Papineau, son influence sur la pensée canadienne/Chapitre III


CHAPITRE III

LE CLERGÉ CATHOLIQUE ET LE MOUVEMENT RÉVOLUTIONNAIRE.


Le clergé eut-il en 37-38 cette attitude expectative qu’on lui a prêtée ? Il faut remonter plus haut pour comprendre son attitude.

On a reproché à Mgr  Plessis son discours à l’occasion de la victoire remportée sur la flotte française par les forces navales de Sa Majesté britannique dans la Méditerranée, du premier et deux août 1798.

Mais cette explosion de zèle pour l’Angleterre lui fut dictée par un sentiment impérieux : celui de la conservation.

Il faut remarquer qu’alors, pour la première fois depuis la conquête, l’évêque catholique de Québec pouvait imprimer en tête de ce sermon : « Mgr  L’illustrissime et révérendissime évêque de Québec, » ce que les autorités anglaises n’avaient jamais voulu tolérer auparavant.

Jusqu’à cette époque, on entendait bien mentionner le nom de l’évêque de Québec, mais jamais ce dernier n’avait osé en prendre le titre.

« Qui sait si, sans ce mandement qui lui ouvrit les portes partout en Angleterre, Mgr  Plessis eut pu triompher de toutes les influences exploitées contre l’Église pendant les premières années de ce siècle, » dit judicieusement le bibliophile Philias Gagnon.

Il s’en suivit une polémique entre le lieutenant-gouverneur Milnes, lord Hobart, l’évêque anglican de Québec, le procureur-général Sewell et Mgr  Plessis.

Nous ne pouvons parler de la révolution de 37 et des hommes remarquables de ce temps sans rendre un juste tribut d’hommages à ce prélat éminent et dont M. David nous a fait un portrait touchant :

« Il fut aussi bon canadien-français que bon évêque. Les concessions religieuses qu’on lui fit afin de lui arracher des concessions politiques le trouvèrent ferme et inébranlable sous le drapeau des Bédard et des Papineau », conclut l’historien de la révolution de 37. Nous savons que Mgr  Plessis écrivit au chef révolutionnaire une lettre dans laquelle il le félicite de son attitude courageuse et de son dévouement à la cause publique. Il ne faut pas laisser subsister la légende que le clergé soit resté passif dans les événements où se décidait notre avenir national. L’évêque de Québec a épuisé toutes les ressources de sa diplomatie, sans obtenir pour son Église les prérogatives qu’il réclamait. Les moyens de conciliation ayant échoué il ne restait plus que la contrainte pour amener les maîtres du pays à bonne composition. Mgr  Plessis eut raison de faire cause commune avec Papineau. Nous citerons des documents officiels pour montrer quelle triste situation était faite à l’Église en ces jours difficiles. Le primat de l’Église d’Angleterre écrivit au lieutenant-gouverneur Milnes pour se plaindre de Mgr  Plessis, après la publication de sa brochure où il donnait à l’évêque le titre de sérénissime et de révérendissime. Le prédicant en mangeant le miel avait été sensible à la piqûre de la guêpe :

« Sa Majesté a semblé avoir l’intention d’accorder à ses sujets de l’Église romaine une tolérance du libre exercice de leur religion, mais sans les pouvoirs et privilèges comme Église établie, car c’est une préférence que Sa Majesté a jugé n’appartenir qu’à l’Église d’Angleterre seule. » Se réservant sa juste suprématie, il a plu à Sa Majesté de « défendre sous peines très rigoureuses tout recours à une correspondance avec un pouvoir ecclésiastique étranger de telle nature ou sorte que ce soit ; de prohiber l’exercice d’un pouvoir épiscopal ou vicarial dans la province par une personne professant la religion de Rome n’en exceptant que ceux qui sont essentiellement et indispensablement nécessaires au libre exercice de la religion romaine, etc., d’ordonner que nulle personne ne reçoive les ordres sacrés ou n’aura charge d’avis sans un permis du gouvernement… Si je suis bien informé, il dispose absolument de tout le patronage de son nouveau diocèse, et depuis l’installation de prêtres immigrants français dans cette province, il a décidé de s’arroger pour lui-même dans les documents publics le titre d’évêque de Québec, mais aussi y ajouter le magnifique qualificatif de « monseigneur », de « Sa Grandeur », « le révérendissime », « l’illustrissime ». »

Si l’apparition d’une simple brochurette, avec les titres de l’évêque de Québec avait causé une si forte émotion à ce prédicant, faut-il en conclure que l’Église en ce moment en menait bien large ? Elle ne s’est maintenue que par des prodiges de diplomatie et des manifestations de dévouement qui lui valurent cet éloge du Lieutenant-Gouverneur Milnes : « Le caractère élevé de l’évêque (Mgr  Plessis) et l’appui qu’il n’a cessé de donner au gouvernement exécutif de la province donneront une importance considérable à tout ce qu’il pourra suggérer pour la meilleure gouverne et l’établissement des affaires ecclésiastiques dans ce diocèse. » Et dans une autre lettre : « Je me crois en justice pour M. Denaut de déclarer à Votre Seigneurie que je l’ai toujours trouvé franc et loyal dans les diverses conversations que nous avons eues à ce sujet, et je crois qu’il n’y a pas d’homme plus attaché que lui au gouvernement. »

Quoique les Anglais tinssent certains membres du clergé en haute estime, ils se montraient réticents dans l’octroi des privilèges.

Dalhousie écrivait à W. Horton en 1825 après le décès de Mgr  Plessis : « Les questions que fait surgir la mort de l’évêque catholique romain devront se régler en rapport avec son successeur. S’il accepte les lettres patentes, l’indemnité annuelle de 1 000 livres et le palais épiscopal durant qu’il occupera son poste, tout cela s’en suivrait ; s’il refuse, tous les avantages devront être refusés. S’il les accepte la suprématie du roi est reconnue. » Il discute le droit de nomination aux curés. Il se demande aussi si la couronne n’a pas droit de propriété dans les biens communément appelés « biens du séminaire de Montréal ». Il regrette que ces questions soient demeurées si longtemps sans être réglées et qu’on ait semblé tolérer une espèce de possession, qui, vu sa longue durée peut être difficile à déranger, quoique les Sulpiciens n’aient pas de titres valides sur les biens du séminaire. Dalhousie demande à Bathurst de ne pas donner au nouvel évêque siège au conseil. Il n’a pas de doute sur la loyauté de feu l’évêque ou sur celle de ses successeurs, mais Mgr  Plessis était depuis un an le chef actif et le défenseur du parti qui sous Papineau a tant troublé l’harmonie et la législation et fait tant de mal.

Son successeur peut ne pas jouer un rôle semblable, mais l’influence de l’évêque catholique romain est si grande qu’elle annihile la liberté de parole et de conduite essentielles dans la constitution du parlement. (Archives du Canada 1897.)

Dalhousie, en décembre 1827, envoie un rapport détaillé des causes qui ont amené la brusque dissolution de la législature : « La conduite violente de l’assemblée était, croit-il, délibérément résolue, un bateau ayant été nolisé pour porter à Québec la masse du parti de Papineau. » Il regrette que le clergé paroissial romain ait joint son influence au parti populaire dont le principal acteur est le vicaire apostolique, M. Lartigue.

Il est établi que, non seulement le clergé adhéra au parti de Papineau, mais qu’il en fut l’âme dirigeante. Il employa son influence à propager les idées révolutionnaires, ce dont la postérité devra lui être reconnaissante. D’où vient que les organes du parti nationaliste se montrent si hostiles à Papineau qui épousa les griefs de l’Église et unifia sa cause avec la sienne ?

Si Papineau n’avait pas compté sur ces puissants alliés, qui sait s’il se serait lancé aussi imprudemment dans cette aventure ?

S’il n’avait pas eu ce saint personnage dans sa barque, il est peu probable qu’il l’eut lancée au large.

Malheureusement, le saint prélat descendit dans la tombe avant la consommation du grand acte de justice qui devait donner à son Église plus qu’il n’avait espéré.

C’est de Papineau que l’Église devait tenir ces libertés qui lui sont si chères, puisque avant la révolution les évêques étaient les vassaux du roi d’Angleterre.

Rien n’illustre mieux le caractère de Mgr  Plessis en même temps qu’elle peint la figure du procureur général Sewell que la conversation qui eut lieu entre l’évêque de Québec et l’officier du gouvernement, relatée par ce dernier dans un rapport adressé à sir Robert Milnes. C’est le politicien rompu aux roueries de son métier qui joue ici le rôle de Cauchon le tortionnaire. Il est digne, compassé et manie flegmatiquement l’ironie.

Ses raisonnements sont froids et directs comme un glaive et l’on s’étonne que Mgr  Plessis, un simple fils de forgeron, par la seule force d’une conscience honnête et d’une intelligence subtile, ait pu échapper au double tranchant d’une argumentation serrée.

Mgr  Plessis. — J’ai récemment parlé au gouverneur de l’état actuel de notre Église et il m’a renvoyé à vous à ce sujet.

Le procureur général. — Le gouvernement m’a permis de vous exprimer mes propres sentiments sur cette question : vous pouvez me demander ce que je pense et je vous répondrai franchement. Mais avant de formuler ce que j’ai à vous dire, permettez-moi d’observer que la question est de la dernière importance pour votre Église, comme elle est importante, je l’admets aussi pour le gouvernement. Il est de première nécessité pour vous d’avoir les moyens de protéger votre église, qu’il a reconnue par l’Acte de Québec et de l’avoir en même temps sous son contrôle. Laissez-moi aussi remarquer qu’ayant le libre exercice de la religion romaine il devrait aussi reconnaître ses ministres, mais non pas toutefois aux dépens des droits du roi ou de l’église épiscopale. Vous ne pouvez jamais espérer et jamais obtenir quoi que ce soit qui ne soit conforme aux droits de la couronne, et le gouvernement ne peut jamais vous accorder ce qu’il refuse à l’Église d’Angleterre.

Mgr  Plessis. — Votre position peut être juste. Le gouverneur est d’avis que les évêques agissent sous l’empire de la commission du roi, et je n’y vois pas d’objection.

Le procureur. — Voici le principe sur lequel je me base. Je n’interviendrai pas dans vos affaires spirituelles ; mais dans toutes les affaires temporelles ou mixtes, je vous soumettrai à l’autorité du roi. Il y a, je crois, des difficultés des deux côtés ; d’une part, la couronne ne consentira jamais à ce que vous vous émancipiez de son pouvoir et elle ne vous donnera jamais plus que les droits de l’Église d’Angleterre, qui a gouverné avec la constitution et dont le pouvoir, tout restreint qu’il soit, est très utile aux intérêts généraux de l’État ; de l’autre, votre évêque aura de la répugnance à abandonner ce qu’il croit être son droit. Je veux particulièrement parler de la nomination des curés. Il devra cependant le faire, car nul pouvoir de ce genre n’a été conféré aux évêques d’Angleterre, et si on le permettait, ce serait très dangereux.

Mgr  Plessis. — Vous avez dit : ce qu’il croit être son droit ; pourquoi ?

Le procureur général. — Le statut de la première année du régime d’Élizabeth, chapitre 1, adopté pour les possessions que la couronne avait alors ou qu’elle pouvait acquérir dans la suite explique ce que je veux dire.

Mais je ne cacherai pas ma pensée, la voici : l’évêque n’a pas de pouvoir, et je serai heureux de vous exposer les raison qui motivent cette manière de voir, s’il résulte quelque chose de cette conversation.

Mgr  Plessis. — Je connais le Statut Élisabeth, mais j’avoue que je ne savais pas qu’on l’étendait aux possessions que la couronne pouvait acquérir dans la suite.

Le procureur général. — Il s’y applique assurément. Il fut adopté au moment où l’Angleterre avait toute raison d’être mécontente de la religion catholique romaine. Immédiatement après la mort de Marie, la loi émancipait tous les sujets anglais du pouvoir du pape en tout temps et lieu.

Mgr  Plessis. — Si Marie avait suivi le conseil du cardinal Polo, la loi n’aurait jamais été adoptée ; elle ne se serait pas discréditée elle-même et sa religion par ses cruautés.

Le procureur général. — Qu’il l’ait influencée ou non, la conduite de Marie a contribué à l’établissement de la réforme sur des bases très fermes et à fondre l’Église et l’État d’Angleterre comme ils le sont maintenant.

Mgr  Plessis. — Les évêques en France ont toujours fait les nominations aux cures de leurs diocèses ; dans le dernier concordat entre le Souverain Pontife et Bonaparte, leur droit de faire ces nominations est reconnu.

Le procureur général. — Je ne dirai rien de Bonaparte et du pape, sauf que le premier, Dieu merci, n’est pas un exemple pour nous. Mais je nie formellement qu’il est contraire aux principes d’accepter une nomination de la couronne. C’était l’habitude journalière en France, non seulement quant à la couronne mais même quant aux patrons particuliers de toutes catégories. Je ne suis pas catholique, mais mon devoir professionnel m’a amené à bien peser cette objection d’après vos propres principes. Ma réponse est très courte ; l’évêque fait d’abord l’ordination, ce qui donne les qualités requises à l’ecclésiastique pour prendre la cure ; le prélat et non la couronne fait le prêtre ; la couronne ne fait que choisir dans votre clergé la personne qu’elle juge convenable pour la nomination et s’il n’y a pas de raison d’abrogation, l’évêque lui confie tout ce qui est nécessaire pour le mettre en état de remplir les fonctions de sa cure.

Le choix réciproque de la personne, d’abord, par l’évêque pour la prêtrise, et en second lieu par la couronne pour la cure, maintien une forte balance entre les deux.

Mgr  Plessis. — Dans notre Église certains ordres donnent à l’individu le pouvoir de dire la messe, d’autres confessent et d’autres ordres ne sont que conventuels.

Le procureur général. — Permettez-moi de vous interrompre. Lorsque la couronne nomme une personne qui n’est pas assez avancée dans les ordres pour la nomination qu’elle reçoit, l’évêque a une raison légale de refuser.

Mgr  Plessis. — Si les rois font les nominations dans tous les cas, l’évêque ne pourra jamais faire avancer un pasteur fidèle.

Le procureur général. — L’évêque une fois reconnu le chef de son département le sera de fait. Vous connaissez l’attention qu’on a toujours portée et qu’on portera toujours aux chefs de département dans votre gouvernement. Les représentations de l’évêque au gouvernement en pareil cas assureraient la promotion de la personne qu’il désirerait faire avancer.

Mgr  Plessis. — Vous savez que maintenant tous les curés sont amovibles au gré de l’évêque. Dans les premiers temps de cette colonie, il en était autrement, mais dans la suite, à l’érection du séminaire de Québec, Mgr  de Laval régla les choses comme elles sont. Si le roi fait la nomination, le curé devrait être amovible au gré de l’évêque.

Le procureur général. — Je pense différemment. L’esprit de la constitution de la colonie accorde toutes les cures durant son bon plaisir nominalement, mais on sait très bien que ce bon plaisir se continue tant qu’il y aura bonne conduite et un curé (rector) en Angleterre ne peut être déplacé que pour sa conduite. Il me semble à propos qu’un curé devrait bien connaître ses paroissiens et se considérer établi au milieu d’eux. Dans les moments difficiles un curé qui a demeuré longtemps avec un troupeau peut mieux le guider qu’un nouveau venu. La confiance mutuelle n’est pas le résultat d’une connaissance courte et transitive. Je vous dirai franchement que les curés qui dépendent de la volonté de l’évêque ne seraient pas soumis au contrôle du gouvernement. S’il n’était le soutien du curé, ce serait peu convenable et vous ne pourriez pas vous attendre à ce que la meilleure catégorie de la population instruise ses fils pour l’Église.

Votre tribunal de l’évêque serait tout à fait inutile et la représentation faite par la couronne une cérémonie oiseuse, si l’évêque pouvait subséquemment déplacer le curé à son gré.

Mgr  Plessis. — La position d’un curé avec une telle restriction serait alors meilleure que présentement la position des évêques au Canada. Quant à moi, j’en ai assez, j’ai une cure qui me donne tout ce dont j’ai besoin, mais l’évêque est dans la pauvreté ; il tient une cure et fait les fonctions d’un prêtre de paroisse en contradiction directe avec les canons.

Le procureur général. — Mon opinion sur ce point est complètement formée. Le gouvernement reconnaît votre religion et en faisant de ses fonctionnaires des fonctionnaires de la couronne, il devrait pourvoir à eux comme à tous les autres. L’évêque devrait avoir suffisamment pour lui permettre de vivre dans une splendeur en rapport avec son rang, et le coadjuteur recevoir des appointements en proportion.

Mgr  Plessis. — Je ne veux pas voir l’évêque vivre en splendeur, mais je veux le voir à l’abri des besoins. Je ne désire pas qu’il soit dans le conseil exécutif, mais je veux qu’en sa qualité d’ecclésiastique seulement il ait le droit au rang qui lui est dû dans la société.

Le procureur général. — « Quand j’ai dit splendeur », je voulais dire « convenable à son rang ». J’entends par là que son revenu devrait être celui d’un gentilhomme. De fait, il n’y a rien de tel comme splendeur en Canada.

Mgr  Plessis. — Nous entendons la même chose. Mais cette question est très délicate. Si l’évêque touchait une pension et qu’il abandonnât le droit de nommer les curés, le public n’hésiterait pas à dire qu’il a vendu son Église…

Le procureur général. — Il est inutile d’essayer d’arrêter les clameurs du public. S’il fallait suspendre les affaires de l’État par crainte des injures populaires, le gouvernement ne pourrait faire que très peu ; les gouvernés n’approuvent que très peu. Dans l’affaire qui nous occupe, si la question est envisagée comme elle devrait l’être, le monde devra être convaincu qu’au lieu de vous désister d’un droit dont vous ne vous êtes jamais désisté, vous abandonnez l’ombre pour le vrai ; assurément ceci est une réponse suffisante à toute déclamation vulgaire contre un évêque qui fait des conditions avantageuses pour son Église, des conditions qui doivent être très satisfaisantes pour lui-même.

Mgr  Plessis. — Je ne sais pas, c’est son affaire…

Le serpent qui tenta notre mère Ève n’était pas plus cauteleux, plus pervers. Le digne évêque ne se laissa pas prendre à ces subtilités. S’il ne répondit pas à ces insinuations comme le Christ à Satan, lorsque l’esprit du mal faisait passer devant ses yeux tous les royaumes qu’il lui donnerait s’il consentait à l’adorer : Vade retro Satanas ! C’est que le prélat ne voulait pas par un mouvement de violence compromettre la cause qu’il défendait. Mais on sent la colère bouillonner dans ses veines et le mépris perce en ces réponses brèves et cinglantes en leur honnêteté intransigeante. L’homme de Dieu se contient pour ne pas souffleter le machiavélique personnage qui prend plaisir à torturer moralement sa victime. Cet homme était digne d’être le collaborateur de Papineau et de Bédard. Si jamais on élève un monument au chef de la révolution de 37, il serait à souhaiter que sur un bas-relief on représentât dans sa forte stature ce pasteur qui refusa de sacrifier ses brebis et son berger au loup. On peut ici citer un mot de Danton : « Montre cette tête au peuple, elle en vaut la peine. »


DANIEL O’CONNELL ET PAPINEAU

Rien de surprenant à ce que les Irlandais qui sympathisaient avec le mouvement insurrectionnel et les révolutionnaires aient lâché ces derniers au moment psychologique, au moment où ils avaient le plus besoin d’appui moral après une défaite qui ajournait indéfiniment leurs espérances de libération. C’était au lendemain de la bataille de Saint-Denis ; O’Connell, qui avait correspondu avec Papineau dans les termes les plus enthousiastes, pour tisonner son ardeur belliqueuse, fait soudain volte-face à son ami et désavoue la cause qu’il avait embrassée comme sienne. Il prend sa grande plume de Tolède pour faire cette déclaration dont l’inopportunité ne le cède qu’à l’incohérence. « Les amis de la liberté au Canada avaient tout en leur pouvoir et auraient pu s’assurer le succès s’ils s’y étaient mieux pris. Sans leur folie, leur méchanceté et leurs crimes, ils eussent décidément triomphé. Mais du moment que Papineau et les autres eurent répandu du sang et fait éclater la rébellion en formant des compagnies militaires en dépit du pouvoir exécutif, dès lors, ils perdaient l’appui de tout homme qui désire la liberté d’un peuple par des moyens constitutionnels et ils méritaient le plus grand des malheurs qui pût leur être infligé, celui de mettre leur pays au pouvoir du despotisme. »

Le moins qu’on puisse faire devant le malheur, c’est de se taire. Le coup de patte du lion irlandais a quelque ressemblance avec celui de l’âne, il est laid, lâche et indigne d’un gentleman. Il illustre le caractère prolixe de ce chef celtique, aussi versatile dans ses amitiés que dans ses haines. Il montre que ce fils de la verte Erin a le virus de la trahison dans le sang. Et qu’à défaut d’autre, il se renie lui-même, son passé, sa race et ses principes.

Comment à cette distance O’Connell pouvait-il juger d’une situation qu’il ne connaissait que par correspondance ? N’est-ce pas de l’outrecuidance que de se prononcer aussi catégoriquement sur des problèmes qui ont préoccupé maints de nos historiens et n’ont été résolus que par des gens qui voulaient flatter les Anglais ou rabaisser la grande mémoire de Papineau ? En ont-ils usé des moyens constitutionnels, lui et tous les patriotes irlandais qui ont épousé la cause de l’indépendance de l’Irlande ? Les Parnell, les Gladstone, les Lloyd George et tutti frutti ont-ils assez usé et abusé du verbe pour en arriver au résultat que l’on sait ! Les débats à jamais célèbres de ces tribuns se sont répercutés d’écho en écho aux quatre coins du monde sans troubler la sérénité de la morgue britannique. Étaient-ils assez violents, ces orateurs parlementaires ? Jamais les nôtres n’ont atteint à ces hauteurs vertigineuses. Pendant un siècle, les ouragans, les coups de vent déchaînés au-dessus de ce cap Tourmente ont tenu la houle populaire dans un déchaînement continuel. En définitive, les Irlandais ont dû recourir à des explosifs plus effectifs que des discours. Les explosions oratoires ne valent pas celles de la poudre à canon. Le Home Rule leur est venu par le refus d’accepter la conscription. Si aujourd’hui le gouvernement britannique consent à son tour à parlementer avec l’Irlande, c’est que la révolution y bat son plein. Les « demoiselles à pompons rouges », don de l’Amérique sournoise et de l’Allemagne d’hier, ont une éloquence supérieure à celle des plus éloquents démagogues de la rutilante Émeraude.

Daniel O’Connell avait déjà dit : « Un plus grand crime n’a jamais été commis que cet acte de la législation britannique qui ôta à la Chambre des Représentants du Canada le contrôle de la bourse du peuple. » Un plus grand crime avait été commis, c’est celui de la mainmise exercée sur les consciences et les esprits des Canadiens-français, il a suffi à justifier la révolution.

Comment O’Connell peut-il reprocher aux révolutionnaires d’avoir tenté d’escamoter les miliciens canadiens, comme si les insurgés ne commençaient pas par mettre l’armée dans leur manche pour arriver au but qu’ils se proposent. Quelles sont ces méchancetés commises par Papineau et les siens ? Ils ont pillé des magasins de munitions et des maisons de provisions, mais l’état de guerre autorise la rapine, la cruauté, les profanations, voire la débauche et le viol, c’est le déchaînement de toutes les passions. Est-ce que les États-Unis ou la Suisse ont obtenu leur indépendance par des moyens constitutionnels ? Les peuples, même les plus civilisés, n’en sont pas rendus à écouter les raisons des plus faibles. Les forts ne deviennent conciliants que s’ils se sentent chauffés de près. Les Boers n’ont jamais pu convaincre ceux qui convoitaient leurs millions de la justice de leur cause. C’est bien triste à constater, mais toutes les finesses de la diplomatie et les arguments des plénipotentiaires apportent moins de clarté dans une discussion économique que cent mille sabres au clair et deux cent mille baïonnettes.

Il faut prendre le monde tel qu’il est.

Le temps était ou jamais de faire ici un coup d’état. Le fruit semblait mûr, il ne gagnait rien à rester sur la branche. Le triomphe n’est pas infailliblement du côté du nombre, mais les Canadiens-français qui formaient les 7/8 de la population pouvaient sans miracle réduire le huitième qui se composait de parasites, écume des trottoirs de Londres, soldats d’aventure qui ne savaient pas tenir un fusil. Nos habitants n’étaient pas armés, si ce n’est d’un vieux fusil à chien qui ratait trois coups sur cinq, mais c’étaient de francs tireurs. Ils étaient agiles, ingénieux, fertiles en expédients et leur vaillance devait suppléer à l’insuffisance des munitions. Papineau, sans aberration, sans s’être monté le coup, avait raison d’escompter les éventualités, si la division qui s’était mise sourdement dans les rangs n’avait détruit durant la nuit le travail lumineux accompli en plein jour.

Lord Roebuck, qui se constitua le défenseur des Canadiens-français à la Chambre des Lords, vengea éloquemment Papineau et ses associés contre les lâches imputations d’O’Connell. Dans une lettre rendue publique, voici ce qu’il écrit : « L’accusation contre M. Papineau et ses amis n’est pas fondée. M. O’Connell, vos assertions sont fausses. Quand même ces allégations seraient vraies à la lettre, les principes sur lesquels vous vous basez sont tout à fait insoutenables.

« Votre moralité est aussi détestable que vos avancés sont faux.

« Vous accusez M. Papineau 1o d’avoir répandu du sang ; 2o d’avoir fait éclater la rébellion en formant des compagnies militaires en dépit de l’exécutif.

« Je réponds à la première accusation qu’il n’est pas vrai que M. Papineau ait répandu du sang ; qu’il n’a pas été cause que du sang ait été répandu, qu’il n’est pas responsable, non plus que ses amis, des malheurs qui ont affligé son pays ; qu’ils sont l’ouvrage du despotisme anglais appuyé des baïonnettes anglaises.

« À la seconde accusation, je réponds ainsi : Les compagnies dont vous vous plaignez étaient celles de la milice du pays incorporées par une loi. Elles comprenaient toute la population civile de 16 ans à 60 ans ; la grande offense commise par certaines parties de cette milice nationale, c’est qu’elles résolurent de continuer à regarder certains officiers comme étant toujours leurs officiers, quoiqu’ils eussent été démis par le gouvernement, la cause de leur démission venant de ce qu’ils avaient assisté à des assemblées publiques qui avaient ouvertement condamné les résolutions du parlement impérial, lesquelles privaient la Chambre de son contrôle sur les revenus du pays.

Nul homme sage, nul homme honnête ne fait d’appel aux armes que dans le cas suivants :

1.o Quand l’injustice soufferte ou menacée entraîne des maux si grands qu’ils l’emportent sur les calamités nécessaires de la guerre, quel qu’en soit le succès.

2.o S’il n’existe aucun autre moyen d’obtenir justice.

3.o Quand un appel aux armes donne la probabilité du succès et le fait entrevoir autant que la sagesse humaine peut le prévoir.

Le premier cas existait au Canada. Le despotisme était, et c’est, un mal de beaucoup plus grand qu’aucun des maux qu’une résistance heureuse eut pu faire essuyer au peuple canadien.

Touchant le deuxième, il y avait des doutes et M. Papineau était au nombre de ceux qui croyaient qu’une résistance passive, c’est-à-dire la détermination de la part de tout le peuple, exécutée fidèlement, de refuser tout produit anglais, induirait avec le temps le peuple anglais à être juste. Ni lui ni toute autre personne saine et de jugement n’espérait justice de la part du parlement impérial, excepté quand il aurait intérêt à ne pas être injuste. M. Papineau recommanda donc sérieusement à ses compatriotes d’essayer par le moyen de cette pression sur les intérêts pécuniers des marchands et des manufacturiers anglais, d’obtenir les réformes qu’ils avaient en vain sollicitées de la justice spontanée de la législature impériale. Cela, il le conseilla à ses compatriotes parce qu’il ne voyait que trop clairement qu’un appel aux armes ne promettait aucun heureux résultat et ne devait être exécuté.

Il ne pouvait, comme nous, monsieur, triomphalement s’écrier : « Nous sommes sept millions. »

Du témoignage d’un Anglais, le principe de la révolution canadienne était juste en soi mais on en contestait l’opportunité, parce qu’on croyait les moyens de résistance insuffisants. Du moins, c’est ce que Lord Roebuck prétendit après la défaite des révolutionnaires : il est toujours facile de prophétiser après que les événements ont eu lieu. Il est évident que les chances de réussite étaient incertaines, mais si elles avaient été désespérées, les promoteurs de la révolution ne les auraient pas tentées. C’étaient des hommes pondérés et réfléchis qui ne se jetaient pas dans cette aventure tête baissée, sans en avoir prévu toutes les conséquences. Nous n’avons pas eu La Fayette avec ses régiments de braves pour nous prêter main-forte. Les États-Unis, qui n’ont jamais fait de guerre sentimentales, n’étaient guère pressés de nous venir en aide. L’argent, ce nerf de la guerre, nous manquait également.

Mais il fallait aussi faire la part de l’imprévu, escompter quelque peu sur la justice immanente des choses et tabler sur les chances heureuses du hasard. Nous n’avions pas sept millions d’habitants comme en Irlande à diriger sur l’Angleterre, mais nous étions assez nombreux, si nous avions été unis, pour tenter notre libération. Mais la défection se mit dans les rangs. L’abandon, ou plutôt la subite retraite du clergé, jeta le désarroi dans le camp. C’était pour les croyants comme si Dieu s’était mis hors de la partie. Il faut dire que l’Église canadienne ne céda qu’à une brutale pression de l’Angleterre. Forcée de désavouer ses alliés d’hier, elle le fit avec autant de répugnance que de chagrin. Peut-être, aussi, espérait-elle que cette retraite de la dernière heure ne nuirait pas au mouvement, les voies de Dieu sont parfois sinueuses et difficiles à comprendre.

Mais il est certain que les lâcheurs et les trembleurs en prirent prétexte pour rentrer sous leur tente. Les âmes manquaient de ressort. Leur confiance était ébranlée.

Au lendemain de la domination française, les habitants du pays, meurtris, appauvris, torturés, trompés et exploités de tous côtés n’aspiraient plus qu’à la paix. Sans doute, ils voulaient leurs libertés religieuses, la faculté de conserver leurs observances traditionnelles, l’abolition des lois persécutrices, mais plus que tout cela, la cessation des troubles qui avaient de douloureuses répercussions dans le foyer. On ne savait pas si, du jour au lendemain, on ne viendrait pas les expulser de leurs maisons et même du pays. Mais ce désir de sécurité, cette volonté de rester attachés au sol qui les avait vu naître, ils ne se sentaient même pas le courage de les faire prévaloir. L’affaissement des esprits égalait la désagrégation matérielle. L’universel besoin qu’on a d’un nouveau régime ne suffit pas à le créer. Ce fut l’œuvre de Papineau de donner un corps à l’idée et de refaire de la vie à cette population inerte, d’incarner ses aspirations et de devenir le porte-drapeau de ses revendications. Ceux qui disent et qui croient que la révolution s’est faite en coup de foudre se trompent étrangement. Leur erreur est due à ce qu’ils n’ont pas étudié la situation faite aux Canadiens-français.