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I

LA PIRATERIE DE LA PAIX[1]


Je ne songeais pas, au temps où je flagellais la guerre, que j’aurais un jour à souffleter la paix, — la paix menteuse et pestilente. Mais le souffle qu’exhale celle qui est en train de mûrir est d’une telle puanteur qu’elle menace d’empoisonner l’Europe. Barrons le chemin à ce choléra, que nous préparent les tueurs de peuples, — la Sainte-Alliance militaire franco-allemande des « grands capitaines d’industrie » — (jadis ils se contentaient du titre de « chevaliers » !)

Voici trois ans qu’ils la fabriquent, et nous n’aurions rien su de leurs menées, sans les rivalités de ces brigands. Par leurs propres dénonciations, nous avons appris avec un sursaut les pourparlers qui avaient lieu entre des représentants qualifiés de nos partis nationalistes français et les magnats des grandes industries allemandes, flanquées de leurs condottieri de la Reichswehr noire. Une enquête menée sur place par notre ami Charles Reber et publiée dans l’hebdomadaire républicain La Lumière (12 octobre 1929) nous a livré les fils secrets du complot[2].

Maintenant s’éclairent bien des faits, qui étonnaient : le brusque changement dans l’atmosphère, le vent qui soudain avait sauté, de la vieille idole : « Droit ou Non-droit, ma Patrie ! » au nouveau culte qu’on nous instaure et qui nous sera demain officiellement imposé : l’Europe… (Mais quelle Europe ?…)

Certes, pour nous, il n’est pas nouveau. Nous étions Européens, quand il y avait du danger à l’être ; et nous sommes bien aises qu’à l’être aujourd’hui, pour d’autres, il y ait du profit. Nous nous sommes réjouis de voir la politique franco-allemande s’acheminer bon gré mal gré ; par la nécessité même des lois économiques, vers cette coopération des deux peuples que nous avions, dès avant la guerre et pendant, déclarée indispensable à leur mutuel développement et à leur durée. C’est pourquoi nous rendons hommage aux efforts persévérants des deux ministres clairvoyants, Stresemann et Briand, qui se sont faits les serviteurs de cette idée de réconciliation active et reconstructrice.

Mais quand nous avons vu les organes même de notre presse nationaliste les plus criards, les plus grossièrement enracinés dans la haine de l’Allemagne et battant monnaie avec elle, changer du jour au lendemain, sans prendre la peine d’une transition, et recommander à leur public ahuri qui les suit, comme le veau suit le boucher, la coopération et l’amitié franco-allemande… nous avons eu un mouvement de recul : « Holà, holà !… Qui paie le demi-tour ?… »

Puis, nous avons vu fleurir toute une littérature politique de jeunes hommes très habiles à flairer l’air du temps. Ils célébraient, comme sur commande, l’Europe unie, tout en célébrant les maréchaux et Poincaré. Et je veux croire à leur sincérité. Ils sont, comme on l’est souvent à cet âge, tout à la fois naïfs et roués. Mais le malheur est que cette sincérité ne se manifeste que juste à l’heure où les pouvoirs publics l’encouragent. Quand il pleuvait, sur « l’Europe unie », des horions, ils restaient tous à la maison. — Ils ont raison, si la raison est le sens de l’opportunité. Et je les regarde comme de bonnes grenouilles-baromètres. Quand on les voit monter l’échelle, chacun peut s’aventurer dehors… La paix est sans danger, aujourd’hui.

Sans danger, pour ceux qui la portent à la boutonnière… Mais c’est précisément à cet instant qu’elle sent mauvais. Elle sent la mort.

Et comme je cherchais d’où vient l’infection, l’enquête de La Lumière nous a découvert la fosse — la fosse de la prochaine « Dernière guerre ».

Je résume l’enquête en quelques mots. À vous, lecteurs, de compléter !

Deux associations secrètes militaires allemandes : le Casque d’Acier (Stahlhelm) et le Jungdo (Jungdeutscher Orden). Toutes deux, stipendiées par les grosses industries du Reich : le Casque d’Acier, par l’industrie du fer et les industries chimiques ; le Jungdo, par celle de la potasse (les frères Rechberg). Entre elles, des luttes âpres et sourdes, à qui arrachera à l’autre la plus grosse part du gâteau. Rechberg (Arnold) a deux Idées fixes : la lutte à mort contre le bolchévisme, et l’alliance militaire avec la France. Le Jungdo, en 1925, adopte ses vues et ses crédits. En 1926 et 1927, des pactes franco-allemands de la potasse, du fer et des grandes industries chimiques préludent aux travaux d’approche pour l’élaboration de l’alliance militaire. Rechberg et les agents du Jungdo viennent à Paris et s’abouchent avec des leaders de la droite française, de hauts personnages militaires (le maréchal Foch, au dire de Rechberg), et des hommes de gouvernement (M. Reynaud). Au printemps dernier, ces tractations sont plus serrées et plus brûlantes, à Paris et à Berlin. Une entente de principe est établie, sur la base de certaines conditions que Rechberg a lui-même communiquées à la presse, et dont les pensées de derrière la tête ont été livrées indiscrètement par l’une des associations militaires allemandes, furieuse d’être évincée par l’autre. Il ne s’agirait de rien moins que d’un accord militaire allemand, dont le premier gage serait la création d’une armée franco-allemande de 800.000 hommes, avec un état-major mixte, ayant droit d’inspection sur tous les corps de troupes français et allemands, et élaborant les plans pour la défense commune. La Pologne et la Belgique seraient englobées d’office dans la Grande Armée. Et l’on ne refuserait pas d’y accepter l’Angleterre, si elle se montrait disposée à entrer dans la danse[3].

Monstrueuse machine ! Et contre qui ? On ne mobilise pas de pareilles forces, pour rester ensuite les bras croisés !… Des benêts de France se sont hâtés de répéter docilement la leçon serinée par Rechberg : « Nous allons refaire l’empire de Charlemagne !… » — Grand merci ! Pauvres idiots !… Et où sera le Charlemagne ? Qui ne voit qu’ils vont refaire d’abord une Allemagne-Autriche, livrée à la caste militaire ? Et, dans l’association européenne, qui donc sera de taille à lui tenir tête ?… — Mais en attendant que l’Empire du Centre reconstitue sa domination, je répète ma question : contre qui le bloc franco-belgo-polono-germanique, grossi peut-être du British Empire, dirigera-t-il ses batteries ? — À en juger par les indiscrétions échappées à certains interlocuteurs de M. Reber, tout le reste du monde serait visé : aussi bien l’Italie fasciste que la Russie bolchevique, voire l’Amérique, contre laquelle se ferait la grève des débiteurs, montrant les dents.

Il n’est guère prudent de l’annoncer. M. Rechberg s’est hâté de démentir (14 octobre 1929) les dangereux bavardages de ses lieutenants, en ce qui concerne l’Italie ; et il s’en est tenu aux déclarations qu’il avait signées et publiées dans les journaux français et allemands[4]. Mais dans ces déclarations authentiquées, je lis, à la suite de l’article 7, que « le bolchévisme à l’Est est l’ennemi de tous les États civilisés ». Parmi tous les projets conçus par les partenaires de l’accord militaire, c’est le plus ferme, celui sur lequel l’organisateur Rechberg n’a jamais varié, et qui le rend si sympathique à nos bourgeois français : l’écrasement de la Russie des Soviets. On a publiquement désigné « l’ennemi commun » de l’ordre et de la paix européens. La « Pan-Europe » du bloc militaire et des Affaires franco-allemandes serait payée de cette première opération.

Et nous disons : « Halte-là ! » Nous qui avons, depuis quinze ans, affronté tous les outrages pour la cause de la paix et qui serions prêts à subir pour elle bien davantage, — nous cracherions sur cette paix, si on nous la vendait à ce prix d’ignominie et d’imbécillité ! Une Pan-Europe, sans la Russie, est ridicule. Contre la Russie, elle est scélérate.

À la vérité — (un homme averti en vaut deux) — ces plans de réaction éventés, nous devrions nous sentir plus forts et mieux gardés par nos partis républicains socialistes, qui représentent des masses profondes de la nation. — Mais je ne suis pas très rassuré ! Depuis dix ans, nos républicains, nos socialistes, nos hommes de gauche ont montré une telle pusillanimité, un tel manque de foi en leur pouvoir et leur devoir, qu’ils ont laissé leurs adversaires prendre toutes les initiatives. Rien ne paraît préoccuper plus ces bonnes gens que de s’excuser à l’avance contre l’accusation qu’on pourrait leur faire de n’être pas de solides patriotes français. Et tout leur effort est de démontrer que l’internationalisme le meilleur est le meilleur gardien de la patrie. C’est fort bien ; et la galerie a plaisir à leur voir faire un pas en avant, pour le refaire aussitôt en arrière. Mais pendant ces évolutions de ballet, leurs adversaires ne s’embarrassent point de tant de scrupules. Et ce sont les messieurs de droite, les conservateurs, les gens du sac, les gens du sabre, qui, lorsque l’intérêt le leur conseille, jettent par-dessus bord la vieille patrie et vous fabriquent, en un tour de main, l’Internationale du capital et de la guerre. Et cette Internationale des bien-pensants sera demain la Sainte-Alliance pour l’écrasement de toutes les libertés.

Ajoutons que, dans le cas spécial de la Russie, nos gens de gauche sont une médiocre garantie contre les dangers d’une intervention. Certes, ils seraient opposés à toute guerre contre l’U.R.S.S. Mais ils ne cachent pas leur intention de se servir de la Pan-Europe, plus habilement, pour faire pression sur le communisme de Moscou et obliger l’immense Union des Républiques socialistes soviétiques à revenir à cet état de félicité démocratique, dont nos Républiques parlementaires ont gratifié l’Occident. Il ne faut point disputer des goûts ; et si c’est celui de l’Occident, je trouve très bien qu’il le garde : qu’il savoure son bonheur ! Mais qu’il ne se mêle pas de le faire partager à ceux qui ne le lui demandent pas ! Nous estimons, nous, que l’U.R.S.S. a fait, depuis dix ans, une expérience sociale grandiose et douloureuse — dont le succès est encore incertain — mais qui est l’unique effort puissant de la vieille Europe pour créer un monde nouveau. Nous ne permettons point qu’on l’interrompe ou qu’on la brise, au profit de formules surannées, dont nous ne sommes que trop à même d’apprécier l’insuffisance suffisante et ruineuse.

Donc, bas les mains devant l’U.R.S.S. ! Et nous, veillons ! On n’est jamais gardé mieux que par soi-même. Et puisque les peuples n’ont pas encore appris, dans cet Occident démocratique, à se défendre ; à se grouper, — puisque leur éducation politique n’est pas encore faite depuis cent quarante ans qu’a été faite la pseudo-Révolution de 1789, — nous qui voyons, voyons pour eux ! Homme de vigie, regarde et crie ! La seule force qui ne soit pas encore aujourd’hui asservie à l’argent, totalement — (elle le sera demain !) — c’est l’opinion. L’opinion existe encore. Elle n’est point morte encore. Mais elle dort. Éveille-la !

(Publié dans la revue Europe de Paris, le 15 novembre 1929, et dans Izvestia de Moscou.)

  1. Écrit en octobre 1929. Depuis cette date, les gouvernements, en Allemagne, en France, ont changé. La République de Weimar a été mise en terre par Hitler. Mais le double jeu s’est continué. Sans perdre de vue les revendications postérieures contre la France, le maître occulte de la politique étrangère du Troisième Reich, Rosenberg, a poursuivi, mais sans adresse, le plan d’un rapprochement franco-allemand, favorisant l’expansion germanique vers l’Est et le dépècement de l’U. R. S. S. L’article ci-dessus a été le premier cri d’alarme.
  2. Un second article du 26 octobre 1929, par Charles Reber, a montré les liens entre les organisations militaires secrètes de l’Allemagne et le tout-puissant Hugenberg, l’ancien directeur des établissements Krupp, « le roi sans couronne de la presse nationaliste ».
  3. On trouvera dans l’énoncé de l’accord militaire franco-allemand publié, sous la signature de Arnold Rechberg, par l’Agence Havas du 30 septembre 1929, les autres conditions souscrites par la France, toutes en faveur de l’Allemagne impérialiste, et n’hésitant pas à lui sacrifier, si besoin est, ses alliés, à commencer par « la Sainte Pologne ».
  4. Télégramme de M. Rechberg, publié dans La Lumière du 19 octobre 1929.