Pantagruel (Jarry)/Texte entier
opéra bouffe en cinq actes et six tableaux, musique de Claude Terrasse
Au Temps des croisades (Franc-Nohain) |
1 | acte. |
La Botte secrète (Franc-Nohain) |
1 | — |
Cartouche (Hugues Delorme et Gally) |
3 | — |
Chonchette (R. De Flers, G.-A. de Caillavet) |
1 | — |
Les deux Augures (Franc-Nohain) |
1 | — |
La Fiancée du scaphandrier (Franc-Nohain) |
1 | — |
Godefroy (Courteline) |
1 | — |
L’Ingénu libertin (Louis Artus) |
3 | — |
Les Lucioles (Chorégraphie de Mme Mariquita) |
1 | — |
Le Mariage de Télémaque (Jules Lemaître, Maurice Donnay) |
5 | — |
La Mariée de la rue Brisemiche, pantomime (Courteline) |
2 | — |
Monsieur de La Palisse (R. de Flers, G.-A. de Caillavet) |
3 | — |
Panthéon-Courcelles (Courteline) |
||
Pantagruel (Alfred Jarry, Demolder) |
5 | — |
Pâris ou le bon juge (R. de Flers, G.-A. de Caillavet) |
2 | — |
La Petite Femme de Loth (Tristan Bernard) |
2 | — |
Le Sire de Vergy (R. de Flers, G.-A. de Caillavet) |
3 | — |
Les Travaux d’Hercule (R. de Flers, G.-A. de Caillavet) |
3 | — |
Gribouille (Romain Coolus) |
3 | actes. |
Le Juif-Errant (Franc-Nohain) |
3 | — |
Les Transatlantiques (Abel Hermant, Franc-Nohain) |
2 | — |
Tartarin de Tarascon (Alph. Daudet, Franc-Nohain) |
2 | — |
PANURGE |
MM. | Fabert. |
PANTAGRUEL |
Raynal. | |
FRÈRE JEAN |
Rudolf. | |
PICROCHOLE |
Euryale. | |
DINDENAULT |
Mallet. | |
QUARESMEPRENANT |
Van Laer. | |
PETAULT |
Lavarenne. | |
BRINGUENARILLES |
Revaldi. | |
LE HÉRAUT |
Grossen. | |
Un Pilote |
Échenne. | |
ALLYS |
Mlle | Marie Vuillaume. |
NANIE |
Mmes | Mativa. |
DAME LOURPIDON |
Rambaud. | |
LA SORCIÈRE |
Delhomme. |
ACTE PREMIER
Scène PREMIÈRE
Tire, baille, tourne, brouille,
Verse-moi sans eau !
Mon âme est une grenouille
De tonneau.
Nos entrailles
Sont futailles :
Hay, mouillons,
Compagnons !
Prenons cailles
Par la taille,
Et troussons
Cotillons.
Tire, baille, tourne, brouille !
Lavons la panse de ce veau,
Que ce matin nous habillâmes.
Pardieu ! Buveurs très précieux,
Me suis-je bien montré digne de mes aïeux ?
De Gaster, Mardi gras à mine rubiconde,
Atlas portant le monde,
Briarée aux cent bras,
Grangousier et Gargantua ?
Hourra !
Pantagruel, fils de Gargantua !
Pour nous procurer bon festin,
Nous avons commis maint larcin,
Fait gratuites emplettes,
Puis, pour bien fretin fretailler,
Nous avons, dans le poulailler,
Déniché ces poulettes,
Sans souci des pauvres maris
Qui se morfondront cette nuit !
Vivons joyeux !
Rire, grâce à Dieu,
Est le propre de l’homme !
Vivons joyeux, etc.
Après ces exploits souverains,
Un petit somme est un grand bien,
Oui, vraiment, sur mon âme !
Pour dormir plus profondément,
J’ai décroché du monument
Les cloches Notre-Dame.
Elles gisent sur le parvis,
Qui du choc encor retentit !
Vivons joyeux !
Rire, grâce à Dieu,
Est le propre de l’homme !
Vivons joyeux, etc.
Alors que nous menons cette vie exemplaire,
Devoir de tout homme de bien sur terre,
Dire qu’il est ailleurs de tristes matagots,
Mangeurs de pois chiches et buveurs d’eau.
Conformons-nous aux lois de la bonne nature,
Et dès demain, partons courir les aventures,
Faisant flotter au vent notre fol étendard !
Exaltons la gaîté, le vin et le bel art
Des amours, des ripailles,
Et propageons partout la vaillante godaille !
En attendant, pour être au départ plus dispos,
Je vais goûter quelque repos ;
Battez, si bon vous semble, encore le pavé,
Ô fervents zélateurs de Bacchus, de Noé…
Evohé ! Evohé !
Hourra !
Pantagruel, fils de Gargantua !
Bonsoir, amis, bonsoir. Mais quoi ? Je ne vois point
Mon féal, mon badin,
Mon diseur de bons mots et mon architriclin
Panurge ?
Il est allé payer ses dettes !
Oh ! Oh ! Oh ! Oh !
Ou faire nouvelles conquêtes !
Ah ! Ah ! Ah ! Ah !
J’en suis bien réjoui !
Dans l’un ou l’autre cas, il en a pour la nuit,
Bonsoir !
Amis, bonsoir !
Vivez joyeux !
Rire, grâce à Dieu,
Est le propre de l’homme.
- (Pantagruel entre dans son palais.)
Lavons la panse de ce veau
Que ce matin nous habillâmes.
- (Ils s’éloignent.)
Scène II
Otto to to to to ti
Voire — te voici hors d’affaire,
Ô Panurge, fils de ta mère !
J’avais quitté mes compagnons
Pour faire mes adieux mignons
À Lison aux gentils frisons,
À Berthon aux petits petons,
À Didon, Goton, Margoton,
Honnestes dames de renom,
Et je m’en revenais seulet,
Pimpant, gai comme un pinsonnet,
Méditant de nouveaux bons tours,
Quand soudain, au premier détour,
Des bourgeois, race rancunière,
Chacun hors de sa chacunière,
M’assaillirent en grand esclandre,
Tenant propos de me pourfendre !…
Avec mon courage, sans doute,
J’aurais pu les mettre en déroute ;
Mais j’aimais mieux, dans ce péril,
User de mon esprit subtil,
M’évanouir,
Tel un zéphir
Vzzzzzzzzz…
Et tu pris ta course légère,
Ô Panurge, fils de ta mère !
Voire… otto to to to to ti !
Scène III
Par ici !
Et par là !
C’est bien lui !
Le voilà !
- (Ils s’emparent de Panurge.)
Ahi !
Ha ! coquin !
Malandrin !
Ha ! faquin !
On te tient !
Ha ! bonnes gens, quoi ? quoi ? quoi ? quoi ?
Qui cherchez-vous ? Ce n’est pas moi !
Je dois avoir quelque sosie !
Ou si c’est moi, je me renie !
Nonobstant l’on te reconnaît
Grâce à la forme de ton nez !
À la Hart
Le pendart !
Scène IV
Quel est ce hourvari ?
Frère Jean !
Le prieur !
Voici l’âme damnée
Du roi, le boute-en-train des mauvaises menées !
L’on enlève nos femmes !
Calomnie ! Calomnie !
On pille nos boutiques !
Voire !
On vient de décrocher, infamie, infamie,
Les cloches Notre-Dame aux grandes voix bénies !
L’âme de la cité !
En vérité, en vérité,
Je n’ai point part à l’aventure !
Moi, je t’ai bien vu, je le jure !
De par Dieu !
Pendons-le !
Eh bien ! Eh bien ! mes frères,
Il n’est péché sur terre
Qui n’ait rémission.
Non, non ! point de pardon !
Eh bien, alors, mes frères,
Non point sans le secours de mon saint ministère !
Frère Jean, mon ami, mon bon frère, mon père
Spirituel, mon tout, oh ! sauve-moi !
Hé bien !
Hé bien, comment ! Panurge, tu te plains ?
N’as-tu donc point joui de l’existence,
À pleine suffisance ?…
Les plaisirs sont
Chose éphémère,
Et font place à la désillusion
Amère !
Réjouis-toi, tu vas quitter celte vallée
Et de larmes et de misères.
Ton âme prendra sa volée
Au sein des angéliques sphères.
Dis donc merci, si tu m’en crois,
À ces bénévoles bourgeois,
Pour t’ouvrir — de profundis : —
Le Paradis !…
Eh bien ! Eh bien ! Frère Jean, faux ami,
Faux tout, si par ta faute,
Ta faute, ta très grande faute,
Si je pars le premier
Pour ces sinistres lieux dont Lucifer est l’hôte,
Chaque nuit, chaque nuit,
Mon fantôme viendra te tirer par les pieds !
Étant homme d’Église,
Je t’exorcise.
Mais trêve aux paroles vaines !
Que ton esprit se rassérène,
En la sainte contrition,
Reçois ma bénédiction :
Panurge, allez en paix dans l’éternel repos, —
Ego te absolvo !
À la Hart
Le pendart !
Il doit être puni par où il a péché î
La corde qu’il a prise au saint clocher
De Notre-Dame !
Que justice
S’accomplisse !
Holà hisse !
Ô you you you you !
Arrêtez, arrêtez, sacrilèges !
Pendre un chrétien avec la corde vénérée
De nos cloches sacrées :
Profanation, profanation !…
Vous attirez sur vous
Le céleste courroux.
Excommunication ! Excommunication !
Anathème ! Anathème ! À genoux ! À genoux !
Pitié !
Pitié, pitié ! Ha ! Monsieur le prieur,
Épargnez-nous !
Non, non !
Non, non !
Ha, Monsieur le prieur ! pardonnez-nous !
Non, non !
Non, non !
Pitié, pitié, pitié ! mon père !
Eh bien ! eh bien, devant ce repentir sincère,
Mes frères, je me sens fléchir :
Ainsi que le Seigneur a dit à ses apôtres,
Aimez-vous les uns les autres !
Ainsi donc,
Il faut que le pardon appelle le pardon.
Pardonnons-nous les uns les autres !
Pardonnez d’abord à Panurge, votre frère,
Puis, que chacun de vous rentre en sa chacunière,
Et demain avant l’aurore,
Vous entendrez encore
Effaçant l’infamie,
Les cloches Notre-Dame aux grandes voix bénies.
|
le chœur
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Pardonnons-lui, pardonnons-lui. |
Ensemble. |
panurge et frère jean
|
Rentrez, rentrez en vos logis, |
Scène V
|
chœur, lointain des Escholiers, Ribauds et Ribaudes.
|
Vivons joyeux, |
Ensemble. |
panurge
|
Ah ! ce sont eux, mes gentils compagnons, |
Ô pourceau d’Épicure,
Tu n’es donc pas guéri de par cette aventure ?
Panurge, tu faillis bien changer sans recours,
Ta devise de « courte et bonne » en « haut et court » !
Je ne donnerais pas quatre liards de ta peau,
Si ce départ vraiment n’arrivait à propos
Pour toi, Panurge, et même, j’ose dire,
Pour notre Sire !
Puisse une belle reine, au cours de ce voyage
Du roi Pantagruel fixer l’esprit volage !
Et toi, ne veux-tu pas perpétuer ton nom
Et faire souche un jour de petits Panurgeons ?
Voire,
J’aime mieux boire !
Bois, être impur ! Et moi
Je vais prier pour toi,
Car bientôt de Thélème, abbaye voisine,
Vont tinter les clochettes des matines.
In Domino gaudeamus !
|
panurge
|
In vino gaudeamus ! |
Ensemble. |
frère jean
|
In Domino gaudeamus ! |
- (Panurge se jette sur un banc, tandis que sort Frère Jean, puis il tire un flacon de sa gibecière.)
Scène VI
Le vin est frais, le vin est bon,
Mais la bouteille est sa prison,
Il faut le changer de maison,
Viens, mon petit, dans mon bedon.
- (Il boit. La Sorcière, accroupie, et jusqu’alors immobile, écarte ses voiles qui la faisaient ressembler à quelque borne de la place.)
Malheur à l’homme qui boit seul.
Vieille, d’où sors-tu cet oracle ?
De la Cour des Miracles.
Veux-tu connaître ton destin,
Panurge, homme de bien ?
Donne-moi ta main.
Dis-moi où je serai demain ?
Tu vas voyager loin de ta patrie,
Tu verras la Barbarie.
La Barbarie ?
La Mésopotamie,
La Lybie.
La Lybie ?
La Transylvanie,
Les deux Arménies,
Et les trois Arabies.
Et les trois Arabies,
Hi hi hi,
Ha ha ha.
Tu parviendras enfin
À Salmigondin,
Capitale du pays de Satin.
Voire !… est-ce loin ?
Aussi loin que le Paradis,
En vérité, je te le dis.
Benedicamus Domino,
Et in terra et in cælo !
Benedicamus Domino
Et in terra et in vino !
Oh ! Oh ! Voilà qui est bien.
Mais que ferai-je au pays de Satin ?
Tu verras une belle princesse,
Pantagruel l’épousera.
Ah, ah, ah, ah !
Et aussitôt, par politesse,
Comme lui, tu te marieras.
Voire ! voire !
Malheur à l’homme qui vit seul.
Vieille, d’où sors-tu cet oracle ?
De la Cour des Miracles.
- (Paraissent les truands, bossus, nabots et culs-de-jatte de la Cour des Miracles.)
Oui, que serai-je avec le temps ?
Cocu, cocu, cocu, cocu.
Les oreilles me cornent !
J’entends tous les diables !
Je n’aime point les diables !
Ils me fâchent et sont mal plaisants !
Allez-vous-en.
- (Ils disparaissent.)
Scène VII
Allons ! Allons ! Panurge, à quoi donc penses-tu ?
N’est-il pas incongru
Que moi, ton non seigneur,
Je doive ici chercher mon serviteur ?
J’étais ici fort soucieux,
Je rêvais mariage prodigieux.
Tu rêvais mariage ! Ô la grande merveille !
J’ai la puce à l’oreille :
Ô vous, en gai savoir expert plus que personne,
Et qui fîtes quinauds les docteurs de Sorbonne,
Du mariage je vous prie
Dites-m’en votre avis ?
Si vous croyiez que mieux valût
Pour moi n’y penser plus,
Je finirais au besoin
Par ne me marier point.
Point donc ne vous mariez !
Voire ! Mais vous savez qu’il est écrit :
Væ soli !
L’homme seul n’a jamais telle joie
Qui se voit entre gens mariés…
Mariez-vous donc, de par Dieu !
Voire ! Mais si ma femme me trompait.
J’aime bien les maris trompés,
Et les fréquente volontiers,
Mais ne le voudrais être point :
Je serais bien mal en point.
Point donc ne vous mariez !
Car Senèque certifie
Que ce qu’aux autres l’on fit,
Quant à l’ornement du front,
Les autres nous le feront.
Voire ! Dites-vous cela sans exception ?
Sans exception il est dit.
Voire ! Mais, puisque de femmes
Je ne peux me passer,
N’est-ce le mieux d’épouser honnête femme,
Pour faire, à ce régime,
Beaux enfants légitimes,
Fils d’homme marié ?
Mariez-vous donc, de par Dieu !
Voire ! Mais si de la sorte
Ma femme plus forte
Me met à la porte,
Cela m’irait moins !
Point donc ne vous mariez.
Voire ! Je ne crois pas au célibat
Pour être heureux.
Mariez-vous donc, de par Dieu !
Voire ! Mais encor
C’est mon or
Qu’elle prend, vous riez ?
Point donc ne vous mariez.
Voire ! Espoir,
Adieu !
Mariez-vous donc, de par Dieu !
Voire !
Voire !
Dites-vous que le mariage
A de périlleux apanages,
Tout pareils à ce coquillage
Que nous nommons, que nous nommons,
La corne de Hammon.
La corne de Hammon ?
C’est, Panurge, écoute bien,
Un coquillage bigorne,
À couleur d’or, et forme d’une corne.
Corne ?
Corne de bélier, comme est la corne
Corne ?
Corne de Jupiter Hammonien !
On dit que sont vrais et infaillibles
Les songes qu’il donne :
Comme les oracles divins,
Par la porte d’ivoire
Entrent les songes confus,
Trompeurs et incertains,
Comme à travers l’ivoire
Possible n’est rien voir
Par la porte de corne.
Corne ?
Corne !
Entrent les songes certains
Vrais et infaillibles,
Comme à travers la corne…
Corne !…
Corne — tout apparaît clairement
Et distinctement.
Mais, mais, mais, mais,
Si telle est la loi de nature,
Vous encourez même aventure.
Voire. — Il faut bien mériter
D’avoir postérité,
Et l’on ne doit se soucier
Que de laisser un héritier !
J’affronterai ces périls vôtres,
Étant homme comme les autres.
Le mal n’est si grand qu’on l’estime,
Et je ne puis que prier Dieu
Qu’il me donne un fils légitime
Comme en ont les gens mariés.
Mariez-vous donc, de par Dieu !
Marions-nous donc, de par Dieu !
Hourra ! Hourra !
Scène VIII
Seigneur, le peuple vient
Avant le départ, saluer son souverain.
Hé bien, bien, bien,
Voilà qui est bien !
Officiers, chambellans, courtisans et valets,
Ouvrez à deux battants les portes du Palais !
Hourra ! Hourra !
Peuple, je vais partir aux régions lointaines,
Ainsi qu’ont fait jadis mes aïeux les géants ;
Par les paisibles flots de mon fleuve de Seine,
Je m’embarque aujourd’hui vers le vaste Océan !
Hourra ! Hourra !
Très illustres buveurs,
Goutteux très précieux,
En l’honneur de nos adieux,
Trinquons de par le bon Bacchus !
Trinc !
Trinquons de par le bon Bacchus !
Trinquons de par le bon Bacchus !
Faites honneur à la dive bouteille,
Prenez bien soin de ce trésor divin !
Faisons honneur à la dive bouteille,
Prenons bien soin de ce trésor divin !
À mon retour, que vos trognes vermeilles
N’aient rien perdu de leur joyeux carmin !
À son retour, que nos trognes vermeilles
N’aient rien perdu de leur joyeux carmin !
Mes bons amis, autour de la bouteille,
Gaudissez-vous, faites honneur au vin !
Mes bons amis, autour de la bouteille,
Gaudissons-nous, faisons honneur au vin !
Heureux coquins que je tiens, que je mène,
Heureux coquins que je tiens par la main !
Heureux coquins que tu tiens, que tu mènes,
Heureux coquins que tu tiens par la main !
Trémoussez-vous, secouez vos bedaines,
Trémoussez-vous, faites honneur au vin !
Trémoussons-nous, secouons nos bedaines,
Trémoussons-nous, faisons honneur au vin !
Heureux coquins, que je tiens, que je mène,
Heureux coquins que je tiens par la main !
Heureux coquins que tu tiens, que tu mènes,
Heureux coquins que tu tiens par la main !
Ohé. ohé !
Le navire est paré !
Fasse le Ciel que bientôt vous revienne
En ses États votre bon souverain !
Fasse le ciel que bientôt nous revienne
En ses États notre bon souverain !
Que la plus belle des belles des reines
À notre sire ait accordé sa main !
Que la plus belle des belles des reines,
À notre sire ait accordé sa main !
À nos santés, buvez à coupes pleines,
À nos santés, buvez soir et matin !
À leurs santés buvons à coupes pleines,
À leurs santés buvons soir et matin !
Vivez joyeux !
Adieu !
Adieu !
ACTE II
Une salle du Palais de Picrochole.
Scène PREMIÈRE
Brodons le manteau magnifique,
D’un tissu sans pareil encor,
Fait de la laine unique
Des béliers de la Toison d’Or.
Encore quelques points à peine
Et notre jeune souveraine
Parée de cette broderie
Pourra se rendre à la cérémonie
Où l’un des puissants rois des empires voisins,
Où l’un des puissants rois doit obtenir sa main.
Lequel sera-ce donc, à votre avis, Nanie,
Espiègle et jolie ?
Nanie notre amie,
Et de la princesse Allys, amie.
Sera-ce Quaresmeprenant ?
C’est un prétendant séduisant !
Fort séduisant !
Fort séduisant !
Mais d’un éclat sans pareil brille
La race de Bringuenarilles !
Bringuenarilles !
Bringuenarilles !
Ajoutons que le roi Petault
Est sans reproche et sans défaut.
Le roi Petault !
Le roi Petault !
Travaillez, travaillez !
Travaillons !
Travaillons !
- (Les Brodeuses reprennent le chœur du début : Brodons le manteau magnifique… cependant que Nanie, tout en distribuant des écheveaux aux brodeuses, leur dit :)
Il faut empêcher que le manteau soit fini,
À tout prix.
Je n’ai plus d’écheveau, Madame,
Pour la barbe de Priam.
Priam en mange tant vraiment
Que c’en est affligeant.
Madame, en revanche,
Moi, je n’ai plus de laine blanche,
Hélas !
Pour les cheveux de Ménélas !
Madame ! Et même
Moi non plus, je n’en ai plus pour Mathusalem.
Madame…
Madame…
Madame, nous n’avons plus
De laine !…
Quoi, plus de laine ?
Plus de laine !…
Ô ciel, mais ni moi non plus !…
Mais comment, petites vilaines,
Vous n’avez plus du tout de laine ?
Ne faites pas autant de bruit :
La Princesse entend… La voici !
Scène II
Pourquoi crier à perdre haleine ?
Princesse, nous sommes en peine
Votre manteau n’est pas fini.
Ces petites vilaines
Ont gaspillé la laine ;
Nous en avions quenouilles pleines,
Courons les regarnir encore
Au temple de Cypris, aux amours tutélaires,
Qui, dans le sanctuaire,
Garde le doux trésor.
Courons, courons !
Scène III
Vous ne trouverez rien :
Les petits lutins
D’amour sont malins.
Oh ! Nanie,
Si tu m’aimais.
Tu devrais
Montrer quelque mélancolie,
Car aujourd’hui se décide toute ma vie.
Oh ! Princesse,
Cypris, la bonne déesse,
A guidé la main
D’un petit lutin
Pour qu’il jetât la laine
Dans la caverne souterraine
Que gardent les dragons,
Centaures et griffons :
Plus de laine, plus de laine,
Et le manteau ne sera pas fini.
Ciel ! Qu’as-tu dit ?
Que grâce soit rendue à la bonne déesse
Qui donne aux petits lutins tant de hardiesse !
Oh ! Princesse !
La beauté, la jeunesse
Appellent le bonheur,
Comme le soleil sur les fleurs.
Le bonheur va fleurir,
Croyez en l’avenir.
- (Elle regarde vers le côté par où dame Lourpidon et les brodeuses sont sorties.)
Je vais savoir ce qu’elles font
Et les effrayer des griffons.
Pensez à l’avenir,
Pensez à l’avenir !
L’avenir — je sais trop bien
Que rien de nouveau n’advient
Dans celte île inaccessible,
Et je rêve à l’impossible…
Et pourtant, j’entendis, aux jours de mon enfance,
D’anciennes romances
Qui chantaient que des héros
Traversaient les vastes flots,
Bravaient les tempêtes lointaines,
Pour conquérir le cœur des reines.
L’enchantement
Des anciens temps
Persiste encor :
Ô séduisants
Princes charmants,
Couronnés d’or,
Dans la forêt embaumée,
Vous disiez à la bien-aimée,
De roses parée —
Ô la plus belle des belles, que vous l’aimiez, —
L’enchantement
Des anciens temps
Persiste encor :
Ô séduisants
Princes charmants,
Couronnés d’or, —
Ce sont eux
Qui jadis
Au temple de Cypris
Pendirent la Toison du bélier fabuleux…
Peut-être viendra-t-il, le chevalier vaillant
Comme Roland,
Fort dans les combats
Comme Fier-à-Bras,
Prodige de valeur,
Tel Guillaume-sans-Peur,
Beau comme fut
Le roi Artus ;
Aimant la vie éblouissante,
Tout ce qui luit, tout ce qui chante,
Et tout ce qui festoie
Dans la nature en joie…
Mais hélas ! je sais trop bien
Que rien de nouveau n’advient
Dans cette île inaccessible,
Et je rêve à l’impossible…
- (Elle s’endort.)
Scène IV
Tin, tin
Tin, tin
Tin, tin, tin, tin.
Tes amis, les petits lutins,
Vont te montrer l’avenir prochain,
Douce Princesse,
Parure et liesse
De ce beau pays de Satin ;
Tin, tin, tin, tin,
Regarde avec les yeux du rêve !…
Voici, voici venir les ancêtres fameux
Du vaillant que ton cœur appelle,
De Jason l’intrépide à Lancelot le preux,
Partis pour conquérir la Toison la plus belle.
- (Défilé des géants.)
Ici paraît Jason !
Ici paraît Orphée !
Ici paraît Hercule !
Là Castor et Pollux.
À présent Amadis :
À présent Lancelot !
Tout en dormant voyez cette merveille,
Voici le géant le plus fort,
Pour lui sera la Toison d’Or !
Voici le roi de la Dive Bouteille.
C’est le roi du pays de merveille !
- (Apparition de Pantagruel suivi de Panurge et de Frère Jean.)
- (Trompettes au lointain annonçant les prétendants.)
Qu’est-ce donc, j’ai rêvé ?
- (La grande porte du fond s’ouvre sur la grande salle du Palais.)
Vos prétendants demandent audience.
Ah ! je ne crains plus leur odieuse présence.
Viens, rieuse Nanie
Écouter mon rêve loin de leur compagnie.
- (Elles sortent.)
Scène V
Sa Majesté Quaresmeprenant, roi
De Tapinois !
Sa Majesté Bringuenarilles, roi
De Tohu,
Et de Bohu !
Et Sa Majesté sans reproche et sans défaut,
Le Roi Petault !
Ces beaux habits,
Je le prédis,
Ces habits de cérémonie
Vont plaire à la fille du roi.
À Quaresmeprenant, Petault, Bringuenarilles,
Le Roi ne pourra pas, non, refuser sa fille.
Car nous avons contre lui d’occultes pouvoirs, —
Il en est informé par nos soins, — à savoir :
Nous pouvons déchaîner, sans expliquer comment,
Entre autres mille tourments,
Contre lui, la faim,
La soif,
La peste,
La mort.
Et quoi plus encor ?
C’est suffisant
Pour le moment.
Contre male fortune il doit faire bon cœur.
De la princesse Allys, pour avoir les faveurs,
Je vous le dis en confidence,
J’ai corrigé ma corpulence,
Regardez-moi ce torse-ci.
Et moi aussi.
Et moi aussi.
Moi, j’arbore une chevelure,
Qui ne doit rien à la nature :
J’ai déguisé ma calvitie.
Et moi aussi.
Et moi aussi.
Tous trois nous avons tout pour plaire :
Entre nous, vraiment quel choix faire ?
Je ne sais quel sera l’élu.
Ni moi non plus.
Ni moi non plus.
Ce moment de sincérité
Dissipe nos rivalités ;
Donnons-nous, donc, chers camarades
Une fraternelle accolade ;
Pour moi, je n’y résiste plus.
Ni moi non plus.
Ni moi non plus.
Ni moi non plus.
Ni moi non plus.
- (Ils se donnent l’accolade.)
Scène VI
Que la maie peste emporte
Ces tyrans chez Lucifer,
Je les mettrais à la porte
S’ils n’étaient sorciers d’enfer.
Prenez garde !
Seigneurs, vous êtes admirables.
Et vos charmes considérables
Sont au-dessus, en vérité,
De la mesquine humanité !
Salut, salut à Votre Majesté,
Salut, salut à la belle princesse.
Salut, salut, illustres souverains !
Ô roi, dans ce jour de liesse,
Qui décide de nos destins,
De ta fille, Allys, la Princesse,
Nous venons demander la main.
La Princesse, selon une coutume antique,
Doit revêtir d’abord le manteau fatidique.
Scène VII
Fatalité !
Calamité !
Le trésor a disparu, le trésor
De la Toison d’or !
Le trésor ?
Le trésor ?
Hélas, destin ennemi,
Le manteau n’est point fini !
Est-ce ainsi que Picrochole
Tient sa royale parole ?
Tu laissas dérober ce trésor précieux
Que d’illustres héros, au temps de tes aïeux,
Rapportèrent en ton empire,
Et que, de conserver, cent rois s’enorgueillireni !
Parle, parle, infidèle gardien !
Parle !
La laine reposait au fond du sanctuaire,
Ainsi qu’elle y dormait depuis des millénaires
Sous la protection de Cypris tutélaire ;
Au trésor, nul mortel n’eût pu porter la main
Sans être consumé par le pouvoir divin ;
Si la Toison sacrée a disparu soudain,
La déesse Cypris, pour quelque obscur dessein,
L’a fait évanouir au fond de ses mystères.
En cet événement prodigieux, mon père,
Comme vous, je vois un signe divin.
Oui, la déesse veut que j’accorde ma main
Au vaillant qui, selon les illustres exemples
Des antiques héros et des preux paladins,
Saura reconquérir, d’un exploit merveilleux,
Et rependre aux voûtes du Temple
La magique Toison des béliers fabuleux.
Prétendants à la main de ma fille, et mes hôtes,
Sentez-vous en vos cœurs bouillonner le courage
De ces héros des anciens âges
Les légendaires Argonautes ?
Certes, nous renouvellerons
Le haut fait de Jason.
Ô Ciel ! Le pourraient-ils ?
Pour que l’heureux vainqueur ramène des béliers,
Intact et florissant, l’éblouissant troupeau,
Je vous adjoins, ô rois, un digne moutonnier :
Que l’on fasse venir mon berger Dindenault !
Dindenault ! Dindenault !
Scène VIII
Bonjour, messieurs, bonjour, mesdames,
Bonjour, tretous !
Prospérités infinies
À la noble compagnie !
Que puis-je faire, en mon petit emploi,
Pour le service du roi ?
Connais-tu. berger, l’endroit
Où de la Toison d’or se trouvent les moutons ?
Sire, c’est, dit-on,
En un lieu fort lointain et des plus dangereux.
Des plus dangereux ?
Une île escarpée et sans bords,
Où des dragons furieux
Jettent du feu par les naseaux.
Vraiment, du feu par les naseaux ?
Il est autour du troupeau
Des serpenteaux, des diableteaux !
Des serpenteaux, des diableteaux ?
Moutonnier, je t’ai désigné
Afin d’accompagner
Ces très illustres rois
En ces pays remplis d’effroi.
Je suis prêt, seigneur, à tout affronter, —
- (Aux rois.)
Afin de mériter vos générosités.
Gloire aux exploits fameux
Des nouveaux Argonautes ;
Qui partent, sans terreur, pour la lointaine côte !…
Et feront oublier les plus vaillants des preux.
ACTE III
Scène PREMIÈRE
Ô très illustres rois, fêtons
Votre salut, celui de vos moutons,
Sans doute, étiez-vous rois pasteurs ?
Sans doute, sans doute, seigneur,
Mais sans doute, étions-nous en mauvaise posture,
Vous nous avez tirés de la male aventure.
N’en parlons plus, buvons, buvons,
Ô rois,
Ce plein hanap de bon vin lanternois.
Buvons, buvons, le cœur joyeux,
Le vaisseau n’en ira que mieux !
Ho !… buvons gaillardement
À notre bonheur présent.
Le bonheur dans mon voyage
Est mon précieux bagage.
Sur ma route les délices
Chantent leur ardent éveil,
Les chagrins s’évanouissent
Ainsi que neige au soleil.
Je laisse par delà les vagues irisées
Des îles pavoisées,
Des cités en frairies,
Et je m’en vais, semant de patrie en patrie
Inextinguible et beau le rire tout-puissant,
Comme firent jadis mes aïeux les géants.
Buvons, seigneurs, buvons à la joyeuse chance
De vous avoir sauvés de la mer en démence.
Scène II
J’en suis fâché pour vous, mais la mer recommence,
Les flots entrent en danse.
Frère Jean, tu parais triste et mélancolique.
N’entendez-vous donc rien murmurer sur les flots ?
Amis, sur cette mer court un frisson tragique,
Et sous ces vagues, couve un réveil de sanglots,
Si c’étaient, ô miracle, et la tête et la lyre
D’Orphée ? — Après que les Ménades en délire
Eurent mis le beau corps du poète en lambeaux,
Elles jetèrent tête et lyre dans les flots.
L’épave surnageante
Éternellement se lamente,
La lyre
Soupire
Et vibre sur la mer.
Écoutez, écoutez au gré des vents mouvants,
Tête et lyre
Harmonieusement exhalent un dernier chant.
On n’entend plus frémir que l’océan profond.
Orphée est endormi dans l’éternelle gloire !
Voire !
Seigneurs, ces antiques histoires
Me mettent l’âme en désolation,
Fuyons, seigneurs, fuyons.
Alerte ! Mousses, matelots et passagers,
Car une tempête est prochaine,
Voiles bas, artimon, misaine,
Notre navire est en danger !
- (Coups de tonnerre.)
La mer commence à s’enfler
Et gronder.
Du fond du gouffre
J’entends l’ouragan souffler,
L’air est surchargé de soufre,
C’est l’antique chaos,
Éléments confondus !
Alerte, matelots,
Ou nous sommes perdus !
Je veux rire. Ah ! Ah ! Plus fort que le tonnerre,
Ne craignons rien que l’eau qui peut choir en nos verres.
Zalas, zalas, bé bé bé bé bou bou bou paisch !
Au secours, au secours ! Frère Jean, es-tu là ?
Sire Pantagruel, ne me quittez pas.
Je vous en prie.
Fi, le lâche ! Fi, le pleutre !
Ô sottise !
Ô couardise !
Allons, tiens-toi debout,
Fainéant, aide-nous !
Ah ! à moi, Dieu sauveur,
Ah ! Ah ! J’ai belle peur,
Voyez cette vague, elle monte, elle monte,
Elle monte, elle est sur nous.
Bou, bou, paisch ! hu hu hu ho !
J’en ai plein le gosier.
Hatch ! Il m’en est entré plus de dix-huit seillaux
Et j’en suis tout bevezinemassé !
Voyons, Panurge, un peu de cœur,
Tu te vantais de ta valeur,
Je suis là, n’aie donc plus peur.
Bou, bou, bou, bou, je veux
Faire un vœu.
Je vous promets une chapelle
Si vous me tirez de là,
Saint Michel,
Et Saint Nicolas,
Et vous tous, les beaux angelots
Et si les saints
Ne suffisent point,
Je promets un beau sacrifice aux dieux marins.
Ils aimeront mieux, je crois,
Plus grasse victime que moi !
Zalas, zalas,
Otto, to to to ti,
Hatch, Hatch,
Je naye, je naye,
Ô bonnes gens
Je naye.
Oh ! attendez, attendez. Je n’ai pas fait mon testament.
Il n’est plus temps,
Consummatum est ! Tout est fini !
Magna, magna,
Gna, gna, gna, gna,
Fi ! Fi ! qu’il est laid, le pleurard,
Fi ! Fi ! le couard, le criard !
Je donne ma fortune entière
À qui me mettra vite à terre !
- (Tonnerre.)
Vertu Dieu, c’est bien tonné,
Tout l’enfer est déchaîné.
Tous les diables dansent aux sonnettes.
- (Cependant la tempête se calme. On entend :)
Bé ! Bé ! Bé ! Bé !
Dans mes transes mortelles, quoi,
J’entends des moutons !
Tu vois, cette mer en furie
Est devenue verte prairie.
Ohé ! Ohé !
Nous sommes sauvés !
Le beau soleil
Qui luit au ciel
S’est fait revoir.
Nous reprenons espoir.
Vilaine mort,
Je puis encor
Rire de toi.
Je suis en joie,
La vie est belle, le ciel est beau, tout est beau !
Loué soit Dieu, car le jour est fériau
Nau Nau Nau.
Ah ! le gaillard,
Ah ! le vantard,
Courageux sur le tard !
Ah ! le rempart
De tous les couards,
Et leur porte-étendard !
Ah ! les gaillards,
Braves et couards,
De peur ont eu leur part.
Alleluia !
Scène III
Bé, bé, bé, bé, bé !
Ho ! ho ! ho ! ho ! Tous ces moutons.
Ces animaux innocents
Saluent par leurs bêlements
Le retour du beau temps !
Et le beau temps et la tempête
Les font crier sur tous les tons.
Les sottes bêtes
Que des moutons !
Ingrat, faut-il que des moutons
Te fassent la leçon !
Bé ! Bé ! Bé ! Bé !
Ah ! ces moutons, pour moi, du ciel seront tombés,
Je m’en vais accomplir mon vœu
Aux dieux marins. Vous allez voir beau jeu
Si la corde ne rompt.
Ça, moutonnier, je vous prie de grâce,
Vendez-moi l’un de vos moutons.
N’en vends qu’un, de par Dieu,
À prix avantageux.
Hé bien ! Hé bien !
Notre ami, mon voisin.
Comme vous savez bien railler les pauvres gens,
Que feriez-vous de l’un de mes moutons ?
Mèneriez-vous en champs paître la pauvre bête ?
Ha ! vous êtes plaisant !
Voire.
Vous êtes, je crois,
Le bouffon du roi ?
Ah ! Ah !
Voire.
Vous allez voir le monde ?
Voire. Qu’en as-tu à faire ?
De quoi te mêles-tu ?
Faut-il tant de questions
Pour vendre un mouton ?
Comme je veux, je les vends,
Je suis marchand,
Mes moutons sont à moi,
Chacun vend à sa manière,
Et c’est mon droit assurément.
Ne vous courroucez point, bonhomme,
Et passez-lui sa fantaisie,
Vendez-lui un de vos moutons.
Combien ?
Comment l’entendez-vous, notre ami, mon voisin ?
De nos moutons, la belle laine
Vaut quatre fois son pesant d’or.
Croyez-vous qu’elle vous convienne ?
J’en doute fort !
Et pourquoi ? s’il vous plaît, vendez-m’en un,
Voici l’argent comptant
En écus trébuchants,
Bien sonnants.
Dites la somme. Combien ?
Ha notre ami, mon voisin,
Écoutez ça un peu de l’autre oreille.
Mes moutons sont une merveille.
Voyez-moi ce gros mouton-là,
Tous les deux dans une balance,
Il vous enlève avec aisance,
De la même façon qu’un jour
Vous serez pendu haut et court !
Ne vous échauffez donc point,
S’il vous plaît, vendez m’en un
El je vous le paierai bien.
Combien ?
Comment l’entendez-vous, mon voisin, notre ami ?
Je les amène d’un pays où les pourceaux,
(Dieu soit avec vous), sont nourris d’ortolans,
Les truies, (sauf l’honneur de la compagnie),
Les truies n’ont à manger
Que des fleurs d’oranger.
C’est pourquoi vendez m’en un.
Combien ?
Comment l’entendez-vous, notre ami, mon voisin ?
Par tous les champs auxquels ils passent,
Le blé y provient comme si Zeus y eût passé.
De leurs pss pss les quintessantiaux
Tirent le meilleur salpêtre du monde.
De leurs crottes
Les médecins guérissent soixante et dix-huit
Espèces de maladies,
Dont le mal Saint-Eutrope,
Dont Dieu nous sauve et garde.
Qu’en pensez-vous, notre voisin, mon ami ?
Aussi ces moutons
Me coûtent-ils bon !
Coûte et vaille, vends-lui si tu veux,
Si non, ne lui vends point,
Mais finissons-en !
Soit, pour l’amour de vous, j’acquiesce,
Mais, il les paiera la pièce
Quatre écus d’or, en choisissant.
C’est beaucoup.
Tel qui trop tôt veut riche devenir
Retombe en pauvreté.
Pourtant, benoît Monsieur,
Voici l’argent.
- (Il appelle les moutons pour faire son choix.)
Br br br br…
Oh ! qu’il a bien su choisir, le chaland,
Le gaillard s’y entend,
Vraiment le bon, vraiment.
Bé, bé, bé !
Ô la belle voix,
Bien belle et bien harmonieuse,
Ô Neptune ! Ô Néréides !
Dieux de l’élément humide,
Ô tritons,
Je vous offre ce mouton.
- (Il le jette à la mer.)
Ho ! il l’a jeté à l’eau.
Un autre suit le premier. Oh !
Arrêtez-les, arrêtez-les !
Arrêtez-les, arrêtez-les !
Mais voyons, dépêchez, ils vont tous se noyer,
Ils vont tous se noyer.
Ho ! voyez-les sauter à la file,
Les sots animaux !
Tous les moutons sont à vau-l’eau,
Arrêtez-les !
Ah ! Ah ! Ah !
Main forte, Robin Thibault !
- (Les rois sautent à l’eau à tour de rôle, entraînés par les moutons.)
Oh ! Ah ! Ah ! Oh ! Panurge, qu’as-tu fait ?
Sire, j’ai fait merveille.
Et vous pourrez à peine en croire vos oreilles.
Vous rendrez grâce à mon adresse.
Ces moutons barraient le chemin
Du pays de Satin.
Ô fol ami, toujours ton rêve.
Oui, sire, j’y pense sans trêve.
À ces trois rois, rencontre advienne
De quelque baleine
À l’exemple de Jonas.
Nous allons toucher terre.
Souviens-toi donc de faire,
Selon ton vœu,
Une chapelle ou deux
À Messieurs
Saint Michel et Saint Nicolas,
Et à tous les beaux angelots.
Écoute, Frère Jean,
Le péril est passé,
Je n’y veux plus penser.
Et quant à la chapelle,
Je veux la faire au fond de l’eau.
Et comme disait Pasquino :
« Lorsque l’on n’en a plus besoin,
Adieu le saint, adieu le saint ! »
Il veut la faire au fond de l’eau,
Et comme disait Pasquino.
« Lorsque Ton n’en a plus besoin,
Adieu le saint, adieu le saint ! »
Tu te damnes comme un vieil diable,
Il est écrit :
Mihi
Vindictam,
Et cætera !
Matière
De bréviaire.
Je veux Il veut |
la faire au fond de l’eau |
Et comme disait Pasquino :
« Lorsque l’on n’en a plus besoin.
Adieu le saint, adieu le saint ! »
Terre ! Terre ! Terre !
ACTE III
Joyeux seigneurs à raine rubiconde,
Qui voyagez de par le monde,
Soyez les bienvenus !
Les bonnes gens !
Sachez pourquoi nous voyageons
Nous cherchons
Pour calmer le souci de nos âmes,
Nous cherchons femme…
Et nous allons
Pour ce précieux butin
Au pays de Satin !
Quelle folie !
Buvez plutôt du vin sans eau
Le coude haut.
Par la coupe d’oubli
Les maux sont abolis.
Laissons-Dous donc convaincre
Par l’avis populaire !
Dis, que fais-tu pour vaincre,
Manant, la misère
Et les maléfices ?
Je bois, je bois !
Dis-moi comment s’emploie
Dans les jours de joie
Gain et bénéfices ?
Je bois, je bois !
Que fais-tu si ta femme
Te trompe, l’infâme,
Ensuite te raille ?
Je bois, je bois !
Où prends-tu courage
D’affronter l’orage
Ou bien la bataille ?
Je bois, je bois !
Dis-moi comment s’endure
Le vent, la froidure
Au fond des cépées ?
Je bois, je bois !
Par quelle médecine
Toute humeur chagrine
Vite est dissipée ?
Je bois, je bois !
Comment les épousailles
Et les funérailles
Sont solennisées ?
Je bois, je bois !
Comment la soif ardente
Dont le feu tourmente
Veut être apaisée ?
Je bois, je bois !
Je ris quand je bois,
Ennuis,
Soucis,
Fuyez loin d’ici.
Travers,
Revers
Meurent dans le verre.
Buvez sans eau,
Et le coude haut.
Et maintenant, que tout chagrin s’oublie,
Trouvez en ces beautés, une heure de folie !
Je vous retrouverai, je suis homme d’Église :
Ma présence en ces lieux ne serait point de mise.
Trinc ! Trinc !
Trinc ! Trinc !
Chez les Gastrolâtres. — Rôtisserie. — Taverne. — Sur un des côtés, cuves et tonneaux sur lesquels s’installeront Panurge et Pantagruel.
Cortège. — Instruments variés : violons, mandolines, guitares, bassons. — Figuration qui encadrera le ballet ; cuisiniers, gâte-sauces. Rifle-andouilles et Taille-boudins prennent place autour de la salle. Pour charmer Panurge et Pantagruel et leur prouver l’inutilité d’aller si loin chercher femme, des mimes et des danseuses viennent leur montrer que l’amour et la beauté sont au fond des coupes et non pas au pays de Satin.
Un premier quadrille entre, portant des amphores. — Ses danseuses entourent l’Amant, cherchent à l’entraîner et le faire boire ; mais il les repousse.
Entrée de la danseuse étoile. — Scène de coquetterie avec le travesti ; mais tout à ses chagrins d’amour, il ne répond pas à ses avances. Elle appelle alors ses compagnes pour lui verser du vin. Il finit par vider la coupe qui lui est tendue.
Le vin commence à étourdir l’Amant qui esquisse des pas bachiques. La danseuse et les quadrilles l’entraînent dans une ronde de plus en plus mouvementée.
Le vin a opéré son œuvre bienfaisante ; scène d’amour. — Cest l’Amant maintenant qui recherche et implore les faveurs de la danseuse.
Leur exemple est contagieux. Ce ne sont plus seulement les quadrilles, ce sont tous les personnages en scène qui rythment la danse en choquant leur verre. Puis cette danse devient générale et tout se termine par une bacchanale échevelée.
ACTE IV
Au pied d’une terrasse du palais de Picrochole à laquelle conduit un double escalier. Tombée de la nuit.
Scène PREMIÈRE
Ho ! Ho ! Ho ! Ho ! Tout va bien,
Nous conquérons le monde,
Ce pays de Satin en merveilles abonde !
Et n’est-il pas charmant
Notre déguisement
En pastoureaux galants !
Mon dévouement conduit mon froc et ma tonsure
En bien scabreuses aventures.
Ô séjour enchanté, ce palais et ces fleurs
En cet étrange empire,
Quel charme m’atlire ?
Jamais je n’ai senti pareille ardeur.
Scène II
Chut !
C’est elle, l’inconnue annoncée à mes songes,
Ce n’est pas un mensonge.
Non, non,
Je crois à ma sorcière, à sa prédiction,
Je reconnais cette vision,
Sire, je sais dès cet instant
Qu’ici le bonheur nous attend !
Voici tomber la nuit, et ses senteurs légères
Enivrent la terre,
Le ciel sourit aux yeux charmés,
Princesse, venez respirer l’air embaumé.
L’âme des fleurs s’épanouit
En la sérénité
De cette belle nuit !
Ô divine beauté !
Permettez que je pose
Sur vos cheveux, ces marjolaines et ces roses.
Ô fleurs, en vous le ciel respire,
Tout son éclat en vous se mire.
Ô fleurs, du ciel divin sourire,
Je veux croire aux tendres présages
De vos mystérieux langages,
Fleurs heureuses,
Fleurs d’espérance, fleurs d’amour, fleurs précieuses.
Vous consolez de toutes peines,
Ô vous, myrtes et marjolaines !
Ô divine beauté !
Langoureusement vers mes yeux se penchent
Vos corolles, ô pervenches !
Ô fleurs, vous enchaînez mon cœur !
Ô fleurs, toute splendeur !
Oui, c’est le bonheur qui se pose
Sur mon front, avec ces roses.
Fleurs heureuses !
Fleurs d’espérance, fleurs d’amour, fleurs précieuses.
Oui, c’est le bonheur qui se pose
Sur mon front, avec ces roses.
Ô fleurs, vous enchaînez mon cœur !
Ô fleurs, toute splendeur !
Oui, c’est le bonheur qui se pose
Sur mon front, avec ces roses.
Fleurs heureuses.
Fleurs d’espérance, fleurs d’amour, fleurs précieuses.
Fleurs heureuses,
Fleurs précieuses.
Je veux aller ainsi que chaque soir
Au temple de Cypris,
En qui j’ai mis
Tout mon espoir.
Oh ! je grille,
Je grésille,
Je la tiens, la voilà.
Scène III
Dindenault !
Ne fuyez pas, divine beauté,
Et daignez m’écouter.
Un inconnu…
J’entendis votre voix
Qui, dans les fleurs, disait aux astres votre émoi,
Et j’ai cru voir soudain de leurs rayons baignée
Une divinité sur la terre enchaînée,
Aux célestes attraits joignant ceux des humains,
Et je veux l’adorer d’hommages souverains.
Quel langage, berger !
Langage d’amoureux,
Pour la première fois épris,
Je voudrais être, Allys,
La brise qui vous frôle,
La robe de brocart qui couvre vos épaules
Autour de votre taille, être votre ceinture,
La fleur épanouie en votre chevelure,
L’air que vous respirez, le parfum qui vous plaît,
Ou cet astre lointain, par vos yeux contemplé.
Je suis dans un enfer brûlant, voluptueux,
Tout mon être frémit, et tremble, je vous veux.
Qu’entends-je ? Audacieux, vous oubliez, je crois,
Qu’un tel discours s’adresse à la fille d’un roi !
Mais, ô vous que je vois sous l’habit d’un berger,
Oh ! qui donc êtes-vous, téméraire étranger ?
Laissant au large sur la mer
Vaisseaux, soldats bardés de fer,
À l’amour seul, à sa douceur
J’ai voulu devoir le bonheur.
Et suivant les sentiers de cette île bénie,
Parmi les fleurs des champs à travers les prairies,
Je suis venu, charmé du doux chant des oiseaux,
Frisselis des buissons, murmure des ruisseaux,
Offrir à la princesse en mon âme choisie,
La couronne de pierreries
Et le cœur enflammé du roi Pantagruel.
Ciel !
En moi s’épanouit
Toute la volupté que recelait la nuit
Ainsi qu’en une tour mon âme prisonnière
Aspirait à la joie, au ciel, à la lumière.
Ô tendrette,
Mignonnette,
Ô beauté rêvée,
Je t’ai retrouvée.
Ô messire,
Qu’est-ce à dire,
Il faut qu’on châtie
Votre effronterie.
Et voici l’attendu de mes rêves dorés,
Le chevalier qui vient me délivrer !
Ô coquette
Joliette,
Ô ma si jolie,
À toi pour la vie !
Galant muguet,
Badin follet,
Je me sens, je crois,
Un penchant pour toi.
Rendons grâce au destin, ma bien-aimée Allys.
Déesse des amours, sois bénie, ô Cypris !
Frère Jean, frère Jean ! Ça, béat personnage,
Mariage, mariage !
Mariage !
Frère Jean, bénis-nous !
Frère Jean, marie-nous !
Scène IV
Hélas ! affreux oubli, tradition fatale !
Les priucesses, suivant notre coutume antique,
Vêtent, pour prendre époux, un manteau fatidique.
En laine de la Toison d’or.
Mais Dame Lourpidon,
Qui régit les brodeuses,
N’a plus de laine précieuse,
Et Dindenault, berger des magiques moutons,
N’est point de retour encor !
La Toison d’or !
Ô coquin, misérable, étourneau, malappris,
Les moutons, par ma faute, en la mer ont péri !
Ô folie imprévoyante, ô sottise sans fond,
Oh ! j’ai jeté la laine en l’antre des griffons.
Malheur, malheur sur nous, malheur ! Calamité !
Je braverais mille dangers pour mériter
Un sourire de vous, ma princesse et ma fée,
Je cours reconquérir ce glorieux trophée !
- (Il se précipite au dehors.)
Dieux !
Scène V
Scène VI
L’amour a triomphé.
Les monstres sont étouffés !
L’amour a triomphé !
L’amour a triomphé !
Victoire ! Victoire !
Panurge et frère Jean, allez chercher la laine.
Afin d’en faire hommage à Cypris, souveraine.
Voire. — Sont-elles bien mortes, les males bêtes ?
Je reste auprès de ma tendrette
Moi, j’obéis, seigneur,
Ainsi qu’un bon pasteur.
Scène VII
Cherchons parmi les fleurs, Allys, ma bien-aimée,
Les secrets de la nuit langoureuse et pâmée.
Fleurs heureuses,
Fleurs d’espérance, fleurs d’amour, fleurs précieuses.
- (Ils s'éloignent.)
Scène VIII
Ô victoire, ô Cypris, ô Cypris, ô Nanie ;
Ma jolie,
Panurge, amoureux pastoureau.
Célèbre la victoire aux gais sons du pipeau !
- (Tout en jouant joyeusement du pipeau, il entraîne Nanie.)
Scène IX
Qu’avons-nous entendu ?
Comme un son de pipeau !
Dans le fond du bois,
Comme en tapinois,
Une flûte légère
Erre.
Ne serait-ce point
Un appel lointain
Du pipeau
De Dindenault ?
Ils sont revenus,
Vite à pas menus
Accourons sur la douce
Mousse,
Vite à pas légers,
Ce sont nos bergers,
Dindenault.
Robin Thibault.
- (Elles disparaissent dans les bois. Entrent en même temps frère Jean, rapportant la laine, et Dame Lourpidon sortant du palais.)
Scène X
Tel qui conserve un silence prudent
À moins d’aventures assurément.
Hé ! Moutonnier !
Ouh là ! Jouons bien notre rôle,
De Dindenault imitons la parole.
- (À Dame Lourpidon.)
Bonjour, madame, hommage à vous,
Salut à vous.
Prospérités infinies,
Et serviteur pour la vie.
Où sont tes compagnons ?
Et toi, quel es-tu donc ?
Je ne te reconnais point.
Mais moi, je vous reconnais bien.
Vous êtes Dame Lourpidon.
Voyons, c’est moi Robin Mouton,
Je vous apporte la laine.
J’ai devancé mes compagnons.
Quel empressement !
Ah ! je comprends :
Sans doute, quelque bergère ?
Je n’ai point de ces passions vulgaires.
Et mon âme,
Belle dame,
D’autres flammes,
À souci.
Quel langage !
Dû, je gage,
À l’usage
Des vovages.
Le bon pasteur,
Plein de candeur,
Vous apporte la laine,
Le doux fardeau,
Si blanc, si beau,
La laine des agneaux ;
À vos pieds je la dépose,
Belle dame, ingénument.
Qu’il dit galamment ces choses,
Ce moutonnier est charmant,
À mes genoux,
Discret et doux,
Il dépose la laine,
Ce bon pasteur,
Plein de candeur,
Voudrait m’offrir son cœur.
Scène XI
- ensemble, avec Frère Jean et Dame Lourpidon.
| ||||||||
| ||||||||
les brodeuses
| ||||||||
Quel événement ! |
- (Les brodeuses se montrent à Dame Lourpidon.)
Ouh là !
Ahi !
Ouf !
Fâcheux contre-temps !
Fâcheux contre-temps !
Fâcheux contre-temps !
Heureux contre-temps !
Reprenons nos esprits !
Ah ! rentrons vite,
Petites,
Sans attendre Dindenault.
Vous, Robin Mouton et Thibault,
Suivez-nous dans le temple avec votre fardeau.
Les bons pasteurs,
Pleins de candeur,
Nous apportent la laine,
Le doux fardeau,
Si blanc, si beau,
La laine des agneaux.
Voici que grâce à nos habits
Je vais entrer au Paradis.
Je ne vais pas en Paradis.
|
panurge
|
Ah ! vraiment, je ne puis y croire ! |
frère jean
|
Ensemble. |
Quand finira ce purgatoire ? |
Scène XII
De vous, sans le savoir,
J’avais l’âme occupée,
Et dans mon doux espoir,
Je ne fus point trompée,
Espoir d’amour est infaillible.
Serait il possible ?
Je rêvais,
J’espérais,
Et je vous attendais.
Ô délire,
Félicité suprême !
Ô délire,
Félicité suprême !
Félicité suprême !
Je t’aime !
Je t’aime !
Brodons le manteau magnifique,
D’un tissu sans pareil encor,
Fait de la laine unique
Des béliers de la Toison d’Or.
ACTE V
Scène PREMIÈRE
Heureux jour ! Heureux jour !
Heureux jour de joie et d’amour,
Les rois ramènent à bon port
Le bélier de la Toison d’Or.
Heureux jour ! Heureux jour !
Heureux jour de joie et d’amour !
Scène II
Après des exploits horrifiques,
Après des souffrances épiques,
Luttes contre les éléments,
Contre les monstres dévorants !
La faim !
La soif !…
La peste !
La mort !
Nous revenons vainqueurs avec la Toison d’Or !
Ô ciel ! se pourrait-il ?
Scène III
Bonjour, messieurs, bonjour,
Mesdames, bonjour, tretous,
Permettez-moi, Sire,
De m’introduire,
Car le mouton attire
Le moutonnier
Ainsi que la bouteille
Attire le buveur,
Et que l’abeille
Vole vers la fleur.
Mais cette moutonnaille
Ne me dit rien qui vaille,
Ce n’est point l’un des béliers
Que j’ai ramenés, foi de moutonnier.
Et d’ailleurs, jusqu’au dernier,
Les vrais moutons de la Toison d’or sont noyés.
Berger, que veux-tu dire ?
La vérité… Si vous permettez, Sire…
- (Il enlève les fausses cornes du mouton.)
Trahison, trahison !
Nous sommes perdus, malédiction !
Félons, félons !
Hon !
Le grand maître des trahisons,
C’est toujours Éros, Cupidon !
Félons, félons ! Félons, félons !
Scène IV
Voici le manteau magnifique,
D’un tissu sans pareil encor,
Fait de la laine unique
Des béliers de la Toison d’Or.
Ô prodige !
Ô prodige !
Ce prodige aujourd’hui s’accomplit,
Par l’amour tout puissant,
Par l’amour et Cypris.
Cypris a suscité le héros valeureux,
Celui qu’elle a choisi va paraître à vos yeux.
Scène V
Ciel ! Le roi Pantagruel !
Le roi Pantagruel !
Ô roi Picrochole, je viens,
De la princesse Allys te demander la main.
Ô roi, qui donc es-tu ?
Ton nom, si grand qu’il soit, à moi n’est point venu.
Je suis le roi joyeux du plus beau des royaumes,
Et je l’avais quitté pour esbaudir les hommes
Des riantes couleurs de mon bel oriflamme.
Conquérant glorieux, puis conquis à son tour,
Par le divin amour,
Je m’incline devant la grâce d’une femme.
Ta demande m’honore, ô roi Pantagruel,
Mais tel est l’oracle du ciel,
Ma fille doit unir son sort
Au seul conquérant de la Toison d’Or.
Mon père, ce vaillant au temple de Cypris
A porté le trésor, que seul il a conquis.
Qu’entends-je, ô joie extrême,
Ô roi Pantagruel, si la princesse t’aime
Vous allez être unis du doux lien éternel.
Mon père, je l’aime !
Nous nous aimons !
Devant Cypris
Soyez unis.
Moi, confident du roi, son féal pour la vie,
Je demande la main de l’aimable Manie.
Suis donc ton maître au chemin
De l’hymen !
Ô bonheur !
Eh bien ?
Étant homme d’église.
- (Il jette Lourpidon dans les bras de Dindenault.)
Mais je vous bénirai.
Voire !
Voire !
Pour oublier votre algarade,
Renouvelez votre accolade.
C’est mon avis.
À moi aussi.
À moi aussi.
À nous aussi.
Favorisé par le destin,
J’ai trouvé bonheur souverain
Dans cet heureux royaume,
Donnons cours à notre gaîté.
Pour ce que rire, en vérité,
Est le propre de l’homme.
Célébrons, en cet heureux jour,
Célébrons le rire et l’amour.
Vivons joyeux,
Rire, grâce à Dieu,
Est le propre de l’homme !