F. Rieder et Cie, éditeurs (p. 187-197).

RASEURS



On a multiplié les concierges, les veilleurs, les portes avec Défense d’Entrer. Qu’est-ce que cela peut leur faire ? On se bouclerait au centre d’un labyrinthe, sous quatre tours de clef, qu’ils trouveraient la serrure et passeraient par le trou. Ceux qui ne viennent pas, écrivent. Si écrire les dérange, un coup de téléphone est vite donné.

— Monsieur, rien qu’une minute…

— Monsieur, pouvez-vous me dire…

— Monsieur, comment se fait-il…

Dame ! un journaliste ! Il n’a pas le temps ? Eux bien. Ils arrivent timides ou grossiers, la casquette à la main, le chapeau dans la nuque, sentant bon, puant des pieds, une cravate au cou, un bandeau sur la joue, en redingote, en guenilles, de la ville, des champs, les uns qu’on bouterait dehors à coups de pied dans le derrière, les autres qu’on… ne bouterait pas et qu’il faut éconduire quand même.

Voici le jeune homme timide :

— Pourriez-vous me placer ce bout d’article ou bien ce conte ?

Pauvre petit !

Il y a le Monsieur qui a sauvé un chien

— J’ai failli me noyer. Annoncez-le.

… Et celui qui jouait aux cartes :

— Pas de jeu : le valet, le dix et le sept. Et j’ai gagné !

Celui-ci, reçu une fois par hasard, amène des amis, se colle sur une chaise, vous taperait sur le ventre :

— Té, mong bong, je suis de la boîte.

Il y a la somnambule et son barnum qui tantôt s’exhiberont en public :

— Pour vous montrer, Messieurs et dames, nous allons procéder à nos plus belles expériences… Un mouchoir, s’il vous plaît.

Il y a le Monsieur, au vaste front, qui déballe sur votre table un jeu de petites roues et de gentils engrenages :

— Cela ne demande qu’à marcher. Il ne manque qu’un million.

… Et le bon vieillard dont la voix et les mains ont la tremblote :

— Vous imprimez là le chiffre 5.889. Ne lirait-on pas plus exactement 5.888 ?

Celui-ci ne boit que de l’eau :

— Aussi, tâtez ces muscles !

Celui-là ne mange que des carottes :

— Donnez-moi la main.

— Aïe !

— Hein ? Quelle force !

Cet autre est calculateur :

— Prenez 1.235.695.874 allumettes. Mettez-les bout à bout, vous encerclez la terre, ce qui, à raison de quatre sous les soixante allumettes, représente un capital dont le revenu à 4%…

Il y a le Monsieur qui trouve que tout irait mieux, si…

— J’explique cela dans cette brochure. J’y mets une dédicace. Et voici un petit résumé…

— …qu’il me sera facile de publier : je sais.

Il y a, avec son grand bâton et ses souliers à clous, le globe-trotter qui, aux trois quarts de son tour du monde, a eu le temps d’apprendre son boniment :

— Dès mon départ je me proposais de venir vous voir, Messieurs…

Ce qui lui permet d’encaisser sans scrupules l’argent d’une collecte pour la suite d’un voyage qu’il défraye rien qu’avec la vente de son portrait en carte postale :

— Dix sous, Messieurs. Et plus, si vous voulez.

Après le globe-trotter, voici le boxeur qui va lancer un défi, le cycliste qui prépare un record, le Roi de l’air qui…

— …m’en fous, Monsieur. Rédaction sportive : porte en face…

Il y a le Monsieur dont on a refusé le droit de réponse et cet autre qui se campe :

— Quel est le Jean-foutre dont la plume fielleuse ?…

Il y a la jolie dame qui ne comprendra jamais que la rédaction n’est pas l’administration et s’obstine à me fourrer ses vingt francs pour une demande de servante :

— Ici ou là, mon argent, c’est de l’argent.

… et sa pareille qui m’encombre de ses parfums, de ses volants, de son réticule, et me trouve peu galant, parce que, pour s’abonner, on prend la porte à droite, escalier de gauche, guichet 3.

Il y a ceux de la famille : le cousin expansif :

— Bonjour, mon cher, tu connais la nouvelle, je me marie…

…l’oncle qui voudrait que je laisse tout là pour entendre comment est morte une arrière-grand’tante oubliée depuis longtemps.

… le neveu qui s’en ira irrémédiablement brouillé, parce que :

— Vraiment, non, mon cher, je n’ai pas le temps. Nous prendrons ce verre, un autre jour.

Suivant la saison, il y a le Monsieur qui a vu la première hirondelle, le dernier papillon, un singulier effet de la foudre, une betterave qui rappelle, à s’y méprendre, la tête d’un vieux ministre :

— Regardez si je mens ?

Il y a, trois fois par semaine, le Monsieur exaspéré :

— C’est indigne ! J’étais dans le tram. J’ai un mot avec le receveur. Il m’a dit : « Allez-vous faire pendre ailleurs… »

— Je comprends cela, Monsieur.

Il y a les copains d’antan, qui ont dit : « Le malheureux ! Il est fichu. Il vend sa liberté » et me trouvent moins fichu, parce que :

— Je publie un roman, mon cher…

— Je donne une conférence, mon vieux…

— J’expose mes tableaux.

Il y a même les vrais amis — hélas ! aussi avec des conférences, des tableaux, des livres.

Mes pauvres amis, une fois pour toutes : à l’UPRÈME, je ne suis pas votre ami ; je suis un secrétaire : un esclave, un mufle, ce qu’il vous plaira. Et que ce soit dit.


Le Flic.

Il a frappé :

— …spèce d’idiot !

Il se présente bien gentil, grosses moustaches, grosses semelles, gros doigts pour former de gros poings.

— Bonjour, Monsieur, je suis l’agent Untel.

— Han !

— Oui, Monsieur. C’est moi qui ai prrrocédé à l’arrrestation du crrriminel de la rrrue Noirrre.

— Han !

— Grosse affaire ! M. le Rédacteur vous a sans doute remis son article ?

— Han !

— Alors si c’était un effet de votre obligeance, vous citerrez mon nom dans votre journal : l’agent Untel, Monsieur. U-n, un, t-e-l, tel. Pour ma femme et mes chefs, vous comprenez ?

Il me tend la main. Tiens ! tiens ! Où donc ai-je vu cette main, en marteau sur un dos ?

Le flic sorti, j’appelle Rogniez, je réclame des épreuves, je donne cinq coups de crayon et, glorieux, « l’agent Untel » devient, pas même anonyme, « un agent ».


Dieu.

Il entre à petits pas, trop parfumé, redingote, haut de forme, grosse rose à la boutonnière :

— Jé vé qué vous ne bougez pas !

On avait un pied en l’air, ou la main sur le front : on reste ainsi, il est content.

— C’est bien, mon enfant. Vous pouvez bouger.

Autrefois, il était quelque chose dans la cavalerie du roi de Grèce. Sa femme était folle, il la rossait comme son cheval, elle en est morte. Par chagrin, il est devenu Dieu. On l’appelle :

— Monseigneur Dieu.

Il est descendu du Ciel pour rétablir son règne sur la terre. Le Pape, les évêques sont ses enfants ; les chefs d’État, les ministres le sont aussi. Ces ingrats refusent de reconnaître leur Père. Il leur envoie des télégrammes : au pape, « qu’il est un âne » ; aux autres : « Corrigez-vous, ou vous mourrez sous les balles ».

Il en a, tous les mois, pour beaucoup d’argent. Il nous montre ses quittances ; il voudrait qu’on en parle :

— Poubliez, mes enfants. Quand jé sérai réconniou, vous sérez mes ministres.

En attendant, il renouvelle ses miracles :

— Jé vé qué vous ne bougez pas.

Un jour, très affairé, je l’ai rabroué.

— La paix ! Nom de nom !…

— Jé comprends, a répondu Dieu : vous n’avez pas le temps. Vous pouvez bouger. Jé vous pardonne.

Quand il y a de l’orage, Dieu cesse de croire en lui-même. Il jette par terre le chapelet où il est cloué en croix et lève le talon sur son image. On lui dit :

— Jé vé qué vous ne bougez pas.

Surpris, il reste le pied en l’air — puis se calme.

Quelquefois, Dieu se manifeste par téléphone :

— Jé vé qué…

On ne répond pas, on raccroche en douceur.

Satisfait, à l’autre bout du fil, Dieu écoute tant qu’il veut qué vous né bougez pas…


La Divette.

La tête était jolie. J’ai la charge d’un Supplément illustré. Je l’y reproduis :

Mlle Clara
La gracieuse divette qui…

La phrase habituelle.

Le lendemain, Mlle Clara fait son entrée : du rouge, du blanc, du parfum et — après le portrait — décevante :

— Oh ! Monsieur…

Je suis en bras de chemise, la bouche au téléphone.

— Une seconde, Madame.

— Oh ! Monsieur ! Quelle gentillesse ! Et ce compliment si flatteur…

— Mais, Madame !…

— Quel est l’aimable rédacteur qui a bien voulu… Pourriez-vous me présenter ?

— Certainement, Madame.

Je grimpe chez Villiers :

— Mon vieux, il y a chez moi Mlle  Clara… Oui, celle dont j’ai donné le portrait… Dis que c’est toi.

— Avec plaisir, mon vieux.

Le lendemain, je vois un Villiers qui rayonne.

Difficile de savoir si l’on fait une bonne ou une mauvaise action.


L’Ancien.

Il manquait de souplesse ; on l’a mis dehors. Il vient me voir, une fois…, deux fois… d’autres fois…

— … ?

— Non, toujours rien trouvé. Et je t’en prie : ne te montre pas. Attends dans la rue ; demande qu’on m’appelle… Tiens ! prends pour tes cigarettes… Au revoir.

Huit jours après :

— Rentrer dans la boîte ! Tu les connais, voyons. Bien sûr que je cherche. Mais file… Tiens, prends…

De semaine en semaine, au téléphone privé.

— M’sieur, votre… ami vous demande.

— Bon ! Dites que je descends.

Puis un jour :

— …

— Sapristi ! Tu es monté quand même ! Je t’ai déjà dit !… Hein ? Ça ne va pas ?… Diable ! Et c’est la fin du mois !… Descends, je te suis.

Puis un autre jour, au grand téléphone :

— Allô ! Vous dites ? Salle Une Telle. Lit 3 ? Bon.

Et pour conclure :

— Allô ?… Oui !… Le bougre, il fallait s’y attendre. À six heures ? Ça se passe tôt chez vous ! On y sera.