Paphnuce et Thaïs
Traduction par Charles Magnin.
Revue des Deux Mondes, période initialetome 20 (p. 461-479).
Paphnuce et Thaïs.
COMÉDIE.

ARGUMENT.
— Conversion de la courtisane Thaïs. Le saint ermite Paphnuce, à l’exemple d’Abraham, va trouver Thaïs sous les dehors d’un amant ; il la convertit et lui impose pour pénitence de rester pendant cinq ans renfermée dans une étroite cellule. Thaïs par cette juste expiation est réconciliée au Seigneur. Quinze jours après avoir accompli sa pénitence, elle s’endort dans le sein du Christ. —

INTERLOCUTEURS.
PAPHNUCE, ermite. — Les Disciples de Paphnuce. — THAÏS. — Jeunes Gens, amoureux de Thaïs. — ANTOINE et PAUL, ermites. — Une Abbesse.


Scène I.


PAPHNUCE, LES DISCIPLES DE PAPHNUCE.

Les disciples. — Pourquoi ce sombre visage, Paphnuce, notre père ? Pourquoi ne nous montrez-vous pas un front serein, comme de coutume ?

Paphnuce. — Celui dont le cœur est contristé ne peut montrer qu’un sombre visage.

Les disciples. — Quelle est la cause de votre affliction ?

Paphnuce. — L’injure que l’on fait au Créateur.

Les disciples. — Quelle injure ?

Paphnuce. — Celle qu’il lui faut souffrir de sa propre créature, faite à son image.

Les disciples. — Vos paroles nous effraient.

Paphnuce. — Quoique l’impassible majesté du Très-Haut ne puisse être atteinte par aucun outrage, cependant, s’il m’est permis de prêter métaphoriquement à Dieu les sentimens de notre faible nature, le plus sensible outrage que Dieu puisse éprouver, c’est de voir le monde mineur en révolte contre sa volonté, quand le monde majeur lui obéit sans murmures.

Les disciples. — Qu’est-ce que le monde mineur ?

Paphnuce. — L’homme.

Les disciples. — L’homme ?

Paphnuce. — Sans doute.

Les disciples. — Quel homme ?

Paphnuce. — L’homme en général (le genre humain).

Les disciples. — Comment cela se peut-il faire ?

Paphnuce. — Telle a été la volonté du Créateur.

Les disciples. — Nous ne comprenons pas.

Paphnuce. — En effet, cela n’est pas accessible à tous les esprits.

Les disciples. — Expliquez-nous ce mystère.

Paphnuce. — Écoutez.

Les disciples. — De toutes les forces de notre intelligence.

Paphnuce. — De même que le monde majeur est formé de quatre élémens contraires, mais qui par la volonté du Créateur s’accordent selon les lois de l’harmonie, de même l’homme est composé non-seulement de ces quatre élémens, mais de plusieurs autres parties qui sont encore plus contraires entre elles.

Les disciples. — Et qu’y a-t-il de plus contraire que les élémens ?

Paphnuce. — Le corps et l’ame ; car les élémens, bien que contraires, ont entre eux un point commun, qui est d’être matériels, au lieu que l’ame n’est pas mortelle comme le corps, ni le corps spirituel comme l’ame.

Les disciples. — Cela est vrai.

Paphnuce. — Cependant si nous cédions aux raisonnemens des dialecticiens, nous ne conviendrions pas que le corps et l’ame soient contraires.

Les disciples. — Et qui peut le nier ?

Paphnuce. — Ceux qui sont habitués aux arguties de la dialectique. Rien, suivant eux, n’est contraire à l’être, à la substance ontologique qui est le réceptacle de tous les contraires.

Les disciples. — Qu’avez-vous entendu tout à l’heure par cette expression : suivant les lois de l’harmonie ?

Paphnuce. — Le voici. Comme des sons graves et aigus[1] produisent un résultat musical, s’ils sont unis suivant des rapports harmoniques, de même des élémens dissonans forment un seul monde, s’ils sont convenablement unis.

Les disciples. — Il est étonnant que des choses dissonantes puissent concorder, ou qu’il soit possible d’appeler concordantes des choses dissonantes.

Paphnuce.— C’est que rien ne peut se composer d’élémens tout-à-fait semblables, non plus que d’élémens qui n’ont entre eux aucun rapport de proportion et qui différent entièrement de substance et de nature.

Les disciples. — Qu’est-ce que la musique ?

Paphnuce. — Une des sciences du quadrivium de philosophie.

Les disciples. — Qu’appelez-vous le quadrivium ?

Paphnuce. — L’arithmétique, la géométrie, la musique et l’astronomie.

Les disciples. — Pourquoi l’appelez-vous quadrivium[2] ?

Paphnuce. — Parce que, comme d’un carrefour, d’où partent quatre chemins, ces quatre sciences découlent directement d’un seul et même principe de philosophie.

Les disciples. — Nous n’osons vous adresser aucune question sur les trois autres sciences, car à peine la faible portée de notre esprit peut-elle suivre la discussion ardue que vous avez commencée.

Paphnuce. — Cette matière est, en effet, d’une intelligence difficile.

Les disciples. — Donnez-nous seulement quelques notions superficielles de la science dont nous nous occupons en ce moment.

Paphnuce. — Je ne pourrai vous en parler que très succinctement, car elle est peu connue des solitaires.

Les disciples. — De quel objet s’occupe-t-elle ?

Paphnuce. — La musique ?

Les disciples. — Oui.

Paphnuce. — Elle traite des sons.

Les disciples. — Y en a-t-il une ou plusieurs ?

Paphnuce. — On en compte trois qui sont tellement liées entre elles par l’analogie des proportions, que ce qui se trouve dans l’une ne peut manquer de se trouver dans les autres.

Les disciples. — Quelle différence y a-t-il entre elles ?

Paphnuce. — La première se nomme mondaine ou céleste, la seconde humaine[3], et la troisième instrumentale.

Les disciples. — En quoi consiste la céleste ?

Paphnuce. — Dans les sept planètes et la sphère céleste.

Les disciples. — Comment cela ?

Paphnuce. — Parce qu’on trouve dans les planètes et dans la sphère le même nombre d’intervalles, les mêmes degrés et les mêmes consonnances que dans les cordes.

Les disciples. — Qu’est-ce que les intervalles ?

Paphnuce. — L’espace qui se trouve entre les planètes ou entre les cordes.

Les disciples. — Et les degrés[4] ?

Paphnuce. — La même chose que les tons[5].

Les disciples. — Nous n’avons aucune notion de ceux-ci.

Paphnuce. — Le ton se compose de deux sons : il est proportionnel au nombre epogdous ou sesquioctave (c’est-à-dire dans le rapport de 9 à 8.)

Les disciples. — En vain nous faisons tous nos efforts pour comprendre et franchir rapidement vos premières propositions. Vous nous en apportez toujours de plus difficiles.

Paphnuce. — Cela est inévitable dans ces sortes de discussions.

Les disciples. — Dites-nous quelque chose des consonnances, pour qu’au moins nous sachions le sens de ce mot.

Paphnuce. — La consonnance est une certaine combinaison harmonique[6].

Les disciples. — Comment cela ?

Paphnuce. — Parce qu’elle est composée tantôt de quatre, tantôt de cinq, et quelquefois de huit sons.

Les disciples. — À présent que nous savons qu’il y a trois consonnances, nous voudrions connaître leurs noms.

Paphnuce. — La première se nomme diatessaron, c’est-à-dire formée de quatre sons ; elle est en proportion épitrite ou sesquitierce (c’est-à-dire dans le rapport de 4 à 3). La seconde se nomme diapente, ou composée de cinq sons ; elle est en proportion hémiole ou sesquialtère (c’est-à-dire dans le rapport de 3 à 2). La troisième se nomme diapason ; elle se forme par doublement (c’est-à-dire par l’union de la quarte et de la quinte)[7], et se compose de huit sons.

Les disciples. — La sphère et les planètes émettent-elles donc des sons, pour qu’on puisse les comparer aux cordes ?

Paphnuce. — Sans doute, et de très forts.

Les disciples.. — Pourquoi donc ne les entendons-nous pas ?

Paphnuce. — Il y a plusieurs explications de ce phénomène. Les uns pensent qu’on ne peut entendre les sons de la sphère céleste à cause de leur durée non interrompue. Les autres croient que cela vient de la densité de l’air. Quelques-uns pensent qu’un aussi énorme volume de son ne peut pénétrer dans notre étroit conduit auditif. Quelques personnes enfin soutiennent que la sphère produit un son si doux, si enchanteur, que si les hommes pouvaient l’entendre, ils se réuniraient en foule, négligeraient toutes leurs affaires, et, s’oubliant eux-mêmes, suivraient le son conducteur de l’orient en occident.

Les disciples. — Il vaut mieux ne pas l’entendre.

Paphnuce. — La prescience du Créateur en a jugé ainsi.

Les disciples. — En voilà suffisamment sur la musique céleste ; dites-nous maintenant quelques mots de la musique humaine.

Paphnuce. — Que voulez-vous en savoir ?

Les disciples.. — En quoi consiste-t-elle ?

Paphnuce. — Elle consiste non-seulement, comme je vous l’ai dit, dans l’union du corps et de l’ame, et dans l’émission de la voix tantôt grave et tantôt aiguë ; mais on la retrouve encore dans la régulière pulsation des artères et dans la proportion de certains membres, comme dans les articulations des doigts, qui nous offrent, quand nous les mesurons, les mêmes proportions . que celles que nous avons signalées dans les consonnances ; d’où il résulte que la musique est non-seulement l’harmonie des voix, mais encore celle de beaucoup d’autres choses dissemblables.

Les disciples. — Si nous avions prévu que le nœud de cette question dût être si difficile à dénouer pour des ignorans, nous aurions mieux aimé continuer de ne pas savoir ce que c’est que le monde mineur, que de nous jeter dans de telles difficultés.

Paphnuce. — Qu’importe la peine que vous avez prise, puisque vous savez à présent ce qui vous était auparavant inconnu.

Les disciples. — Il est vrai ; cependant nous avons peu de goût pour les discussions philosophiques. Notre faible esprit ne peut saisir les subtilités de votre argumentation déliée.

Paphnuce. — Vous vous moquez ; je ne suis qu’un ignorant, je ne suis pas un philosophe.

Les disciples. — Et d’où avez-vous tiré ces connaissances dont nous n’avons pu suivre l’exposition sans fatigue ?

Paphnuce. — C’est une faible goutte que, par hasard et sans la chercher, j’ai vue, en passant, jaillir des sources abondantes de la science ; je l’ai recueillie, et J’ai voulu vous en faire part.

Les disciples. — Nous rendons grace à votre bonté ; cependant cette maxime de l’apôtre nous effraie : « Dieu choisit les insensés suivant le monde, pour confondre les prétendus sages. »

Paphnuce. — Sages ou insensés mériteront d’être confondus devant le Seigneur, s’ils font le mal.

Les disciples. — Sans doute.

Paphnuce. — Toute la science qu’il est possible d’avoir n’est pas ce qui offense Dieu, mais l’injuste orgueil de celui qui sait.

Les disciples. — Cela est vrai.

Paphnuce. — Et à quoi la science et les arts peuvent-ils être plus justement et plus dignement employés qu’à la louange de celui qui a créé tout ce qu’il faut savoir, et qui nous fournit à la fois la matière et l’instrument de la science.

Les disciples. — Il n’y a pas de meilleur emploi du savoir.

Paphnuce. — Car mieux nous savons par quelle loi admirable Dieu a réglé le nombre, la proportion et l’équilibre de toutes choses, plus nous brûlons d’amour pour lui.

Les disciples. — Et c’est avec justice[8].

Paphnuce. — Mais pourquoi m’appesantir sur ce sujet, qui nous apporte peu de plaisir ?

Les disciples. — Apprenez-nous la cause de votre tristesse, pour que nous ne supportions pas plus long-temps le poids de notre curiosité.

Paphnuce. — Quand vous m’aurez entendu, vous n’aurez pas lieu de vous réjouir.

Les disciples. — Trop souvent, nous le savons, on ne trouve qu’un chagrin au fond de la curiosité satisfaite. Toutefois, nous ne pouvons surmonter la nôtre : c’est un défaut inhérent à la faiblesse humaine.

Paphnuce. — Une femme impudique est venue habiter dans notre pays.

Les disciples. — C’est un évènement périlleux pour les habitans.

Paphnuce. — Cette femme, en qui brille une admirable beauté, se souille des impuretés les plus horribles.

Les disciples. — Malheur déplorable ! Quel est son nom ?

Paphnuce. — Thaïs.

Les disciples. — Thaïs, la courtisane ?

Paphnuce. — Elle-même.

Les disciples. — Sa vie infâme est connue de tous.

Paphnuce. — Il ne faut pas s’en étonner, car il ne lui suffit pas de courir à sa perte avec un petit nombre d’amans ; elle s’efforce de séduire par ses charmes et d’entraîner à leur ruine tous ceux qui l’approchent.

Les disciples. — Calamité funeste !

Paphnuce. — Non-seulement les étourdis dissipent avec elle le peu de biens qui leur reste ; mais les premiers citoyens de la ville consument leurs richesses pour l’enrichir à leurs dépens.

Les disciples. — Cela fait frémir d’horreur.

Paphnuce. — Des troupeaux d’amans affluent chez elle.

Les disciples. — Ils se perdent eux-mêmes.

Paphnuce. — Ces insensés, aveuglés par leurs désirs, se disputent l’entrée de sa maison. Ce lieu retentit de leurs querelles.

Les disciples. — Toujours un vice en engendre un autre.

Paphnuce. — Puis ils en viennent aux coups ; tantôt ils se meurtrissent le visage, tantôt ils recourent aux armes, et inondent de sang le seuil de ce séjour infâme.

Les disciples. — Excès détestables !

Paphnuce. — Voilà les injures au Créateur sur lesquelles je pleurais ; vous savez la cause de ma douleur.

Les disciples. — Ce n’est pas sans motif que vous vous affligez, et nous ne doutons pas que les citoyens de la patrie céleste ne soient contristés comme vous l’êtes.

Paphnuce. — Si j’allais la trouver sous les dehors d’un amant ? peut-être pourrais-je l’empêcher de persévérer dans ces désordres ?

Les disciples. — Puisse celui qui a versé ce dessein dans votre ame en assurer la réussite !

Paphnuce. — Prêtez-moi cependant le secours de vos prières assidues, pour que je ne succombe pas aux piéges du serpent tentateur.

Les disciples. — Que celui qui a terrassé le roi des régions ténébreuses vous fasse triompher de l’ennemi du genre humain !


Scène II.


PAHPHNUCE, LES AMANS DE THAÏS.

Paphnuce. — J’aperçois des jeunes gens dans le forum. Je vais les aborder et leur demander où je trouverai celle que je cherche.

Les jeunes gens. — Cet inconnu semble vouloir nous aborder ; voyons ce qu’il veut de nous.

Paphnuce. — Holà ! jeunes gens, qui êtes-vous ?

Les jeunes gens. — Des habitans de cette ville.

Paphnuce. — Je vous salue.

Les jeunes gens. — Salut à vous, qui que vous soyez, étranger ou citoyen.

Paphnuce. — Je suis étranger.

Les jeunes gens. — Et pourquoi venez-vous ici ? que cherchez-vous ?

Paphnuce. — Je ne puis le dire.

Les jeunes gens. — Pourquoi ?

Paphnuce. — C’est mon secret.

Les jeunes gens. — Vous feriez mieux de nous le confier ; car, n’étant pas de cette ville, vous aurez de la peine à faire ce que vous voulez, sans les conseils des habitans.

Paphnuce. — Peut-être en vous disant ce qui m’amène élèverais-je quelques obstacles à mes desseins.

Les jeunes gens. — Aucun obstacle ne viendra de nous.

Paphnuce. — Je cède à votre promesse et me fie à votre loyauté. Je vais vous communiquer mon secret.

Les jeunes gens. — Ne craignez de notre part aucune infidélité ni aucune entrave à vos désirs.

Paphnuce. — J’ai appris qu’il habite parmi vous une femme que tout le monde est forcé d’aimer et qui est affable pour tout le monde.

Les jeunes gens.— Savez-vous son nom ?

Paphnuce. — Oui.

Les jeunes gens. — Comment se nomme-t-elle ?

Paphnuce. — Thaïs.

Les jeunes gens. — C’est le feu qui embrase tous nos concitoyens.

Paphnuce. — On la dit la plus belle et la plus voluptueuse des femmes.

Les jeunes gens. — Ceux qui vous en ont ainsi parlé ne vous ont pas trompé.

Paphnuce. — C’est pour elle que j’ai supporté un long et pénible voyage. Je ne suis venu que pour la voir.

Les jeunes gens. — Rien ne s’oppose à ce que vous la voyiez.

Paphnuce. — Où demeure-t-elle ?

Les jeunes gens. — Tenez, son logis est tout proche.

Paphnuce. — Est-ce cette maison que vous me montrez du doigt ?

Les jeunes gens. — Oui.

Paphnuce. — J’y vais.

Les jeunes gens. — Si vous le voulez, nous vous accompagnerons.

Paphnuce. — Je préfère y aller seul.

Les jeunes gens. — Comme il vous plaira.



Scène III.


PAPHNUCE, THAÏS.

Paphnuce. — Êtes-vous ici, Thaïs, vous que je cherche ?

Thaïs. — Qui est là ? quel inconnu me parle ?

Paphnuce. — Un homme qui vous aime.

Thaïs. — Quiconque m’aime est payé de retour.

Paphnuce. — Ô Thaïs ! Thaïs ! quel long et pénible voyage j’ai entrepris pour pouvoir vous parler et contempler votre beauté !

Thaïs. — Eh bien ! je ne me dérobe point à vos regards, et ne refuse pas de m’entretenir avec vous.

Paphnuce. — Un entretien aussi intime que celui que je désire demande un lieu plus solitaire que celui où nous sommes.

Thaïs. — Voici une chambre à coucher, bien meublée, et qui offre une habitation commode.

Paphnuce. — N’y a-t-il pas un réduit plus retiré où nous puissions nous entretenir plus secrètement ?

Thaïs. — Oui, il y a encore dans ce logis un lieu plus reculé, et si secret, qu’après moi il n’y a que Dieu qui le connaisse.

Paphnuce. — Quel dieu ?

Thaïs. — Le vrai Dieu.

Paphnuce. — Vous croyez donc que Dieu sait tout ?

Thaïs. — Je n’ignore pas que rien ne lui est caché.

Paphnuce. — Croyez-vous qu’il soit indifférent aux actions des pécheurs, ou qu’au contraire il soit équitable pour tous ?

Thaïs. — Je suis convaincue que, dans la balance de sa justice, il pèse les actions de tous les hommes, et qu’il dispense à chacun, suivant ses œuvres, le châtiment et la récompense.

Paphnuce. — Ô Jésus-Christ ! que ta bonté pour nous est admirable et patiente ! Ceux même que tu vois pécher sciemment, tu tardes à les punir !

Thaïs. — Pourquoi changez-vous de couleur ? Pourquoi tremblez-vous ? Pourquoi versez-vous des larmes ?

Paphnuce. — Votre présomption me fait horreur, je déplore votre chute ; car vous saviez ces vérités, et cependant vous avez perdu un si grand nombre d’ames !

Thaïs. — Malheur, malheur à moi !

Paphnuce. — Vous serez damnée avec d’autant plus de justice que vous avez, avec une plus grande présomption, offensé sciemment la majesté divine !

Thaïs. — Hélas ! hélas ! Que dites-vous ? Quelles menaces faites-vous à une pauvre malheureuse ?

Paphnuce. — Les supplices de l’enfer vous attendent, si vous persévérez dans le crime.

Thaïs. — La sévérité de vos réprimandes ébranle les derniers replis de mon cœur effrayé.

Paphnuce. — Plût à Dieu que la crainte pénétrât jusqu’au fond de vos entrailles ! vous n’auriez plus l’audace de vous livrer à de dangereuses voluptés.

Thaïs. — Et quelle place peut-il rester à présent pour les plaisirs corrompus dans un cœur où règnent sans partage un repentir amer et l’épouvante que m’inspirent des crimes dont ma conscience connaît l’énormité ?

Paphnuce. — Ce que je désire surtout, c’est que, vous dégageant des épines du vice, vous répandiez sur vos fautes une larme de componction.

Thaïs. — Ah ! si vous pouviez croire, ah ! si vous pouviez espérer qu’une pécheresse souillée, comme je le suis, par la fange de mille et mille impuretés, pût encore expier ses crimes et mériter son pardon par une pénitence, quelque dure qu’elle fût !…

Paphnuce. — Il n’est point de péché si grave, point de crime si énorme, qui ne puisse s’expier par les larmes du repentir, pourvu que les œuvres en prouvent la sincérité.

Thaïs. — Enseignez-moi, je vous prie, mon père, par quelles œuvres je puis obtenir la faveur de ma réconciliation.

Paphnuce. — Méprisez le siècle et fuyez la compagnie de vos amans dissolus.

Thaïs. — Et que me faudra-t-il faire ensuite ?

Paphnuce. — Vous retirer dans un lieu solitaire, où, vous examinant vous-même, vous puissiez pleurer sur l’énormité de vos fautes.

Thaïs. — Si vous espérez que cela puisse être utile à mon salut, je ne tarde pas un instant à suivre vos conseils.

Paphnuce. — Je ne doute pas que cela ne soit utile à votre salut.

Thaïs. — Accordez-moi seulement quelques instans pour réunir les richesses que j’ai si mal acquises et que j’ai trop long-temps possédées.

Paphnuce. — Ne vous inquiétez pas de vos richesses ; il ne manquera pas de gens qui s’en serviront, lorsqu’ils les auront trouvées.

Thaïs. — Ma pensée, mon père, n’est ni de garder ces biens, ni de les donner à mes amis ; je ne pense même pas à les distribuer aux indigens, car je ne crois pas que le prix de ce qui doit être expié puisse être employé en bonnes œuvres[9].

Paphnuce. — Vous avez raison ; mais que voulez-vous faire de ces monceaux de richesses ?

Thaïs. — Les livrer aux flammes et les réduire en cendres.

Paphnuce. — Pourquoi ?

Thaïs. — Pour ne pas laisser dans le monde ce que je n’ai pu acquérir qu’en péchant et en outrageant le Créateur du monde.

Paphnuce. — Ah ! que vous voilà différente de cette Thaïs qui brûlait naguère de passions impures et qui était altérée d’or[10] !

Thaïs. — Peut-être deviendrai-je meilleure, s’il plaît à Dieu.

Paphnuce. — Il n’est pas difficile à son essence immuable de changer toutes choses ; il lui suffit de vouloir.

Thaïs. — Je vais mettre à exécution mon projet.

Paphnuce. — Allez en paix et hâtez-vous de me rejoindre.



Scène IX.


THAÏS, SES AMANS.

Thaïs. — Venez ici, accourez, vous tous, insensés, qui avez été mes amans !

Les amans de Thaïs. — C’est la voix de Thaïs qui nous appelle ; hâtons-nous, ne l’offensons pas par nos lenteurs.

Thaïs. — Approchez ! accourez ! j’ai à échanger avec vous quelques paroles.

Les amans. — Ô Thaïs ! Thaïs ! que signifie ce bûcher que vous élevez ? Pourquoi y amoncelez-vous cet amas divers de choses précieuses ?

Thaïs. — Vous le demandez ?

Les amans. — Votre conduite nous frappe de surprise.

Thaïs. — Je vais vous l’expliquer sans délai.

Les amans. — Nous vous en prions.

Thaïs. — Regardez !

Les amans. — Arrêtez ! arrêtez, Thaïs ! que faites-vous ? Avez-vous perdu la raison ?

Thaïs. — Je ne l’ai pas perdue ; je l’ai recouvrée !

Les amans. — Pourquoi sacrifiez-vous ainsi quatre cents livres d’or et tant de richesses de toutes sortes ?

Thaïs. — Je veux consumer dans les flammes tout ce que j’ai arraché de vous par de mauvaises actions, afin qu’il ne puisse pas vous rester le moindre espoir de me voir jamais céder à vos désirs.

Les amans. — Arrêtez un moment ! arrêtez ! et découvrez-nous ce qui cause le trouble où vous êtes.

Thaïs. — Je ne veux ni rester, ni vous parler plus long-temps.

Les amans. — D’où viennent ces dédains et ce mépris ? Nous reprochez-vous quelque infidélité ? N’avons-nous pas toujours satisfait vos moindres désirs ? et voilà que vous nous accablez d’une haine injuste et sans motif !

Thaïs. — Laissez-moi ; ne déchirez pas mes vêtemens pour me retenir ! Qu’il vous suffise que jusqu’à ce jour j’aie péché pour vous complaire. Il est temps de mettre un terme à mes désordres. Le moment de nous séparer est venu.

Les amans. — Où allez-vous ?

Thaïs. — Dans un lieu où nul d’entre vous ne me verra.


Scène V.


LES AMANS DE THAÏS.

Les amans. — Grand Dieu ! quel est ce prodige ? Thaïs, nos délices, elle qui ne songeait qu’à se plonger dans le luxe, elle qui n’eut jamais d’autre pensée que le plaisir, et qui s’était livrée tout entière à la volupté ; voilà qu’elle sacrifie sans retour tant d’or et de pierreries ! Elle nous méprise et nous prive tout à coup de sa présence !


Scène VI.


THAÏS, PAPHNUCE.

Thaïs. — Me voici, Paphnuce, mon père ! Je viens à vous prête à vous obéir.

Paphnuce. — Votre retard commençait à m’inquiéter. Je craignais que vous ne fussiez retombée dans les distractions du siècle.

Thaïs. — N’ayez pas cette crainte : les pensées qui m’agitent sont bien différentes. J’ai disposé de ma fortune comme je le voulais, et renoncé publiquement à mes amans.

Paphnuce. — Puisque vous avez renoncé à eux, vous pouvez maintenant vous unir à votre amant qui est au ciel.

Thaïs. — C’est à vous de me tracer, comme avec un compas, la conduite que je dois tenir.

Paphnuce. — Suivez-moi.

Thaïs. — Plût à Dieu que je pusse vous suivre par mes actions comme par ma marche !



Scène VII.


LES MÊMES.

Paphnuce. — Vous voyez ce monastère ; il est habité par un noble collége de pieuses et saintes vierges. C’est là que je désire que vous passiez le temps de votre pénitence.

Thaïs. — Je ne résiste point à votre volonté.

Paphnuce. — Je vais entrer et prier l’abbesse, directrice de cette maison, de vouloir bien vous y recevoir.

Thaïs. — Que dois-je faire en vous attendant ?

Paphnuce. — Venez avec moi.

Thaïs. — J’obéis.

Paphnuce. — L’abbesse se hâte de venir à notre rencontre. Je ne comprends pas qui l’a si promptement instruite de notre arrivée.

Thaïs. — La renommée, dont nul retard n’arrête la course.


Scène VIII.


LES MÊMES, L’ABBESSE.

Paphnuce. — Vous venez à propos, illustre abbesse, c’est vous que je cherchais.

L’abbesse. — Vous êtes le bien-venu, Paphnuce, notre vénérable père ! Bénie soit votre arrivée, vous que chérit le Seigneur !

Paphnuce. — Que la grace du souverain Créateur répande sur vous la béatitude et sa bénédiction éternelle !

L’abbesse. — D’où me vient ce bonheur, que votre sainteté daigne visiter aujourd’hui mon humble demeure ?

Paphnuce. — J’ai besoin de votre assistance dans une nécessité pressante.

L’abbesse. — Vous n’avez qu’à m’apprendre, d’un mot, ce que vous désirez ; je m’empresserai de vous obéir et de satisfaire à vos vœux, autant qu’il sera en mon pouvoir.

Paphnuce. — J’amène une chèvre demi-morte que je viens d’arracher à la dent du loup ; je vous prie de lui accorder, pour la guérir, votre miséricordieuse sollicitude, jusqu’à ce qu’elle ait échangé la peau rude d’une chèvre contre la douce toison d’une brebis.

L’abbesse. — Expliquez-vous plus clairement.

Paphnuce. — Cette femme que vous voyez a mené la vie d’une courtisane.

L’abbesse. — Cela est déplorable.

Paphnuce. — Elle s’est abandonnée à tous les plaisirs sensuels.

L’abbesse. — Elle s’est perdue elle-même.

Paphnuce. — Mais enfin, par mes conseils, et avec le secours du Christ, elle a renoncé aux vanités qui la séduisaient ; obéissante à ma voix, elle a résolu de vivre chaste.

L’abbesse. — Graces soient rendues à l’auteur de cette conversion !

Paphnuce. — Les maladies de l’ame, comme celles du corps, exigent l’emploi des remèdes. Il faut donc que cette pécheresse, séquestrée de l’agitation ordinaire aux séculiers, soit renfermée seule dans une cellule étroite où elle puisse méditer à loisir sur ses fautes.

L’abbesse. — Rien ne lui sera plus utile.

Paphnuce. — Donnez des ordres pour qu’une cellule soit construite le plus tôt possible.

L’abbesse. — Elle le sera tout à l’heure.

Paphnuce. — Il faut n’y ménager ni entrée, ni sortie ; mais seulement une petite fenêtre par laquelle elle puisse recevoir le peu de nourriture que vous lui ferez donner à des jours et à des heures marqués.

L’abbesse. — Je crains que sa délicatesse ne puisse supporter la rigueur d’un genre de vie si pénible.

Paphnuce. — N’ayez pas cette inquiétude. Il faut à des fautes si grandes un remède proportionné.

L’abbesse. — Il est vrai.

Paphnuce. — Pour moi, ce qui m’inquiète, ce sont les retards ; je ne puis m’empêcher de craindre que cette faible femme ne retombe dans la société corrompue des hommes.

L’abbesse. — Pourquoi craindre plus long-temps ? Que ne la renfermez-vous ? La cellule que vous avez demandée est toute prête.

Paphnuce. — J’en suis satisfait. Entrez, Thaïs, dans ce réduit, où vous pourrez convenablement pleurer vos désordres.

Thaïs. — Que cette cellule est étroite et obscure ! Que ce séjour est incommode pour une femme délicate !

Paphnuce. — Pourquoi maudissez-vous cette habitation ? Pourquoi frémissez-vous d’y entrer ? Indomptée jusqu’à ce jour, vous avez erré sans contrainte ; il convient aujourd’hui que vous receviez un frein dans la solitude.

Thaïs. — L’ame accoutumée à la licence ne peut se défendre de quelques faibles retours vers sa vie passée.

Paphnuce. — C’est pourquoi les rênes de la discipline doivent la retenir, jusqu’à ce que toute révolte ait cessé.

Thaïs. — Avilie, comme je le suis, je ne refuse pas d’obéir aux ordres de votre paternité ; mais il y a dans cette habitation un inconvénient que ma faiblesse supportera avec peine.

Paphnuce. — Lequel ?

Thaïs. — Je rougis de le dire.

Paphnuce. — Ne rougissez pas ; parlez sans détour.

Thaïs. — Qu’y a-t-il de plus pénible, de plus révoltant que d’être forcée de satisfaire dans un même lieu à toutes les nécessités corporelles ? Il est certain que cette cellule sera bientôt infecte et inhabitable.

Paphnuce. — Redoutez les supplices éternels, et ne pensez pas à des désagrémens passagers.

Thaïs. — C’est ma faiblesse qui me force à craindre.

Paphnuce. — Il faut expier par des incommodités rebutantes la mollesse coupable et les délices au sein desquelles vous avez vécu.

Thaïs. — Je ne résiste plus : je conviens qu’il est juste que, souillée par l’impureté, j’habite une fosse impure et fétide. Je gémis seulement de voir qu’il ne me restera pas une place où je puisse convenablement et décemment invoquer le nom de la redoutable majesté.

Paphnuce. — Et d’où vous vient cette présomption ? Vos lèvres souillées oseraient-elles bien prononcer le nom de la divinité sans tache ?

Thaïs. — Et de qui puis-je espérer mon pardon ? Qui me sauvera par sa miséricorde, s’il m’est défendu d’invoquer celui contre qui j’ai péché, et à qui seul je dois offrir mes humbles prières ?

Paphnuce. — Vous devez prier non par vos paroles, mais par vos larmes ; non par le son plaintif de votre voix, mais par le râle intérieur de votre cœur repentant.

Thaïs. — S’il n’est pas permis à ma voix de prier Dieu, comment puis-je espérer mon pardon ?

Paphnuce. — Vous l’obtiendrez d’autant plus vite que vous vous serez plus humiliée. Dites seulement : « Ô mon Créateur, ayez pitié de moi ! »

Thaïs. — J’ai bien besoin qu’il ait pitié de moi, pour n’être pas vaincue dans ce combat périlleux.

Paphnuce. — Combattez avec courage, et vous serez victorieuse.

Thaïs. — C’est à vous, ô mon père, de prier pour me faire obtenir la palme de la victoire.

Paphnuce. — Cette recommandation n’était pas nécessaire.

Thaïs. — J’ai l’espérance.(Elle entre dans la cellule.)

Paphnuce. — Il est temps pour moi de reprendre le chemin de ma solitude, et d’aller revoir mes disciples chéris. Vénérable abbesse, je confie cette captive à vos soins et à votre bonté. Je vous prie de lui donner le nécessaire, sans trop d’indulgence pour son corps délicat, et de régénérer son ame par vos salutaires exhortations.

L’abbesse. — Soyez sans inquiétude, j’aurai pour elle une tendresse de mère.

Paphnuce. — Je pars.

L’abbesse. — Allez en paix.


Scène IX.


PAPHNUCE, LES DISCIPLES.

Un disciple. — Qui heurte à la porte ?

Paphnuce. — Moi.

Le même disciples. — C’est la voix de Paphnuce, notre père !

Paphnuce. — Ôtez le verrou.

Les disciples. — Salut, ô notre père !

Paphnuce. — Salut.

Les disciples. — La durée de votre absence nous inquiétait beaucoup.

Paphnuce. — Je me félicite de m’être absenté.

Les disciples. — Qu’est devenue Thaïs ?

Paphnuce. — Ce que je désirais qu’elle devint.

Les disciples. — Où l’avez-vous conduite ?

Paphnuce. — Dans une étroite cellule, où elle pleure ses péchés.

Les disciples. — Gloire à la sainte Trinité !

Paphnuce. — Béni soit son nom redoutable, maintenant et dans tous les siècles !

Les disciples. — Amen.


Scène X.


PAPHNUCE seul.

Il y a trois ans[11] que Thaïs subit sa pénitence, et j’ignore si son repentir est agréable à Dieu. Je vais aller trouver mon frère Antoine, pour que, par son intervention, la vérité se manifeste à moi.


Scène XI.


LE MÊME, ANTOINE.

Antoine. — Quel bonheur inespéré ! quel sujet imprévu de joie ! ne vois-je pas Paphnuce, mon frère, mon compagnon de solitude ? C’est lui-même.

Paphnuce. — C’est moi.

Antoine. — Soyez le bien-venu, mon frère, votre arrivée me comble de joie.

Paphnuce. — Je ne suis pas moins satisfait de vous aborder que vous ne l’êtes de me recevoir.

Antoine. — Quel évènement si heureux, si agréable pour nous, vous a fait sortir de votre retraite et vous amène ici ?

Paphnuce. — Je vais vous le dire.

Antoine. — Je le souhaite.

Paphnuce. — Il y a plus de trois ans, une courtisane nommée Thaïs était venue s’établir dans notre voisinage. Non-seulement elle courait à sa perte, mais elle entraînait à la mort une foule d’ames égarées.

Antoine. — Oh ! déplorable désordre !

Paphnuce. — J’allai la trouver sous les dehors d’un amant. Tantôt je m’efforçai de ramener par de douces remontrances ce cœur livré à la volupté, tantôt je l’effrayais par d’énergiques conseils et de terribles menaces.

Antoine. — Ce mélange était bien approprié à ce genre de faiblesse.

Paphnuce. — Elle céda enfin, et, renonçant à ses habitudes, elle se voua à la chasteté et consentit à s’enfermer dans une étroite cellule.

Antoine. — Ce que vous m’apprenez me cause tant de satisfaction, que toutes les fibres de mon cœur en ont tressailli.

Paphnuce. — Il est naturel que votre sainteté se réjouisse, comme moi, de cette conversion ; mais je ne suis cependant pas sans inquiétude. Je crains que cette femme délicate n’ait eu trop de peine à supporter une pénitence si longue et si rude.

Antoine. — La vraie charité est toujours accompagnée d’une pieuse compassion.

Paphnuce. — Je vous demande ces sentimens pour Thaïs. Daignez, vous et vos disciples, réunir vos prières aux miennes, jusqu’à ce qu’une voix du ciel nous fasse connaître si les larmes de notre pénitente ont attendri et amené à l’indulgence la miséricorde divine.

Antoine. — Nous consentons de grand cœur à votre demande.

Paphnuce. — Dieu, dans sa miséricorde, vous exaucera, j’en suis certain.


Scène XII.


LES MÊMES.

Antoine. — Déjà la promesse évangélique s’est accomplie en nous.

Paphnuce. — Quelle promesse ?

Antoine. — Celle qui a dit : Ceux qui uniront leurs prières obtiendront ce qu’ils désirent.

Paphnuce. — Qu’est-il arrivé ?

Antoine. — Paul mon disciple vient d’avoir une vision.

Paphnuce. — Appelle-le.


Scène XIII.


LES MÊMES, PAUL.

Antoine. — Paul, approchez, et racontez à Paphnuce ce que vous avez vu.

Paul. — J’ai vu dans le ciel un lit magnifique, tendu de blanc et que semblaient garder quatre vierges éclatantes. En admirant cette étonnante splendeur, je me disais : Tant de gloire n’appartient à personne autant qu’à mon père et à mon maître Antoine.

Antoine. — Je ne me crois pas digne d’une telle béatitude.

Paul. — À peine avais-je achevé ces mots, qu’une voix divine et tonnante me dit : Cette gloire n’est pas, comme tu l’espères, réservée à Antoine, mais à Thaïs, la courtisane !

Paphnuce. — Gloire à ta bonté ! ô Jésus, fils unique de Dieu, qui as daigné m’accorder cette consolation dans ma tristesse !

Antoine. — Louons le Seigneur ; il en est digne.

Paphnuce. — Je vais aller voir ma captive.

Antoine. — Le temps est venu où vous pouvez lui annoncer son pardon et la consoler par la promesse de la béatitude éternelle.


Scène XIV.


PAPHNUCE, THAÏS.

Paphnuce. — Thaïs ! ma fille adoptive ! ouvrez-moi votre fenêtre, que je vous voie.

Thaïs. — Qui me parle ?

Paphnuce. — Paphnuce, votre père.

Thaïs. — D’où me vient ce bonheur que vous daigniez me visiter, moi, pauvre pécheresse ?

Paphnuce. — Quoique depuis trois ans j’aie été absent de corps, je n’ai pas moins éprouvé une constante sollicitude pour votre salut.

Thaïs. — Je n’en doute pas.

Paphnuce. — Exposez-moi la marche de votre conversion et quels ont été les progrès de votre repentir.

Thaïs. — Je ne puis vous dire qu’une chose ; je sais bien n’avoir rien fait qui fût digne du Seigneur.

Paphnuce. — Si Dieu scrutait toutes nos iniquités, aucune conscience ne pourrait soutenir un tel examen.

Thaïs. — Si cependant vous voulez savoir ce que j’ai fait : j’ai rassemblé, comme en un faisceau, dans ma pensée la multitude de mes fautes ; je n’ai pas cessé de les contempler et de les repasser dans mon esprit. Aussi comme l’odeur infecte de ma cellule ne quittait point mes narines, de même la crainte de l’enfer ne s’est pas éloignée un moment des yeux de ma conscience.

Paphnuce. — Parce que vous vous êtes punie vous-même par le repentir, vous avez mérité votre pardon.

Thaïs. — Plût au ciel !

Paphnuce. — Donnez-moi la main, que je vous aide à sortir.

Thaïs. — Ô vénérable père ! ne m’enlevez pas à ce fumier. Souillée comme je le suis, laissez-moi dans ce lieu digne de mes mérites.

Paphnuce. — Le temps est venu de déposer la crainte et de commencer à espérer la vie éternelle, car votre pénitence a été agréable à Dieu.

Thaïs. — Que tous les anges louent sa miséricorde, puisqu’il n’a pas méprisé l’humble repentir d’un cœur contrit !

Paphnuce. — Persistez dans la crainte de Dieu et dans son amour. Lorsque quinze jours se seront écoulés, vous dépouillerez votre enveloppe humaine, et, votre pèlerinage étant heureusement achevé, vous remonterez dans votre patrie céleste avec le secours de la grace divine.

Thaïs. — Oh ! puissé-je échapper aux tourmens de l’enfer, ou du moins être brûlée par des flammes moins ardentes, car ce n’est pas par mes mérites que je puis obtenir la béatitude éternelle.

Paphnuce. — La grace divine ne pèse point le mérite ; car, si ce don gratuit de la divinité n’était accordé qu’aux mérites, on ne l’appellerait pas la grace.

Thaïs. — Que le concert des cieux, que tous les arbrisseaux de la terre, que toutes les espèces d’animaux, que les gouffres mêmes des lacs et des mers s’unissent pour louer celui qui non-seulement supporte les pécheurs, mais qui récompense par des faveurs gratuites ceux qui se repentent !

Paphnuce. — Dieu a, et de toute éternité, préféré la miséricorde aux châtimens[12].

Thaïs. — Ne me quittez pas, mon vénérable père ; mais restez près de moi pour me consoler à l’heure où mon corps va se dissoudre.

Paphnuce. — Je ne m’en vais point ; je me tiens seulement à l’écart jusqu’au moment où votre ame s’élançant triomphante vers le ciel, je devrai livrer votre corps à la sépulture.


Scène XV.


LES MÊMES.

Thaïs. — Je commence à mourir.

Paphnuce. — Voici le moment de prier.

Thaïs. — Vous qui m’avez créée, ayez pitié de moi et permettez que l’ame que vous m’avez donnée retourne heureusement vers vous.

Paphnuce. — Ô toi qui n’as point eu de créateur, être vraiment immatériel, dont l’essence simple a formé de diverses parties l’homme qui n’est pas comme toi celui qui est, permets que les élémens dont cette créature périssable est composée aillent retrouver le principe de leur origine ; que l’ame, venue du ciel, participe aux joies célestes, et que le corps trouve une couche fraternelle et amie dans le sein de la terre d’où il est sorti, jusqu’au jour où cette poussière se réunissant et le souffle de la vie ranimant ces membres, cette même Thaïs ressuscitera, créature complète, comme elle fut dans sa première vie, pour prendre place entre les blanches brebis du Seigneur et entrer dans la joie de l’éternité ; toi qui seul es celui qui est, toi qui règnes dans l’unité de la Trinité et qui es glorifié dans tous les siècles ! Ainsi soit-il.


  1. « Pressi excellentesque soni. » Pour l’expression excellentes, voy. Martian. Capell., lib. IX, § 931, et Remig. Altisiodorens, ap. Gerbert., Script. de Musica, tom. I, pag. 65. — Pour le sens des mots Pressi soni, voy. Aurelianus Reomensis, auteur du Ixe siècle, dans un traité intitulé Musica disciplina, cap. VI, ap. Gerbert., loc. cit., pag. 35. — Je dois l’explication de la plupart des difficultés musicales de cette scène à l’habileté de M. Anders.
  2. Il est singulier que Hrosvita, qui définit le quadrivium, ne parle pas du trivium. Voyez pour ces mots du Cange (Glossar. Med. et infim. Latinitatis). Le trivium comprenait la grammaire, la dialectique et la rhétorique. Cette division des études au moyen-âge répondait à la division actuelle en sciences et lettres. Le trivium et le quadrivium renfermaient les sept arts libéraux dont Cassiodore, Boëce et Martianus Capella ont traité ex professo ; Boëce emploie même déjà le mot quadrivium (Arithmetic., lib. I, cap. I). D’ailleurs, ce partage des connaissances humaines en sept branches est bien plus ancien que le Ve siècle. On se rappelle la 88me épître de Sénèque, commençant par ces mots : « De liberalibus studiis quid sentiam scire desideras. »
  3. Les éditions de Celtes et de Schurzfleisch répètent le mot mondaine, évidemment par erreur. D’ailleurs, la division de la musique, telle que nous l’avons rétablie, se trouve dans plusieurs auteurs, entre autres dans Boëce (De Musica, lib. I, cap. II), et, pour citer un écrivain plus rapproché de Hrosvita, dans Aurelianus Reomensis (Music. disciplin., cap. III, ap. Gerbert., Script., tom. I, pag. 32).
  4. « Productiones. »
  5. On lit dans Martianus Capella (lib. IX, § 955) : « Sonum, id est tonum, productionem vocavi. »
  6. « Symphonia dicitur modulationis temperamentum. » Censorinus donne définition bien plus claire en disant : « Symphonia est duarum vocum inter se junctarum dulcis concentus. » (De die natali, X, 5). Suivant Cassiodore : « Symphonia est temperamentum sonitus gravis ad acutum vel acuti ad gravem modulamen officiens. » (De Musica, pag. 430, ed. 1589). C’est en abrégeant cette dernière définition que Hrosvita a formé la sienne, aussi obscure qu’incomplète. Il est à remarquer, d’ailleurs, que le mot modulatio a chez Hrosvita une signification différente de celle que nous lui donnons aujourd’hui, et il faut le prendre ici dans le sens de Martianus Capella, qui dit : « Modulatio est soni multiplicis expressio. »
  7. Voy. Isidor. Hispal., Sententiœ de Music., ap. Gerbert., loc. cit., pag. 25. — Martian. Capell., lib. IX, § 955.
  8. C’est là, il faut l’avouer, une assez belle apologie de la science pour un siècle d’ignorance et de barbarie.
  9. Cette pensée vraiment chrétienne est une censure bien remarquable des fondations pieuses par lesquelles on croyait obtenir le pardon de tous les crimes.
  10. « Ô quantum mutata es ab illâ… » On voit que Hrosvita avait lu Virgile.
  11. Le texte porte tres mansurni que Schurzfleish interprète par trois mois ; mais le sens exige trois ans. Peut-être faut-il lire tres mensuroe anni ?
  12. Cette théologie miséricordieuse et le passage que nous venons de voir sur la grace prouvent que la barbarie des mœurs du temps n’était pas entrée dans les doctrines.