Papineau, son influence sur la pensée canadienne/Chapitre X


CHAPITRE X.

LA LITTÉRATURE AU TEMPS DE PAPINEAU.


S’il fallait en croire nos manuels scolaires, les cinquante années qui suivirent la conquête ont été les sept vaches maigres de la littérature, suivies des sept vaches grasses, alors qu’on devrait plutôt penser le contraire. On nous peint volontiers les Canadiens d’alors comme des ruminants ou des mollusques, moins encore, des êtres vivants d’une existence purement végétative. Que l’on nous représente cette époque comme le chaos de notre littérature, nous en conviendrons assez. Le temps de transition, c’est-à-dire le passage d’un état social à un autre, est toujours douloureux et les productions littéraires de cette époque tourmentée devaient porter l’empreinte de leur gestation pénible. Mais de là à dire que rien de primesautier, de spontané, d’improvisé, ne jaillit dans ces premiers essais de nos écrivains, que c’est l’aridité des terres de sel, la stérilité des sols pierreux qui ne peuvent donner naissance à aucune plante vivace, c’est autre chose. Vous trouverez au contraire dans ces écritures frustes l’âme éparse de notre peuple. Vous en découvrirez les éléments constituants : l’amour de la patrie, la fierté d’hommes libres même livrés aux mains des tortionnaires. Vous avez en les lisant l’idée de leur dur berceau et de l’enfant râblé et fort de poumons qui y vagissait. Nous ne craignons pas de le dire, ou bien notre nationalité disparaîtra, ou bien elle voudra se retremper à ces sources pures, saines et rafraîchissantes et se fortifier par une sympathie ardente pour ces nobles caractères. Pour connaître les primitifs de notre littérature, il faut bien se pénétrer du texte et se livrer à de minutieuses recherches. Ils nous apparaissent dans toute la santé de leur être avec des phrases sans apprêts. Nous pouvons sans trop d’efforts reconstituer leur personnalité. C’étaient des esprits pauvres, mais non pas des pauvres d’esprit. S’ils étaient à peine vêtus, de toutes les façons, c’est que l’argent leur manquait. Le papier monnaie qui avait perdu sa valeur leur avait ôté tout moyen d’acquérir le savoir qui n’était pas dans ce temps le privilège des gueux. Ces déracinés qui ne savaient pas où ils coucheraient le soir souvent, étaient forcés d’implorer la charité publique. Oh ! combien touchant ce sans-culottisme qui arborait la véritable couleur locale !

Qu’y a-t-il de plus intéressant que de retrouver dans cette matière, fluide en quelque sorte que dégage l’âme des mots, l’image des paysages disparus, les portraits d’hommes dont la figure n’aurait que des lignes vagues, imprécises ?

Pauvres Canadiens errants déjà !…

Souvent, ils arrêtaient leurs regards mélancoliques sur le fleuve où s’accumulaient les formes du passé. Ils voyaient défiler les ombres des ancêtres, démons tentateurs qui les appelaient aux aventures glorieuses, à la curée des richesses, à la découverte de nouveaux mondes, alors que les cloches grêles de leur église luttaient avec leurs rêves d’ambition, les rappelaient à la vie de la paix, à l’honnête labeur, au devoir dont ils avaient appris le sens. Pour tromper la tristesse qui leur étreignait le cœur, ils composaient de ces chansons dont le rythme leur montait aux lèvres. Ils appelaient leur amoureuse « ma douce Julie » ou « mon aimable Dorante »…

Certains peuples disparaissent sans laisser de trace, c’est l’arbre demeuré stérile, l’homme qui meurt sans postérité : tel n’est pas notre cas. Les productions littéraires de l’aurore du dix-neuvième siècle montrent que les Canadiens n’étaient pas tout entiers à leurs occupations pastorales et agricoles. Nous voyons au contraire une nation qui se forme et prend conscience de ses destinées. La pauvreté du vocabulaire indique que le peuple limité à un si petit nombre de mots a été arrêté dans son essor par quelque événement néfaste. L’abondance du feuillage dans un arbre accuse une saison favorable. Quand un long hiver a paralysé la sève dans les rameaux, les branches s’amincissent, la tête se découronne. Mais, lorsqu’on parcourt ces pages, écrites avec une plume trempée dans le sang et les larmes, on sent naître, en ce temps de fléchissement des caractères et des volontés, une foi robuste dans la noblesse de l’âme canadienne. Il est impossible qu’elle ne sorte de sa torpeur, si l’atavisme n’est pas un vain mot. Puisque la pensée de nos pères a triomphé de tant de difficultés pour arriver jusqu’à nous, il faut espérer dans une littérature qui a eu des commencements si ardus.

M. l’abbé Camille Roy dans Nos origines littéraires, traite comme quantité négligeable les pionniers de notre littérature : « Les classes dirigeantes de la colonie française et le clergé, surtout, allaient donc jouer un rôle dans la réédification de notre fortune politique. Pouvaient-ils tout aussi bien et aussi efficacement travailler à la création de notre littérature ? » écrit-il.

Il faut mettre les choses au point et le surtout sur le dos de qui il appartient. Ce fut l’élite de notre société surtout qui prit à son actif la charge de coordonner les éléments d’un monde futur qui ressemblait un peu à cette masse informe de l’univers avant que l’Éternel avec son «fiat lux» vint séparer la lumière des ténèbres. Le rôle du clergé, et pour cause, était de s’effacer. Son action indirecte devait se rendre invisible. Il eut le mérite de pousser les autres en avant, car il avait tout avantage à se faire oublier. Son influence planait déjà sur nos destinées, mais secrète et craintive. À part Mgr  Plessis, qui s’est affirmé souvent avec courage, les autres membres du clergé sont restés dans leur coquille. Ils furent également réticents dans leur production littéraire. Quant à travailler à la création d’une littérature, voici une antithèse de mots qui nous ahurit. On ne fait pas une littérature comme on casserait un verre.

« C’est donc la lutte pour la vie qui absorba pendant de très longues années la meilleure et la plus grande part de notre activité », dit-il encore. N’en déplaise au critique québécois, le primo vivere n’exclua pas l’idéal de l’esprit des colonisateurs du pays. La douleur patriotique née de l’oppression étrangère fut plutôt un stimulant de la verve de nos premiers auteurs. L’amertume, en s’amoncelant dans les cœurs, ne s’y cristallisa pas, mais jaillit avec impétuosité.

L’Anglais, en voulant comprimer ce jet, comme un enfant qui met le doigt sur un robinet ouvert, en reçut dans la figure toute la lance fluide. C’est par les fers que notre pays accoucha de sa littérature. Un vent de libéralisme, venu on ne sait d’où, se mit à souffler dans les esprits, au grand désespoir de l’Église.

Et par lui, en quelques années, la face de notre benoîte province fut transformée. La société canadienne changea complètement d’aspect, d’idées et de caractère. Tous les mois, des journaux et des périodiques voyaient le jour. C’étaient, après la Gazette de Québec, la Gazette de Montréal, le Canadien, la Minerve, le Populaire, que les patriotes appelaient le « Popu », le Courrier, le Spectateur, de Montréal, l’Ami du peuple, le Courrier canadien, le Fantasque, et la Quotidienne, qui vint au monde en pleine effervescence révolutionnaire. Le directeur et l’imprimeur de cette spirituelle gazette, François Lemaître, fit quatre mois de prison pour des articles tendancieux parus dans sa feuille, ce qui ne l’empêcha pas après sa libération d’en continuer la publication. Avec autant d’esprit et de bravade que les mousquetaires Fournier et Asselin, Lemaître sut rendre furieuse comme une bande de dindons qui vient d’apercevoir un chiffon de flanelle rouge, cette soldatesque stupide et vaniteuse qui s’ébrouait sur nos places publiques. Ce qu’ils ont passé de mauvais quarts d’heure, piloriés par cette ironie cruelle !

Bah !… ils pouvaient écraser les « french dogs » de leur morgue méprisante, mais ils enrageaient quand ces derniers leur sautaient aux mollets ou leur barraient le passage avec une grimace de leur mufle.

On se plaignait à Lemaître de la variabilité de son caractère.

— Vous ne seriez pas de si belle humeur, dit-il, si vous veniez passer quatre mois sous les verroux.

Le brave type ! Il daignait encore s’accuser d’avoir le visage comme une porte de prison quand son patriotisme l’avait martyrisé et ruiné. Est-il croyable que notre journalisme puisse se réclamer de pareils ascendants ! Au lieu de mourir pour ses principes, il en vit gras et dodu. Comme notre presse a dégénéré depuis ce temps.

On se demande comment la révolution a pu éclater en même temps aux quatre coins de la province et même se propager dans le Haut-Canada, car Papineau après tout ne pouvait remplir le ciel et la terre. C’étaient ces petites gazettes grandes comme la main qui essaimaient partout les principes libertaires.

Sur le bateau de Laprairie, la plupart des habitants achetaient les journaux pour se les faire lire par le clerc du village. Souvent on leur jouait des tours : des agents du Mercury ou du Transcript montaient sur ces bateaux et remplaçaient les gazettes patriotes par leur vieille marchandise. Nos habitants achetaient sans compter, à la ronde, car en revenant du marché, ils avaient le gousset sonnant et le cœur sur la main. Si, par hasard, un des voyageurs qui savait lire, éventait la mèche, le vendeur recevait sur la tête une avalanche de papier déchiré, avec des bordées d’injures.

Ce n’étaient pas des articles savants, ni d’une longue haleine qu’on lisait dans ces journaux. Il fallait une forme plus rapide, plus agressive, plus inflammable pour réveiller la placidité de nos habitants. Cette prose était frondeuse, accessible à tous, et sans prétention littéraire. Quand on n’osait pas attaquer directement le gouvernement, les hommes publics, les obscurs agents de l’Angleterre, on vantait la république américaine, ses institutions, sa civilisation avancée, pour mettre en lumière, par ces comparaisons sournoises, les vices de l’oligarchie, la ploutocratie anglaise, la vénalité et les dessous ténébreux de l’administration de ces êtres de proie. Par les procédés d’agression indirecte et d’allusions qui paraissaient innocents, les patriotes disaient leurs rancœurs, leurs humiliations avec une habileté qui déroutait la persécution.

De fait, cette ironie voilée passait par-dessus la tête de ces palefreniers, de ces valets d’écurie juchés sur des palefrois. Dans cette habile stratégie organisée autour d’eux, ils n’y voyaient que du feu — c’est le cas de le dire. — Nos gens de plume recouraient à la chanson satirique, aux saynètes comiques pour agacer les maîtres. Ils menaient contre le régime des charges à fond de train où tout était réel, sauf le nom des acteurs et des lieux. Le public ne s’y trompait pas, lui, et il dévorait ces plaisanteries sitôt que parues.

Mains une fois sur ce terrain, on finit par s’enhardir, et les personnages officiels désignés plus clairement, commencèrent à avoir la puce à l’oreille. Événement fort heureux, car les journalistes eux-mêmes se seraient fatigués, à la longue, de la persistance de ces bonzes à ne pas vouloir comprendre.

Il arriva l’inévitable ; certains Canadiens renégats, qui trouvaient plus productif de se mettre du côté du « manche », éclairèrent la lanterne sale de ribauds obtus. Dès lors, des espions, recrutés jusque parmi la noblesse du pays, suivirent à la piste les directeurs de journaux et se faufilèrent dans leur intimité. Certains groupes furent dénoncés au gouvernement et des arrestations s’ensuivirent. L’éternelle histoire des gens qui croient étouffer la pensée en étranglant les écrivains, se répétait ici, et avec le même succès. Le mouvement se mit à grandir en raison de l’ardeur qu’on déployait pour le restreindre. En face de la vague hostile, qui montait toujours, ce gouvernement misérable au lieu de chercher à se rallier, par des mesures de réparations et d’apaisement, l’élite qui lui échappait, ne trouvait rien de mieux que de se rendre plus méprisable encore. Au lieu de sacrifier les membres gangrenés de l’administration, on les comblait d’honneurs et de sinécures. Les concussionnaires, les malversateurs de la chose publique, si l’on ne voyait pas leurs noms encore sur les vitraux coloriés des églises, ce qui avait le don d’exaspérer Bourassa, étaient anoblis par la cour d’Angleterre et recevaient des terres, des bourses, des lettres patentes en récompense de leurs mauvais services. Enfin, par la pente naturelle des passions humaines, la prise à partie s’étendit à tous les financiers anglais, parmi lesquels on en trouvait certainement d’honnêtes, ne serait-ce que pour confirmer par cette exception la règle générale qui voulait que tous les importés fussent des gibiers de prison et de potence.

Une furie de soupçon sévit et les plus hauts dignitaires de la couronne furent mis en cause et presque tous convaincus de péculat. Le cercle des revendications s’agrandissait sans cesse au point qu’on avait l’impression d’habiter une forêt de Bondy. Il faut voir dans les journaux patriotes avec quelle désinvolture ces tyranneaux dévalisaient. Quand ils voulaient du lard pour leur hiver, ils assaillaient la demeure d’un habitant ou se faisaient donner au bout du fusil leur provision pour la dure saison. Ils ne se gênaient guère non plus pour cueillir les tendrons qui leur plaisaient.

En le disant, ce qu’on appelait le mal de la Baie Saint-Paul se répandit comme une traînée de poudre à canon, corrosive et meurtrière, dans plusieurs campagnes. « Ils n’en mourraient pas tous, mais tous étaient frappés », depuis les enfants à la mamelle, jusqu’aux citoyens les plus graves. Les écoliers, pas plus que les marguilliers, n’en furent pas exempts. Le gouvernement fit une enquête et distribua gratuitement des drogues pour enrayer la marche du fléau.

Ces gens qui ne voulaient pas la révolution étaient bien stupides, elle était la conclusion logique de leurs mesures abusives. Quand nos délégués vinrent en conférence avec les ministres à Londres, ils constatèrent qu’on ne nous avait pas envoyé le dessus du panier. Ce n’était pas des doublures des Pelham, des Rockingham, des Bedford, des Greenville, des Pitt, des Chatham, des Fox, des Sheridan qu’on nous avait envoyées ici, car ces grands libéraux, en même temps qu’ils rendirent des services signalés à leur pays, ont servi la cause de l’humanité. À part Murray, Dorchester, Elgin et quelques autres, quels butors on nous a dépêchés ! Cette lettre de Pierre du Calvet le dit assez.

À sa Très Excellente Majesté Georges III, roi de la Grande-Bretagne,

Sire,

Un roi est pour ses peuples ; et ce sont les cœurs de ses sujets qui forment le tribunal où se décide sans appel le genre d’immortalité qui l’attend. Les nôtres ont depuis longtemps prononcé en faveur de votre Majesté. Elle met sa gloire à être le Père de ses sujets. Elle n’estime dans la royauté que le pouvoir de faire des heureux. La Clémence, l’Humanité, la Justice des Rois, toutes les vertus règnent avec elle sur le trône. La reconnaissance publique se charge de transmettre à la postérité le nom de votre Majesté avec tous les transports de l’admiration et de l’amour.

Un Souverain d’un caractère aussi auguste ne mérite que des sujets qui lui ressemblent. S’il députe des officiers généraux pour le représenter dans ses domaines éloignés, ce ne peut être que dans la confiance et la présomption. Tromper des rois si dignes de la Royauté, ce serait trahir la Royauté même en lui imprimant une tache étrangère qu’elle ne serait pas capable d’imprimer elle-même à sa gloire.

Cette trahison, cette dégradation de la Grandeur Royale a osé se produire à la face de toute une colonie anglaise. Un étranger (car un Anglais député pour représenter le meilleur des princes rougirait d’être tyran) un étranger en est le détestable auteur. L’importante province de Québec a été le théâtre où elle a éclaté avec audace à la terreur de tous ses habitants. Le despotisme dans le cœur et un sceptre à la main, le général Haldimand n’y gouverne pas mais il y gourmande les peuples en esclaves.

À la faveur des oppressions les plus atroces, il n’oublie rien pour affaiblir — que dis-je pour briser sans retour — les liens de sentiments qui attachent les sujets au Souverain ; il compromet par ses vexations inouïes, l’honneur de la nation qui met sa gloire à n’avoir dans son sein que des hommes libres et qui ne se doutait pas en l’adoptant qu’elle s’incorporait un tyran résolu à mettre aux fers une partie de ses sujets ; car telle est aujourd’hui la triste destinée de la Province de Québec : tout y gémit sous un joug de fer, la tyrannie y déploie sans ménagement tout l’appareil de ses fureurs ; les pleurs, les gémissements y règnent de toutes parts ; et si diverses circonstances ne mettaient des entraves à une fuite générale, la Province de Québec serait bientôt déserte. Ce qu’il y a de plus atroce c’est que l’auteur de ces calamités prétend les consacrer en se parant du nom de Votre Majesté qu’il représente et en se couvrant de l’autorité Royale, en vertu de laquelle il prétend agir, c’est-à-dire qu’à ne juger de la personne Royale que d’après ses prétentions, du meilleur des princes en lui-même à Londres le général Haldimand en fait à Québec le plus odieux des Souverains par représentation. L’outrage fait au Monarque et à ses sujets est sanglant. Mais placé au-dessus des lois par sa place, le coupable se joue à Québec de toute justice : il y triomphe de son injustice et y jouit avec impunité de ses fureurs.

Bourrelé par les remords cuisants d’une conscience qui le juge et le condamne, le gouverneur Haldimand n’ignore pas la vengeance éclatante que les lois lui préparent à Londres. Il ne peut leur échapper que par une fuite clandestine et honteuse dans sa patrie, pour y aller étaler le spectacle d’une opulence gagnée dans un service qu’il a déshonoré par sa tyrannie. C’est à l’expiration de son gouvernement, en le rendant à sa condition privée, qu’on l’aura conséquemment rendu justiciable des lois.

Sire, la gloire de la Personne Royale de Votre Majesté, la gloire de toute la Nation, celle enfin de la Constitution d’Angleterre réclament hautement pour le punir, ou lui ou moi ; — et moi, si j’ose ici déférer injustement le représentant de mon Souverain même et celui de toute la nation. Avoir représenté au meilleur des princes le droit et la justice opprimés, est un gage assuré de la voir bientôt satisfaite par les voies dignes de sa Sagesse et de son Équité.

Dans un cas d’une conséquence bien moins importante d’un sujet canadien (M. Cugnet, de Québec, en 1762) qui se plaignait, quoiqu’à tort, des invectives outrageantes d’un gouverneur (le général Murray), votre Majesté fit juger juridiquement l’accusé sans avoir égard à sa qualité de gouverneur. Je ne puis citer à l’imitation de votre Majesté un plus illustre modèle à copier que Votre Majesté même ; — surtout dans une circonstance où toute une colonie alarmée (pour se consoler de ses malheurs dans le but de les voir adoucir et réparer) attend la justice que je sollicite dans le mémoire que j’ai l’honneur de présenter au trône et qui ne contient qu’une légère ébauche de mes persécutions et de celles de tous les Canadiens. Sur le bord de ma fosse, creusée d’avance sous mes pieds par les violences de la tyrannie, mon jugement est l’unique espérance qui me reste pour mourir au moins avec honneur et content.

J’ai l’honneur d’être avec le plus profond respect et le dévouement le plus universel,

PIERRE Du CALVET.


Cette lettre est du Du Calvet compassé, solennel. On le voit, il ne dédaignait pas les précautions oratoires pour bien disposer le souverain en sa faveur, mais sous les fleurs de la rhétorique on sent le volcan huguenot qui gronde sourdement. Ceux qui mettent leur habileté au service d’une bonne cause sont plutôt à louer qu’à blâmer : quand on n’est pas le plus puissant il faut être le plus adroit. Ce magistrat qui avait été l’ami et le protégé de Murray était aussi à l’aise sous l’habit de courtisan que sous la « bougrine » de l’habitant, la capote du soldat et la toge de l’homme de loi. Il avait l’habileté suprême : celle de la bonté et de la tolérance. Il écrivait à ses concitoyens lorsqu’il était en Angleterre : « Je suis protestant, mais tout au moins, dans ma publication, j’ai suivi des principes d’équité bien différents et qui sont de toutes les religions ; lisez les termes honorables sous lesquels je cite la vôtre ; avec quel respect, je fais mention de votre Clergé et de vos Communautés ; avec quelle droiture je rends justice à leurs vertus ; et avec quelle chaleur, enfin, je défends et soutiens leurs droits nationaux et même religieux. » Il serait à souhaiter que la tolérance ne soit pas seulement d’un côté ; nos mœurs y gagneraient en douceur et en modération. Il faut lire ses « Lettres aux Canadiens » pour admirer l’élévation de son caractère et l’ardeur de son patriotisme éclairé. C’est une bizarrerie du destin que cet homme qui revenait d’Angleterre avec la tête de Haldimand, trophée bien lourd pour la chétive embarcation qui le portait, fut englouti par l’océan. Il ne méritait pas d’être confondu dans la mort avec ceux qui s’étaient trop hâtés de passer comme transfuges à l’ennemi. Il représente l’honnêteté et le courage intransigeant : il fallait ce magnifique tombeau à cet homme qui fut hors des proportions ordinaires. Qui nous dit que ce magnifique exemple et ces paroles enflammées n’ont pas eu de profondes répercussions dans la vie de Papineau ?

Si nous avons copieusement cité Du Calvet, ce n’était pas uniquement pour poser en relief une noble et belle figure dont il ne faut pas mettre l’effacement sur le compte du temps, car de plus anciens sont encore vivants à nos yeux, mais sur l’action ténébreuse de certaines gens qui s’emploient depuis toujours à cette œuvre de néant. Nous avons l’intention de faire connaître la filiation des idées de Du Calvet à Papineau. À l’époque où Papineau naquit, Du Calvet rédigeait ses pétitions les plus véhémentes en faveur des Canadiens-français. M. Joseph Papineau, père de notre grand homme, luttait déjà pour nos droits politiques. Il dut connaître Pierre Du Calvet, l’éloquent interprète des revendication populaires, tant à Londres qu’au Canada. Il le suivit par la pensée dans le voyage qu’il paya de sa vie pour obtenir une trêve à la tyrannie. C’est l’esprit imbu de ces principes qu’il donna doublement naissance à son fils, et par l’âme et par le sang. Faut-il croire à l’hérédité morale, ou penser que le jeune Papineau prit connaissance des écrits de Pierre Du Calvet ? Nous constations qu’il y a des traits de ressemblance frappants entre les deux révolutionnaires. L’un par la plume, l’autre par le verbe, réalisent le même idéal. Également hardis, courageux, ils emploient les moyens extrêmes pour mener leur idée jusqu’au bout. Ils ont une honnêteté incorruptible et une conscience aux abords inaccessibles. Ils font preuve d’une largeur de vue extraordinaire pour le temps. Dépouillés des préjugés ordinaires et « nécessaires » selon Faguet, ils font abstraction de leurs sentiments religieux pour servir la cause nationale. Papineau, inspirateur de son siècle, subit l’influence de Pierre Du Calvet. Il était digne de ramasser le flambeau si brusquement tombé des mains du grand huguenot, dans le temps où il jetait sa plus vive lumière et de le brandir pendant un demi-siècle, jusqu’au jour où, vainqueur de l’éteignoir, il reconquerrait l’espace.

Pour comprendre Papineau, l’ampleur de son rêve, sa maturité de jugement, à l’âge où la sève des vingt ans monte à la tête et l’espèce de fatalité à laquelle son génie obéit, il faut connaître Du Calvet. L’un explique l’autre et le complète. On a fait la part trop grande au merveilleux, au surnaturel dans la vie des héros : Papineau a brodé sur une trame dont les fibres étaient celles de la chair humaine. Il n’a pas pris pour bâtir son rêve les flocons épars dans les buissons, les fils de la vierge, les boules de duvet qui volent dans l’espace. Il n’a pas non plus tiré de sa seule substance l’aire qu’il alla percher à la cime des rochers. La matière première lui a été fournie par d’autres obscurs patriotes qui collaborèrent à l’œuvre commune. Pierre Du Calvet et Papineau ne sont si grands que parce qu’ils absorbent dans leur rayon de pauvres petits luminaires qui s’efforçaient d’éclairer la nuit. C’est le privilège des forts d’imposer leur personnalité à leur siècle. Comme les gros poissons s’assimilent la chair des menus fretins, le héros fait converger vers son foyer tous les reflets épars dans l’ambiance de sa personne.

Il faut entendre Du Calvet faire le récit de ses malheurs.

« Le 13 décembre 1780, pour dernière transmigration, M. Du Calvet fut conduit au couvent des Récollets dont l’aile du bâtiment, destinée auparavant aux chaînes et aux fustigations des réfractaires, avait été convertie en prison militaire d’État. La garde en était confiée au premier geôlier, le père Berrey, homme qui sous le froc cachait non seulement le cœur brutal d’un dragon, mais l’âme féroce d’un bourreau. La peinture n’est pas outrée : ses amis et ses partisans reconnaîtront l’original tableau…

Le père Berrey décréta d’abord que M. Du Calvet serait claquemuré dans l’infirmerie, c’est-à-dire dans le cloaque général où les prisonniers périodiquement et quelquefois par bandes venaient dans les jours fréquents de leurs infirmités et de leurs purgations, se décharger de l’amas de leurs ordures. Mais comme ce n’était pas assez de cette infection, on plaça successivement dans l’appartement supérieur à celui de M. Du Calvet deux fous qui depuis les premiers jours d’avril jusqu’à la fin d’août, dans les excès de leur frénésie, ne lui laissaient nuit et jour aucun repos. Ce vacarme assommant et éternel était ce que le père Berrey, dans ses humeurs outrageusement réjouies, appelait le bal, dont le gouverneur par voie de passe-temps, régalait les oreilles du prisonnier. C’est ainsi que cet homme endurci se faisait un jeu barbare des douleurs d’un malheureux. Mais voici le comble de l’abomination : les excréments dont ces furieux inondaient le plancher se dissolvaient en une pluie empoisonnante, qui, par les crevasses découlaient quelquefois à torrents dans la chambre de M. Du Calvet sans que le père Berrey ne voulut jamais condescendre que durant l’espace de plus de deux années révolues, elle fût lavée et écurée une seule fois aux frais mêmes du prisonnier, tant ce personnage jaloux de sa crasse et de ses ordures, avait peur que la propreté vint à régner dans le plus petit retrait de ses cachots. — Appel à la justice de l’État par Pierre Du Calvet, Londres 1774. (Préface écrite probablement par Pierre Roubeau, ex-jésuite, secrétaire et ami de l’auteur.)

Il est évident que le moine écrivain force un peu la note et « fignole » ses descriptions. Les déjections des deux aliénés qui se grossissent en « torrents » pour assaillir dans sa demeure le prisonnier politique, cela semble un peu exagéré. Il est vrai qu’on lit dans la poésie biblique « montagnes, tressaillez comme des béliers ». Mais l’amplification est une figure qu’on ne tolère plus en histoire.

Lettre d’une religieuse de l’Hôtel-Dieu adressée à son cousin, M. de Salaberry, le héros de Chateauguay.

Hôtel-Dieu, Montréal,
29 décembre 1800.

Mon cher cousin,

S’il me reste encore une teinture de mythologie, il me semble que les anciens faisaient du premier de janvier la fête de Janus à deux visages et peut-être que quelques modernes en font-ils encore autant, mais pour moi qui ne rends aucun culte à cette double divinité, et qui n’ai qu’un visage comme je n’ai qu’un cœur, je viens vous renouveler, au commencement de cette année, les sentiments que je vous ai toujours voués, ainsi qu’à ma chère Souris (nom d’amitié que M. de Salaberry donnait à sa femme), que j’embrasse de tout mon simple cœur, aussi fort que si j’en avais deux. Mon estime et ma tendresse pour vous et pour elle sont chez moi un sentiment nécessaire et attaché à mon existence, et le moyen de ne pas estimer ce qui est aimable ! Aussi, ne fais-je aucune effort pour cela. Je me livre tranquillement aux douces impressions que vos vertus font sur mon cœur, et je suis au commencement de ce siècle ce que j’étais à la fin de l’autre. Monsieur le chronologiste, nous commençons le dix-neuvième siècle. Je n’ai pu m’empêcher de rire de la rigueur du sort qui poursuivait nos dernières lettres, mais vous ne savez pas que peu s’en est fallu qu’elles n’aient été à dix-huit lieues avant de venir jusqu’à moi. Vous les aviez mises sous l’adresse de mademoiselle de Saint-Ours, qui était alors chez son frère le chevalier ; heureusement que la grosseur du paquet engagea la sœur Lepallier, qui ne pouvait se résoudre à le mettre à la poste, à le décacheter ; elle s’en sut fort gré, car elle en avait ainsi que moi, et nous les aurions attendues longtemps.

J’ai ri de bon cœur de la proposition que vous me faites d’envoyer ma lettre à Son Altesse Royale ; vraiment, le tour serait joli, et je ne le vous défendrais pas, si vous vouliez me promettre de la refaire, de lui donner une petite tournure à la Salaberry ; je passerais alors pour une femme d’esprit auprès du prince, et sans doute, il y aurait de quoi flatter un amour-propre qui, quoique voilé, n’en est pas moins délicat ; mais si vous les laissiez telles que je les ai écrites à mon cher cousin, je vous prie de les garder sous silence, et pour votre honneur et pour le mien, car vous passeriez pour un homme de mauvais goût et je veux vous conserver votre réputation.

Notre mère vous présente, ainsi qu’à madame de Salaberry, son très humble respect ; elle se flatte que vous voudrez bien recevoir par moi l’expression de ses sentiments de gratitude et d’estime pour les bontés que vous avez pour la maison, dont vous nous avez donné des preuves réitérées et nous vous tenons compte de la volonté que vous avez de nous rendre service, lors même que vous n’en trouveriez pas l’occasion.

Adieu, mon cher Salaberry, ce n’est pas une lettre du jour de l’an, car on dit qu’elles doivent être courtes, mais c’est que les lettres du jour de l’an ne sont pas toujours des lettres de cœur et celles-ci en vient ainsi que les sentiments avec lesquels je suis,

Mon cher cousin,
Votre très humble et obéissante servante,
SŒUR CÉLORON.

(Extrait de la correspondance de M. Charles de Salaberry.)


Cette lettre est exquise. L’éternel féminin, sous la guimpe comme sous le fichu, conserve ses aimables droits à la coquetterie, à la pêche aux compliments. Il n’y perd pas d’être parfumé à l’encens plutôt qu’à l’eau de Cologne.

Fleury Mesplet hélas ! n’a pas su plaire à M. Roy. On sait que cet imprimeur fonda le premier journal de langue française au Canada en 1778, intitulé : La Gazette littéraire de Montréal. Voici ce qu’il dit dans son premier numéro : « Il est peu de provinces qui aient besoin d’encouragement autant que celle que nous habitons. On peut dire, en général, que ses portes ne furent ouvertes qu’au commerce des choses qui tendent à la satisfaction des sens. Vit-on jamais, ou existe-t-il une bibliothèque ou même des débris d’une bibliothèque, qui puisse être regardée non comme un monument d’une science profonde, mais de l’envie et du désir de savoir. Vous conviendrez, Messieurs, que la plus grande partie se sont renfermés dans une sphère bien étroite et ce n’est pas faute de bonne disposition ou de bonne volonté d’acquérir des connaissances, mais "faute d’occasions". »

Dans un pays où les ours viennent boire dans les encriers, un homme se met en frais de lancer un journal, mû par la seule ambition de dégrossir une population ignorante, car il n’y a rien à attendre au point de vue des intérêts financiers d’une population pauvre et qui ne sait pas lire. Il embrasse la cause des Canadiens-français, ainsi que son collaborateur Valentin Joutard. Le journal à peine paru, ils sont tous les deux arrêtés et font de la prison. Leurs noms apparaissent les premiers sur le martyrologue du journalisme canadien, auxquels s’ajouteront ceux de Bédard, de Lemaître, de Barthe, d’Asselin, de Fournier.

Voici des titres à notre reconnaissance, il nous semble. M. Roy se moque des intentions généreuses de Fleury-Mesplet à notre égard : « Comme tous ceux qui créent quelque chose, dit M. Roy, Fleury-Mesplet était convaincu qu’il comblait une lacune ; il se plaisait même à grossir l’importance de son œuvre. » Avoir une bibliothèque, un journal, est un détail infime dans l’existence d’un peuple, pourtant le Christ a dit : « L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de vérité. » S’il faut rendre hommage à celui qui traça la première voie dans les forêts vierges, comment pourrait-on ignorer le nom du pionnier de la parole imprimée, qui fixa dans une matière fragile, mais dont la longévité surpasse encore celle des hommes, les paroles et les actions remarquables des artisans de notre destin. Nous ferons remarquer en passant que l’érudition historique qui n’a pour but que de diminuer et d’amoindrir les bienfaiteurs de notre race n’a pas sa raison d’être. On se demande si le jeu en vaut la chandelle ? Est-ce que la charité chrétienne ne s’étend pas à la réputation de nos morts ? M. L’abbé Roy a-t-il bien fait d’écrire ces lignes : « L’esprit français était malheureusement représenté par des hommes à (?) réputation louche, par ces demi-lettrés, par ces épaves de la morale que le flot de la mer avait déjà jetés sur nos rivages… » Quelles insinuations perfides ! L’historien sort ici de son impassibilité de rigueur pour prendre le ton d’un sectaire et d’un doctrinaire. Si l’on croit bon de rejeter le pan du manteau de la décence sur les hontes de nos poètes nationaux, pourquoi donc n’en pas user de même envers les étrangers, voire envers les Publicains et les Samaritains pour qui le Christ avait des paroles de mansuétude et de pardon ?…

Nous ferons remarquer en passant qu’un manuel d’histoire du Canada, compulsé par les Frères des Écoles chrétiennes, enseigne que le premier journal du Canada s’appelait : Tant pis, tant mieux. La lanterne de ces messieurs est mal éclairée. On a pris pour une gazette le titre d’un article libelleux, paru dans La Gazette de Fleury Mesplet en 1779.

L’abbé Roy, dans nos Origines littéraires, nous parle du Canadien, du Spectateur, de Montréal. Il commet une omission involontaire, nous le croyons, en oubliant La Quotidienne, le journal frondeur de la période révolutionnaire, publié par Lemaître. Il parut alors que l’insurrection battait son plein avec une intermittence de quatre mois pendant lesquels l’imprimeur propriétaire était en prison. Il fut publié plus tard sous le nom de La Canadienne. Le sentiment britisher de M. Camille Roy l’envoûte jusqu’au point de lui faire passer sous silence ce brave petit journal, qui tirait à bout portant sur les habits rouges et les loyalistes. Lui en voudrait-il d’être né à Montréal, rédigé dans une langue légère, de n’être pas bigot, et de n’avoir pas froid aux yeux ? Il s’exprime avec cette franchise rustique qui donne tant de verdeur et d’accent à son honnête langage. C’est cet esprit de vieille roche comme on en trouve non seulement dans Gaspé, mais dans nos campagnes. Cette feuille pratique le culte de Papineau, dont on écrit le nom en gros caractères. On l’appelle Papineau tout court, il est sacré grand homme de son vivant. Quand il a parlé on s’incline sans discuter. Gare à ceux qui osent l’attaquer, Lemaître dirige sur eux son nid de guêpes. L’agresseur, le temps de le dire, est piqué de partout à la fois. Les « On dit », les « parce que » de La Quotidienne sont ce que le journalisme canadien d’alors a produit de plus spirituel. Berthelot plus tard devait amplifier ce genre et le pousser jusqu’à la grosse farce. Ce bouffe de notre littérature procédait de Lemaître, mais le journal qui semble la continuation de La Quotidienne, c’est Le Nationaliste, celui des beaux jours, avant que les Castors vinrent opposer un barrage à la verve de Fournier et d’Asselin.

Voici quelques « on dit » de La Quotidienne, en date de décembre 1837 :

— On dit que le jour de Noël, vers quatre heures du matin, trois vieilles femmes ont été arrêtées à la porte de la ville, au bout du faubourg Québec. Elles venaient pour la messe du point du jour, armées de leurs chapelets et de leurs livres de prières. Elles furent détenues assez longtemps pour perdre la messe, à leur grand regret. Elles persistent à dire qu’elles n’avaient aucune intention de prendre la ville. Nous devons les croire sur parole.

— On dit, on a dit, ou l’on voulait dire, que l’on avait fait une écurie de l’église Saint-Charles. Si ce n’est pas vrai, il faut toujours que ceux qui y sont entrés eurent des pieds de cheval, puisqu’on voit encore les marques de leurs crampons.

— On dit qu’il est dangereux, de faire application pour la Populaire, quand un certain valet du diable, espèce de monstre à face de licorne, se trouve à ce bureau. Un petit garçon qui avait été envoyé par son souscripteur pour chercher ce journal, eut tant peur de ce narval, qu’il n’y voudrait pas retourner quand même on lui donnerait dix piastres. Vous direz que c’est Cher… riez si vous voulez.

— On dit que M. McKenzie est monté sur ses grands chevaux. (M. McKenzie était un des chefs révolutionnaires du Haut-Canada). S’il tombe et que ce soit sur le Bas-Canada, il pourrait écraser beaucoup de monde sous son poids que l’on dit énorme.

— On dit que les gazettes anglaises de ce pays s’abreuvent journellement d’outrages aux Canadiens-français. Cela ressemble fort aux préjugés Nationaux.

— On dit qu’un nommé Anderson a fort bien tiré son épingle du jeu pendant les troubles de ce village. Dans une seule maison, il a emporté quatre lits de plume, des marchandises et des hardes de corps pour une valeur pas moindre d’une centaine de louis, sans compter assez de lard pour son année. Le malheur des uns fait la fortune des autres, surtout de ceux qui ont les doigts croches et la conscience large.

— On dit qu’il s’est fait une assemblée à Burlington, É.-U., en faveur de l’indépendance du Canada. Le président était M. Guy Catlein et les secrétaires MM. William Noble et Henry B. Stacey. Un journal de Burlington, Le Sentinel, du 18 de ce mois, dit que le Palais de Justice était tellement rempli de monde que plusieurs centaines d’individus s’en retournèrent faute de place. L’assemblée se termina par trois Hourras pour Papineau.

— On dit qu’une personne demandait pourquoi on avait placé la prison si loin plutôt que de la mettre en ville. La raison en est bien simple, c’est qu’on voulait mettre la prison hors la ville plutôt que la ville dans la prison.

— On dit que M. J. McNab est mort de la manière suivante : il courait à un incendie et dans son chemin il vint en contact avec la baïonnette d’un milicien de bonne volonté, laquelle lui traversa le corps. Il ne survécut que quelques heures. C’est filer dans l’autre monde enfilé.

— On dit qu’un personnage de quelqu’importance, un loyaliste fieffé, eut l’occasion d’entrer chez un barbier pour se faire raser. L’on dit que généralement les gens de cette profession ont bonne langue, et qu’en vous accommodant ils ont toujours quelqu’histoire à conter. Notre loyal, impatient d’entendre jaser le barbier, entama lui-même la conversation, et tomba, comme de raison sur la politique. Croyant parler à qui l’approuverait, il lui dit entre autres choses : « Si nous avions la chance de prendre ce Papineau, avec quel plaisir je le verrais pendre, écarteler, brûler !… »

— Arrêtez, lui dit le barbier qui, pendant ce discours, le savonnait si rudement et si prodigieusement qu’il lui avait mis du savon jusqu’aux yeux et jusqu’aux oreilles ; arrêtez, je ne puis vous endurer plus longtemps. M. Papineau est ici une vénération, vous êtes un misérable, et je ne veux qu’il soit dit que j’ai fait la barbe à un être de votre trempe. Et sans lui donner le temps de répliquer il le met à la porte tout barbouillé de savon et ne voulut jamais lui permettre de rentrer pour s’essuyer le visage. Force fut à notre barbifié de chercher en cet état et au grand amusement de tous un autre barbier à qui il n’osa parler ni de politique ni de Papineau.

— On dit que ce flagorneur Leblanc, dit Marconnay, dans un excès de flagornerie a flagorné le propriétaire de son écœurant journal au point de l’appeler l’honorable Bleury. Bientôt, il appellera propre et savante la truie à Colin.

— On dit que certains messieurs de Québec se promènent souvent avec des attachés de lord Durham dans des lieux écartés, afin de n’être pas vus de leurs compatriotes : cela voudrait dire qu’ils ont honte d’être vus en si mauvaise compagnie.

— On dit que Lord Durham se plaint de la goutte. S’il souffre autant de la goutte que nous souffrons nous-même pour lui de dégoût, il est vraiment bien à plaindre.

— On dit qu’un professeur voulant éviter au public le désagrément de le voir lamper un verre de vin, comme il le fit il y a une couple d’années, en pleine chaire, au beau milieu d’un sermon, avait eu soin, cette fois, d’avaler sa rasade avant de commencer : La précaution est la mère de la sûreté.

Voici comment Lemaître raconte son arrestation dans La Quotidienne du 31 mai 1838 :

« Le 9 janvier, notre quatorzième numéro avait paru, lorsque sur les sept heures et demie du soir, il plut à des volontaires de venir nous assiéger. C’était un détachement des fameux carabins (carabiniers), et ils étaient environ une quarantaine, tous armés jusqu’aux dents pour prendre un homme qui ne l’était pas. Diable ! ce n’était pas agir en imprudents. Nous étions loin alors de songer à une visite domiciliaire de cette bienveillante espèce. Nous pouvions bien prévoir les sourdes menées de nos ennemis, mais nous ne devions pas en croire le succès si prochain ; nos publications étaient un bon oreiller sur lequel notre conscience s’endormait paisible dans l’avenir. »

« Les carabins n’eurent pas plutôt envahi notre atelier que nous fûmes entouré d’une triple rangée de baïonnettes et de fusils dirigés sur nous et nous en fûmes tellement pressé que le fer nous piquait de toutes parts. Non contents de se porter à cette cruauté, ils l’accompagnèrent de propos les plus insultants. Indigné de tant d’outrages, nous écartâmes les baïonnettes du premier rang et à ce moment elles s’agitèrent prodigieusement ; plusieurs crièrent : " Il résiste, il faut l’attacher ! " Là-dessus, deux individus qui avaient l’air d’agir comme officiers nous mirent sur la poitrine leurs pistolets bandés. Au même instant, un de ces individus nous asséna du canon, ou du manche d’une arme à feu, un si rude coup sur la lèvre inférieure qu’il nous y fit une large plaie. Ce brave put se retirer impunément et aller, à l’instar de tant d’autres, afficher cet acte de courage comme un titre à sa faveur. »

« En ce moment, nous étions en pantoufles et tout couvert de notre sang. On ne nous permit pas même de mettre nos bottes, et c’est dans ce triste état, qu’au cœur de l’hiver, par un froid excessif, nous fûmes conduit sous escorte par cette troupe au corps de garde où nous restâmes vingt-quatre heures privé de tout avant d’être consigné à la geôle. Nous devons à la justice de dire qu’une fois sorti des mains des volontaires, nous fûmes traité par les militaires, sinon avec tous les égards dus à un prisonnier politique, du moins sans grossièreté. »

« Huit ou dix carabins furent laissés dans nos départements pour avoir soin, disait-on, de nos effets. Ils ne se gênaient point de mettre tout à contribution, sans se mettre en peine si tout cela nous serait restitué un jour. Le lendemain, notre presse et tout le matériel de notre imprimerie furent enlevés et transportés dans les voûtes du palais de justice où ils sont encore. »

Et l’on prétend que les Teutons ont le monopole de la cruauté et de la brutalité ! Monsieur Chapais qui soutient que nous étions comme des coqs en pâte au commencement du régime anglais !… Les vainqueurs on le voit, avaient beaucoup de déférence pour les vaincus !… Ses sources d’histoire du Canada ont certainement été expurgées, ou il possède un filtre aux mailles serrées et complaisantes qui sépare adroitement le limon des eaux.

Parmi les contemporains de Papineau il convient de citer Étienne Parent, qui succéda aux Bédard à la rédaction du Canadien.

C’était un esprit pondéré, un révolutionnaire assagi, un temporisateur, qui trouvait que Papineau brûlait ses vaisseaux un peu trop vite. Il voulait, lui aussi, une nouvelle constitution et de nouveaux hommes à la tête du pays, mais les moyens extrêmes lui répugnaient. Il en était pour les « moyens constitutionnels de défense ».

Étienne Parent était un économiste distingué, libre échangiste sans être un extrémiste. M. Rameau, un écrivain français, lui rend ce témoignage flatteur : « Chez cet écrivain la largeur des idées est admirablement soutenue par l’ampleur de la forme ; de tels livres ont été faits pour être appréciés dans tous les pays du monde, et les Canadiens doivent se féliciter d’avoir produit de si vigoureux penseurs ; ces travaux doivent leur être précieux à double titre et comme une œuvre éminente, et comme une œuvre nationale. » Qui connaît ces œuvres dont on a raison d’être fiers ? Comment se fait-il que ces hommes encore si près de nous soient déjà oubliés ?…

Denis Benjamin Viger, dans une carrière bien remplie, a trouvé moyen de rédiger quatre ouvrages qui sont autant de plaidoyers pour la conservation de notre langue, de la foi, des traditions et des lois du pays. Nos hommes d’État contemporains, très forts « en gueule », laissent peu de monuments littéraires à la patrie. Ils se seront évanouis aux vents de leurs discours creux. Le vide de leur carrière apparaît dans l’absence d’aucune politique. Rien ne restera du bruit qu’ils ont fait de leur vivant. Viger, de 1803 à 1831 fait paraître, à part des poésies et des articles dans les journaux : « Considérations sur les effets qu’ont produits au Canada la conservation des établissements du pays, les mœurs et l’éducation de ses habitants et les conséquences qu’entraîne leur décadence par rapport à la Grande Bretagne » ; « Analyse d’un entretien sur la conservation des Établissements du Bas-Canada, des lois et des usages de ses habitants » ; « Considérations relatives à la dernière révolution de la Belgique et de la crise ministérielle ». Quand on a pu persuader à ses adversaires qu’ils avaient tout avantage à être justes, la cause est bien près d’être gagnée. M. Viger a su parler éloquemment au ventre de John Bull, il avait touché le point sensible.

Michel Bibaud a couvert tout près d’un siècle de sa prose. Ce fut un bûcheron des lettres qui ne jeta le manche après la cognée que pour mourir. Sa hache fut ramassée par ses descendants. Il fit paraître en 1830 le premier volume de poésie canadienne. C’étaient des satires imitées de Boileau. On ne savait pas encore plagier.

Il avait eu pour précurseur Joseph Quesnel, un Français dont il ne fut pas digne de dénouer les souliers, et comme rival Joseph Mermet, poète à la verve étincelante. Il y a des pensées et des images dans leurs vers. Bibaud se rend compte de son infériorité, bien qu’il n’ait pas fait de plus mauvais vers que Fréchette et Chapman, ces deux geais qui se sont arraché mutuellement leurs plumes de paon. C’est lui qui alluma le flambeau que brandissent orgueilleusement les Charbonneau, les Desaulniers, les Morin, les De Lahaye, les Lozeau, les Beauregard, les Chopin, les Dugas. Qu’il a dû battre longtemps le briquet avant de faire jaillir l’étincelle créatrice ! Cet auteur est touchant dans son amour de l’art, dans son impuissance d’atteindre au beau qu’il entrevoit, sans pouvoir épouser la forme de son rêve qui se dérobe désespérément à son étreinte.

Voici une des satires de Bibaud.

LA RÉÉLECTION

Il faut récompenser la chambre
Après la dissolution,
Pour y rentrer un ancien membre
Brigue la réélection.

Comme suit faisait son éloge,
Un sien ami qui le soutient,
Dit : « Amis, ce monsieur Laloge
Est bien l’homme qui nous convient ;
De la chambre sur l’un des sièges
Depuis si longtemps il maintient
Et vos droits et vos privilèges,
Qu’il s’est pour votre bien usé. »
Soudain de la tourbe électrice,
Un voteur matois et rusé
Crie : « Ah ! s’il est hors de service
Vos éloges sont superflus :
Pour la chambre législatrice,
De monsieur nous ne voulons plus… »

MICHEL BIBAUD.

M. Camille Roy ne mentionne pas le nom de Du Calvet parmi les pères de la littérature canadienne. Pourquoi ? Mais par contre, il nous parle assez longuement du poète Quesnel et de ses poèmes.

Bien que Français, on le considère à bon droit comme un des pionniers de notre littérature. Il faisait autorité dans le temps et chacune de ses poésies était accueillie avec enthousiasme. Ce n’est pas un poète de première grandeur, mais il rime avec esprit et facilité. Son poème sur la chute du Niagara est d’une belle ampleur qui atteint jusqu’au sublime pour s’y maintenir assez longtemps. Colas et Colinette ou le bailli dupé, comédie en trois actes et en prose mêlée d’ariettes écrite en 1790 fut représentée en 1808 à Montréal dans un « Théâtre de société » et imprimée chez John Neilson, No 3 rue Lamontagne. On signale cet événement.

Voici la dernière ariette de sa comédie musicale de Colas et Colinette, intitulée « Vaudeville », par Quesnel, parue à Montréal :

LE BAILLI.
Ruse, détours, tout devient inutile,

On ne saurait frauder l’amour,
À mon ardeur Colinette indocile,
En est une preuve en ce jour ;
À mes dépens je viens d’apprendre
Qu’en amour un jeune tendron,
Peut toujours duper un barbon,
Et tel est pris qui croyait prendre.

COLINETTE.
Qu’un vieux galant parle de son martyre,

Qu’il se plaigne de nos rigueurs,
Sans se fâcher le meilleur est d’en rire,
Et se moquer de ses sottes langueurs ;
Mais lorsqu’il cherche à nous surprendre,
On lui fait voir que sans éclat
La souris peut duper le chat,
Et tel est pris qui croyait prendre.

COLAS.
Quand on est franc, honnête et sans malice,

Si l’on n’est pas un peu futé
Vient un méchant qui par son artifice
Surprend bientôt notre bonté ;
Mais quand « étila » qui veut surprendre
À son piège est pris comme un sot,
On rit de bon cœur, mais on n’dit mot,
Car tel est pris qui croyait prendre.

LÉPINE.
Si notre pièce a pu vous satisfaire,

Messieurs j’vous prions d’applaudir,
De nos efforts c’est l’unique salaire,
Et pour nous le plus grand plaisir ;
À v’zamuser j’avons osé prétendre
Mais si j’avons pas réussi,
J’peux bien dire à mon tour aussi,
Que tel est pris qui croyait prendre.

Nous citons une poésie de M. Mermet dont la bienfaisante influence se fait sentir dans les poésies du commencement du siècle. Il fut le Valdombre de son temps et ses railleries à l’adresse de nos rimailleurs eurent un bon effet sur la muse mal peignée et qui avait vraiment trop de terre noire entre les orteils :

LE SICILIEN EN CANADA
Kingston, 1814.

Un soldat que de la Sicile
En Canada, la guerre a transporté
Criait hier pour distiller sa bile :
— Ah ! quel pays, quand reviendra l’été ?
Où sont nos joyeuses vendanges ?
Où sont nos nos fertiles moissons ?
Où sont nos figues, nos oranges,
Nos grenades et nos citrons ?
Dans ce climat, rien ne nous vivifie :
J’y vois languir les bons humains :
Ah ! si je n’y perds pas la vie,
J’y perdrai, contre mon envie,
Les oreilles, le nez et les pieds et les mains.
Après la pluie, après la boue,
On voit blanchir tous les chemins,
Viennent bientôt les carrosses sans roues
Et certains fers qu’on surnomme patins.
On marche alors sur l’onde, ô merveille ! ô prestige !
On la traverse sans danger :
Mais moi qui tremble à l’aspect d’un prodige
J’y marche à petits pas du pied le plus léger,
Et… pouf !… je glisse et je fais la culbute…
Loin de m’aider ou d’être mon soutien,
Chacun se moque de ma chute :
Ah ! quel pays pour un vrai Sicilien
Quel sol affreux et quels tristes rivages !
Des bois partout ; des bois épais ;
Et dans ces bois, hommes cruels et sauvages,

Ours Allemands, loups-garous Écossais,
Et quel langage ! Au mot le plus honnête,
On répond par god dam suivi d’un dur you.
Si je m’en fâche, on me taxe de bête,
Et si j’en ris, on me traite de fou.
Avant de voir ces provinces stériles,
J’ai vu Montréal et Québec :
Mais, ô douleur ! ô désirs inutiles !
De tels morceaux ne sont pas pour mon bec.
Là quand on jure, on se damne soi-même
Et dans damner, sans maudire autrui,
Sans ajouter l’insolence au blasphème.
Des étrangers on est au moins l’appui.
Me voilà donc à tous les maux en proie :
Oui, mon pays seul est charmant,
Quand on le sent trembler, c’est qu’il tremble de joie,
C’est qu’il est fertile en riant.
Voyez ici ces femmes et ces filles
Qui dans leurs jolis bras portent des loups vivants ;
Malgré leurs figures gentilles,
Sur leur tête, je vois des renards menaçants :
Hélas ! on m’habille comme elles,
Et pour me mettre à leur façon
Je suis, grâce aux modes nouvelles,
Chat par la tête et par les mains ourson.
Et peut-on voir des manières plus sottes :
On met ici le feu en des coffres de fer,
Sur lesquels j’ai brûlé mes gants et mes culottes.
Enfin voilà ce qu’on appelle hiver.
Oui, dans sa sagesse profonde,
Ma bonne mère avait raison
De dire que bientôt j’irais dans l’autre monde,
Pour n’avoir pas suivi sa prudente leçon.

M. Mermet écrivait ce qui suit à M. Charles Pasteur, imprimeur au Spectateur à Montréal, en 1813 :

« Donnez à mes couplets le titre que le sentiment le plus vif envers vos concitoyens vous fera adopter : Enthousiasme des Canadiens — Générosité Canadienne — Salut aux Canadiens — Gloire, honneur aux Canadiens — Tous ces titres leur conviennent, mais si vous en trouvez un plus convenable, plus expressif, plus flatteur, plus digne en un mot des hommes vraiment hommes que j’ose estimer moi-même, placez-le à la tête de ces couplets ; c’est souvent le titre qui fait le prix de l’ouvrage. J’aurais voulu peindre plus énergiquement le dernier rassemblement des Canadiens : il est au-dessus de tout éloge. Eussé-je pu m’y trouver, je l’aurais mieux peint. »

M. L. G. Barthe, journaliste, auteur de mémoires intéressants, fut un des thuriféraires de Papineau. Les Anglais, tout rosses qu’ils fussent, n’enfourchaient pas Pégase, mais prenaient ombrage de la production littéraire des Canadiens-français. Ils firent arrêter l’écrivain pour avoir composé une ode en faveur du chef révolutionnaire. Il eut tout le temps pendant qu’il languissait sur la paille humide de la « ouache », comme on appelait alors la prison, de mesurer les alexandrins et de compter sur ses doigts les pieds de ses vers, car on tardait à lui faire un procès. On ne savait trop comment s’y prendre. La loi n’avait pas prévu ce délit. Le lyrisme n’était passible ni de prison ni d’amende. On ne pouvait pas, tout tyran qu’on fût, pendre un homme par le cou jusqu’à ce que mort s’ensuive parce qu’il a commis une chanson en dix couplets. Il n’y avait aucun précédent dans ce cas exceptionnel. Le mettre au pilori pour cette offense, personne n’a encore craché sur les poètes. On les laisse crever de faim ou tirer le diable par la queue mais on n’insulte pas à leur malheur. Aussi il advint que Barthe se trouva sur la chaussée sans savoir comment cela s’était fait. Des portes roulèrent mystérieusement sur leurs gonds. Des mains invisibles le prirent par les épaules et le poussèrent en dehors de la geôle. Il était arrivé escorté par la garde et il s’en retournait sans tambour ni trompette. Voici le poème incriminable :

À L.-J. PAPINEAU
Hélas ! déchu de ton sublime espoir,

Ma muse te suivra sur la terre étrangère,
Où l’ombre te grandit comme l’astre du soir !
Elle honore ton nom, car mon cœur le vénère,
Ta grande âme s’épure au creuset du malheur.
Ô fils aîné de ma patrie,
Ô toi de ton pays et l’orgueil et l’espoir,
Évoque ton passé comme un vivant miroir !
Un monument s’élève à ton génie
Ce monument est immortel :
L’amour te l’érigeait dans l’âme de tes frères.
Comme on bâtit un saint autel,
Pour transmettre à nos fils le culte de leurs pères !
Qu’importe que mes pleurs suivent ton souvenir
Quand le malheur dévore un si grand avenir ?
Ta chute, ton exil rend ma lyre muette,
Mais c’est à te chanter que grandit un poète !
Sacré martyr de liberté !
Gémiras-tu longtemps dans ta captivité ?
As-tu vu périr ta mémoire ?
Au livre du destin ton nom a-t-il pâli ?
Ne trouverait-il plus une page de gloire
Ce nom que tu gravas au cœur d’un ennemi ?
Tu vieillis de jours d’infortune
Pour rajeunir à la postérité :
Ton astre a son déclin. Le soleil et la lune
S’effacent dans la nue au temps d’obscurité :
Mais leur splendeur plus pure
Rayonne en la nature,
Quand ils viennent tout radieux,
Reprendre leur beau cours dans la voûte des cieux.
Tel sur le Canada, comme une étoile heureuse,
Renaît en souriant la nuit voluptueuse,
Tu reviendras un jour, brillant de ton éclat,

Régner dans la tribune et gouverner l’état !
Ô Papineau, j’ai chéri ta mémoire
Et je ne mourrai pas sans chanter ta victoire.
Ton front n’a pas courbé sous les sceptres des rois.
À ce front plébéien, nivelant la couronne,
Ton cœur n’adore pas le prostitué d’un trône,
Ni ses serviles lois.
Les cœurs de tout un peuple ont frémi d’être esclaves
Et palpitent de liberté :
À la voix de Nelson, la cohorte de braves,
Sous l’immortel drapeau marchant avec fierté,
Sut mêler son sang pur à du sang mercenaire
Dont a rougi nos fers la marâtre Angleterre !
Et toi, brave Chénier, magnanime héros,
Dont la cendre sacrée évoque nos sanglots,
Ton vengeur sortira du sol d’où tu reposes.
Sur le tertre où tu dors, il est des lauriers roses,
Qui devraient couronner ton front.
Dans la foule des morts le trépas te confond.
Mais ces mots à jamais se liront sur ta tombe :
Un martyr gît ici pour qu’une larme y tombe !

Mais celui qui partage avec Papineau les honneurs de son siècle c’est l’historien Garneau. Nous n’avons pas à faire éloge de son histoire du Canada. L’œuvre a été appréciée à sa juste valeur par la critique mondiale. C’est encore la meilleure autorité que l’on puisse invoquer, celle qui nous fait assister à la naissance de l’âme canadienne. Si elle ne peut prétendre à une jeunesse éternelle, elle conserve du moins des chances de durer indéfiniment, s’étant assimilée à notre vie nationale, dont elle est la plus haute expression. L’analyse d’un chef-d’œuvre c’est l’analyse de l’émotion et de l’orgueil qu’il nous inspire. À ce titre, on peut lui donner la première place dans notre littérature. Mais s’il en coûte toujours de mettre un livre au monde, il en coûte encore plus dans ce pays de lui conserver la vie, surtout s’il est rablé et s’il pousse des cris perçants, s’il éveille la torpeur des gens. Il y a toujours, cachée dans l’ombre, des mains parcheminées qui s’apprêtent à lui rejeter dessus le drap mortuaire.

M. Garneau, devant la menace d’interdiction qui pesait sur son livre et pour des raisons sentimentales, dut mutiler sa première édition. Il souffrit beaucoup de rabattre l’éteignoir sur certaines vérités dont l’éclat blessait les yeux chassieux faits pour l’obscurité. C’est après une discussion violente avec un de ces faiseurs d’ombre, que l’appareil qui tenait fermée une plaie suppurante, sur la jambe du malade, en se déplaçant provoqua une hémorragie mortelle.

M. Hector Garneau réédita le texte intégral de son grand-père avec des documents inédits. Cet acte de piété filiale est en même temps une œuvre de courage.

M. Lareau dans sa belle histoire de la littérature est le seul à nous parler de deux écrivains d’une grande valeur, représentants les plus autorisés de l’école libérale après la mort de Papineau, excommuniés de nos lettres par l’école ultramontaine, MM. Gonzalve Doutre et L. A. Dessaulles, polémistes et publicistes ardents et vigoureux. Le premier a écrit « L’Histoire du Droit canadien », « Le Principe des nationalités », « Le procès Ruel-Boulet », analyses médico-légales, œuvres d’érudition, qui ont servi de base à l’étude du droit. Il a fait paraître le premier roman canadien, « Les Fiancés de 1812 », d’une facture inégale, mais qui montre la doublure sentimentale du juriste.

M. Dessaulles, devenu conseiller législatif par la suite, fut l’héritier direct des idées de Papineau. Après la révolution, il lança un pamphlet, intitulé « Blanc et Noir », pour défendre son maître contre les calomnies de Nelson et de la gent bureaucrate qui se cachait derrière le généralissime de l’armée des patriotes. Collaborateur à L’Avenir et directeur du Pays, l’idée libérale opéra par sa plume comme par l’éloquence de Papineau. On lui doit encore : « La Guerre américaine et ses vraies causes », « Six lectures sur l’annexion aux États-Unis », plusieurs pamphlets écrits dans le style emphatique et déclamatoire de l’époque, où la pensée n’était ni gênée, ni engoncée, et les mouvements du cœur libres de toute contrainte.

Qui donc aujourd’hui a le verbe éblouissant des Aubin, rédacteur du « Fantasque », des Fabre, des Buies, des Lusignan, des Marchand, des Chauveau ? Ils n’ont pas même eu, pour la plupart, l’honneur d’une citation dans nos manuels scolaires faits sur commande, des « ready made », où les hommes sont remplacés par des mannequins habillés comme tout le monde. Cet exclusivisme de nos pédagogues fait preuve d’une mesquinerie, d’une étroitesse de vues, d’un fanatisme, sans égal dans aucun pays. Le catéchiste Mgr  Drioux ne ferait pas abstraction de Rabelais, de Montaigne, de Descartes, de Voltaire, de Hugo, de Michelet, en écrivant une histoire de la littérature française. Ainsi émondée de ses branches les plus vigoureuses, l’arbre peut bien paraître anémié, atteint dans sa racine par quelque mal incurable. Catholiques ou protestants, hérétiques, athées ou ultramontains, les penseurs qui ont reconquis le Canada sont nos bienfaiteurs. Qu’ils aient fixé notre langue dans la constitution avec des clous d’or ou de fer, peu importe. Grâce à eux, nous avons conservé notre idiome maternel et avec lui l’espoir de notre régénération.

Avant de clore cette étude sur la littérature canadienne, au temps de Papineau, nous demanderons à Valdombre, notre fougueux et étincelant critique, d’être pitoyable pour ces auteurs qui ont écrit sans souci de la gloire, sans prendre la peine souvent de signer leurs œuvres. Nous le prierons de feuilleter ces vieux bouquins où se dégage autre chose que de la poussière et une odeur de vétusté, triste tâche peut-être pour un scaphandrier amateur de perles fines, mais tâche nécessaire afin de rendre justice aux pionniers de notre littérature. Pour qui recherche l’écriture artiste et l’orfèvrerie verbale, c’est un devoir plutôt qu’un plaisir de fouiller ces paperasses jaunies. Mais le style est autre chose qu’une marqueterie de mots colorés. Il vaut surtout comme reflet de la vérité. Il n’y a pas d’œuvre qui a traversé les siècles sans y prendre de rides. Ceux qui n’ont pas d’idées voudraient bien vous persuader qu’elles enchevêtrent le style ou le rendent opaque et lourd :

Que nous sert cette queue, il faut qu’on se la coupe.
Si l’on me croit, chacun s’y résoudra.

Mais dans ce temps, ces simples n’écrivaient que pour dire quelque chose. Peut-on croire qu’ils aient perdu leur temps à noircir des ballots de papier, s’ils avaient un but à faire des phrases ? Ils ont inscrit dans le vif de leur chair pensante un évangile de libération dont nous avons lieu d’être fiers. La forme qui enveloppait leurs beaux sentiments était déjà désuète. Mais il faut demander autre chose à ces novateurs politiques que de fignoler des phrases et de polir comme les ongles de nos élégantes les angles de leurs périodes. Pour Valdombre, notre littérature est inexistante. Il croit comme tout le monde que les bibliothèques, où l’on conserve ces livres, sont des nécropoles et que les fruits qu’on y cueille s’écrasent sous les doigts : telles les fleurs des ruines de Pompéi. Qu’il se détrompe, la période de stagnation est justement celle que nos manuels scolaires nous donnent comme l’âge d’or de notre littérature.

Les Viger, les Bédard, les Morin, les Parent, les Barthe on écrit des pages savoureuses. Sans doute ils étaient à l’étroit dans leur vocabulaire. Mais quelle poitrine ! Quel souffle !… Après des siècles, vous êtes empoignés par l’ardeur de ces auteurs frustes. Il faut comprendre qu’ils écrivaient à une époque où l’on n’avait ni la connaissance ni le goût du beau. Période de transformation, par où passent les littératures comme les mondes. Les forces se bousculent avant de s’harmoniser. Des ébauches se forment, s’élaborent dans des convulsions douloureuses qui tiennent de la mort ou de l’enfantement. Est-ce le chaos ou la fin du monde ? Cette exubérance de vie qui se traduit par des montagnes d’écriture n’est pas un signe avant-coureur de la dissolution. Cent journalistes et publicistes parlent tous à la fois. Ils sont possédés de l’esprit qui emportait sur ses ailes les prophètes et les évangélistes. Ils écrivent sous la hantise de l’échafaud ou de la prison. La vie d’un peuple s’affirme par la littérature, comme la foi, par les œuvres. Quel prodige que d’avoir pu se hausser au-dessus de difficultés sans nombre et qui auraient découragé de moins décidés à se survivre. Il fallait bombarder le gouvernement de pamphlets, de livres tendancieux, mettre à ses trousses une presse agressive, les crocs en avant pour faire croire à ces êtres de proie qui nous tenaient dans leurs serres que nous étions une force intelligente capable d’avoir raison de la force brutale. Cette tactique réussit. Plus qu’une levée de boucliers, cette levée de plumes effraya les Anglais. On n’écrase pas un peuple qui, le temps de le dire, lance en fait de projectiles des satires, des diatribes, à cent mille exemplaires des quatre coins du pays à la fois.

Cet esprit primesautier de nos écrivains, ce fut notre Durandal. Nos journalistes guerriers avaient des arsenaux de facéties, de calembours, de scies, de saynettes divertissantes. Ils conviaient le public à voir mystifier les tyrans. C’était un rebondissement de saillies spirituelles, un ricochet de bons mots, un chassé-croisé d’éclats de rire qui faisait rager l’Anglais. Leur procédé habituel était d’accabler leurs adversaires de louanges extravagantes, de leur lancer à la figure des bordées de flatteries hyperboliques, de leur prêter des propos où ils étalaient la bonne opinion qu’ils avaient d’eux-mêmes. Ils illustraient ainsi leur outrecuidance et faisaient faire la roue à leur sottes prétentions. Ces farces provoquaient le fou rire chez les conjurés et les mystificateurs, mais passaient par-dessus la tête des Anglais. Les vieux fusils de 37 parfois ratèrent leurs coups, mais cette gaîté, un signe de race en même temps qu’une arme de combat, ne manqua pas ses effets…

Comment s’expliquer ensuite cet arrêt subit de notre littérature quand elle semblait au commencement du siècle pleine de promesses et débordante de sève ? Ne faut-il pas compter parmi les méfaits de la confédération cet état de langueur et de prostration qui a succédé à une époque si brillante en œuvres de toutes sortes ? Il semble que l’anticipation d’une fin prématurée leur ait fait perdre jusqu’à la volonté de réagir ; notre littérature a été atteinte aux sources mêmes de son inspiration. Ils n’entendaient que la fatidique clameur, qui prédisait l’anéantissement de la patrie canadienne, retentir à leurs oreilles. Ils ressemblaient à ces hommes du Moyen-Âge dont l’âme était vendue au diable ; ils savaient que chaque jour les rapprochait de l’échéance et ils ne faisaient rien pour conjurer la damnation irrévocable…

Laissons nos détracteurs crier à l’impuissance congénitale de notre race, quand notre infériorité n’est qu’accidentelle. Si on prend prétexte du mélange des races pour nous amoindrir, pour expliquer notre paresse littéraire, notre manque de méthodes, la médiocrité de notre inspiration, rappelons-nous que la thèse de Gobineau sur la pureté des races a reçu son coup de grâce par la défaite physique, intellectuelle et morale des Allemands à la dernière guerre. Il n’y a ni tare ni péché originels, mais seulement des circonstances malheureuses, des hasards contraires, un jeu de forces aveugles ou conscientes dont on ne voit que les effets sans en comprendre les causes. Pris entre deux tyrannies, celle du corps et celle de l’esprit, tout ce que nos pères purent faire fut de sauver leur vie. À ceux qui nous reprochent notre Saint-Jean-Baptisme, notre indigénisme, montrons la plaie de notre côté, celles de nos mains et de nos pieds, par où le plus pur de notre sang a coulé. S’ils ne sont pas de parti pris, ils comprendront que cette déperdition de sève vitale a causé l’anémie de notre corps social et que le mal n’est pas sans espoir.