueilleux de sa force, enivré de sa peine,
Dès que son fer, creusant des trous dans la forêt,
Ouvrait une éclaircie où tout l’azur rentrait,
Ses grands yeux s’emplissaient d’une flamme soudaine !…

Lorsqu’enfin, dans la brèche, après un dur labour,
Et des feux d’abattis qui rougirent la nue,
Une plaine surgit, claire, vivante et nue,
Il étendit sur elle un long regard d’amour !…

Et plus tard, quand les blés que, d’un geste suprême,
Sa large main semait, dans le creux des sillons,
Lorsqu’enfin les blés mûrs jetèrent leurs rayons,
Un sourire infini baigna sa face blême !…

Ancêtre, ô doux ami des grands érables verts !
Ô creuseur de sillons dans les terres antiques !
Sois béni ! J’ai reçu de toi mes goûts rustiques,
Et c’est ton âme qui vient chanter dans mes vers !…

LES HABITANTS


Ne raillons pas leurs habitudes,
Leur dehors simple et sans atours,
Leurs manières, leurs gestes rudes.
Et leurs pittoresques discours.


Ne rions pas de leur costume,
Fait de « l’étoffe du pays, »
Et, tissé, selon la coutume,
De la laine de leurs brebis…



Car, dessous cette rude écorce,
Ils cachent tous un noble cœur.
Et, sous ce dehors plein de force,
Une âme pleine de douceur !…


Ils venaient de la Picardie
Leurs ancêtres, et de l’Anjou,
De la paisible Normandie,
De la Bretagne et du Poitou ;


Ils venaient de la belle France,
— Le sol des divines moissons —
Ces hommes de toute endurance
Qui firent ce que nous voyons !


Ils ont, sur nos forêts sereines,
Abattu leurs bras acharnés,
Ils ont fait nos champs et nos plaines,
Et c’est d’eux que nous sommes nés !…


Gloire à ces hommes qui demeurent
Près de la charrue et des bœufs !
Ils sauvent les gloires qui meurent,
Dans le passé de nos aïeux !…

CHANTE


Tu souffres ; le dard de l’amour
T’a fait, au cœur, une blessure,
Tu pleures ; la misère, un jour,
A mis en toi sa meurtrissure ;
Plus de bouleau, plus de sapin,
Pour nourrir ta flamme mourante,
Dans ton armoire plus de pain :
Chante !…

Les épis riaient dans tes champs ;
Ta moisson future était belle ;
Tes gerbes doraient les penchants,
Et brillaient dans l’aube nouvelle.
Mais les ouragans sont venus,
Broyant ta moisson grandissante,
Et voilà que tes champs sont nus :
Chante !…


Chante quand un chagrin vainqueur
T’arrache des cris de souffrance,
Chante ! Le chant met dans le cœur
Des divins rayons d’espérance !…
En attendant l’éternité
Brave la douleur opprimante ;
Jette ton cri de liberté !
Chante !…

Qu’importe l’ombre sur tes pas,
Qu’importe la vie et sa tâche ;
Avance et ne blasphème pas :
Celui qui blasphème est un lâche…
Comme un moussaillon du flot bleu,
Que berce la vague méchante,
En t’en allant au port de Dieu :
Chante !…

LE SIGNE DE CROIX


Jadis, quand les anciens partaient pour les semailles,
Vêtus de leur « capot » « d’étoffe du pays »,
Et suivis de leurs bœufs dociles et soumis,
Dont l’attelage était formé de lourdes mailles,


Après avoir quitté leur étable et leur toit,
Au bord du champ, « parés » pour la besogne austère,
Avant de commencer à labourer la terre,
Ils esquissaient, sur eux, un grand signe de croix.



Et la joie émergeait au fond de leur pensée,
Par ce signe de croix qu’ils avaient fait sur eux ;
Il leur semblait qu’un bras secret poussait leurs bœufs
Et leur souffrance était bénie et sanctifiée…


Et leurs bœufs, secouant leur col nerveux et roux,
Tiraient le soc d’acier dans le cœur de la plaine,
Et le bon paysan jetait la bonne graine,
Dans ce sol, où germait la moisson de chez nous…


Et, le soir, revenant s’asseoir près de leur femme,
Pour manger de ce pain, fruit vivant des côteaux,
Ils faisaient chaque fois, du bout de leur couteau,
Un grand signe de croix, lentement, sur l’entame…


Ô fervents de jadis, ô croyants d’autrefois,
Doux « habitants », gardiens des plus sublimes gestes,
Vers vos mains le Seigneur tendit ses mains célestes,
Et vous fûtes sauvés par le signe de croix !…

AVRIL


I

L’herbe renaît. Les « habitants »,
Que P amour de la terre enivre,
Reprennent leur bêche, et, contents,
Regardent leurs plaines revivre.

Ils voient tous les derniers frimas
Fondre au chaud baiser de la brise ;
Ils sentent rajeunir leurs bras,
Dans cet air de printemps qui grise.


Ils songent au blé qui sourit,
À la paille fraîche et pesante,
Au long foin, qui, là-bas, fleurit,
A l’épi d’avoine qui chante !…

— « Le champ sera prêt, aujourd’hui,
Disent-ils, si Dieu veut qu’il pleuve ! »
Et leur cœur est tout réjoui
De songer à la moisson neuve !…

Oh ! les sons multiples et beaux
Qui montent du bois solitaire !
Oh ! la chanson du renouveau !
Oh ! l’odeur de la bonne terre !…

Tout annonce les floraisons ;
On entend, par des bruits étranges,
S’égoutter le toit des maisons,
Et grincer les portes des granges !…

II

Partez ! Dans les champs rajeunis,
Peinez, ô maîtres de la plaine !
Mêlez à la chanson des nids
Le chant de l’espérance humaine !…


Partez à l’aube, au petit jour
Tenez le pic et la charrue ;
Parce que vous l’aimez d’amour,
La terre ancienne vous salue !…

Préparez le pain à venir,
« Habitants », divins émissaires !
Faites gaiement notre avenir
Vous les humbles, les nécessaires !…

Reprenez votre vieux refrain
Sur le sol de la jeune France !
Mêlez le cantique du pain
Au cantique de la souffrance !…

Tels de vrais artistes, sans bruit,
Achevez votre œuvre féconde,
Et semez, sous l’aube qui luit,
Le blé qui réjouit le monde !…

PAR LES PLAINES BLONDES…


Je passais par les plaines blondes,
Les épis mûrs comblaient les vans.
Et tombaient, sous les mains fécondes,
Des paysans !


Et parmi les tiges nouvelles,
J’aperçus, sublime artisan,
Un jeune homme, aux claires prunelles,
Un paysan !…



Sa démarche était vive et fière.
Et, comme les hommes d’antan,
Il était vêtu de lumière,
Ce paysan !…


Ah ! qu’il est de douceur profonde,
De beauté, de naïf élan,
Dans ton cœur, ô simple du monde,
Ô paysan !…

LE CHANT DU PAIN


Or, le pain, comme nous, endure la souffrance ;
Avant d’être le pain il faut qu’il soit l’épi ;
Il faut qu’il ait connu, dans la désespérance,
Le supplice du froid et l’horreur de la nuit.

Il faut que la tourmente ait courbé jusqu’à terre
Ce jeune front ployant sous un mal ignoré ;
Il faut, qu’ayant vécu trop longtemps solitaire,
Il ait beaucoup souffert, il ait beaucoup pleuré…


C’est la main des douleurs qui fait les grandes choses,
C’est elle qui refait le miracle éternel
Du pain, lourd de mystère et de métamorphoses,
Qui, par un don de Dieu, nourrit le corps charnel.

Et, quand il est sorti des batailles sublimes,
Quand la victoire, enfin, couronne ses efforts,
Quand les blés ont paru plus brillants sur les cimes,
Et que les épis neufs croissent, nombreux et forts,

Il tarde au pain de naître et de nous faire envie,
D’être l’entame blanche, attisant notre faim,
Et les tiges remuent, dans un souffle de vie,
Et déjà l’on entend monter le chant du pain !…

LE PAIN


Ma mère a pris de la farine blanche,
De l’eau, du sel, des tiges de houblon,
Puis de son bras a retroussé la manche,
Et, dans la huche, a mis le levain blond.
Alors s’est fait, dans l’ombre, sans obstacle,
Le changement merveilleux et divin,
Qui, de nos blés, fait sortir, ô miracle !
Le pain !…

À l’heure où l’ombre envahit la campagne,
Et met un voile à la face du jour,
Le vagabond que la nuit accompagne,
S’en vient frapper, chez nous, de son poing lourd.
Bien las, bien las de la route suivie,
Il vient s’asseoir près du feu de sapin,
Et son regard implore, avec envie,
Du pain !…


Sur nous, si vous laissez le sort s’abattre,
Si le malheur s’acharne à notre toit,
Si nous devons, ô Seigneur, nous débattre
Contre la mort, la misère ou le froid,
Nous bénirons, ô Maître redoutable,
Nous bénirons, quand même, votre main,
Si vous donnez encore à notre table
Du pain !…

LE SOIR TOMBAIT…


Le soir tombait au loin ; la nature apaisée,
Dans un riant silence, attendait le sommeil.
Tout bruit s’était éteint ; la terre reposée,
Semblait boire à grands flots l’or du couchant vermeil.
Et la brise du soir qui venait des montagnes,
Mêlait l’odeur des bois à l’odeur des grands foins,
Dont la blonde moisson inondait les campagnes ;
Le soir tombait, au loin…

Assis près de leur seuil, en ce soir pacifique,
Un couple d’« habitants » causait à demi voix.
Elle, avait la douceur des aïeules antiques,
Et lui, le pur profil des colons d’autrefois.
Leur visage, ce champ labouré par la vie,
Portait le sceau sacré des chagrins et du deuil.
Ils causaient dans la paix de l’ombre épanouie,
Assis près de leur seuil…


Dans les mêmes sillons, leurs bras et leur pensée
S’étaient usés, tendus vers le même devoir ;
Par leur commun effort, la plaine ensemencée,
Avait fait, chaque été, leur joie et leur espoir.
Leurs yeux s’étaient ouverts aux mêmes éclaircies,
Et leurs cœurs réchauffés dans les mêmes rayons ;
Leur dos s’était courbé, leurs mains s’étaient noircies
Dans les mêmes sillons !…

« Je t’aimerai toujours, dit l’homme, aux yeux limpides,
« Tout l’or de ma jeunesse est encor dans mon cœur !
« Il n’est pas de regrets dans le pli de mes rides.
« Et mon fidèle amour est demeuré vainqueur !
« Depuis que Dieu bénit notre union chrétienne,
« Une immuable joie illumine mes jours !…
« Je n’ai pas retiré ma main de dans la tienne :
« Je t’aimerai toujours ! »

LA CLOCHETTE DES VACHES


Si du sol, un jour, tu t’arraches
Ah ! songe un peu songe, parfois,
À cette clochette des vaches
Qui tinte, le soir, dans les bois !…


Quand nous étions perdus bien loin de tout sentier,
Après avoir erré presque le jour entier,
Nous songions au retour. À travers les fougères,
C’étaient des pas, des sauts, des gambades légères
Dont les échos voisins se sentaient remués.

Puis, dans le pré d’en haut, près des bois situé,
Les vaches descendaient, secouant leur clochette ;
Alors, la vision de notre maisonnette,
Où les nôtres devaient nous espérer en vain,
Nous faisait traverser plus vite le ravin !…
Ô clochette ristique ! Ô lointaine harmonie !
En nos cœurs tu fis naître une joie infinie !…
Ta voix qu’on entendait de loin se rapprocher
Évoquait la chaleur si douce du foyer…
Alors, nous descendions, joyeux, vers nos demeures ;
Le soleil déclinait sur les monts ; c’était l’heure
Des vaches. Les troupeaux venaient. De tous les champs
Des hommes surgissaient, bien las, et trébuchants,
Comme enivrés des feux de la chaleur cuisante…
Dehors, quelqu’un « tirait » notre vache luisante,
Et, nous buvions, alors, vite et gloutonnement,
Une tasse de lait encor chaud et fumant !…


Si du sol, un jour, tu t’arraches,
Ah ! songe un peu, songe, parfois,
A cette clochette des vaches
Qui tinte, le soir, dans les bois !…

LA « BRUNANTE »


Voici que, sur les monts, la « brunante » descend.
Jean L’Heureux et son fils qui fauchent sur la « Butte »
Laissent tomber leur faux, fatigués de la lutte
Qu’ils livrent, en silence, à l’épi frémissant.

D’ailleurs, voici le temps de regagner son gîte ;
Bientôt, dans le chemin, tout sera sombre et noir,
Et, dans la brume, au loin, tous deux, ils peuvent voir
La flamme de leur poêle où la soupe s’agite.


Lui, le fils, le jeune homme aux yeux graves et doux,
Évoque le souper qui fume, sur la table,
Et la jeune jument flânant près de l’étable,
Qui le mènera voir sa « blonde » aux cheveux roux…

En quel rêve joyeux et serein ils s’abîment,
Ces hommes, héritiers du labeur des aïeux !
Et comme elle apparaît souriante à leurs yeux
La maison où des ombres chères se raniment !…

À cette heure qui n’est ni la nuit ni le jour,
Dans ce sentier perdu qui s’embrume, le père
Songe à la femme aimante et bonne qui l’espère,
Et qui, depuis des ans, l’aime du même amour !…

Pour que durent longtemps en leur âme charmée,
La joie et la douceur de ce rêve qu’ils font,
Ils gardent un silence énergique et profond,
Attirés vers ce toit d’où monte une fumée…

Et vers l’humble logis, calme et réjouissant,
Où la mère et l’épouse a rallumé la lampe,
Ils se hâtent, tous deux, le chapeau sur la tempe,
Pendant que, sur les monts, la « brunante » descend !…

LE PASSANT


Il fait brun. La maison est dans un demi jour.
Un silence pesant règne sur toutes choses.
Une ombre a remué sous les fenêtres closes,
Et l’on entend les pas d’un homme, dans la cour.

Le vieux chien qui dormait, couché près de la table,
Se réveille, soudain, et se met à japper.
L’homme frappe, entre, et dit : « Puis-je avoir à souper ?
Après, je coucherai sur le foin, dans l’étable. »

C’est un passant, un gueux. D’où vient-il ? Où va-t-il ?
Nul ne sait. Son visage est sombre et son œil terne
Semble cacher la haine, et, bientôt, on discerne
La misère et la faim sur son morne profil.


Son chapeau, ses habits sont couverts de poussière.
Il est noir et le blanc de ses yeux semble noir…
Nul ne lui parle. Il devient las, et, pour s’asseoir,
Il étend, sur un banc, sa main lourde et grossière.

L’aïeule, dans son coin, dit : « Qu’il mange à la fin,
Qu’il mange ! On ne sait pas ce que le temps nous garde ! »…
La fille va chercher du pain. L’homme regarde
De ses yeux éclairés des lueurs de la faim…

La fille, vivement, sur l’ordre de l’aïeule,
Lui met du lait, des œufs, des tranches de pain brun,
Et des morceaux de lard, qu’il avale un à un,
— Tel un amas de grain qui passe sous la meule ! —

Et quand il a mangé le lait, les œufs, le pain,
Et tout ce lard épais à la couenne fleurie,
Il se lève de table en bâillant, et s’essuie
La bouche et le menton du revers de la main.

Puis, il reprend son sac, et d’une voix très forte,
Dit : « Partout, je voudrais en retrouver autant :
Votre lard est bien bon, madame ! » et le passant
Sort, en faisant tourner la « clanche » de la porte…

LE VIEUX « BER »


Depuis longtemps, le « ber » dormait sur les entraits
Du grenier. Il dormait le vieux “ber” que l’ancêtre
Avait taillé, jadis, au fond de nos forêts,
Dans le tronc vigoureux de l’érable et du hêtre.


Et l’ancêtre était mort, et la nuit du trépas
Tendait, sur le vieux « ber », son ombre solennelle…
Mais il s’est réveillé, car ton sang ne meurt pas,
Ô rude aïeul, et ta vaillance est éternelle !…



À tes fils, Dieu donna le trésor attendu.
Dans le vieux « ber », on mit le drap de belle teinte,
Le drap de fine toile, avec soin, étendu,
Et l’ancien édredon, fait à la « courte pointe »…


L’enfant « profite ». Il rit, chante comme un pinson.
La force des anciens croît en sa chair vivace ;
Et le couple joyeux contemple, à l’unisson,
Le vieux « ber », espérance et gloire de la race !…


— « C’est le premier, dit l’homme, et non pas le dernier,
« Mon grand-père en eut quinze, et mon père en eut treize,
« Ce qui n’empêcha pas que l’orge, en leur grenier
« Fut comble, et que tous deux vécurent très à l’aise !…

« Nous en aurons bien douze, hein, femme, qu’en dis-tu ?
« J’ai bon pied, je suis jeune encore, et résistable :
« Je bêchera, plus fort et sèmerai plus dru,
« Il ne manquera pas de pain sur notre table !… »

LE VIEUX « FOURNIL »


Chantons cette maison ! Chantons ce toit béni
Que bâtirent les vieux, dans leurs bonnes années,
Ce toit, flanqué de deux immenses cheminées,
Et d’un énorme four ! Chantons le vieux « fournil ! »

Lorsque, pour éplucher les « gadèles » en grappes,
Ou le blé-d’inde qui, de bonne heure, poussait,
En « courvée », à la brune, on se réunissait,
Le « fournil » connaissait de joyeuses agapes…


La jeunesse, de loin et de proche, venait.
On y voyait aussi les vieillards vénérables,
Qui faisaient, sur le feu, de la tire d’érable,
Et, dans le vieux « fournil » le rire clair sonnait !…

Et, c’est à son foyer de grosse pierre grise,
Que le père dont le front pâle s’ombrageait,
Venait se reposer tous les soirs, et songeait
Aux naïves amours dont le souvenir grise…

Puis, de retour des champs, quand leur travail fini,
Les filles à l’œil vif, aux riantes allures,
Broyaient le lin soyeux comme des chevelures,
Une poussière d’or emplissait le « fournil ! »

Maintenant, il est vieux. — Toute jeunesse est brève ! —
Lui qui fut si joyeux, jadis, et babillard,
Est triste, ayant le dos courbé comme un vieillard,
Et des yeux effacés comme des yeux de rêve !…

Mais, cependant, il a gardé des jours d’antan,
Comme un reflet qui dure en son âme discrète,
Et l’on dirait qu’il a de la gloire secrète
D’être toujours si cher au cœur des « habitants ! »…

L’ÉTABLE


— « C’est l’heure de donner à manger à nos bêtes »,
Dit le maître. Aussitôt on s’est mis au travail.
L’un donne de la paille au plus petit bétail
Dont on voit s’agiter, au fond, les jeunes têtes.

Puis un autre est allé chercher, sur le fenil,
La ration de foin vert, et sentant la plaine,
Pour la vache au poil roux, l’agnelle à longue laine,
Et la vieille jument dont le poulain hennit.


Alors, ces bons chevaux, aux fortes encolures,
Et les bœufs somnolents dont les yeux semblent verts,
Lèvent leur tête large, aux naseaux entr’ouverts,
Et les chaînes d’acier roulent sur les barrures !…

Ensemble, on les entend ruminer doucement.
Ils mangent. Leur bonheur a réjoui l’étable.
La toile d’araignée, au plafond est semblable
Aux cordes que l’on voit aux mâts d’un bâtiment.

De ci, de là, l’on voit paraître entre les crèches,
Un front rouge et des yeux d’un bleu resplendissant :
C’est la vache de race, et le cheval pur sang
Dont le regard s’emplit d’un désir d’herbes fraîches !

Maintenant le troupeau s’apaise. Un air de paix
S’étend partout, suivi de l’ombre souveraine ;
Et les bêtes, l’œil fixe et limpide, reprennent
Ce rêve intérieur qui ne finit jamais !…

ILS DEVISAIENT TOUS DEUX…


Ils devisaient tous deux en face de leur terre,
Le vieux père et le fils, robustes « habitants » ;
Le fils avait en lui la grâce du printemps,
Et sur l’autre, les ans amassaient leur mystère…


Il en avait taillé des friches et des champs
Ce vieillard, à la barbe épaisse et grisonnante ;
Mais, maintenant, ses jours sombraient dans la brunante
Et son soleil avait décru sur les penchants !…



Et le malheur l’avait frappé souvent. Les rides
Avaient marqué son front d’un sillage acéré,
Comme le soc de fer marque un champ labouré,
Et l’on voyait la nuit dans ses grands yeux arides…


Il venait de donner son « bien » à son garçon,
Et tous deux ils parlaient des richesses futures.
Le fils disait : « Plus tard, j’abattrai ces clôtures,
« Et je ferai courir mon champ jusqu’au buisson.

« La savane perdue où le lierre s’enlace,
« Je veux l’ensemencer d’orge et de seigle fin.
« Là-haut, je sèmerai du tabac et du lin,
« Et ma femme, le soir, filera la filasse… »

Il montrait le lointain d’un geste magistral.
« — Moi, je ne verrai pas cela, dit le vieux père :
« Quand tu viendras semer ce grand lopin de terre,
« Depuis longtemps, les os ne me feront plus mal » !…

SA FILLE


Elle était son amour, il n’avait qu’elle au monde,
Car sa femme au tombeau dormait depuis longtemps.
Seule elle lui restait ; l’or de sa tresse blonde
Mettait, sur son hiver, un reflet de printemps…

Elle était son appui, son orgueil et sa joie,
En elle, il réchauffait son pauvre cœur glacé ;
Le soir, elle allumait le bon feu qui rougeoie,
Et sa voix éveillait les ombres du passé !…


Elle savait tenir la maison belle et nette.
De la joie et de l’ordre, elle avait le secret.
Elle trempait la soupe, et, de sa voix fluette,
Disait : « Père, viens-tu, notre repas est prêt ? »

Un jour, elle s’éprit d’un jeune fonctionnaire.
Ils se voyaient souvent et se parlaient tout bas.
Elle devint sa femme et quitta son vieux père,
Car l’amour est, parfois, bien cruel ici-bas !…

Et, maintenant, brisé d’un mal qui le déchire,
Il pleure cette enfant au regard virginal
Dont le rire chantait, et dont le clair sourire
Brillait comme un rayon de soleil matinal !…

Et quand il va, coiffé d’un grand chapeau de paille,
Dans la plaine où, jadis, il aimait la revoir,
Il croit voir se dresser partout sa jeune taille,
Svelte comme les blés que le vent fait mouvoir !…

GARDE TON CŒUR


Je te vois venir, au bord de la route,
Brunette des champs, fille de chez nous,
À te voir passer, plus d’un gas, sans doute,
De près ou de loin, te font des yeux doux !…

Ne les laisse pas te conter fleurette,
Ils ne peuvent point t’offrir le bonheur.
Ah ! garde ton cœur, « faluron lurette »,
Ah ! garde ton cœur pour un moissonneur !


Si les beaux messieurs d’une grande ville,
Jolis chapeaux durs et jolis souliers,
Esclaves du luxe et de l’or servile,
Viennent déposer leur cœur à tes pieds ;

Ne les laisse pas te conter fleurette.
Ils ne peuvent point t’offrir le bonheur.
Ah ! garde ton cœur, « faluron lurette »,
Ah ! garde ton cœur pour un moissonneur !…

Car le ciel te veut à la place même
Où doivent germer les blés d’autrefois.
Aux beaux « cavaliers » qui diront : « Je t’aime »,
Réponds fièrement, de ta douce voix :

Ah ! ne venez pas me conter fleurette,
Vous ne pouvez point m’offrir le bonheur !
Je garde mon cœur, « faluron lurette »,
Je garde mon cœur pour un moissonneur !…

LES DISPARUS


Il faisait presque nuit. Près de l’âtre, en famille,
Et, laissant reposer l’aiguille entre ses doigts,
À la blonde Marie, à l’enfant de sa fille,
Une aïeule parlait des beaux jours d’autrefois :

« Oui, je les revois tous, avec leur bon visage,
« Ma mère qui portait une coiffe de lin ;
« Mon père, le fermier qui, par un saint usage,
« Faisait, en l’entamant, une croix sur le pain.

« Mes frères et mes sœurs, clairs regards, tresses blondes,
« Les joueurs de “pelote” et les coureurs de bois ;
« Les petits braconniers, aux maraudes fécondes,
« Les fileuses de laine, aux pieds lestes et droits…


« François, le bégayeux à la mine hautaine,
« Qui, des champs du voisin se porta l’acquéreur ;
« Jacques, le plus âgé qui se fit capitaine,
« Joseph, « l’avant-dernier », qui devint laboureur…

« Et Louise, la brune, et Mathilde, la rousse,
« Qui maniaient la faux comme des paysans,
« Dont la voix était claire et dont l’âme était douce,
« Et dont les yeux profonds semblaient des feux luisants !…

« Puis, Jean le benjamin, le plus beau de la race,
« Celui que notre mère embrassait, chaque soir,
« Plus blond que les épis, plus blond que la filasse
« Dont nous faisions sécher les brins, sur un dressoir !…

— « Mais pourquoi, demanda l’enfant, avec mystère,
« Pourquoi ne sont-ils plus avec vous, comme alors ?
« Que sont-ils devenus tous ces gens-là, grand’mère ?
« L’aïeule répondit simplement : Ils sont morts ! »…

LE CHRIST


I

Dans un recoin, baigné de rayons et d’azur,
Et face à la fenêtre, où le soleil demeure,
Au foyer paysan, dans la simple demeure,
Un Christ de plâtre blanc repose sur le mur.

Il assiste au réveil joyeux du paysage ;
Il reçoit les derniers rayons du soir mourant ;
Et l’on voit, aussitôt, de la porte, en entrant,
Briller son douloureux et sublime visage…


C’est le Christ des anciens, celui que les aïeux
Ont placé là, jadis, de leurs mains solennelles,
Et que, plus tard, entrant dans la vie éternelle,
Ils ont baisé, longtemps, en refermant les yeux…

Il est le confident, le vieil ami, le maître,
Que le père et le fils ont prié, tour à tour ;
Antique protecteur de ce calme séjour,
Il tient, aux yeux de tous, la place d’un ancêtre.

Il est l’objet chéri, pieux et consolant,
Auquel le souvenir d’un peuple se rattache ;
Et son corps décharné, la nuit, fait une tache
Blanche, dans la noirceur du foyer somnolent.

Il est de la famille, il tient autant de place
Que la table féconde et que le lit berceur ;
Il emplit de lumière et baigne de douceur
Ce toit, fier gardien des vertus de la race !…

Et, c’est à ses genoux que rayonnants d’espoir,
Et pleins de confiance en l’œuvre terminée,
Les gens de la maison, après l’âpre journée,
Disent, à haute voix, la prière du soir !…


II

Ô Christ ! toujours, ainsi, tu seras nécessaire
Au monde tourmenté qui lutte et qui gémit !
Tu resteras toujours le plus fidèle ami
Des hommes que le mal enveloppe et lacère !

Tant qu’il faudra semer les champs, pour que l’épi
Dispense à notre corps la graine nourricière,
Tant que, dans les sillons et la glèbe grossière,
L’effort humain devra s’acharner, sans répit ;

Tant que le vent, le froid, la tourmente, et l’orage
S’abattront, sans pitié, sur les belles moissons ;
Tant que les éléments, lourds de maux et d’affronts,
Feront peser sur nous le poids de leur outrage ;

Tant que, sous les douleurs, notre chair gémira,
Défaillante, et vouée à la décrépitude ;
Tant que, chargé de deuils et de vicissitudes,
Notre cœur harassé, dans l’ombre, pleurera ;


Tant qu’il faudra que nos faibles forces succombent,
Dans la lutte où l’esprit s’épuise en vain effort ;
Tant que tout, ici-bas, finira par la mort,
Et que les plus beaux fronts descendront vers la tombe ;

Dans leur amour, dans leur espoir, et dans leur foi,
Dardant vers le bonheur leur âme inassouvie,
Tant que la vie, ô Christ, demeurera la vie,
Les hommes malheureux tendront les bras vers toi !…

III

Car c’est vous, ô Jésus, qui nous avez montré
Le chemin merveilleux où brille la lumière !
Car c’est vers vous que va notre cœur ulcéré,
Et c’est vers vous que monte aussi notre prière !

Car vous êtes la vie et vous êtes l’amour,
Et de vous, il s’échappe une joie éternelle ;
L’âme que votre grâce appelle, sans retour,
Sent un souffle nouveau qui s’élargit en elle.


Car vous avez voulu naître nu, comme nous,
Souffrir du froid, jeûner des jours et des semaines,
Sur une terre ingrate étendre vos genoux,
Et saigner, comme nous, sur les routes humaines !…

Car vous avez trouvé des gestes et des mots,
Pour apaiser nos pleurs et calmer nos détresses.
Car vous avez été souriant à nos maux,
Et vous avez ouvert votre âme aux pécheresses !

Car vous nous avez dit : « J’ai soin de mon troupeau :
Paîssez, ô mes brebis, paissez, sur les collines,
J’éclairerai vos nuits d’un céleste flambeau,
Et je vous mènerai vers les plaines divines ! »…

Et vous êtes celui qui nous accueillera,
Le pasteur dont les mains bienveillantes sont sûres,
Qui, de tous nos péchés, un jour, nous lavera,
Et qui nous guérira de toutes nos blessures !…

LA DEMEURE

QUAND S’ACHÈVE NOTRE JOURNÉE


Quand s’achève notre journée,
Quand le soir, frère de la nuit,
Rôde autour de la cheminée,
Et s’approche de nous, sans bruit,


Quand la paix, cette bienfaitrice,
Vient endormir notre douleur,
Et ramène l’heure propice
Aux doux épanchements du cœur,



Qu’il fuit bon, loin du monde infâme,
Libres du tourment et du mal,
Se rasseoir auprès de la flamme,
Sous le vieux toit familial !…


Qu’il fait bon, près de ceux qu’on aime,
Oublier les chagrins du jour,
Et tendre son visage blême
Aux ravissements de l’amour !…


Seigneur, sois béni, sur la terre,
Par tous les hommes d’ici-bas,
Pour cet asile salutaire,
Pour ce nid que tu leur donnas !…


Ô Dieu bon, caché sous tes voiles,
À jamais et partout, sois loué,
Pour la bonne chaleur des poêles,
Et pour la douceur du foyer !…

LES ABSENTS


Qu’ils soient vivants et loin de nous,
Ou bien, couchés au cimetière,
Leur mémoire, en nos cœurs jaloux,
Vit et demeure tout entière.

Dans notre amour calme et profond,
Toujours leur image se dresse,
Et ce grand silence qu’ils font
Cache un abîme de tendresse…

Dans leur chambre où l’on n’entend plus
Leur voix, ou leur rire sonore,
Le souvenir des disparus
Fait durer leur présence encore.


À table, leur couvert est mis.
Parfois, on dirait que le père
Attend qu’ils soient tous réunis,
Pour servir, comme à l’ordinaire !…

Et la mère, sans prononcer
Leur nom chéri, rôde et s’attarde
Dans leur chambre, et sans se lasser,
D’un long regard d’amour, regarde

La chaise où, jadis chaque soir,
Paisiblement, à la même heure,
Les absents revenaient s’asseoir ;
Et la mère, en silence, pleure !…

— Ah ! vous êtes les plus aimés,
Absents chers que nul ne remplace,
Et, dans les lieux accoutumés,
Vous gardez toujours votre place !…

Au sein des foyers assombris,
Vous planez, grande ombre muette,
Et nos pauvres cœurs sont remplis
Par le vide que vous y faites !…

AUTOUR DE LA LAMPE


Se retrouver autour de la lampe, le soir,
Tous ensemble, penchés sur les pages d’un livre ;
Ouïr les bruits légers que l’ombre fait pleuvoir,
Et le crépitement des vitres, sous le givre !…

Oublier les chagrins, les maux et les soucis,
Qu’entasse, sur nos jours, cette vie éphémère ;
Sourire de se voir, l’un près de l’autre, assis.
Tous ensemble, ô mes sœurs, ô mon père, ô ma mère !…


Relire avec amour ces vieux livres fanés,
Pendant que, près de nous, l’heure se sauve et rampe ;
Former un cercle étroit de fronts illuminés,
Par l’éclair de l’idée et le feu de la lampe !…

À cet instant paisible où le jour est éteint,
Où la clarté du ciel agonise et se pâme,
Revivre, dans nos cœurs, un beau rêve lointain,
Et voir l’aube d’amour renaître dans notre âme !…

Ô vrai bonheur ! Venir, comme autrefois, s’asseoir,
À la place d’antan, chaude et familière !
Se retrouver autour de la lampe, le soir,
Tous ensemble, ô mes sœurs, ô mon père, ô ma mère !…

LES JOURS DE NOTRE ENFANCE


Ô jours pleins de soleil, qu’êtes-vous devenus ?
Jours de paix où, parmi les sapins et les saules,
Dans l’herbe des buissons, nous errions, les pieds nus,
En laissant nos cheveux flotter sur nos épaules ?…

Dans l’ombre des forêts où les lacs sommeillants
Font, sous les longs rameaux, des taches de lumière,
Nous rôdions, tout le jour, et de ces lacs brillants
Nos petits pieds troublaient la beauté coutumière…


Oh ! les jours merveilleux où tout sait nous charmer !
Jours de candeur, et jours de douce nonchalance,
Où, n’ayant pas encor souffert le mal d’aimer,
Notre âme est comme un puits qui dort dans le silence !…

Seigneur, vous qui régnez sur terre et dans les cieux,
Ô Maître tout-puissant des êtres et des choses,
Vous qui faites, par un pouvoir mystérieux,
Renaître les épis et refleurir les roses ;

Vous qui créez toujours, dans un souffle divin,
Les printemps radieux pleins de magnificence,
Où la vie, à grands flots, fermente comme un vin,
Seigneur, nous rendrez-vous les jours de notre enfance ?…

LE SOUVENIR


Quand tu paraîtras, ô vieillesse,
Quand tu viendras frapper chez moi,
Je te recevrai sans faiblesse,
Et je t’ouvrirai sans émoi.

Alors, fais ton œuvre en silence :
Je t’attendrai sans te haïr,
Et même, ô vieillesse, je pense
Que l’on doit plutôt te bénir !…


Prends le sourire de mes lèvres,
Prends le clair reflet de mes yeux,
Prends mes chimères et mes fièvres,
Prends la toison de mes cheveux.

Prends cette ivresse qu’en mon âme,
La vie aura fait naître, un jour ;
De mes jeunes ans prends la flamme,
Prends mes rêves, prends mon amour ;

Prends tous mes projets de jeunesse
Que je ne pourrai pas finir ;
Prends mes espoirs, prends ma tendresse,
Mais laisse-moi le souvenir !…

DOUCE NUIT


Reviens, ô douce nuit, c’est l’heure,
C’est l’instant si tendre et si doux,
Où, par l’esprit, l’absent demeure
Plus près de nous, plus près de nous !


C’est l’heure de la souvenance,
L’heure où celui qu’on ne voit pas,
S’approche de nous, en silence,
Et nous parle d’amour, tout bas !…



Bientôt le noroît des montagnes
Va jeter son hurlement sourd ;
Il fera nuit dans les campagnes,
Mais dans mon âme, il fera jour !…


Ô douceur des nuits solitaires,
Où, seul, pourtant, l’on se croit deux ;
Où l’on sent naître à ses paupières
Des larmes qui rendent heureux !…


Ô sublime et joyeux martyre,
Où l’on s’obstine à préférer
Aux souvenirs qui font sourire,
Les souvenirs qui font pleurer !…

SOLITUDE


Le vent souffle sur la montagne,
Il fait bien froid, il fait bien noir.
Ô solitude, ô ma compagne,
Auprès de moi reviens t’asseoir !…

Des jours heureux de mon enfance,
Des jours d’espoir, des jours d’amour,
Du temps joyeux de l’innocence,
Viens, nous parlerons tour à tour !


Revivons les heures lointaines
Où, dans mes plaisirs ingénus,
Parmi les buissons et les plaines,
Je courais, tout le jour, pieds nus !…

Revivons ces jours de chimère
Où le vent me faisait frémir ;
Revivons ce temps où ma mère
Chantait, le soir, pour m’endormir !…

Parle-moi des heures d’ivresse,
De ces jeunes ans embrasés
Où le jour est une caresse,
Où les brises sont des baisers !…

Ô ma sœur, ô ma solitude,
Suis-moi dans le champ du destin :
Je veux compter la multitude
De tous mes chers bonheurs éteints,

Comme un vaincu, sa tâche faite,
Dans le champ que jonchent les corps,
Après la navrante défaite,
Compte en silence, tous ses morts !…

LE LIEN


Quand le jour brille dans la plaine,
Au-dessus des larges sillons.
Et dans la lumière sereine,
Palpitent de blancs papillons.

Ils vont, viennent, passent, voltigent
Sans bruit, autour des blés mouvants ;
Puis, ils s’arrêtent sur la tige
Des longs épis, livrés aux vents.

« Ô blonds épis, sachez nous suivre,
« Disent-ils, venez dans l’azur,
« Où la liberté nous enivre,
« Où les parfums baignent l’air pur !


« Pourquoi, sur ces terres rebelles,
« Pourquoi demeurez-vous bannis ?…
« N’avez-vous pas aussi des ailes,
« Pour voler vers les infinis ? »…

Et les tiges, fines et blondes,
S’élancent pour prendre leur vol ;
Mais leurs racines trop profondes
Les tiennent lourdement au sol !



Ah ! pauvres humains que nous sommes,
Livrés au monde, sans merci !
Combien d’hommes parmi les hommes,
Ont voulu s’élancer ainsi !

Combien d’âmes, belles et pures,
Ont fait ce rêve de monter,
De monter loin des flétrissures,
Dans l’azur et dans la beauté !…

Mais, hélas ! quand nous ouvrons l’aile,
Nous sentons un infâme lien :
Plus le céleste nous appelle,
Plus le terrestre nous retient !…

LE JEUNE HOMME


Son œil est vif et noir, sa démarche est hautaine,
Et son rire résonne ainsi que le cristal.
Il jette un regard sûr dans sa route incertaine,
Et son cœur est trop bon pour deviner le mal.

Parfois, son front est lourd, et sa joue est pâlie
À l’étude qu’il fait, dans ses livres, le soir ;
Mais il est souriant, et la mélancolie
Ne vient pas ébranler son immuable espoir…


Car, il croit en la vie ; un beau rêve l’anime :
Être quelqu’un, gravir tous les chemins ardus ;
Et son âme, n’ayant que des désirs sublimes,
Est vierge comme un lys, au fond des bois perdu !…

La foule inapaisée, et brûlante de fièvre
Qui vole à ses plaisirs, remue autour de lui ;
Qu’importe ! Un fier sourire illumine sa lèvre,
Et son rêve profond met le soleil en lui !…

Heureuse seras-tu, naïve jeune fille,
Toi qu’il aura choisie, entre toutes, un jour,
La plus douce, la plus pure, la plus gentille,
Pour gravir avec lui le sentier de l’amour !…

LA VIEILLE TANTE


C’était une très vieille fille, à tête blanche,
Aux longs cils clignotants, aux lèvres sans couleur,
Qui parlait en posant les deux mains sur ses hanches,
Et dont le rire sourd n’avait plus de chaleur.

Née au temps où les morts se parlaient sur les grèves,
Où les gais « fi-follets » dansaient au fil de l’eau,
Sa mémoire gardait les contes et les rêves
Dont cet âge naïf entoura son berceau…


Elle connaissait maints secrets, maintes tisanes,
Et s’épeurait des bruits que le vent fait dehors ;
Elle savait choisir les herbes des savanes,
Et craignait les « quêteux », « car ils jetaient des sorts »…

Souvent, nous l’avons vue au reflet de la lampe,
Frileuse, et redoutant les grands froids de l’hiver,
Avec son vieux bonnet de lame sur la tempe,
Lire en faisant tourner les pages à l’envers !…

Cependant, nous l’aimions, et, dans notre tendresse,
Survivent à jamais, en regrets enchantés,
Les récits dont elle a charmé notre jeunesse,
Et les airs d’autrefois qu’elle nous a chantés !…

LES VEUVES AU LONG VOILE NOIR


Quand tombent les brumes du soir,
On voit, vers les blancs cimetières,
S’en aller, le cœur en prière,
Les veuves au long voile noir !

Toujours fidèles, elles pleurent
Le mari qui s’est en allé ;
Et, dans leur cœur inconsolé,
Durent les amours qui demeurent !


Dans le chemin, j’aime à les voir,
De leurs longues robes vêtues :
Elles font songer aux statues,
Les veuves au long voile noir !…

Et, lasses de souffrir, sans doute,
Parfois leur détresse apparaît,
Dans leur démarche, et l’on croirait
Qu’elles vont tomber sur la route !…

Mais, fortes d’un divin espoir.
Vers le ciel, elles s’acheminent :
Le souvenir les illuminent
Les veuves au long voile noir !…

Du doux baume de la prière,
Elles calment leur cœur meurtri ;
Et, dans leurs doigts endoloris,
Résonnent les grains du Rosaire.

Ah ! que leur muet désespoir,
Leurs larmes, leurs lèvres pâlies
Les rendent nobles et jolies,
Les veuves au long voile noir !…

LE VIEUX ET LA VIEILLE


Assis ensemble, au coin du feu,
Près des flammes qui s’éteignaient,
Face aux rayons pâles et bleus,
Le vieux et la vieille songeaient…

Elle, l’aïeule au front terni,
Vers terre était toute courbée ;
Et, sur son soulier verni,
Sa tabatière était tombée.


Lui, droit comme un chêne des bois,
Regardait la cendre embrasée,
Et son regard jetait, parfois,
Des flammes comme une attisée !…

Se rappelaient-ils leurs amours,
Et le beau temps de leur jeunesse,
Les petits vieux des anciens jours,
Au sourire plein de finesse ?…

À quoi donc songent les vieillards,
Durant leurs veilles coutumières,
Pour que l’on voie, en leurs regards,
Briller de semblables lumières ?…

De quoi rêvaient-ils ces beaux vieux,
Près des flammes qui s’éteignaient ?
Est-ce de la terre, ou des cieux ?…
Le vieux et la vieille songeaient…

LA GRAND’MÈRE


I

Elle a vidé la coupe amère,
Le sang en elle est refroidi,
Et dans sa robe d’organdi,
Elle est bien lasse, la grand’mère !…


Tant de deuils : frères, sœurs, époux,
Ont broyé sa jeunesse blonde,
Tant des siens sont dans l’autre monde,
Qu’elle semble bien loin de nous !…



Et, pleine d’un divin courage,
Les yeux tournés au firmament,
Elle songe, résolument,
À partir pour le grand voyage,


Pour le grand voyage inconnu
Que chacun d’entre nous doit faire,
Au pays semé de mystère,
D’où personne n’est revenu !…

II

Va-t-en vers le lointain « là-bas »,
Noble fille de nos ancêtres,
Puisque c’est la loi d’ici-bas
De mourir et de disparaître !…


Puisque, quand vous avez fini
De donner des fils à la race,
Ô mères, sur ce sol béni,
Il faut que vos fils vous remplacent !…



Chère vieille aux regards si bons,
Tombe, sous les ans qui t’assaillent,
Puisqu’à l’heure où nous les aimons,
Il faut que les vieillards s’en aillent !…


Mais sache que, si la mort prend,
Ceux qui sont notre sauvegarde,
La souvenance nous les rend
Et la tendresse nous les garde !


Quand tu seras au paradis,
Nous, dans nos heures solennelles,
Nous sentirons, comme jadis,
Planer ton âme maternelle…


Et, sous le poids de la douleur,
Quand nous faiblirons, ô grand’mère,
Nous évoquerons la chaleur
Et la force de ta prière !…



Comme toi, dans les noirs moments,
Dans les jours où l’âme s’affole,
Nous lèverons, éperdument,
Nos bras vers le Christ qui console…


Et, peut-être, en faisant jaillir
Vers Lui le torrent de nos fièvres,
Aurons-nous gagné de mourir
Comme toi, le sourire aux lèvres !…

LE ROUET DE LA VIE


Que files-tu,
Jeune fille, que files-tu ?
À la porte de ta chaumière,
Dans les parfums et la lumière,
Que files-tu, sur ton rouet,
Tout vieillot et tout désuet,
Belle fille aux pâleurs de cierge ?
— Je file mon voile de vierge !…



Que files-tu,
Jeune femme, que files-tu ?
Quelle est cette flamme divine
Qui t’environne et t’illumine,
Et, dans les soirs tout parfumés,
Quels rêves inaccoutumés
Font battre ton cœur, sous ta blouse ?
— Je file mon voile d’épouse !…


Que files-tu,
Vieille femme, que files-tu ?
Sous ta main rebelle qui tremble,
Quel fil mystérieux s’assemble ?
Que fais-tu donc, courbant le front,
Vieille femme au regard profond,
Aux yeux ruisselants comme un fleuve ?
— Je file mon voile de veuve !…

SUPPLICATION


Je viens à vous, Seigneur, avec mon cœur brisé
Par le poids du chagrin et les maux de la vie ;
Je viens à vous, beauté pure qui rassasie,
Ô Jésus, près de qui tout mal est apaisé !…

De même que le champ protège avec tendresse,
La graine, et l’enveloppe, en son sein réchauffant,
Ah ! daignez prendre aussi pitié de votre enfant,
Et soutenir un peu son humaine faiblesse !…


Pour qu’il devienne pur comme un bois de sarment
Que le feu purifie, en son noble mystère,
Ô Dieu de pureté, vous daignerez, j’espère,
Jeter un peu de votre paix sur mon tourment !…

Les chemins sont étroits, et les routes sont noires ;
Et, vers le droit sentier l’on s’achemine en vain.
Le monde met sa nuit sur nos rêves divins,
Et les chants de beauté deviennent dérisoires !…

Ah ! jetez un regard de calme et de bienfait
Sur nos rêves détruits et sur notre misère !
Seigneur, pour tout le bien que j’aurais voulu faire,
Seigneur, pardonnez-moi tout le mal que j’ai fait !…

PRIÈRE


Ô Jésus, écoutez le cri de nos douleurs !

Gardez-nous, Ô Seigneur, de la désespérance ;
Ayez, ayez pitié de toutes nos souffrances !
Dans les foyers, il est des mères que la mort
Va prendre. Les enfants pleurent, livrés au sort,
Et si vous n’exaucez leur navrante prière,
Ils périront, bientôt, de peine et de misère !…

O Jésus, écoutez le cri de nos douleurs !…

Sur les chemins, il est des veuves au long voile,
Dont le chaste regard, de tristesse se voile.

Il est des malheureux que le doute et l’ennui
Dévorent comme un ver ! Ô Seigneur Dieu, la nuit
Des larmes nous étreint, et l’ombre nous enlace,
Et le jour entrevu disparaît et s’efface…

Ô Jésus, écoutez le cri de nos douleurs !…

Ceux en qui nous croyons, Seigneur, nous abandonnent.
Nos espoirs sont trompés, et les jours ne nous donnent
Rien de ces vrais bonheurs qu’ils nous avaient promis.
Ceux qui veillent sur nous, Seigneur, sont endormis,
Et les chagrins profonds envahissent nos rêves,
Comme les flots amers envahissent les grèves…

Ô Jésus, écoutez le cri de nos douleurs !…

Ô Jésus, écoutez le cri de la souffrance
Qui monte jusqu’à vous, porté par l’espérance !
Ayez pitié des cœurs meurtris et déchirés ;
Ayez pitié de ceux qui furent séparés ;
Des pauvres, des enfants, des familles sans mères,
De nous tous, les blessés de cette vie amère !…

Ô Jésus, écoutez le cri de nos douleurs !

LA MAISON


I

Par le sentier fleuri de blanches marguerites,
Viens, je veux te conduire à la maison des champs.
C’est dans un lieu perdu, plein de sauvages sites,
Où le pré n’est que fleurs, où le bois n’est que chants.


Pour s’y rendre, il nous faut marcher de longues heures,
Dans les ravins étroits d’un mont silencieux ;
Car les humbles, vois-tu, bâtissent leurs demeures
Le plus loin de la foule et le plus prés des cieux !…



C’est une maison blanche, avec la porte grise,
Et deux pignons pointus que darde le soleil.
Elle a cet air de paix qu’ont les vieilles églises,
Et cet air de gaieté qu’a la ruche en éveil.


Toujours ouverte, par une main charitable,
La porte bat au vent, comme une aile d’oiseau,
Laissant passer, unis aux parfums de la table,
Le bruit fin de l’aiguille et le chant du fuseau.


Tu verras des bouquets grimpant dans la fenêtre,
Et des enfants jouant avec naïveté ;
La mère est avec eux, tu peux la reconnaître
À ce noble sourire, empreint de majesté…


Le père n’est pas là. Parti pour la colline
Où l’orge remuante annonce les moissons,
Il reviendra bientôt, en longeant la ravine,
L’âme pleine d’amour et la lèvre en chansons…


Pénètre doucement au fond de cet asile :
Le vrai bonheur est là. Rentre, parle tout bas…
Il est là ! Mais, hélas ! s’il fuit ce domicile,
Ne cherche pas ailleurs, il n’est pas ici-bas !…


II

Comme il fait bon rentrer s’asseoir dans la maison,
La maison « d’habitants », sise au bord de la route !
Comme on se trouve bien, sous ce toit qui se voûte,
Et comme tout ce monde a le cœur simple et bon !


Sitôt que nous avons passé la « devanture »,
En longeant le « fournil », dont le vaste grenier
Attend les blés « clairauds », se hâtant d’épier,
Et les avoines qui sont a pleine clôture,


Nous nous sentons chez nous, et chacun nous reçoit
Comme s’il nous avait attendu des années ;
Et nous voyons, dès que nos mains se sont touchées,
Que l’âme de la race habite sous ce toit !…


Ô paix, ô bonne paix des demeures rustiques !
Comme tu sais verser la gaieté dans le cœur !
Comme tu sais calmer la haine et la rancœur,
Ô foyer des vertus et des gloires antiques !…



— « Vous devez être las, disent ces braves gens,
« Entrez donc vous asseoir dans la « chaise berçante » ?
« Mangez, la huche est pleine, et l’orge est jaunissante,
« Car, pour nos champs, les cieux se montrent indulgents.


« Si vous êtes transis, la lame de nos haches
« A fait tomber, nombreux, les bouleaux durs et ronds ;
« Chauffez-vous, et buvez dans ces « vaisseaux » profonds,
« Le lait que nous venons de « tirer » de nos vaches. »


Là, tout chante et sourit, tout le monde est « amain ».
Pour nous servir, chacun s’empresse et se transporte ;
Et, si nous nous levons en regagnant la porte,
Ils s’écrient tous ensemble : « Espérez » à demain !


« La « brunante » est venue et la nuit sera noire,
« Espérez” à demain : vos effets sont rangés !
« Pour vous coucher, voici le lit des étrangers,
« Et, si vous avez soif, voici la tasse à boire ! »…


III

Oh ! le bonheur de vivre en cette solitude,
Le cœur plein de chansons, libres du doute amer,
Et de prolonger nos yeux épris de certitude,
Dans les infinis de la mer !…


Vivre en cette maison, sur la rive charmante,
Dans ce foyer rempli d’un calme souverain,
Et dont le feu tremblant, la nuit, dans la tourmente,
Indique la terre au marin !…


Avec, le flot qui chante, avec l’azur qui vibre,
Comme les goëlands volant toujours plus haut,
Monter, à l’unisson, monter, toujours plus libres,
Dans un rêve toujours plus beau !…


Le bonheur de finir nos jours sur cette grève,
Assis près de la mer, à l’ombre d’un bouleau,
N’ayant, pour cadencer le vol de notre rêve,
Que le clapotement de l’eau !…



Ah ! pouvoir fuir, bien loin de la foule distraite
Dont les yeux malveillants nous regardent, toujours,
Pouvoir nous en aller, dans cette humble retraite,
Pour des éternelles amours !…

IV

Bien mieux que les maisons aux pignons dentelés,
Des villes, où la vie est bruyante et distraite,
J’aime à voir, dans un champ, près des blés ondulés,
Une rustique maisonnette.


Basse, peinte de gris, sans richesse et sans art,
Elle se défend mal du vent et de la pluie ;
Mais ses fenêtres ont un air de bon regard,
Et sa porte un air qui convie !


En été, dès le jour, on la voit s’animer,
Et sourire aussitôt que les vallons se dorent ;
Puis, à son seuil, on voit, par bandes, remuer
Les poules grises qui picorent…



Quand le soleil joyeux commence à rayonner,
Les fenêtres s’ouvrant, paraissent plus vivantes,
Et, dehors, les enfants s’en vont tourbillonner,
Comme de grandes fleurs mouvantes !…


Ces gens se couchent tôt et se lèvent matin.
L’homme est bon paysan, elle, bonne fermière.
Ils sont vaillants. Leur lampe, au reflet incertain,
Dans l’ombre, apparaît la première.


Bien souvent, l’on découvre, auprès du bois tremblant,
Entre deux peupliers, aux rameaux longs et sombres,
Sous les feux du midi, le linge net et blanc
Qui fait des clartés et des ombres…


— Oh ! qu’il doit être doux et qu’il doit être court
Le labeur qui se meut dans cette vigilance !
Et qu’il doit être bon d’aimer lorsque l’amour
S’épanouit dans ce silence !…

V

La maison que, jadis, je rêvais d’habiter,
Est une humble maison, au tournant de la route,
Les arbres toujours verts qui la recouvrent toute,
Lui font un abri sûr, l’hiver comme l’été.



Quoiqu’elle soit bâtie au pied d’une colline,
Elle fait face au fleuve, à ce fleuve enchanté
Dont la voix est terrible et le cœur tourmenté,
Et nous y respirons la bonne odeur saline.


Les senteurs de la mer s’y mêlent à l’odeur
Du trèfle qui fleurit dans les plaines voisines ;
Et l’enchevêtrement des grands bois y voisine
Avec des rocs, garnis d’une riche verdeur.


Et, près de la maison, est un étang limpide
Dont la source, éclairée aux rayons du soleil,
Réflète doucement le buisson en éveil,
Et, des oiseaux passeurs, mire le vol rapide…


Oh ! la chère maison, pleine d’ombrage frais !
Ami, je la souhaite à ta désespérance,
Pour mettre de la joie au fond de ta souffrance,
Et pour te reposer des jours durs et mauvais !…


Comme il eût été bon d’y vieillir et d’y vivre,
Tous deux, mon bien-aimé, dans le calme des soirs !
Comme il eût été bon d’aller souvent s’asseoir
Dans l’ombre de ces bois dont la senteur enivre !…



Mais, hélas ! mon beau rêve, à jamais, s’est enfui,
Et je n’entrevois plus la chère maison verte ;
Sa porte, sur mes pas, ne s’est jamais ouverte,
La maison et l’étang, tout s’est évanoui !



Mais, sans avoir franchi le seuil de cette porte,
Où je devais trouver le bonheur attendu,
Je connais les secrets de ce logis perdu,
Et je sais les douceurs que son silence apporte !…


Car un beau rêve laisse un peu de sa beauté
Au cœur qui s’est nourri longtemps de sa présence :
Ce nid caché, qu’avait bâti mon espérance
A fait déteindre en moi sa paix et sa clarté !…

VI

Le jour s’éteint, semant du rouge à l’horizon,
Et la brune obscurcit l’or de la fenaison.

Le faucheur a repris sa faux sur ses épaules,
Et descend la colline, où brunissent les saules.


Il se hâte, il s’en va vers son humble foyer,
Il sourit, car il voit sa lumière briller.

Oh ! qu’il fait bon, après une journée ardue,
Où la pensée, au sein de sa tâche est perdue,

Qu’il fait bon s’en aller, le cœur libre et content,
Vers le toit où l’on sait que quelqu’un nous attend !…

Il entre, ôte sa veste en disant : « Bonsoir, femme !
J’ai bien faim, donne-moi le pain que je l’entame !

La chaleur était grande, aujourd’hui, dans nos champs,
M’as-tu vu quand je t’ai crié sur les penchants ? »

Et sur elle, son œil fauve et brûlant s’attache ;
Des petits doigts d’enfants ravaudent sa moustache ;

Et cet homme sévère, à la tâche endurci,
Se sent pris de tendresse, et, soudain, adouci ;

Car une joie intime et secrète l’enivre :
Il revoit sa demeure, il est heureux de vivre,


Heureux de retrouver son épouse fidèle
Dont les pas vigilants font comme des bruits d’aile,

Heureux de l’entourer d’amour, comme autrefois,
De boire sa parole et de goûter sa voix,

Et de plonger ses yeux dans l’or de sa prunelle,
Plus clair que l’aube, où brille une flamme éternelle !…

* * *
Oh ! combien d’amoureux, un jour, ont fait ce rêve
De vivre obscurément, loin de tout bruit humain,
De marcher en silence, et de s’aimer sans trêve,
Les yeux au fond des yeux, et la main dans la main !…

Combien ont fait ce rêve cher de vivre ensemble,
Dans quelque nid perdu, sous les arbres épais,
Près d’un ruisseau qui coule, et d’un saule qui tremble,
Dans un vallon, baigné de lumière et de paix !…

Mais, le temps qui détruit, et l’heure qui divise,
Ne leur ont pas laissé le bonheur entrevu ;
Et, comme les errants de la terre promise,
Leurs mains n’ont pu saisir ce que leurs yeux ont vu…


Cependant, il leur eût suffi de peu de choses :
Un bois, des sapins verts penchant au bord des eaux,
Un pré sauvage, un champ, un jardin, quelques roses,
Les rayons du soleil et le chant des oiseaux !…

Mais non ! Ils n’ont pas vu paraître la demeure
Dans laquelle ils rêvaient de s’aimer, ici-bas !
Sur terre, nul projet ne dure et ne demeure,
Et ce que l’on commence, on ne l’achève pas !…

* * *
Mais il est, aux confins de l’espace et de l’heure,
Des lieux, où le Très-Haut nous garde une demeure,

Une sainte demeure, où nous vivrons toujours.
Loin des troubles cruels qui dévorent nos jours,

Un foyer rayonnant, rempli de la lumière
Qui brillait sur le monde, à l’aurore première.

Là, nous ne craindrons plus la misère et le froid,
Le feu, la faim, la soif, l’ombre pleine d’effroi,


Les trompeuses amours dont le souvenir blesse,
Les atteintes du mal, la peur et la faiblesse,

L’épreuve qui nous suit, la douleur qui nous mord,
La détresse, le deuil, la vieillesse et la mort !…

Nous ne craindrons plus rien. À cette heure ravie,
Nous pourrons, ô mortels, nous venger de la vie,

Car, nos rêves humains étant divinisés,
Nos lèvres s’uniront pour d’éternels baisers !…

* * *
Et ceux-là qui s’aimaient, au temps de leur jeunesse,
Et qui s’enveloppaient de naïve tendresse,

Les amants séparés dont l’espoir fut éteint,
Tous se ressaisiront, dans leur amour lointain.

Ils diront : « Viens, chère âme, à mon âme donnée,
« Ô toi que, de tout temps, le ciel m’a destinée !

« Ce jour que nous avons si longtemps attendu,
« Ce jour se lève, enfin, parce qu’il nous est dû !…


« Notre joie, elle fut noblement achetée,
« Avec des pleurs de sang ; nous l’avons méritée !…

« Viens, que je te possède, enfin, que, sur mon cœur,
« Tu goûtes l’âpreté de mon amour vainqueur !…

« Ton absence a creusé, dans mon sein, un abîme :
« Viens t’y perdre à jamais, dans un bonheur sublime !…

« Qu’importe le chemin où saignèrent nos pas !
« Qu’importe cette vie où nous ne vivions pas !

« Voici que l’ombre est claire et que la nuit est blanche ;
« Enfin, voici venir l’heure de la revanche ! »…

Et, dès lors, ils auront commencé d’exister,
Pour s’aimer, sans retour, toute l’éternité !…