F. Rieder et Cie, éditeurs (p. 63-72).

M. SINET



M. Sinet est le secrétaire-qui-fait-le-jour. Je suis le secrétaire-qui-fait-la-nuit. À son avis, le travail du jour est autrement important que le travail de nuit. À mon avis, le travail de nuit est autrement important que le travail du jour. Mais, pour lui comme pour moi, c’est un travail bien ennuyeux. Et nous voilà d’accord.

J’arrive à cinq heures quinze. M. Sinet n’est pas encore parti, mais il tient déjà sa canne. À cinq heures dix-neuf, il serre sa dernière forme. À dix-neuf heures et demi on ne le voit plus.

Pendant toute la journée, il s’est démené :

— Attention !… Grosse nouvelle… Doit passer…

Je lui demande la consigne :

— Eh bien, Monsieur Sinet, quoi de neuf ?

On aurait assassiné le pape :

— De neuf ? Rien… Je pars, répond M. Sinet.

Au début, les patrons étaient jeunes ; ils eurent besoin d’un secrétaire qui « la connût dans les coins ». D’un journal qui sombrait, ils repêchèrent M. Sinet.

— Ce qu’il nous faudrait, Monsieur Sinet…

— Je sais, je sais, laissez-moi faire, a répondu M. Sinet, qui, en effet, a fait.

Avec le temps, les patrons sont devenus moins jeunes. Ils ne suggèrent plus :

— Ce qu’il faudrait…

Ils ordonnent :

— Ce que nous voulons…

Et ce qu’ils veulent est rarement dans la manière de M. Sinet :

— Bast ! Ils veulent des choux ? Va pour les choux ! Demain des raves ? Va pour les raves !

Car M. Sinet, qui la connaît dans les coins, la connaît jusque dans ceux où l’on est philosophe.

Gris de poils, pauvre en cheveux, des lunettes, M. Sinet saute d’un bond par-dessus sa grande table.

— Quel âge me donnez-vous ?

— Peuh ! Quarante… quarante-cinq ans.

— Plus, mon cher !

— Cinquante ?

— Et le reste !

— Voyons, M. Sinet, vous ne me direz pas que vous avez cinquante-cinq ans.

— Bientôt, cinquante-six, mon cher.

En ce moment, passe le comptable, M. Meunier. Vingt-cinq ans, muscles de sportif, œil balourd de celui qui ne léserait pas, d’un sou, ses patrons.

— C’est lui, Monsieur Sinet, qui a cinquante-six ans.

Il se frappe le front :

— C’est par là qu’on est jeune.

— Monsieur Sinet, les Chinois vont faire ceci… Les Américains préparent cela… Les patrons ont décidé que :…

— Je sais, je sais.

Il a une façon d’ignorer qui sait tout.

— Je suis un journaliste né, déclare M. Sinet, comme un amputé qui se vanterait d’être manchot de naissance.

Piètre consolation ! Jeune, il a suivi des cours. Il voulait devenir un savant, à l’exemple de son père, un grand professeur. Il a voyagé ; il est docteur en beaucoup de choses. Il a écrit deux livres. Il en a rêvé quelques autres. Et maintenant, son pot à colle, son crayon, ses ciseaux… il est ici. Il ne sera plus jamais qu’ici.

Qu’est-ce qui l’a mené là ? le jeu ? les femmes ? l’alcool ? Sans doute, un peu de tout cela et quelque chose de pire. M. Sinet était pauvre, il a eu de l’argent, il en a voulu davantage.

Maigre, le teint rouge, le nez fort, il n’y a pas que ce M. Sinet.

Voici venir les patrons. Ah ! mon Dieu ! Ces dépêches ! ces téléphones ! ces lettres ! ces papiers ! Il en a plein la table, plein la tête. Messieurs. Voyez, comme il se démène, pour l’unique plaisir de vous servir.

Les patrons partis, il reçoit un confrère :

— Bonjour, mon cher. Ça va ?

M. Sinet offre une cigarette, bavarde un peu, se détend — avec de la réserve cependant, car être secrétaire, ce n’est pas rien !

Puis le voilà au « marbre », avec le secrétaire de nuit ou le metteur en pages : des compères. Tiens ! tiens ! Qu’est-ce qui bouge là de si drôle, dans le coin de sa bouche, où pend sa cigarette ?

N’y a-t-il pas un autre Sinet, sans sourire, sans cigarette, qui réfléchit, seul avec lui-même, par exemple, devant sa bibliothèque où se trouvent deux livres d’un certain Louis Sinet et, à côté, la place pour quelques autres ? Celui-là, qui le connaît ? Peut-être pas lui même, car, après tout, sa femme est gentille, son chien est… un beau chien, et puis :

— Tu sais, ma chère, la maison que nous avons achetée, dans deux ans elle vaudra le double.

À son travail, M. Sinet n’est jamais saoul. Il est simplement plus ou moins rouge, avec une haleine plus ou moins à l’alcool, à la bière ou au vin, suivant ce qu’il a trouvé, quand il vient de dire :

— Eh ! petit ! guette une minute ; je reviens.

Crac ! Il tombe à M. Sinet une grosse enveloppe. Un raz de marée. Des milliers de morts ! Quelle catastrophe ! Pour vous, peut-être. Pour M. Sinet, c’est une vague copie qui le submerge ; c’est du français d’Agence à redresser ; et ces milliers de morts, peut-être bien qu’en s’arrangeant il pourra en tirer quelque joli sous-titre.

À grands coups de ciseaux, M. Sinet découpe dans un journal peu lu deux colonnes d’article :

— Que faites-vous là, Monsieur Sinet ?

— Moi ? J’écris une étude.

— Ouais, Monsieur Sinet ; un démarquage.

— Oh ! dit M. Sinet, j’y mets beaucoup du mien.

Mais que regarde-t-il, si loin, droit devant lui, de l’autre côté du mur ?

De ses études, M. Sinet a gardé l’amour du mot en usage chez les savants. Il dit :

— L’accoutumance de la défécation post-méridienne est nocive.

Une fois pour toutes, M. Sinet qui fait l’édition-ville, a décidé que les informations-province ne le concernaient pas. Si graves qu’elles soient, il ne prend pas la peine de les lire et les entasse en réserve pour moi — dans ce qu’il appelle : le bac du chien. Hé ! je vois bien : ce bac est un presse-papier sur le coin de la table. Tout de même, « bac du chien », c’est humiliant !

Chaque année, quand approche le printemps, il pousse quelque chose dans l’œil droit du secrétaire. Il lui faut quinze jours de repos pour le soigner. Celui qui le remplacera s’informe :

— Eh bien ! Monsieur Sinet, et votre œil ?

Très grave, M. Sinet va, du côté de la fenêtre, tourner son œil dans la lumière. Il y a déjà un peu de bleu dans le ciel :

— Ce sera pour bientôt.

Un matin, M. Dufour eut son plus beau sourire :

— Cher Monsieur Sinet, notre journal est terne. Nous devrions, de temps en temps, donner une petite illustration : un portrait… un paysage… Vous trouverez, n’est-ce pas ?

Le mois suivant, M. Siburd passa en coup de vent :

— Illustrer, c’est très bien. Mais il faut des clichés tous les jours : deux pour le moins.

La semaine suivante, ce fut un petit mot : « Prière à Monsieur Sinet de donner tous les jours au moins trois photos ». Et quelques jours après, une lettre : « Cher Monsieur Sinet, nous sommes en voyage ; veillez à donner tous les jours quatre à cinq photos pour le moins… »

Depuis ce temps, M. Sinet sent une épine, dans sa joie d’être secrétaire.

On a beau, comme journaliste, chipoter les événements, on ne les domine pas, et certains ne prêtent pas à l’illustration.

Encore, s’il était libre ! Mais les patrons s’en mêlent.

— Et ces gens sont des bougres à vouloir la photo d’un navire quand je ne puis leur offrir que la trogne d’un cabot.

À peine arrivé, M. Sinet mobilise les photographes, fouille dans les revues, attrape ce qu’il peut, puis, sa camelote étalée, attend les acheteurs !

— Voici une montagne, Monsieur Dufour.

— Peuh ! il y a un lac en dessous : il ferait mieux notre affaire.

— Voici une belle photo…

— Floue, Monsieur Sinet…

— Mais non ! c’est du fondu ; regardez ces…

Il faut, à M. Sinet, des boniments avec des mots dans le genre de sa « défécation post-méridienne ». Après quoi, il respire. Mais, à la fin du jour, son épine recommence à piquer. Une nuit passe si vite ! Si du moins on renversait un roi ou coupait le cou à une rentière : quelle avance !

5 h. 15. M. Sinet travaille à sa dernière forme qu’on serre à 5 h. 19. Coup de feu : Il a des gestes de passe-passe, des mots que tout le monde ne devrait pas entendre :

— Ça en tête… C’est bon, assez… Coupez… Blanchissez… Ça y est ?

— Oui.

— Serrez.

Sa canne, son chapeau, M. Sinet reprend son pas alerte de renard libre. Il file droit vers un café. Il y a sa table, il y rencontre des amis, il s’y trouve aussi seul que s’il n’y avait personne.

— Garçon, un vermouth !… Garçon, un whisky !… Garçon, un gin !…

Un peu plus rouge, il a les mains qui tremblent. Il sourit, il regarde devant lui. Sans doute, aperçoit-il ce qu’il cherchait tantôt, si loin de l’autre côté du mur ?

— Garçon, un re-whisky !

Oui… mais demain !

— Garçon ! tonnerre de Dieu ! Versez donc du gin dans mon whisky…

Pauvre M. Sinet ! Un matin, il serre la main à son ancien copain de bohème, cette vadrouille de Galerville, devenu le poète élégant, M. Galerville.

Ils échangent une cigarette :

— Prends celle-ci.

— Toi, celle-ci.

Un bout d’or, contre un bout sans rien.

… Toute sa vie !