CHAPITRE V

DANS LEQUEL PARAIT HEUREUSEMENT UNE VIEILLE
INDIENNE NOMMÉE MAYAVA.


Lorsque Olivier reprit connaissance, bien que ses idées ne fussent pas bien nettes, qu’il ne conservât qu’un très-faible souvenir des événements qui s’étaient accomplis, car sa mémoire troublée n’avait pas encore eu le temps de reprendre son équilibre, il comprit qu’il avait été transporté à terre pendant sa longue syncope.

En effet, il était couché dans un lit, et il lui semblait vaguement reconnaitre la pièce dans laquelle il se trouvait ; mais il était dans un tel état de prostration et de faiblesse, que tout effort de la pensée lui devenait impossible ; il essaya cependant de changer de position, mais alors il éprouva une si horrible douleur, qu’une sueur froide perla à ses tempes et son cœur se glaça.

Cette douleur éveilla subitement sa mémoire, il poussa un gémissement lamentable et fondit en larmes.

Il se souvenait !

Plusieurs personnes, debout et groupées à quelques pas du lit, causaient à voix basse avec une grande animation. Parmi ces personnes, Olivier en reconnut deux : le docteur Arrault et don Diego Quiros ; les autres, Olivier l’apprit plus tard ; étaient des médecins.

Il y avait consultation entre eux.

Fait étrange et digne de remarque : tous ces médecins étaient du même avis, sans doute pour la première fois depuis qu’ils exerçaient leur noble et utile profession, utile à eux surtout.

Au gémissement poussé par le jeune homme, ils se retournèrent vers lui, et dessinèrent un mouvement comme pour se rapprocher du lit ; mais ils se ravisèrent et reprirent leur discussion interrompue ; seul don Diego Quiros termina le mouvement commencé, et s’approcha avec empressement du malade.

Don Diego était vêtu de noir, son visage était livide ; sa physionomie avait une profonde expression de tristesse, contenue avec peine.

— Mon pauvre enfant, dit-il au jeune homme d’une voix douce et affectueuse, en se penchant vers lui, vous avez donc enfin repris connaissance !

— Hélas ! répondit le malade d’une voix faible et plaintive, pourquoi suis-je condamné à vivre encore, quand elle n’est plus !

— Courage, mon ami ! reprit don Diego en soupirant et en essuyant ses yeux pleins de larmes ; voyez, moi ! La douleur ne tue pas, puisque je vis, et que j’ai la force de vous soutenir et d’essayer non de vous consoler, mais de vous rendre le courage, moi qui ne me consolerai jamais !

Olivier poussa un gémissement ; ses pleurs redoublèrent.

– Dites-moi, je vous en supplie, ce que l’on a fait de son pauvre corps ? murmura-t-il avec un sanglot qui lui déchira la gorge ; je serais si heureux de pouvoir, une fois encore, poser mes lèvres sur ses lèvres, hélas ! glacées par la mort !

Un soupir douloureux souleva péniblement la poitrine oppressée du vieillard.

— Mon cher et malheureux enfant, reprit-il en éludant cette question, à laquelle il lui était impossible de répondre, depuis quarante et un jours vous êtes étendu sur cette couche, en proie à un horrible délire !

— Quarante et un jours ? murmura le jeune homme avec désespoir ; hélas ! c’en est donc fait ! je ne la reverrai plus jamais !… jamais !… elle ! ma bien-aimée Dolorès, mon bonheur ! ma vie ! Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !…

Ses yeux se fermèrent ; il demeura immobile, anéanti, à demi évanoui, mais entre ses paupières, mi-closes, les larmes continuaient à couler en abondance sur son visage, pâle comme un suaire.

— Comme il l’aimait ! murmura don Diego en cachant sa tête dans ses mains et fondant, lui aussi, en larmes.

En ce moment, une des portes de la chambre s’ouvrit et un homme parut.

Cet homme était Ivon Lebris.

Le jeune Breton était pâle, son front était couvert d’un large bandeau ; il portait le bras droit en écharpe.

Il s’approcha vivement des médecins, dont la consultation continuait toujours, et, s’adressant au docteur Arrault :

— Eh bien ? lui demanda-t-il avec anxiété.

Le docteur hocha tristement la tête.

— Ces messieurs sont unanimes pour l’amputation, dit-il.

Les sourcils d’Ivon Lebris se froncèrent il devint livide.

— La suppuration augmente, continua le docteur, l’enflure de la jambe gagne toujours et prend des proportions inquiétantes. Les chairs sont violacées ; ces messieurs craignent la gangrène. Il est question de désarticuler la cuisse au col du fémur.

— Et vous, docteur, que pensez-vous de cette opération ?

— Je la crois nécessaire.

— Sauvera-t-elle mon matelot ?

— Je n’oserais l’affirmer, cher monsieur Lebris, mais c’est la seule chance qui nous reste, bien que cette opération soit affreuse.

— Ainsi, vous affirmez qu’il n’y a plus d’autre moyen de sauver mon matelot ?

— Je ne dis pas cela !

— Que dites-vous donc alors, docteur ?

— Je dis que tous les autres moyens ayant échoué, il ne nous reste plus à tenter que celui-là.

— Bien ; mais une opération aussi grave ne saurait, dans aucun cas, être faite sans l’autorisation formelle du blessé ; tant qu’il ne l’aura pas donnée, je m’y opposerai. D’ailleurs, puisque la science se reconnait impuissante, j’ai le droit, à mon tour, d’essayer de sauver mon matelot.

— Vous, monsieur Lebris ?

— Moi-même. Là où les plus savants praticiens reconnaissent leur impuissance, il faut laisser agir les ignorants, ceux qui ne possèdent d’autre science que celle que leur indiquent leur expérience et certaines connaissances acquises.

— Que voulez-vous dire ?

— Tout simplement, docteur, que de mon côté, ayant très-peu de foi dans nos médecins européens, ceci soit dit sans vous offenser, je me suis mis, sans rien dire, à la recherche d’un médecin américain.

— Ah !

— Mon Dieu oui !

— Et vous en avez trouvé un ?

— J’en aurais trouvé dix, si j’avais voulu m’en donner la peine.

— Que diable me dites vous là monsieur Lebris ?

— La vérité, docteur, sur ma parole !

Et ce médecin répond de la guérison du capitaine ?

— Sans amputation, oui, docteur.

— Impossible !

— Peut-être ? Vous reconnaissez-vous impuissant ?

— Hélas ! dit-il en hochant la tête.

— L’horrible opération à laquelle vous voulez le soumettre sauvera-t-elle mon matelot ?

— Je l’espère, sans oser le croire.

— C’est bien ; je sais ce qui me reste à faire. Dieu veuille qu’Olivier reprenne bientôt connaissance.

— Ivon ? matelot ? dit le blessé d’une voix faible.

— Dieu soit loué ! il parle ! s’écria le brave garçon avec joie.

Et s’approchant vivement du lit :

— Matelot s’écria-t-il, as tu réellement ta tête ? puis-je parler ?

— Oui, matelot, parle ; je suis bien faible, mais j’ai toute ma connaissance, parle sans crainte.

— À la bonne heure ! s’écria joyeusement Ivon, écoute-moi donc attentivement.

— Je ne perds pas une de tes paroles ; parle.

— Sache donc, matelot, que ces savants médecins, réunis en consultation, et il indiqua les médecins d’un geste railleur, veulent te faire subir une atroce opération ; ils prétendent que tu ne peux être sauvé à moins d’avoir la cuisse désarticulée au col du fémur, et encore ne sont-ils pas certains du succès de cette opération.

— Je ne veux pas être opéré, répondit le blessé d’une voix ferme, je préfère la mort à la mutilation.

— Bravo ! voilà qui est parler ! s’écria Lebris avec joie ; tu es un vrai marin.

— Et se tournant vers les médecins, il ajouta avec raillerie :

— Vous entendez, messieurs ?

Ceux-ci haussèrent les épaules, sans répondre.

— Si l’on voulait profiter de mon état de faiblesse, ou si l’on essayait de m’endormir avec un narcotique afin de m’opérer, reprit Olivier, je te supplie, matelot, de veiller sur moi et de me défendre au besoin.

— Sois tranquille, matelot, personne ne te touchera contre ta volonté. Et s’adressant aux médecins : Que résolvez-vous, messieurs ? leur demanda-t-il.

Les hommes de la science échangèrent entre eux un regard significatif ; puis le plus âgé prit la parole au nom de tous :

— Nous n’avons plus rien à faire ici, monsieur, dit-il, nous nous retirons ; si le blessé succombe, lui seul l’aura voulu.

— Soit ! répondit Ivon ; il en sera ce qui plaira à Dieu.

Les médecins s’inclinèrent gravement et sortirent.

Comme Ponce-Pilate, ils se lavaient maintenant les mains de ce qui, selon eux, devait fatalement arriver, c’est-à-dire le trépassement de ce blessé rebelle aux ordres de la docte faculté.

— Bon voyage ! s’écria gaiement Ivon dès qu’ils eurent quitté la chambre, où seul le docteur Arrault était demeuré ; maintenant, à mon tour. Tu me donnes carte blanche, n’est-ce pas, matelot ?

— Tout ce que tu feras sera bien fait, matelot, répondit Olivier avec un mélancolique sourire.

— Merci ! s’écria Ivon.

Et, sans ajouter un mot, il sortit presque en courant.

Il fut absent à peine pendant cinq ou six minutes ; tout à coup il rentra suivi d’une vieille Indienne, assez sommairement vêtue, et qui ne s’avançait qu’en rechignant et comme malgré elle.

— Voici la bonne et brave créature qui m’a guéri, dit Ivon en riant, et j’étais, moi aussi, assez sérieusement déralingué, avec considérablement d’avaries dans mes œuvres vives ; pourtant, en moins de douze jours, elle m’a remis d’aplomb sur mes épontilles. Cette digne créature répond de ta guérison, si tu te laisses soigner par elle à sa guise ; j’ai répondu pour toi que tu ne demandes pas mieux. Qu’en dis-tu ?

— Je ferai ce que tu voudras, répondit-il avec un sourire glacé.

— Donc, voilà qui est convenu. Vous entendez, bonne mère ?

La vieille baissa silencieusement la tête et s’approcha du lit.

Le docteur Arrault, devinant ce qu’elle désirait, se hâta de lever les couvertures et de défaire l’appareil compliqué dont la jambe était enveloppée.

L’aspect de la blessure était horrible les chairs étaient tuméfiées et violâtres, l’enflure était énorme.

L’Indienne examina attentivement la blessure pendant près de dix minutes.

— Il était temps murmura-t-elle ; quelques heures plus tard, et tout était fini ! Laissez la jambe ainsi, l’air lui fera du bien. Attendez-moi.

Elle sortit et resta pendant près d’une heure dehors ; enfin elle revint :

— Buvez ! dit-elle au blessé, en lui présentant un gobelet en corne rempli d’une liqueur de couleur verdâtre.

— Qu’est-ce que c’est que cette boisson ? demanda le blessé, en langue comanche.

Le visage de la vieille s’éclaira comme par enchantement.

— Oh ! s’écria-t-elle en le fixant avec une expression singulière.

— Regardez, ma mère, reprit Olivier en étendant son bras gauche vers elle.

L’Indienne releva vivement la manche de la chemise, et examina curieusement les tatouages gravés sur le poignet gauche et correspondant avec un point placé à la naissance du pouce.

Ces tatouages représentaient une tête de mort avec deux os en croix, au-dessous desquels deux petites barres étaient tracées en travers ; au-dessus, à droite était figuré un collier d’ours gris, ouvert. Ce collier était placé à gauche, mais beaucoup plus haut que les autres tatouages.

— Mon fils est un grand brave ! dit l’Indienne d’une voix profonde ; Mayava le sauvera, elle rendra la Panthère à ses frères les Comanches-Bisons. Que mon fils boive, il a besoin de dormir.

Olivier vida le gobelet d’un trait, et le rendit à l’Indienne.

Presque aussitôt le blessé tomba dans un sommeil profond et très-calme.

L’Indienne prit alors, dans une calebasse qu’elle portait, des plantes pilées, et elle les entassa, en forme de cataplasme, autour de la blessure ; puis elle saupoudra ce cataplasme avec une poudre jaunâtre, presque impalpable, versa par dessus le jus des plantes pilées ; cela fait, elle enveloppa la cuisse, sans cependant la serrer.

— Le sommeil de mon fils ne doit pas être troublé, dit-elle demain, Mayava reviendra faire un second pansement à cette même heure. Qu’un des Visages-Pâles veille.

— Je veillerai, dit le docteur.

— Et moi aussi, ajouta Ivon.

— Moi, dit don Diego Quiros, je prierai Dieu pour qu’il le sauve.

Don Diego sortit, après avoir mis un baiser au front du blessé endormi.

Ainsi, bonne mère, reprit Ivon, vous répondez de la vie de mon matelot !

– Mayava en répond, dit-elle d’une voix gutturale ; dans quinze soleils après celui-ci, le jeune guerrier face-pâle montera à cheval.

— Oh ! oh ! si promptement que cela ? s’écria Ivon avec admiration.

— Dans quinze soleils, j’ai dit ; Mayava reviendra demain.

Et elle sortit.

— Pardieu ! s’écria le docteur Arrault, je suis curieux de suivre cette cure extraordinaire ; si elle réussit, je n’aurai plus qu’à brûler mes diplômes.

— Elle réussira, je vous en réponds, moi aussi, docteur, dit don Diego en rentrant. Cette vieille Indienne est née dans une des tribus Comanches de l’Arizona ; je ne sais à la suite de quels événements elle est venue se fixer dans les établissements de la Sonora ; elle a été amenée ici par un capitaine français qu’elle a guéri, en quelques jours, d’une blessure réputée incurable ; ce capitaine, sur sa demande, l’a débarquée au Callao, et a déposé pour elle, entre les mains du consul français, une somme qui la met à l’abri du besoin. Je lui ai vu faire des cures merveilleuses, au moyen de simples dont les qualités sont connues d’elle seule.

— Dieu veuille qu’elle réussisse cette fois encore ! s’écria Ivon.

— Pour ma part, je le désire vivement, dit le docteur.

Don Diego Quiros quitta alors la chambre, après avoir salué les deux hommes,

Olivier dormit pendant douze heures d’un sommeil calme et réparateur.

À l’heure dite, l’Indienne reparut ; le blessé lui sourit, ce qui sembla lui faire grand plaisir.

Elle enleva le cataplasme avec une légèreté de main admirable, et mit la jambe à nu.

L’enflure avait diminué, les chairs avaient perdu cette teinte violâtre qu’elles avaient la veille.

On voyait poindre une quantité de points blancs autour de la plaie.

— Regardez, dit l’Indienne.

Le docteur se pencha sur la blessure, qu’il examina attentivement.

— C’est incroyable murmura-t-il voici les esquilles demeurées dans la blessure qui sortent d’elles-mêmes et pointent de toutes parts !

Il choisit une pince en argent dans sa trousse et regarda l’Indienne.

— Faites, dit-elle laconiquement.

Le docteur commença alors à extraire tous ces fragments de bois restés dans la plaie et qui l’envenimaient ; il y en avait un grand nombre. L’opération fut longue.

— Demain, les autres partiront à leur tour, dit la vieille Indienne.

Et s’adressant à Olivier :

— Mon fils souffre-t-il autant ! lui demanda-t-elle en langue comanche.

— Non, ma bonne mère, répondit-il dans le même dialecte je me sens beaucoup mieux.

— Demain, mon fils sera bien, répondit-elle affectueusement.

Elle procéda alors à un pansement, en tout semblable à celui de la veille.

Le jeune homme s’était endormi après avoir bu la boisson que lui avait présentée l’Indienne.

Le lendemain, l’enflure avait encore considérablement diminué ; une très-grande quantité d’esquilles furent extraites par le docteur. Ainsi que l’avait annoncé la vieille Indienne, ces esquilles étaient les dernières ; avec leur extraction, l’enflure avait complétement disparu.

Quinze jours plus tard, Olivier était entièrement guéri, il ne boitait même pas ; ainsi que le lui avait promis la vieille Indienne, il aurait pu, s’il l’eût voulu, monter à cheval ; cette cure singulière tenait du prodige : le docteur Arrault était émerveillé.

Mais, si le physique était guéri, le moral était loin de l’être : la douleur d’Olivier était aussi profonde que le premier jour. Doña Maria n’avait pu supporter la nouvelle terrible de la mort de sa fille, elle était morte quelques jours après elle.

La mère et la fille avaient été inhumées côte à côte, dans le même tombeau.

Chaque jour Olivier allait s’asseoir sur la tombe de la femme qu’il avait tant aimée, et qu’il aimait plus encore après sa perte cruelle ; ses amis étaient contraints de l’arracher presque de force d’auprès de cette tombe, où il passait la journée tout entière à parler de sa chère Dolorès et à pleurer son bonheur perdu. On le surveillait activement, pour prévenir une catastrophe et empêcher le jeune homme de succomber à son désespoir.

— Mon fils, lui dit un jour don Diego Quiros, soyez homme ; ne vous laissez pas ainsi abattre par votre incurable douleur ; songez à vos amis, à vos compagnons, qui souffrent eux aussi de vos chagrins, peut-être plus encore que de l’naction à laquelle vous les condamnez. Combattez vaillamment votre douleur, tuez-la, pour qu’elle ne vous tue pas. Voici plus de quatre mois que vous êtes ici ; partez, allez faire une croisière contre les Espagnols ; vengez sur eux la mort de l’ange qu’ils vous ont ravi. Quand vous vous sentirez fort, vous reviendrez près de moi, vous me trouverez ici avec votre fils que vous aimez tant, près de la tombe des deux êtres qui nous sont si chers ; je vous attendrai, mais ne revenez pas sans avoir dompté votre douleur.

— Que votre volonté soit faite, mon père, répondit tristement le jeune homme ; puisque vous l’exigez, je partirai dans deux jours, je m’éloignerai, le cœur brisé, de tout ce que j’ai aimé sur la terre ; je vous laisse mon fils, tout ce qui me reste d’elle. Dans quelques mois, je vous reverrai, à moins que Dieu n’en ordonne autrement.

Olivier fit une dernière visité à la tombe de doña Dolorès ; il pleura pendant de longues heures avec des sanglots déchirants, sur l’herbe humide qui, comme un vert linceul, recouvrait l’ange qu’il avait perdu ; mais tout à coup il se releva, essuya ses larmes et s’éloigna à grands pas sans détourner la tête, se roidissant contre le désir de revenir pleurer encore et dire un adieu suprême à celle qui n’était plus.

Le jour même, Olivier commença les préparatifs de son départ il comprenait combien il était urgent qu’il s’éloignât, s’il ne voulait pas succomber à sa douleur et augmenter ainsi le désespoir, si amer déjà, de don Diego Quiros, ce noble vieillard, si stoïquement résolu et qui souffrait avec une si courageuse résignation.

Ivon Lebris tressaillit de joie lorsque Olivier lui donna l’ordre de tout préparer pour le départ. Ce fut avec des acclamations joyeuses que les matelots accueillirent leur capitaine, lorsqu’il vint les visiter à bord et leur annoncer que bientôt on lèverait l’ancre.

La veille de son départ, vers le soir, Olivier venait de faire ses adieux définitifs à la tombe de sa Dolorès bien-aimée ; il se rendait chez don Diego Quiros il marchait la tête penchée sur sa poitrine et le front chargé de sombres nuages, lorsqu’il se trouva à l’improviste face à face avec la vieille Indienne, à laquelle il devait de vivre encore.

Le jeune homme serait passé devant elle sans la voir, si elle ne l’avait pas accosté la première.

Après sa merveilleuse guérison, Olivier avait voulu la récompenser généreusement, mais elle avait décliné toutes ses offres, avec un entêtement auquel il n’avait rien compris, et qu’il lui avait été impossible de vaincre.

— Mon fils part ? lui demanda-t-elle.

— Oui, bonne mère, répondit-il demain j’aurai quitté le Callao.

— Mon fils va bien loin ? reprit-elle.

— Oui, je vais faire une croisière dans l’Atlantique, puis je reviendrai sur les côtes du Mexique.

— Ah ! fit-elle avec émotion.

— Je ne serais pas parti sans vous dire adieu, bonne mère, et insister encore auprès de vous pour vous faire accepter une preuve de ma reconnaissance. Je n’oublie pas que je vous dois la vie.

— Mon fils le croit-il ? s’écria-t-elle vivement.

— Certes, bonne mère, sans vous je serais mort.

— Mon fils, s’il le veut, peut rendre Mayava bien heureuse.

— Bon ! Que faut-il faire pour cela ! Parlez, bonne mère, je le ferai.

— Mon fils le promet ?

— Sur mon honneur, oui, bonne mère ! parlez donc sans crainte.

— Mayava souffre, reprit-elle d’une voix plaintive ; les arbres qu’elle voit ne sont pas ceux qui ont abrité sa jeunesse ; elle ne reconnaît pas la terre sur laquelle elle pose ses pieds ; les nuages qui courent au-dessus d’elle dans le ciel ne sont pas ceux qu’elle était habituée à voir ; elle souffre.

— Vous voudriez revoir votre pays ?

— Mayava a le cœur rouge, elle voudrait retourner près des hommes de sa race ; elle les a quittés comme une ingrate, par une curiosité que lui avait soufflée le mauvais esprit ; mais le Wacondah a enlevé la peau épaisse qui recouvrait son cœur ; elle se repent et pleure les grandes savanes remplies de gibier de toutes sortes.

— Bon ! ma mère parle bien ; ce qu’elle désire, son fils le fera : il la conduira dans l’atepetl de sa nation, et la présentera aux grands Sachems de la Case-Médecine.

— Mon fils le ferait ?

— Je l’ai dit ; demain, deux heures après le lever du soleil, ma mère se rendra sur le môle du Callao, je serai là, je l’attendrai.

— Mon fils n’a pas la langue fourchue, je me rendrai au môle. Que mon fils soit heureux.

Elle saisit par le poignet la main que lui tendait le jeune homme, la posa sur sa tête, puis elle l’approcha de ses lèvres, la baisa avec émotion, et s’éloigna les yeux remplis de larmes.

— Pauvre femme ! murmura Olivier, je veux qu’elle soit heureuse !

En dînant, il raconta à don Diego la rencontre qu’il avait faite et ce qui s’était passé entre lui et la vieille Indienne.

— Le ciel vous tiendra compte de cette bonne action, mon enfant, lui dit doucement le vieillard.

Le lendemain, Olivier embrassa longuement, et les larmes aux yeux, son fils, qu’il lui fallait quitter ; puis, après avoir affectueusement pris congé de don Diego Quiros, il monta à cheval, et se rendit au Callao, suivi par un peon chargé de ramener l’animal au Chorrillo.

Sur le môle, Olivier aperçut la vieille Indienne. Mayava l’attendait accroupie sur un banc, un mince paquet de hardes posé à terre près d’elle ; Olivier lui sourit en lui disant de le suivre ; tous deux s’embarquèrent dans la baleinière du capitaine et se rendirent à bord.

Deux heures plus tard, le Hasard déployait toutes ses voiles, et s’élançait en haute mer comme un épervier en chasse ; bien avant le coucher du soleil, la terre avait disparu, on n’apercevait plus que les cimes chenues et couvertes de neige des hauts pics des Cordillères.

Le capitaine avait logé la vieille Indienne dans une cabine près de la sienne ; le cuisinier avait ordre de pourvoir à sa nourriture et de ne rien lui refuser. Il ordonna en sus que chacun la traitât avec les plus grands égards.

Mais cette dernière recommandation était inutile ; tout le monde savait à bord que c’était grâce à ses soins que le capitaine avait échappé à la mort : cette raison suffisait seule pour lui assurer les respects de l’équipage.

Depuis ses récents malheurs, le caractère d’Olivier s’était complétement modifié, ou, pour mieux dire, il était redevenu tel qu’il était jadis, dix ans auparavant : il était toujours bon, affable, prêt à rendre service, sur un mot, sur un signe mais sa gaieté avait disparu ; lui le gai causeur, le joyeux compagnon, il était devenu sombre, triste, silencieux ne parlant que lorsqu’il y était contraint, et alors ne prononçant que des phrases sèches, hachées ; ne discutant jamais ; vivant continuellement avec ses pensées, il recherchait la solitude ; demeurant des journées entières enfermé dans sa cabine, et passait presque toutes les nuits à se promener sur le pont, la tête penchée sur la poitrine.

Une seule personne à bord avait le privilège, non pas de l’égayer, ni même de le dérider, mais d’éveiller son attention cette personne était la vieille Mayava, avec laquelle Olivier avait chaque jour de longs entretiens en langue comanche, et que, par conséquent, personne à bord ne pouvait comprendre, sauf les deux interlocuteurs.

Cependant le navire, poussé par une bonne brise, avait atteint les côtes mexicaines, les avait longées pendant assez longtemps, avait doublé le cap San-Pedro, et, passant entre l’île Santa-Cruz et le continent, il était venu mouiller devant Santa-Buenaventura, joli petit port de la Haute-Californie, presque complétement ignoré alors, même des géographes, et qui aujourd’hui n’est pas beaucoup plus connu.

– La peuplade à laquelle appartient cette femme, dit Olivier à son matelot, réside, m’a-t-elle assuré, à vingt ou vingt-cinq lieues de Santa-Buenaventura ; ce sera pour moi un charmant voyage. Je l’accompagnerai jusque-là ; je parle très-bien la langue de ces Indiens, dont je suis certain d’être bien accueilli ; d’ailleurs, j’ai des signes de reconnaissance tatoués sur l’avant-bras gauche, qui, dans tous les cas, me feraient respecter. Cependant, comme il est bon de tout prévoir, si dans dix jours tu ne recevais pas de nouvelles de moi, il faudrait, avec l’aide des autorités mexicaines, te mettre immédiatement à ma recherche. Mais ces précautions seront inutiles : avant dix jours tu me reverras. Allons, embrasse-moi, matelot, et séparons-nous ; je te laisse le commandement en mon absence, fais bonne garde.

Les deux hommes se tinrent longtemps embrassés ; Ivon Lebris avait le cœur serré, comme s’il pressentait un malheur.

— Tu me caches quelque chose, matelot lui dit-il tristement.

— Moi ! tu es fou ! répondit-il avec un rire trop bruyant pour être de bonne foi. Adieu, et à bientôt.

Ils se serrèrent une dernière fois la main puis Olivier descendit dans sa baleinière, où la vieille Indienne était déjà installée à l’arrière.

Dix minutes plus tard, Olivier était à terre, et s’éloignait à grands pas, accompagné de Mayava.

Ivon Lebris le suivit avec la longue-vue, aussi longtemps que cela lui fut possible ; puis, en soupirant, il repoussa les tubes de la lorgnette les uns dans les autres, et se retira dans sa cabine, en murmurant :

— Tout cela n’est pas naturel. Il avait les yeux pleins de larmes en m’embrassant : il me cache certainement quelque chose. Que faire ?

Cependant le temps se passait ; Ivon était toujours sans nouvelles de son matelot.

Plus les jours s’écoulaient, plus son inquiétude devenait grande, plus il redoutait une catastrophe.

Cependant, six jours après le départ d’Olivier, un matin, l’officier de quart fit annoncer à Ivon Lebris, par Furet, que l’alcade de Santa-Buenaventura venait d’arriver à bord, et insistait pour lui parler.

Ivon Lebris ordonna que le digne magistrat fût aussitôt introduit.

Cet alcade était un grand et gros Indien à figure réjouie, toujours le sourire sur les lèvres, et qui, en entrant dans la cabine, commença par se confondre en interminables salutations, auxquelles Ivon Lebris eut toutes les peines du monde à couper court.

— Que désirez-vous, señor alcade ? lui demanda le Breton.

— Je suis chargé d’une mission pour vous, capitaine, répondit l’alcade en souriant.

— Une mission pour moi ? reprit Ivon avec surprise, et de quelle part, s’il vous plaît ?

— De la part du capitaine Olivero, capitaine.

— Vous l’avez vu ? s’écria-t-il vivement.

— Il y a six jours, oui, capitaine.

— Comment !… il y a sixjours ?

— Oui, capitaine.

– Et c’est aujourd’hui seulement que vous songez à vous acquitter de la mission qu’il vous avait donnée ?

— J’ai dû remplir les intentions du capitaine Olivero, señor capitaine ; c’est lui qui a exigé que je ne vienne pas ici avant six jours.

— Qu’est-ce que cela signifie ? s’écria Ivon abasourdi.

— Je l’ignore, capitaine ; le capitaine Olivero m’a confié une lettre, en m’enjoignant péremptoirement de ne pas vous la remettre avant six jours ; les six jours…

— Le capitaine vous a remis une lettre pour moi ! s’écria Ivon Lebris en interrompant sans cérémonie le prolixe alcade ; cette lettre où est-elle ?

— La voici, capitaine, répondit le digne magistrat en la lui présentant.

Ivon Lebris s’en empara, l’ouvrit ; mais à peine l’eut-il parcouru des yeux, qu’il pâlit et se frappa le front avec désespoir :

— Oh ! s’écria-t-il avec un sanglot et d’une voix déchirante, je le savais ! Malheureux !… quelle horrible résolution !

Ivon faillit devenir fou de douleur, quand il relut à tête reposée le contenu de cette lettre fatale.

Pendant un mois il se livra aux plus minutieuses recherches, mais elles demeurèrent toutes sans résultat.

Enfin le jeune homme fut contraint de quitter la baie de Santa-Buenaventura.

Le Hasard mit le cap sur l’Europe.

Pourquoi le corsaire prenait-il cette direction ?

C’est qu’Ivon Lebris, en véritable Breton qu’il était, ne se tenait pas encore pour battu ; une pensée étrange avait traversé son esprit, il mûrissait un projet audacieux dont la réussite lui paraissait infaillible ; mais ce projet, il ne voulait pas le mettre à exécution avant que de s’être sérieusement concerté avec l’autre ami dévoué de son matelot, c’est-à-dire avec M. Maraval, le banquier français de Cadix, dont il connaissait la vaste intelligence, la justesse de raisonnement, et surtout la bonté et la finesse d’esprit.

Mais pour voir M. Maraval et se concerter avec lui, Ivon était contraint d’accomplir presque le tour du monde, de faire une traversée de plusieurs mois, de braver les plus grands périls, et finalement d’aller se jeter dans la gueule du loup, en s’introduisant audacieusement dans Cadix, et se livrer ainsi aux mains de ses ennemis les plus acharnés, les Espagnols, auxquels il avait depuis plusieurs années fait tant de mal.

Mais toutes ces considérations, si graves qu’elles fussent, n’étaient pas suffisantes pour arrêter Ivon Lebris.

Coûte que coûte, il voulait arracher son matelot à l’existence malheureuse à laquelle celui-ci s’était condamné, dût-il, pour obtenir ce résultat, renverser des montagnes.

Voilà pour quelles raisons Ivon Lebris, en quittant la baie de Santa-Buenaventura, avait mis résolument le cap sur l’Europe.

Nous verrons bientôt quel succès eut cette étrange résolution.