Par fil spécial (Baillon)/24
LA GLOIRE
u secrétariat, un matin. M. Sinet s’occupe de sa corvée la plus désagréable : l’illustration. Il n’a qu’une photo : il en faut quatre. Quel ennui ! Cédron entre :
— Voilà, Monsieur Sinet, j’ai les photos ! Et d’une et de deux !
— Bon ! Et après ?
— Comment « et après ? » Vous ne voudriez pas qu’à moi seul…
— Bien sûr, mon petit. Mais il me faut mon nombre. Les deux vôtres, celle-ci, il m’en manque une.
— Bast ! Monsieur Sinet, vous avez des ressources.
— Bien entendu ! Mais c’est embêtant. Enfin…
Il se décide pour le tiroir à ressources, prend des photos, les rejette :
— Pas ça… pas ça.
Il en retient une :
— Peut-être, celle-ci.
Air de doute.
— Qui est-ce, Monsieur Sinet ?
— Peuh ! Un bonhomme…
M. Sinet a étalé ses photos. Les patrons entrent :
— Eh bien ? Monsieur Sinet, qu’avons-nous de rare ?
— D’abord ceci.
Première photo.
— Un enfant ? Qu’a-t-il fait, ce petit ?
— Battu par une marâtre. Il en est mort.
— Excellents, les enfants martyrs ! Peut passer. Ensuite !
— Ceci.
Deuxième photo.
— Que nous veut cette dame ?
— Étranglée pendant la nuit.
— Parfait ! Dommage qu’elle soit si laide. Peut passer. Et après ?
— Ceci. Un curieux modèle de jupe. Là, la hanche ; là, une couture. Trois rangs de boutons… très chic.
— Heuh ! Enfin, soit. Et après, vous n’auriez pas quelque…
— J’ai beaucoup mieux, Regardez-moi ça !
Quatrième photo : celle du tiroir à ressources. Geste de l’escamoteur qui va cacher une carte dans sa manche.
— Hé ! Monsieur Sinet, pas si vite ! Qui est-ce ?
— Le général Amalfi Bomarossa, Monsieur Dufour.
— Amalfi quoi ?
— Amalfi Bomarossa. Le chef de l’expédition italienne en Tripolitaine. Ce qu’ils avancent, ces bougres ?
— Non, Monsieur Sinet.
— Ils n’avancent pas ?
— Qu’ils avancent ou reculent, cela m’est égal ; mais hier nous avons donné un autre Italien…
— Dame ! ils…
— Avant-hier encore !
— Un Turc, Monsieur Dufour !
— Italien, Turc, c’est de la rengaine.
— Dame, Monsieur, ces gens se battent.
— Possible. Mais nos lecteurs en ont assez.
— Comment ! Mais c’est de la pleine actualité. Les autres photos : cette dame, cette jupe, peuh ! Nous devons soigner notre information internationale… Et puis, je vous ferai, là-dessus, un de ces articles : j’ai de quoi !
M. Dufour, qui se méfie de ce « de quoi ».
— N’abusez pas, Monsieur Sinet. Et pour le portrait, soit. Mais demain plus d’Italien.
— Soyez tranquille.
M. Sinet, comme un renard qui saurait se servir du téléphone :
— Photogravure ? Les documents sont prêts.
Le même jour, au marbre. M. Sinet et le chef terminent la une. Dialogue habituel :
— Ça peut aller… L’Italien en bonne place… Jetez ça… Blanchissez…
Un coup de vent amène Ranquet :
— Hé ! Monsieur Sinet. Ne serrez pas ! J’ai quelque chose pour la une !
— Quoi ? Qu’est-ce que c’est ?
— Un record de Cyclard. Très important : 2 minutes 7, au lieu de 3 minutes 2.
— C’est du sport, ça !
— N’fait rien. Ordre de la direction : doit passer dans la une. Et on donne le portrait : voici le cliché.
Le chef qui l’a déjà casé bien des fois :
— Encore cette brute ! Où mettrons-nous ça, Monsieur Sinet ?
— Ne vous en faites pas. Nous allons ouvrir un trou. Tenez, là : à la place de l’Italien et de l’article.
— Qui ne passent pas ?
— Non ! Pas intéressants. À la fonte !
L’article avec ses quelques cent lignes :
— Kling ! Klang ! Kling-Kling !
Le cliché d’une seule pièce.
— Bing.
Des jours plus tard. M. Sinet, a très chaud devant la une :
— Embêtant, Rogniez ! Jamais nous ne la remplirons.
— Je vous l’avais dit, Monsieur. La copie venait mal : il fallait prévoir.
— Nom de Dieu de nom de Dieu ! Qu’allons-nous fourrer dans ce trou ?
Rogniez, en chef qui connaît son métier :
— Dites donc, Monsieur Sinet. C’est encore « le petit chef » qui devra sauver son secrétaire… Et l’Italien de l’autre jour ?
— L’It… Tiens, oui : ces bougres se battent toujours. Ils ont même pris un patelin. Ça va. Comme texte, euh !… comment s’appelait-il, Rogniez ?
— Ma foi, Monsieur…
— Moi non plus ! Du diable, si je me souviens. Tant pis ! allons toujours…
Il réfléchit une seconde, griffonne quelque chose qu’il répète à mesure :
— Voilà : « Por-trait du-gé-néral… heuh !… Ben-ti-vo-glio, qui a pris Homsk ». Que l’on compose ce texte en gros caractères.
— À la bonne heure. Le public saura à quoi s’en tenir.
Quelques secondes après, les rotatives :
— Clac… clac… claclaclaclac… claaac…
Puis sous le porche, dans la rue, dans deux rues, dans toutes les rues :
— …UPRÈME… sortant d’presse !… ande victoire !… Bentivoglio !!…