Par la fenêtre
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- Hector :
- Emma :
PAR LA FENÊTRE
Un salon élégant. Au fond, une porte donnant sur un vestibule : à gauche, premier plan, une fenêtre ; — à droite, second plan, une cheminée, surmontée d’une glace ; — à gauche, second plan, une porte. — Au milieu de la scène, une table servie ; — fauteuil, chaises, etc.
Scène première
modifierAu lever du rideau, Hector, en manches de chemise et en tablier blanc, achève de mettre le couvert sur la table.
Hector, seul. — Là ! Allons ! pour un début ! Ça n’est pas mal. Ah ! je suis sûr que si quelqu’un me voyait avec mon tablier et mes côtelettes, il croirait tout de suite que je suis… Eh bien ! pas du tout !… Je suis avocat !.. Parole d’honneur !… Ce n’est pas ma faute… Ah ! grands dieux ! Non. C’est maman qui l’a voulu. Un jour, chez ma nourrice, j’avais huit mois… je m’en souviendrai toujours ! Maman, après m’avoir bien examiné de la tête aux pieds, s’est écriée. Il sera avocat ! Et je suis avocat… voilà ! C’est comme cela aussi que je me suis marié. Ce n’est pas de ma faute ! Ah ! grands dieux ! Non… C’est encore maman qui l’a voulu… Elle m’a dit : "Voilà la femme qu’il te faut !" — Alors moi j’ai dit oui. Je ne m’en plains pas… Ma femme est jolie au possible !… mais elle est jalouse !… Jalouse à un tel point, qu’hier matin, elle m’a fait une scène épouvantable parce que je regardais Rose, notre domestique, en lui donnant des ordres… aussi le soir, comme j’avais besoin de mes pantoufles, cette fois je me tourne du côté de ma femme et je dis à Rose, qui était de l’autre côté : "Allez me chercher mes pantoufles ! ! !" Comme cela ma femme ne pourra pas dire que je regardais Rose ! Eh bien ! elle a été furieuse ! Elle a dit que je lui donnais des ordres devant ses domestiques, et, elle s’en est allée coucher chez sa mère après avoir mis Rose à la porte. Si bien que, depuis hier soir, je suis seul au domicile conjugal… Seul, mais surveillé par madame Potin, la locataire du dessous, qui ne manquera pas de rapporter à ma femme si je suis sorti, quelles visites j’aurais reçues, et patati et patata… (Parlant au plancher.) Oui, mais vous enragez !… N’est-ce pas, madame Potin ? Je n’ai reçu personne et je ne suis pas sorti. (Allant à la table.) Et je vais déjeuner… déjeuner sans ma femme. Ma foi tant pis !… Je l’aime, je l’adore ! Je me ferais tuer pour elle… Mais je ne veux pas mourir de faim… Mourir de faim, ça ne se comprend que lorsqu’on a bien dîné. (On sonne,) Tiens ! on a sonné ! Qui cela peut-il être ? Je n’attends personne. (Nouveau coup de sonnette.) Oh ! C’est ma femme ! je reconnais le coup de sonnette. (Plusieurs coups de sonnette.) Voilà ! Voilà !
Il sort.
Scène II
modifierHector, Emma
Emma, très agitée. — Ah ça ! vous n’entendiez donc pas ?
Hector, gracieusement. — Parfaitement, madame, mais…
Emma, l’imitant. — Parfaitement, madame, mais… Imbécile, va !
Elle passe devant lui, va à la fenêtre et regarde à travers les carreaux.
Hector. — Hein ! (A part.) Eh bien, si c’est pour me dire des choses comme celles-là qu’elle vient me voir ! (Haut.) Pardon, madame, mais…
Emma, sans se déranger. — Allons, vite ! Votre maître !
Hector. — Mon maître ? c’est moi, madame.
Emma, de même, et haussant les épaules. — Comment c’est vous ! Ah ! ça, vous êtes fou !
Hector, ôtant son tablier et remettant sa redingote. — Non, madame, je suis avocat !
Emma, se retournant. — Avocat !
Hector. — Oui, madame.
Emma, descendant. — Comment, c’est vous qui…
Hector. — Oui madame.
Emma. — Oh ! Monsieur ! que d’excuses ! Et moi qui vous ai traité d’imbécile !
Hector, gracieusement. — Oh ! mon Dieu, quand on ne connaît pas les gens !
Emma. — Recevez toutes mes excuses !
Hector, saluant. — Oh ! madame !… tout à votre service. Mais pourrais-je savoir ce qui me vaut l’honneur ?
Emma. — Voilà, monsieur.
Elle ôte son chapeau et son manteau qu’elle pose sur une chaise, à gauche.
Hector, à part. — Hein !… Eh ! bien, elle s’installe ? Sapristi !… et moi qui n’ai pas déjeuné !
Emma, très agitée. — Monsieur !…
Hector. — Madame !…
Emma. — Etes-vous gentilhomme ?
Hector, déclamant, emporté par les souvenirs des vers de Corneille, — « Etant sorti de vous la chose est… » Oh ! pardon, madame ?
Emma, insistant. — Etes-vous gentilhomme ?
Hector. — Mon Dieu, madame, cela dépend ! Il y a gentilhomme et gentilhomme, et je m’appelle Hector Bouchard.
Emma. — Oh ! vous ne me comprenez pas ! Je parle… moralement…
Hector. — Ah ! moralement ! mon Dieu, oui, madame, assez gentilhomme !… (A part.) Où veut-elle en venir ?
Emma — Eh ! bien, je viens vous demander un service !
Elle jette an regard vers la fenêtre.
Hector, a part. — Ah ! diable, je me suis trop avancé !
Emma. — Un grand
Hector, à part. — Un grand mais, sacrebleu ! je ne la connais pas, moi, cette dame ! et, si ma femme rentrait.
Emma. — Je suis mariée, monsieur.
Hector. — Vraiment, madame ! (A part.) Ouf ! je respire ! (Haut.) Prenez donc la peine de vous asseoir !
Ils asseyent à droite de la table.
Emma. — J’ai un mari, monsieur !
Hector. — Naturellement.
Emma. — Pourquoi donc naturellement ?
Hector. — Je dis naturellement, puisque… vous êtes mariée (A part.) Et mon déjeuner qui refroidit !
Emma. — Oui, J’ai un mari ! un mari jaloux ! acariâtre !… qui ne me fait que des scènes.
Hector. — Ah ! je comprends.
Emma — Vous comprenez ?
Hector. — Parfaitement ! vous venez me demander mes services.
Emma — Vous avez deviné.
Hector, prenant un code. — Eh ! bien, très volontiers, madame !… Voyons ! Est-ce que votre mari vous trompe ?… avez-vous des lettres, quelque chose qui puisse constituer un dossier contre lui ?
Emma. — Contre lui ?… un dossier ? Ah, ça ! que pensez-vous donc !
Hector. — Mais, madame, je pense… je pense que vous voulez plaider en séparation… et que, comme avocat..
Emma. — Moi, plaider ! mais Je ne vous ai jamais parlé de cela… J’aime mon mari, moi, monsieur !…
Hector — Ah ! Tant mieux ! Mais alors… qu’est ce que vous voulez ?… et de quoi vous plaignez-vous ?
Emma — Mais je me plains de ce que mon mari est jaloux.
Hector. — Eh ! bien, ce n’est pas de ma faute, à moi ! (A part.) Pourquoi vient-elle me raconter tout cela ?
Emma, se levant, et d’un ton indigné. — Mais, monsieur, il n’a pas de raison pour l’être, entendez-vous bien ? Il n’a pas de raison ! car, vous avez beau dire, je n’ai pas ça à me reprocher !
Hector. — Mais, madame, je vous ferai remarquer que je n’ai rien dit du tout. (A part.) Oh ! mais elle me donne chaud, ma parole d’honneur !
Emma, avec, une émotion comique et allant à la fenêtre, dramatiquement. — M’accuser, moi ! m’accuser de le tromper ! me faire des scènes ! me dire que je ne l’aime pas, l’ingrat !
Hector, à part, allant à la table. — Ah çà ! elle ne va pas s’en aller ! Je crève de faim !
Emma, avec résolution, venant à lui de manière à laisser la table entre eux deux. — Monsieur, je suis venue chez vous, parce que vous êtes mon voisin, que vous demeurez en face de moi.
Hector. — Bien honoré, madame. (A part.). Est-ce qu’elle va faire ainsi des tournées dans tout le voisinage ?
Emma, s’asseyant sur la chaise près de la fenêtre. — Et maintenant, monsieur, vous allez me faire la cour !…
Hector, à part. — Hein ?… que je… ? mais, elle est folle ! (Haut.) Quoi ! vous voulez que… ?
Emma, gracieusement, se levant et descendant à lui. — Je vous en prie, monsieur… mais, d’abord, je ne veux pas que vous ignoriez quels sont mes sentiments à votre égard.
Hector, saluant avec un peu de fatuité. — Oh ! madame ! (A part.) C’est une femme romanesque ! une Juliette à la recherche d’un Roméo !
Emma, gracieusement, et un peu gênée. — Monsieur ! vous êtes laid…
Hector. — Hein ?
Emma, plus gracieusement encore. — Ne m’interrompez pas !… Vous êtes laid, commun, vous avez l’air un peu bête, vous commencez à prendre du ventre, vous ne me plaisez pas du tout, pas du tout, pas du tout.
Hector, ahuri. — Mon Dieu ! madame… vous… vous êtes bien aimable… oui ! je… (A part.) Oh ! je la trouve un peu crue dans ses compliments.
Emma, toujours gracieuse. — Voilà votre portrait, monsieur…
Hector, piqué. — Il manque un peu d’idéalisme.
Emma. — Ah ! que voulez-vous ! je suis impressionniste ! D’ailleurs, vous savez, ce que j’en fais, c’est pour que vous n’alliez pas vous imaginer que vous me plaisez.
Hector. — Moi, madame, une telle supposition !
Emma, regardant vers la fenêtre. — Ah ! c’est que les hommes sont si fats !
Hector, à part. — Ah ! elle nous arrange bien !
Emma, d’un ton décidé. — Mais, maintenant que vous voilà convaincu, maintenant que vous savez à quoi vous en tenir, eh bien ! nous pouvons commencer, faites-moi la cour !
Elle va se replacer sur sa chaise.
Hector. — Ah, çà ! voyons, madame ! ce n’est pas sérieux ! Avouez que c’est une gageure.
Emma. — Mais, du tout !
Hector. — Allons donc ! vous voudriez me faire croire… Ah ! tenez, finissez cette comédie et dites-moi franchement où vous voulez en venir.
Emma. — Je veux en venir à ce que vous me fassiez la cour, là ! (Elle, montre la place où elle est.)
Hector. — Mais, madame, je n’ai pas d’amour pour vous.
Emma, se levant et venant vivement à lui. — Eh bien ! est-ce que vous croyez que j’en ai, moi ?
Hector. — Mais je ne vous connais pas.
Emma — Ni moi non plus !
Hector. — Mais je suis marié.
Emma. — Eh bien et moi aussi.
Hector, furieux. — Oh ! j’enrage
Il remonte au-dessus de la table.
Emma, passant à droite. — Voyons, monsieur, ce que je vous demande est pourtant bien simple !… Vous ne comprenez donc pas que je veux donner une leçon à mon mari, que je veux me venger de ses scènes éternelles, de ses accusations de tout instant et que je viens vous prier de m’y aider… Comprenez-vous, enfin ?
Hector, au-dessus de la table. — Moi, si je… rien du tout.
Il prend une croûte de pain qu’il dévore à la dérobée.
Emma, à part. — Oh ! les hommes ! bêtes ou jaloux ! (Haut.) Eh bien ! ça ne fait rien ! nous allons commencer… Venez près de la fenêtre.
Elle va ouvrir la fenêtre.
Hector, se sauvant à l’extrême droite. — Hein ? mais que faites-vous, madame !
Emma. — Vous le voyez, j’ouvre !
Hector. — Mais il fait un froid de loup !
Emma. — Eh bien ! faites du feu !… le vôtre est éteint.
Hector. — Il est éteint d’hier soir, mais à quoi bon le rallumer, si la fenêtre est ouverte… ! Il y a cinq degrés au-dessus de zéro… Mais fermez donc, madame, mais fermez, donc ! (A part.) Oh ! décidément, c’est une folle !
Emma, désignant la maison en face, — Fermer ! mais comment voulez-vous qu’Alcibiade nous voie, alors ?
Hector. — Alcibiade ! qui ça ? Alcibiade l’ancien ?
Emma. — L’ancien ? mon mari ?
Hector — Eh ! je me moque pas mal de votre mari !
Emma, venant à lui, avec hauteur. — Vous oubliez que vous parlez à sa femme !
Hector, ahuri. — Hein ? quoi, la femme à qui… Ah ! oui, à son mari… à Alcibiade, j’y suis. Fermez la fenêtre !
Emma, à part. — Il est fou, ma parole d’honneur !
Elle retourne à la fenêtre.
Hector, à part. — Elle est tout à fait toquée ! (D’une voix forte.) Madame, si vous persistez à laisser cette fenêtre ouverte, je vous préviens que… que je vais m’enrhumer.
Emma. — Bon ! je vous donnerai des mouchoirs. Allons, venez !
Elle le tire par la manche et l’entraîne vers la fenêtre.
Hector, à part. — Oh ! j’enrage. (Haut.) Au moins, laissez-moi mettre quelque chose sur mes épaules.
Emma. — Tenez ! mon manteau, il est en fourrure. (Elle lui met son manteau sur les épaules.) Là, et maintenant commençons vite, je vous prie…
Elle s’assied.
Hector, tombant assis. — Mais, sapristi ! à quelle heure déjeunerai-je ?
Il reprend une croûte de pain.
Emma, se levant. — Comment, monsieur ! vous n’avez pas déjeuné ? Oh ! que ne le disiez-vous ? Je suis vraiment désespérée ! (Passant devant la table.) Eh ! sotte que je suis, j’aurais dû m’en douter en voyant cette table… Oh ! que d’excuses à vous faire !… Allons vite, monsieur, à table et déjeunons !
Elle s’installe.
Hector, stupéfait, à part. — Comment, déjeunons ! mais je ne l’ai pas fait invitée. (Haut, se levant.) Pardonnez-moi, madame, mais…
Emma. — Vous dites ?…
Hector. — Je dis… pardonnez-moi, madame, je ne vous ai pas invitée.
Emma, gracieusement. — Oh ! qu’à cela ne tienne, monsieur, je vous pardonne !… Allons, mettez-vous là, à ma droite… la place d’honneur…
Hector, s’asseyant, stupéfait. — La place d’honneur ? (A part.) Non ! mais, ma parole, c’est elle qui m’invite à présent !
Emma. — Ah ! il manque un couvert ! Sonnez donc votre domestique !…
Hector. — Mon domestique, c’est moi…
Emma. — Mais que me disiez-vous donc, que vous étiez avocat ?
Hector. — Oui, avocat par profession ! et femme de chambre par intérim : ma femme a chassé sa domestique.
Emma. — Tiens ! C’est comme moi : j’ai renvoyé ma femme de chambre !… Eh ! bien, puisque c’est vous qui êtes à votre service, allez me chercher un couvert.
Hector. — Mais ; madame…
Emma. — Quoi ! je ne puis pourtant pas y aller, moi ! Je ne sais pas où ils sont !… Allons, voyons… Allez !
Elle frappe du pied impatiemment.
Hector ; à part. — Oh ! c’est trop fort ! (haut) Jamais !
Emma — Vous dites ? Elle refrappe du pied.
Hector ; à part. — Sapristi ! et madame Poti, qui est dessous (haut.) Je dis : j’y vais… (à part.) Oh cette femme me bêtifie ! Il sort.
Scène III
modifierEmma, seule, se levant et retournant à la fenêtre. — Ah ! monsieur mon mari, vous vous permettez d’être jaloux ! Ah ! vous accusez votre petite femme quand elle est bien honnête ! Ah ! vous prétendez que l’on vous trompe ! Eh bien, puisque c’est comme cela, je veux que vous en soyez. persuadé, et vous en crèverez de jalousie, et ce sera bien fait ! et ce sera bien fait ! et ce sera bien fait !
Elle frappe du pied.
Scène IV
modifierHector, Emma
Hector. — Boum ! Voilà ! voilà le couvert ! Brrrou ! qu’il fait froid, quand on entre ici !
Emma. — Ah ! vous voilà ! tenez ! venez m’aider !
Elle prend la table par un bout.
Hector — Comment, vous aider !
Emma. — Mais oui ! A porter cette table près de la fenêtre.
Hector, se révoltant et prenant la table par l’autre bout. — Ah ! non, par exemple ! Ah ! non ! j’en ai assez à la fin !
Jeu de scènes d’allées et venues avec la table.
Emma, lâchant la table. — Comment, vous refusez ?
Hector. — Oui, je refuse… Ça n’a pas le sens commun : on n’a jamais vu déjeuner à sa fenêtre en plein mois de février… C’est fou !… c’est énor… c’est énor… c’est énormément fou (Il éternue,) Allons ! crac ! ça y est, je suis enrhumé !
Emma. — Que Dieu vous bénisse !
Hector, à part. — Que le diable l’emporte !
Emma. — Monsieur, je vous ferai remarquer que, si vous.aviez consenti à faire ce que je vous demandais, il y a longtemps que tout serait terminé.
Hector, très enrhumé. — Badabe, je bous ferai rebarquer, boi aussi, que… que… (Il éternue plusieurs fois.) Allons, je suis tout à fait pris !
Il met sa serviette sur sa tête et la noue à son cou comme un fichu
Emma, — Dans tous les cas, je vous préviens que, si vous ne faites pas ce que je vous demande, j’irai dire à votre femme que vous m’avez fait la cour, là !
Hector. — Hein ! vous iriez… ? non, vous ne ferez pas ça ! c’est impossible… Ce serait infâme (A part.) Oh ! les femmes, mon Dieu ! les femmes !
Il éternue.
Emma, d’un ton câlin. — Alors, consentez.
Hector. — Voyons, madame… c’est impossible… réfléchissez…
Emma. — Oh ! c’est tout réfléchi. Mon mari ose douter de moi ! Je veux qu’il soit puni… et cela par sa jalousie même. C’est ma vengeance, à moi…
Hector. — Mais avez-vous pensé quels seraient les résultats de votre conduite ?
Emma — Ah ! parbleu, je le sais bien… il vous tuera.
Hector, effrayé. — Hein ! il me… ? Mais qu’est-ce que je ferai, moi, pendant ce temps-là ?
Emma. — Oui, il vous tuera !… A moins que ce ne soit vous, mais j’espère bien que vous n’aurez pas l’audace de me tuer mon mari !
Hector. — Mais, madame !…
Emma. — Oh ! ce sera un duel à mort, je ne l’ignore pas ! il me l’a dit souvent. Il se battra, comme on se bat dans notre pays… au vilebrequin…
Elle fait le geste de tourner un vilebrequin.
Hector. — Hein ! au vilebrequin ?
Emma. — Oui, monsieur, au vilebrequin ! C’est comme cela que nous nous battons au Brésil !
Hector. — Mais c’est affreux… !
Emma — Affreux.
Hector. — Mais, c’est épouvantable !…
Emma, marchant sur lui. — Comment, cela ne vous convient pas ?
Hector. — Moi ? mais pas du tout, mais pas du tout ! au vilebrequin !… Ah ! pouah !
Emma, avec dégoût. — Quoi ! monsieur, vous avez peur ?
Hector. — Mais, madame, je n’ai jamais été menuisier, moi !
Il remonte et redescend.
Emma, toujours avec dégoût, passant à droite. — Oh ! ces hommes de France !
Hector. — Non ! tenez, madame, j’aurai autre chose à vous proposer. Croyez-moi, plaidez en séparation, c’est bien plus simple et, voyez-vous, c’est moins dangereux.
Emma, remarchant sur lui, en le faisant reculer vers la fenêtre. — Plaider !… Mais, ce n’est pas une vengeance, cela ! Je vous répète que j’aime mon mari ! Ce que je veux, c’est me venger de lui ! Ce n’est pas m’en séparer.
Hector, près de la fenêtre. — Pourtant, madame…
Emma, de même. — Non, ce n’est pas cela qu’il me faut. (Le forçant à s’asseoir.) Allons, asseyez-vous et faites-moi la cour…
Hector. — Jamais de la vie !
Emma. — Ah ! prenez garde !
Hector. — Mais… (Elle regarde en face.)
Emma. — Ah ! Ciel ! qu’ai-je vu ? Mon mari en tête-à-tête avec une femme !… Oh ! c’est affreux !… Ah ! le scélérat ! Ah ! le coquin ! Ah ! le misérable ! Ah ! le… (A Hector.) Mon manteau ! Où est mon manteau ?
Elle tourne autour de la table en cherchant son manteau.
Hector, la suivant en cherchant aussi, — Son manteau ! Où est son manteau ?
Emma, apercevant son manteau sur les épaules d’Hector. — Mais vous ne voyez pas que vous avez mon manteau ?
Hector. — Tiens ! c’est vrai !
Il lui rend son manteau, qu’elle met précipitamment ainsi que son chapeau.
Emma. — Ah ! Je vais lui arracher les yeux ! Elle sort.
Scène V
modifierHector, tombant assis sur un fauteuil. — Ouf !… elle est partie enfin ! Oh ! quelle femme, mon Dieu, quelle femme ! Je n’en puis plus… Oh ! mais si elle revient, elle pourra bien frapper, sonner, carillonner, je n’ouvre plus !.. J’en ai assez, moi !… (Il éternue.) Elle m’a fait attraper un rhume épouvantable. Allons ! je crois qu’on peut fermer la fenêtre, maintenant ! (Il se lève et va à la fenêtre.) Hein ! que vois-je ? Non, ce n’est pas possible ! Mais cette robe ! Je la reconnais !… je ne me trompe pas, c’est celle de ma femme, c’est sa robe grenat, sa fameuse robe grenat… Horreur ! ce Brésilien est en tête à tête avec ma femme ! Oh ! c’est affreux, la misérable ! et moi qui la croyais chez sa mère !… Oh ! mais, tout cela ne se passera pas ainsi ! je me vengerai, entendez-vous bien ? je me battrai, s’il le faut…je me battrai au vilebrequin ! Ça m’est égal, je m’exercerai pendant quinze jours, voilà tout… (Frappé d’une idée.) Mieux que cela ! non. Je me vengerai, mais autrement… Oh ! si cette femme pouvait revenir ! (On sonne.) On a sonné, c’est elle !… Courons ouvrir !
Il sort.
Scène VI
modifierHector, Emma
Hector, très agité. — Entrez madame, entrez vite !
Emma, entrant en riant : — Ah ! ah ! ah ! ah ! monsieur, la drôle d’aventure !…
Hector. — Ah ! je vous en prie, madame ne riez pas !
Emma. — Mais qu’y a-t-il donc ?
Hector : — Il y a, madame, que ce que vous me demandiez tout à l’heure… je l’accepte maintenant avec empressement !… Venez là, près de la fenêtre.
Emma. — Ah ! oui ! mais moi, je ne veux plus !
Hector. — Comment ! vous ne voulez pas mais je l’exige, moi, mais vous ne voyez donc pas qu’il faut que je me venge, que le lui fasse subir la peine du talion, dent pour dent ! œil pour œil ! femme pour femme ! vilebrequin pour vilebrequin !
Emma, — Mais, monsieur…
Hector, marchant sur elle. — Ah venez, madame, venez à la fenêtre, que je vous serre entre mes bras, que je vous couvre de baisers, que je vous fasse la cour ; enfin !
Emma, reculant, un peu effrayée. — Ah çà ! vous êtes fou ! Mais qu’est-il donc arrivé ?
Hector, allant à la fenêtre. — Quoi ! Vous ne voyez pas que ma femme me trompe, qu’elle est avec votre mari… avec votre Alcibiade ?
Emma. — Votre femme ! Vous voulez rire, je crois !
Hector. — Ah ! oui ! je veux rire… Comme si je n’avais pas reconnu sa robe !
Emma. — Sa robe ! Non, vous perdez la tête. C’est la nouvelle femme de chambre.
Hector. — A d’autres, Madame ! J’ai des yeux, je crois ?
Emma. — Mais, je vous assure ! une nommée Rose que vous devez bien connaître, puisqu’elle sort de chez vous.
Hector. — Rose ? Comment, mon ex-femme de chambre ?…
Emma. — Mais, oui !
Hector. — Est-il possible ? Quoi !… Ce serait ?…
Emma. — Elle-même et, comme je n’étais pas là, c’est mon mari qui l’a reçue, voilà tout ! Etes-vous convaincu maintenant ?
Hector, s’esseyant près de la table. — Ah ! madame, quel poids vous m’ôtez !
Emma. — Et voilà comme vous devenez jaloux, vous autres hommes ! Comme cela, sans raison…
Hector, se levant. — Mais, madame, cette robe… à cette femme de chambre… Ah ! mais, au fait, je me rappelle ! mais oui, ma femme la lui avait donnée… (Retombant assis.) Oh ! madame, comme c’est bon ! C’est comme si l’on vous versait de la gelée de groseille sur le cœur… Et ma pauvre petite femme que je soupçonnais !… Oh ! comme je vais lui demander pardon !
Emma. — Et vous aurez raison, monsieur ! Tenez ! c’est ce qu’a fait mon mari !… et j’ai pardonné…
Hector. — Alors, vous ne vous vengez plus ?
Emma. — Moi, oh ! non, certes ! mais, vous savez, il nous a vus !
Hector, effrayé. — Il nous a vus ?…
Emma. — Parfaitement ! il m’a même demandé quelle était cette vieille femme avec qui je causais…
Hector. — Allons donc ! La vieille femme… c’était…
Emma. — Oui ! Et j’ai répondu que vous étiez la belle-mère d’une de mes amies de pension ! Voilà !
Hector. — Belle-mère, moi ? Oh ! belle-mère est dur !… Enfin, cela vaut toujours mieux que le vilebrequin !
Emma. — Et maintenant, monsieur, je vous demanderai la permission de me retirer. Si je suis revenue, c’est pour vous remercier de votre peu d’obligeance.
Hector, surpris. — Comment cela ?
Emma. — Mais, Oui, car, sans cela, je me serais vengée de mon mari… et il ne m’aurait pas demandé pardon…
Hector. — C’est vrai, pourtant
Emma. — Allons, monsieur, ce sera pour une autre fois.
Hector. — Ah ! madame, tout à votre service ! (Saluant.) Madame !
Emma, saluant. — Monsieur ! (On frappe au plafond.). Qu’est-ce que c’est que ça ?
Hector. — Ne faites pas attention ! C’est la locataire du dessus qui casse du sucre. (A part.) Allons ! dès demain, je déménage ! (Haut.) Madame.
Emma, saluant, — Monsieur.
FIN