Papineau, son influence sur la pensée canadienne/Chapitre XIII


CHAPITRE XIII.

EXTRAITS DU DISCOURS DE PAPINEAU.

(Prononcé à l’Institut canadien, le 17 décembre 1867.)


Monsieur Le Président,
Mesdames et Messieurs,

Vous me croirez je l’espère si je vous dis que j’aime mon pays.

L’ai-je aimé sagement, l’ai-je aimé follement ?… Au dehors, les opinions peuvent être partagées. Néanmoins, mon cœur et ma tête consciencieusement consultés, je crois pouvoir décider que je l’ai aimé comme il doit être aimé. Ce sentiment, je l’ai sucé avec le lait de ma nourrice, ma sainte mère. L’expression brève par laquelle il est le mieux énoncé : Mon Pays Avant Tout, je l’ai balbutiée sans doute sur les genoux de mon père. Dès qu’il m’eut entendu dire un mot, il vit que son fils ne serait pas muet, et qu’il fallait donner une bonne direction à son instruction. Cette direction, au temps où le pays était plus moral que spéculateur, était connue dans nos bonnes vieilles familles et nous inspirait l’amour du pays et l’estime pour tout ce qui pourrait être pour lui une source de bien être et de grandeur. J’aime donc l’Institut canadien, l’une de nos gloires nationales ; l’Institut qui a servi la patrie avec tant de persévérance, avec un si entier dévouement, avec tant de généreuses ardeurs, par de vraiment grands et utiles succès…

(Après une étude des différentes formes de gouvernements qui ont régi le monde, Papineau donne un résumé succinct et clair de l’histoire du Canada. Il conclut ainsi :)

Il est des hommes de génie et de savoir en grand nombre dans un corps aussi nombreux que celui de la pairie du Royaume-Uni, instruits spécialement dans la science du gouvernement. Qu’ils donnent une preuve qu’ils sont mieux qualifiés à gouverner les hommes que ne le sont ceux qui ont donné des constitutions admirablement bonnes au gouvernement général de l’Union et à ceux des trente-six états de la confédération américaine. Ce n’est pas l’acceptation précipitée de l’acte de confédération bâclé à Québec, qui peut prouver la sagesse des hommes d’état d’Angleterre. Il n’est pas leur œuvre, il a été préparé dans l’ombre sans l’autorisation de leurs constituants, par quelques colonistes anxieux de se cramponner au pouvoir qui leur échappait. Le sinistre projet appartient à des hommes mal famés et personnellement intéressés ; l’accomplissement du mal est dû au parlement britannique, surpris, trompé, inattentif à ce qu’il fait.

À première vue, l’acte de confédération ne peut avoir l’approbation de ceux qui croient à la sagesse et à la justice du parlement, à l’excellence de la constitution anglaise, puisqu’il en viole les principes fondamentaux, en s’appropriant les deniers appartenant aux colons seuls et non à la métropole, ni à aucune autorité dans la métropole. Il est plus coupable qu’aucun autre acte antérieur. Il a les mêmes défauts, et il en a de nouveaux qui lui sont propres, et qui sont plus exorbitants contre les colons que ne l’ont été deux des chartes parlementaires ci-devant octroyées ou imposées. Les autres ont été donnés dans des temps et des conditions difficiles et exceptionnels. La cession d’un pays nouveau avec une majorité dont les croyances religieuses et l’éducation politique différaient profondément de celles de la minorité pouvait laisser craindre que celle-ci ne fût exposée à des dénis de justice. La pleine et entière tolérance religieuse, le premier et le plus important des droits qui appartiennent aux hommes en société, n’avait pas été comprise ni admise à cette époque. L’Angleterre était persécutrice chez elle, folle et injuste ; elle fut folle et injuste ici, ici plus qu’ailleurs, car le droit public devait nous éviter ce mal. Elle l’ignora. Si elle s’était restreinte à des mesures protectrices pour la minorité, elle était à louer ; si elle a dépassé le but, si elle a opprimé la majorité, elle a fait le mal. Mais c’était alors l’erreur commune qui l’égarait et qui l’excuse. Les lois odieuses de l’intolérance sont aujourd’hui répudiées par tout le monde civilisé, hors Rome et Saint-Pétersbourg. Là aussi, tôt ou tard, il faudra en venir à la force du droit, à la vue des bienfaits qu’il déverse sur les états qui le respectent.

La concision du mot de Cavour : L’Église libre dans l’État libre, est un des plus beaux titres au respect, à l’amour justement acquis à ce grand homme d’état. Ces mots heureux qui, une fois prononcés, ne peuvent jamais être oubliés, en une courte sentence, contiennent tout un code complet sur le sujet qu’ils exposent et expliquent, font – comme si les langues de feu du Cénacle avaient touché tous ceux qui les retiennent – en un instant connaître, aimer et proclamer la pleine vérité qu’ils n’avaient qu’obscurément entrevue et timidement aimée. Et pourtant cette révélation, soudaine pour beaucoup, est depuis longtemps codifiée pour tous, dans les trente-six États de l’Union voisine.

Les églises libres, indépendantes, séparées de l’État, ne lui demandant rien, en présence les unes des autres, sont les plus heureuses et deviennent des plus édifiantes, à raison de cette séparation d’avec l’État et de cette proximité entre rivales. Elles ont pour soutien leur travail et leurs vertus et n’en demandent pas d’autres. Elles ne manquent de rien de ce qu’elles jugent utile à la pompe du culte, à l’aisance convenable de tous leurs ministres, à leurs œuvres de bienfaisance et de charité. Se surveillant les unes les autres, elles sont éminemment morales, parce que l’éclat et la publicité puniraient quelques fautes commises. Aucune faute ne pouvant passer impunie, il n’y en aura que rarement. Où une église seule régnera, elle sera mal édifiante, elle élèvera des bûchers pour les hérétiques, les schismatiques et les sorciers. Ses adversaires diront : « Il faut bien qu’elle soit fausse, puisqu’elle est si cruelle », et ses amis diront : « Il faut bien qu’elle soit divine, puisqu’elle se soutient malgré ses cruautés ».

Quand le droit à la libre-pensée et à la libre expression de pensée, religieuse, politique et scientifique, est aussi généralement proclamé qu’il l’est par les lois, les mœurs et la pratique des jours actuels, il ne peut être perdu. Les gens sensés ne devront plus le décrier.

D’autres actes parlementaires contre le Canada ont été des actes de rigueurs, à la suite de troubles qui auraient été prévenus par une minime portion des concessions tardives qui leur ont été faites trop tard. Le mérite de ces concessions est mince et a peu de prix, parce qu’elles ne furent faites qu’après des exécutions qui furent des meurtres.

L’acte actuel a été imposé à des provinces qui étaient paisibles, où il n’y avait plus dans le moment d’animosités de races, ni d’animosités religieuses à calmer. Là où personne n’était coupable, tous sont punis, puisqu’ils subissent une loi sur laquelle ils n’ont pas été consultés. Voilà le grief commun. Mais le grief exceptionnel, et le plus flétrissant entre toutes les autres misères et dégradations de l’état colonial, dans le passé et dans le présent, c’est le sort fait, par les meneurs canadiens en premier lieu, et par le parlement impérial en second lieu, à la Nouvelle-Écosse.

Le peuple de la Nouvelle-Écosse, représenté par le plus habile, et, quant à sa province, le plus irréprochable des hommes publics, en possession de la pleine confiance de ses concitoyens justement acquise, et de l’estime des hommes les plus éminents du parlement anglais dans tous les partis, est devant eux. Il les supplie d’écouter les prières et les vœux d’un peuple qu’ils doivent aimer, pour ses habitudes paisibles à l’intérieur, pour son attachement ininterrompu à la métropole, pour sa déférence constante à ses conseils, et il les assure que l’expression de répulsion contre les mesures préparées par des intrigues en Canada est l’expression vraie des sentiments de la majorité des électeurs de la Nouvelle-Écosse. Il eût pu dire de leur sentiment unanime, tant est infime la population qui, cédant à des considérations personnelles, ne députe au parlement de la Dominion, pour la province entière, qu’un seul homme fait ministre salarié.

Quand le parlement confédéré a été réuni, le fait était devenu patent que nos frères de l’Acadie étaient unanimes à rejeter la confédération. L’on a justement laissé aux illibéraux officiels le rôle de dédaigner leurs vœux et leurs droits. C’est une répétition de leur rôle de tous les temps. Ils disent à eux comme à nous : « Vous vous croyez opprimés, soyez-le. Vous vous trompez, nous décidons pour vous et contre vous, comme l’Angleterre l’a décidé. Bon gré mal gré, vous nous êtes enchaînés, nous vous aimons et ne voulons pas divorcer. Nous sommes forts, vous êtes faibles, soyez soumis ! »

De fait, leurs droits ont été encore plus outrageusement violés que les nôtres. Tous les hommes libres, et qui méritent de l’être, se doivent un appui mutuel. Nous ne pouvons donc demeurer indifférents à l’oppression de nos frères des colonies maritimes, et tous les hommes vraiment libéraux et indépendants du Canada leur doivent aide et sympathie.

Ce nouveau plan gouvernemental révèle plus que les autres encore l’animosité violente de l’aristocratie contre les institutions électives. C’était à la suite d’efforts incessants que les conseils législatifs avaient été rendus électifs. Ceux qui s’étaient moralement ennoblis en arrachant cette concession importante aux autorités coloniales et métropolitaines, s’ennoblissent-ils beaucoup aujourd’hui en la ravissant à leurs compatriotes ? Au contraire, ils sentent et savent qu’ils n’échapperont pas au mépris que méritent ces tergiversations. Ils luttent entre eux avec acharnement pour obtenir d’outremer des titres nobiliaires. Ils fraudent d’une part leur pays et se fraudent même entre eux pour la supériorité du rang ; et ils trouvent même moyen d’associer à leur honte de nombreux complices ! Ils promettent aux conseilleurs élus pour une période de les faire nommer conseillers à vie. Ils créent un simulacre d’aristocratie, devenue telle par la participation des intéressés à une violation patente de la loi. Toutes ces intrigues sont assez immorales pour plaire au cabinet anglais et le pousser à un acte pire que presque tous ses torts passés. Les réactionnaires demandent les institutions du Moyen-Âge à l’instant même où le noble peuple anglais les démolit.

En récapitulant quelques phases de l’histoire de notre pays pour vous indiquer la politique systématiquement suivie par le gouvernement aristocratique de l’Angleterre, dans ses anciennes comme dans ses nouvelles colonies, j’ai voulu vous montrer que ce système a toujours été imposé d’après les préjugés naturels de la caste qui nous gouverne dans son intérêt, intérêt qui est en conflit perpétuel et irrémédiable avec ceux des masses ; qu’il a été nuisible aux établissements nouveaux en Amérique ; que l’intérêt de ceux-ci est de demander leur émancipation le plus tôt possible et d’acquérir tous les avantages et tous les privilèges de nationalités nouvelles, tout à fait indépendantes de l’Europe.

C’est à mes concitoyens de toutes les origines que j’en appelle aujourd’hui, comme je l’ai toujours fait ; que je dis que nous devons être non seulement soucieux de conserver les droits qui sont acquis, mais que, par la libre discussion, nous devons nous efforcer sans cesse d’en acquérir de nouveaux. Le meilleur moyen d’obtenir cet heureux résultat est d’appeler les jeunes et vigoureux esprits d’élite de toutes les nationalités, à se voir, à se réunir fréquemment dans cette enceinte, dans cette bibliothèque, dans les autres enceintes, dans les autres bibliothèques de même nature. Ils s’y verront comme égaux, comme amis et comme patriotes. Ils partageront une admiration commune pour Shakespeare et Corneille, pour Newton et Dumas, pour Fox et Lamartine, pour la légion des hommes éminemment grands, serviables à l’humanité entière, que les deux nationalités, anglaise et française, ont produits en si grand nombre. Dans l’état de notre société, avec la facilité dès l’enfance d’apprendre les deux langues, ce sera à l’avenir se condamner à une infériorité marquée que de négliger de les bien apprendre également toutes les deux, que de n’être pas apte à goûter avec avidité les fruits exquis que leurs littératures ont produits, plus abondants et plus savoureux que ceux des autres peuples.

Non, il n’est pas vrai que les discussions politiques, qui ont été si acharnées dans les deux Canada, fussent une lutte de races. Elles étaient aussi âpres dans le Haut-Canada, où il n’y avait qu’une nationalité, qu’ici où il y en avait deux. Les majorités de toutes deux étaient des amis désintéressés des droits, des libertés, des privilèges dus à tous les sujets anglais. Elles s’exposaient à des diffamations menteuses, à des colères dangereuses, à des vengeances sanguinaires, de la part de minorités égoïstes, faibles par elles-mêmes, mais soutenues par la puissance des baïonnettes, payées avec l’or du peuple, mais partout dirigées contre le peuple.

Les hommes les plus éclairés de l’Angleterre et de l’Amérique ont appelé nobles et justes les efforts que mes amis anglais et mes amis canadiens, que moi et mes collègues en chambre, et nos collègues par l’identité de principes et la communauté de dévouement dans l’assemblée du Haut-Canada, avons faits pour délivrer nos pays de l’outrage et de l’oppression. Il était dans les préjugés et dans les intérêts de l’aristocratie d’applaudir aux excès de la bureaucratie coloniale, noblesse au petit pied, singeresse des grands airs, adepte du machiavélisme de ceux qui l’avaient installée. Le parlement les a approuvés, la raison les a flétris. Mais n’est-il pas notoire que plus des neuf dixièmes de la représentation impériale restent étrangers à tout intérêt, à toute connaissance de ce qui se fait, et de ce qui devrait se faire, dans les colonies ? À cette époque surtout, c’est le ministre colonial qui doit savoir ce qui leur convient. Il est payé pour le savoir. À lui l’honneur du succès, la honte de l’erreur, la responsabilité des décisions, et la troupe moutonnière emboîtait le pas après lui. Mais les hommes qui, toute leur vie, ont été amis des droits et des libertés publics, sans jamais les déserter, les princes de la science du juste et du droit : — le vertueux Sir James MacIntosh dans nos premières luttes ; lord Brougham, l’homme le plus universel et le plus étonnamment savant des jours actuels ; O’Connell, le plus éloquent des défenseurs des droits de l’Irlande, avant lui défendus par des géants en puissance oratoire : les Curran, les Gratton, les Plunket, et tant d’autres ; mais Hume qui consacre sa grande fortune à la protection des colonies, qui, entouré de quatre secrétaires, travaille jour et nuit, et se prive de toute récréation, parce que les méfaits commis dans les possessions anglaises des cinq continents et de leurs archipels, par les délégués de l’aristocratie, sont incessamment portés à sa connaissance avec prières de protester contre le mal ; et une foule d’autres bons et dignes anglais nous ont compris, et nous ont loués. Que signifie le nombre d’ignorants et d’intéressés qui nous condamnèrent parce qu’ils étaient soudoyés pour cela, intéressés à cela, intéressés à la destruction de tous les sentiments hostiles à l’arbitraire et à l’oppression ?

Par le nombre nous étions dix contre un dans les deux provinces. Par la moralité, par le désintéressement, par l’influence justement acquise, nous étions dix fois plus puissants que par le nombre. Les peuples anglais et irlandais, par ceux qui étaient leurs dignes et véritables représentants, nous ont approuvés ; les gouvernants et les gouvernés américains nous ont approuvés ; les hommes éclairés du continent américain nous ont approuvés ; mais surtout nos compatriotes, pour qui nous avons souffert et qui ont souffert avec nous, nous ont approuvés ; mieux encore que cela, notre conscience nous a approuvés.

Ceux qui aujourd’hui s’exilent en si grand nombre, parce que le dégoût pour les hommes et les mesures actuels les pousse à aller respirer un air plus pur, disent à l’étranger quels sont les stigmates que le colon porte au front ; quelles sont les entraves qui l’arrêtent dans sa marche vers le progrès ; les menottes qui enchaînent ces mêmes bras si peu producteurs au sol natal, gouverné pour et par l’aristocratie, si recherchés et si producteurs sur le sol affranchi ! Soyez-en assurés, ils préparent des angoisses et des déboires au ministre de la guerre. Ils pulvérisent ses batteries de bronze, par celles de la presse libre, par celles de la libre discussion. Ils donneront de plus en plus des consolations et des espérances aux opprimés : ils avancent l’heure des rétributions, l’heure des nobles vengeances, où le bien sera fait même à ceux qui ont pratiqué le mal.

Les privilégiés s’imaginent toujours que les plaintes contre les abus qui leur profitent sont une invitation à les réprimer par la violence. Les hommes fiers, justes et éclairés, dont les convictions sont intenses parce qu’elles sont le résultat de fortes études et de longues méditations, ont foi dans l’empire de la raison, et c’est à la raison seule qu’ils demandent la correction des abus. Leurs efforts s’adressent à tous, aux puissants d’abord, pour leur inspirer de la sympathie pour le peuple souffrant et appauvri par les abus. Ils leur présentent la gloire et le bonheur à conquérir, s’ils savent rendre la société de leur temps plus prospère et plus morale qu’elle ne l’a été dans les temps qui ont précédé. Ils s’adressent à eux d’abord et de préférence, parce que leur esprit étant plus cultivé, ils seraient mieux préparés à pouvoir envisager les questions d’intérêt général sous tous leurs différents aspects et à les résoudre vite et bien si l’égoïsme ne les aveugle pas. Ils s’adressent ensuite aux masses pour leur dire que la raison est le plus riche et le plus précieux des dons divins, et qu’il a été départi à tous à peu près également, que la culture de l’esprit peut en centupler la fécondité et la vigueur ; que pour défricher la terre, il faut la force physique éclairée par l’expérience, mais que pour faire de bonnes constitutions et de bonnes lois, et pour les appliquer sagement, il faut avant tout une haute raison, éclairée, non seulement par des études sérieuses, mais par le dévouement réel au pays, et par l’absence de toute convoitise personnelle d’ambition, ou d’intérêt. Voilà ce qui se voyait autrefois, voilà ce qui est devenu rare, aujourd’hui que les fortunes acquises aux dépends du public, et surtout de l’honneur personnel, sont devenues si nombreuses ! Que ces reproches de propension à la violence viennent mal de ceux qui ont constamment recours à la violence pour empêcher la libre discussion de questions politiques ou sociales, violence physique au moyen de la loi, violence morale, par l’anathème !

Il ne me reste plus qu’à vous complimenter sur la haute intelligence et la libéralité éclairée, avec lesquelles vous avez proclamé et appliqué le principe de la solidarité et du concours dans votre enceinte — comme dans toute organisation politique de notre patrie — de toutes les races, de toutes les croyances religieuses, de toutes les opinions librement exprimées et librement discutées.

Bien aveugles sont ceux qui parlent de la création d’une nationalité nouvelle, forte et harmonieuse, sur la rive nord du Saint-Laurent et des grands lacs et qui ignorent et dénoncent le fait majeur et providentiel que cette nationalité est déjà toute formée, grande, et grandissant sans cesse ; qu’elle ne peut être confinée dans ses limites actuelles ; qu’elle a une force d’expansion irrésistible ; qu’elle sera de plus en plus dans l’avenir composée d’immigrants venant de tous les pays du monde, non plus seulement de l’Europe, mais bientôt de l’Asie, dont le trop-plein, cinq fois plus nombreux, n’a plus d’autre réservoir que l’Amérique ; composée, dis-je, de toutes les races d’hommes, qui avec leurs mille croyances religieuses, grand pêle-mêle d’erreurs et de vérités, sont poussées par la Providence à ce commun rendez-vous pour fondre en unité et fraternité toute la famille humaine.

Le grand fait est trop évident sur toute l’étendue de l’Amérique et dans son histoire depuis sa découverte par Colomb ; il est trop inévitable, pour qu’on n’y reconnaisse point l’une de ces grandes indications providentielles que l’homme ne peut se cacher, et sur lesquelles, néanmoins, il n’a pas plus de contrôle que sur les lois immuables qui gouvernent l’univers physique.

On doit y voir l’enseignement divin de la tolérance universelle et de la fraternité du genre humain.

Sur cette base solide, l’homme du Nouveau-Monde, qu’il soit homme d’état, moraliste, ou prêtre, doit asseoir la société nouvelle et ses nouvelles institutions.

La patrie n’aura de force, de grandeur, de prospérité, de paix sérieuse et permanente, qu’autant que toutes ces divergences d’origines ou de croyances s’harmoniseront et concourront ensemble et simultanément au développement des forces et de toutes les ressources sociales.

Ce noble programme, que vous avez affiché et qui vous a attiré de l’opposition de la part de ces ennemis de la raison et de la pensée qui ont souhaité la dispersion de l’Institut et de ses livres, doit rallier autour de vous l’appui et le bon vouloir de tous les citoyens instruits et éclairés, de tous les patriotes qui désirent vraiment le bonheur et la grandeur de notre commune patrie, à nous tous, Canadiens natifs et d’adoption.

Cet appui vous le méritez. Vous l’avez conquis ; il vous restera, je n’en doute pas, et personne ne saurait s’en réjouir plus que je le fais. »

Imaginez un peu le délire de l’assemblée, quand le héros octogénaire miraculeusement conservé jeune par son patriotisme, laissait échapper de ses lèvres ces paroles ardentes ! Ah ! il est tombé en splendeur, celui-là, ainsi que le chêne des forêts électrocuté par la foudre, la tête pleine d’idées ailées comme des oiseaux ! Nous avons eu des hommes qui ont exprimé d’aussi beaux sentiments, mais dans leur prime jeunesse. À quarante ans, ils étaient déjà éteints, parce qu’ils avaient renié leur patrie. Mais, chez Papineau la flamme monte toujours plus haute, plus claire. Ce crépuscule emplit le ciel et l’astre s’abîme dans la grande ombre sans déclin, sans un nuage sur sa face. On comprend, en lisant ce discours, l’admiration des Américains pour Papineau, bien que la parole écrite ne lui rende pas justice : sa prose sans le verbe est glacée comme ces mondes lunaires, d’où le soleil s’est retiré.

Le Democratic Review de Washington, fait ce bel éloge du grand homme canadien : « Par la somme de ses connaissances et par la rectitude de son jugement, M. Papineau est un des plus grands hommes des temps modernes. Aimable, poli, courtois, ses dons naturels égalent son instruction, et sa puissance intellectuelle. Il est difficile d’aborder un sujet de conversation, soit politique, soit littéraire, soit scientifique, où il ne brille pas : il a, comme les corps lumineux, la propriété d’éclairer sans qu’il fasse d’efforts pour éblouir. Son langage, en anglais aussi bien qu’en français, est remarquablement élégant et sert de véhicule à la transparence et à la limpidité de la pensée. C’est un causeur éloquent et persuasif. Ajoutez à ces qualités une inépuisable bonté d’âme, une vie domestique sans reproche, une rare générosité, une candeur philosophique, une tolérance sans pose ni calcul, sans exagération de sentiment, un patriotisme ardent, un intégrité absolue, les Sept Vertus d’un Caton, avec un esprit, un but, des idées libérales, les idées philosophiques de l’époque et vous comprendrez, comme disait Lord Durham, l’extraordinaire influence qu’un tel homme a exercé sur l’assemblée législative du Bas-Canada. Malgré ses brillantes qualités de parlementariste, Papineau n’était pas l’homme pour mener à bien une révolution. »