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Traduction par Jacques Porchat.
PandoreLibrairie de L. Hachette et Cietome II (p. 251-283).


PANDORE


PERSONNAGES.


PROMÉTHÉE, fils de Japet.
ÉPIMÉTHÉE,
PHILÉROS, fils de Prométhée.
ELPORE, filles d’Épiméthée.
ÉPIMÉLIE,
ÉOS ou L’AURORE.
PANDORE, femme d’Épiméthée.
DÉMONS.
HÉLIOS.
FORGERONS.
BERGERS.
CULTIVATEURS.
GUERRIERS.
ARTISANS.
VIGNERONS.
PÊCHEURS.


PANDORE[1].




ACTE PREMIER

.
La scène représente un paysage, traité dans le grand style, à la manière du Poussin.
Côté de Prométhée. — À la gauche du spectateur, des rochers et des montagnes ; dans leurs assises et leurs masses puissantes, se voient, à côté et au-dessus les unes des autres, des grottes naturelles et artificielles, avec divers chemins et sentiers, qui les unissent. Quelques-unes de ces grottes sont fermées avec des blocs de rochers, d’autres avec des portes et des grillages, le tout sauvage et grossier. Çà et là on voit quelque construction régulière, ayant surtout pour objet de soutenir et de lier artificiellement les masses, et annonçant déjà des habitations plus commodes, mais sans aucune symétrie. Des plantes sarmenteuses pendent çà et là ; des buissons isolés se voient sur les terrasses ; plus haut, ils deviennent plus épais, et l’ensemble se termine par un sommet boisé.
Côté d’Épiméthée. — Vis-à-vis, à la droite du spectateur, un édifice en bois, d’un genre sévère, d’une manière et d’une construction primitives, avec des colonnes formées de troncs d’arbres, des poutres et des entablements à peine équarris. Dans le vestibule on voit un lieu de repos, garni de peaux de bêtes et de tapis. Auprès de l’édifice principal, vers le fond, des habitations semblables, mais plus petites, diversement formées de murs en pierres sèches, de planches, de rameaux entrelacés, qui annoncent l’intention de satisfaire divers possesseurs ; derrière, les sommets d’arbres fruitiers, indices de jardins bien cultivés ; plus loin, d’autres habitations du même genre.
Au fond, des plaines variées, des collines, des bosquets et des bois ; une rivière, qui coule, avec des chutes et des sinuosités, vers un golfe, borné de près par des roches escarpées. Un horizon maritime, parsemé d’îles, termine la perspective. Il fait nuit.
ÉPIMÉTHÉE, arrivant du milieu de la campagne.

J’estime trop heureuses l’enfance et la jeunesse, de ce qu’après les plaisirs du jour, goûtés avec transport, un prompt sommeil les saisit puissamment, et, faisant disparaître toute trace du présent énergique, mêle dans ses rêves le passé et l’avenir. Ce bonheur, il est loin de moi qui suis vieux. Pour moi, le jour et la nuit ne se distinguent pas nettement l’un de l’autre, et je continue à subir l’antique fatalité de mon nom ; car je reçus de mes parents le nom d’Épiméthée[2], pour méditer sur le passé, et ramener, par une laborieuse rêverie, les rapides événements dans le nébuleux empire du possible, qui mêle toutes les formes. Une tâche si douloureuse fut imposée à ma jeunesse, que, me tournant avec impatience vers la vie, j’embrassai inconsidérément le présent, et me chargeai du tourment nouveau de nouveaux soucis. C’est ainsi que tu t’envolas pour moi, âge de la force et de la jeunesse, toujours divers, toujours changeant, pour me consoler, de l’abondance à la disette et des délices à la douleur. Le désespoir fuyait devant de riantes chimères ; un profond sommeil me reposait du bonheur et de la souffrance. Mais à présent, durant la nuit, éveillé, errant sans cesse, je plains le bonheur trop court des miens qui sommeillent ; craignant le chant du coq, comme la clarté trop hâtive de l’étoile matinale. Mieux vaudrait la nuit femelle. Ô Phébus ! secoue violemment les flammes de ta chevelure, mais ne viens pas éclairer les sentiers des humains !

Qu’entends-je ? Les portes de mon frère s’ouvrent de grand matin avec fracas. Est-il déjà éveillé, l’infatigable ? Dans sa vive impatience de produire, animant l’ouvrage, allume-t-il déjà le brasier sur le foyer creux, et appelle-t-il au mâle plaisir du travail la troupe charbonnée, habile à façonner l’airain par la fonte et le marteau ? Non ! j’entends quelqu’un s’avancer d’une marche rapide et légère, à la joyeuse cadence d’un chant qui élève le cœur.

PHILÉROS. Il chante, en s’avançant par le côté de Prométhée.

Sortons, sortons au grand air ! Comme ces murailles m’oppressent ! Comme cette maison me gêne ! Comment les peaux de ma couche pourraient-elles me suffire ? Qui réussirait à bercer une flamme dans des rêves ? Ni repos ni trêve n’enchaînent les amants. Qu’importe que la tête s’incline, et que les membres lassés se laissent choir sans force !… le cœur est alerte ; il s’agite, il veille, il est plus vivant la nuit que le jour.

« Toutes les étoiles brillent d’une tremblante lumière ; toutes elles m’invitent aux joies de l’amour, à chercher, à parcourir les sentiers embaumés où ma bien-aimée passait hier et chantait ; où elle s’arrêta, où elle s’assit, où des cieux semés de fleurs se courbaient sur nos têtes en voûtes verdoyantes ; où, près de nous, autour de nous, la terre épanchait à flots pressés les fleurs caressantes. C’est là seulement, c’est là, que je puis trouver le repos. »

ÉPIMÉTHÉE.

Quel hymne sonore frappe mes oreilles pendant la nuit ?

PHILÉROS.

Qui trouvé-je déjà, qui trouvé-je encore veillant ?

ÉPIMÉTHÉE.

Est-ce toi, Philéros ? Il me semble distinguer ta voix.

PHILÉROS.

C’est moi, mon oncle ; mais ne me retiens pas.

ÉPIMÉTHÉE.

Jeune homme, où se dirige ta course matinale ?

PHILÉROS.

Où il ne sied pas au vieillard de m’accompagner.

ÉPIMÉTHÉE.

Les sentiers du jeune homme sont faciles à deviner.

PHILÉROS.

Laisse-moi donc aller, et ne m’interroge pas davantage.

ÉPIMÉTHÉE.

De la confiance ! Un amant a besoin de conseils.

PHILÉROS.

Il ne me reste aucune place pour le conseil, aucune pour la confiance.

ÉPIMÉTHÉE.

Dis-moi le nom de la beauté qui te charme.

PHILÉROS.

J’ignore son nom comme celui de ses parents.

ÉPIMÉTHÉE.

Il est dangereux d’offenser même des inconnus.

PHILÉROS.

Ô mon père, n’attriste pas ma course joyeuse.

ÉPIMÉTHÉE.

Tu cours au malheur, je n’ai que trop sujet de le craindre.

PHILÉROS. Il chante.

« Hâte-toi, Philéros, de courir au jardin embaumé ! Là tu peux attendre toutes les joies de l’amour, quand l’aurore timide viendra empourprer d’une clarté vermeille les tapis de l’enclos sacré, et que, derrière le tapis, ma bien-aimée, paraissant avec un visage plus vermeil encore, jettera des regards amoureux vers les portes du soleil, les jardins et les campagnes, et qu’elle épiera ma venue. Comme je vais à toi, tu viens à moi. » (Il s’éloigne par la droite.)

ÉPIMÉTHÉE.

Va, mortel heureux et mille fois béni ! va ! Ton bonheur fût-il borné à ces moments où tu cours auprès d’elle… tu es encore digne d’envie. Ne se lève-t-elle pas pour toi l’heure souhaitée du bonheur humain, si rapidement qu’elle passe ?

Tel fut aussi mon sort. Aussi joyeusement bondissait mon cœur, lorsque Pandore descendit pour moi de l’Olympe. Avec tous les charmes et tous les dons, elle s’avançait, majestueuse, à mes yeux surpris, observant de son gracieux regard si, comme mon frère rigoureux, je la repousserais. Mais mon cœur n’était déjà que trop vivement ému. Je reçus la charmante épouse avec ivresse ; puis je m’approchai de la dot mystérieuse, vase de terre d’une beauté suprême. Il était là fermé. La belle Pandore s’approcha gracieusement, brisa le sceau des dieux, leva le couvercle. Une vapeur légère en sortit à flots pressés, comme si une fumée d’encens avait voulu rendre grâce aux habitants du ciel ; puis, de la vapeur jaillit un radieux éclair, et aussitôt un autre, et d’autres leur succédèrent vivement. Je levai les yeux, et déjà planait sur la nue, avec un aimable prestige, une foule variée de figures divines. Pandore me montra et me nomma ces flottantes images. « Vois-tu, disait-elle, briller là-haut le bonheur d’amour ? — Comment ? m’écriai-je, il planerait là-haut ?… Et pourtant je le possède en toi. — À côté, poursuivit-elle, le dieu de la parure traîne la queue ondoyante de son ample vêtement. Mais plus haut s’élève, avec un regard sévère, pensif, impérieux, une image de la force, qui se porte sans cesse en avant. Vis-à-vis, excitant la faveur, une agréable image, qui se complaît en elle-même avec grâce, doucement importune, les yeux alertes, cherche ton regard et s’empresse assidûment. D’autres encore se fondent, tournoyant les unes dans les autres, obéissant à la fumée, selon qu’elle flotte ici ou là, mais toutes obligées à devenir la joie de tes jours. » Alors je m’écriai : « C’est en vain que brille une armée d’étoiles ! c’est en vain que l’on m’offre cette illusion charmante, éclose de la fumée ! Pandore, mon unique trésor, tu ne me trompes pas ! Je ne désire aucun autre bien, ni réel, ni reflété dans le vague de l’air. Sois-moi fidèle ! » Cependant le joyeux chœur des hommes, le chœur de ces êtres nouveaux, s’était rassemblé pour me fêter : ils contemplèrent avec joie les légers enfants de l’air, et les poursuivirent, et s’efforcèrent de les saisir. Mais, fugitives et inaccessibles aux atteintes de mains terrestres, ces images, tantôt s’élevant, tantôt s’abaissant, trompaient sans cesse la foule qui les poursuivait. Et moi, plein de confiance, je courus à mon épouse, et, de mes bras vigoureux, je pressai sur mon sein palpitant l’image de félicité que les dieux m’envoyaient. La délicieuse extase de l’amour fit pour jamais de ce moment le doux rêve de ma vie. (Il se dirige, sous le portique, vers sa couche, et il y monte.)

« Cette couronne, posée par la main des dieux sur les cheveux de Pandore, je vois encore, des yeux et du cœur, comme elle ombrageait son front, comme elle tempérait le feu de ses regards ; je le vois, bien qu’elle se soit depuis longtemps éloignée, comme un astre des deux.

« Mais cette couronne ne se maintient plus ; elle se délie, elle se disperse et sème en abondance ses dons sur toutes les fraîches campagnes. (Épiméthée est peu à peu, saisi par le sommeil.) Oh ! qu’avec joie je recomposerais cette guirlande ! Ô Flore-Cypris ! qu’avec plaisir j’assemblerais tes dons, soit en bouquet, soit en couronne ! Mais couronnes et bouquets ne subsistent pas pour moi ; tout se disperse. Une fleur se trouve, et puis une autre, dans les vertes prairies : je vais cueillant, et je perds ce que j’ai cueilli. Tout a bientôt disparu. Ô belle rose, quand je te sépare de la tige, ô lis, tu n’es déjà plus ! » (Il s’endort.)

PROMÉTHÉE, un flambeau à la main.

Clarté du flambeau, agitée le matin dans les mains du père, à la face de l’étoile, tu annonces le jour avant le jour ! Sois honorée comme une divinité ! car le travail le plus digne d’une sérieuse estime est celui du matin ; lui seul assure à toute la journée la nourriture, le bien-être, la pleine jouissance des heures fatiguées. C’est pourquoi, découvrant de bonne heure le trésor sacré de la cendre du soir, j’ai allumé un nouveau brasier, et, faisant briller la lumière devant mon peuple actif et laborieux : je vous appelle maintenant à haute voix, dompteurs du bronze ; levez lestement vos bras robustes, afin que la forte cadence des marteaux agités en mesure, retentissant à grand bruit, nous livre promptement le métal pour mille usages. (Plusieurs grottes s’ouvrent ; plusieurs feux commencent à brûler.)

FORGERONS.

Allumez le feu !
Le feu est le premier trésor.
Il fit une œuvre excellente,
Celui qui le déroba
Celui qui l’alluma,
Qui se l’associa,
Forgea, façonna
Des couronnes pour son front.

Que l’eau coule seulement !
Elle coule librement
Des rochers dans les campagnes ;
Elle attire sur sa trace
Les hommes et le bétail.
Les poissons y foisonnent ;
Les oiseaux en font leurs délices ;
L’onde leur appartient.
Onde inconstante,
À la vie turbulente !…
Que l’homme industrieux
Quelquefois l’enchaîne,
Nous trouvons qu’il fait bien.

La terre est stable, immobile.
Comme elle se laisse tourmenter !
Comme on la déchire et la foule !
Comme on l’écorche et la dépèce !
Il faut qu’elle produise.
Des sillons, de longues fosses

Lui sont creusés sur le dos
Par des colons en sueur ;
Et, si de fleurs elle ne brille,
On la tance vertement.

Passe, souffle lumineux,
Passe loin de mon visage !
Si tu n’excites la flamme,
Tu n’es d’aucune valeur.
Vers le foyer si tu t’élances,
Tu seras le bienvenu,
Comme c’est justice.
Pénètre dans la maison :
Quand tu voudras en sortir,
Tu seras consumé.

À l’ouvrage promptement !
Le feu flambe maintenant ;
Le feu caresse la voûte.
Il le voit sans doute, le père
Qui le déroba.
Celui qui l’alluma,
Qui se l’associa,
Forgea, façonna
Des couronnes pour son front.

PROMÉTHÉE.

Le plaisir de l’homme actif doit être la partialité ; c’est pourquoi j’aime à voir que, méconnaissant la valeur des autres éléments, vous estimiez le feu par-dessus tout. Vous qui agissez au dedans, les yeux sur l’enclume, et qui imposez au dur métal la forme que veut votre pensée, je vous sauvai, quand ma race perdue s’élança, les regards enflammés, les bras ouverts, à la poursuite d’images vaporeuses et flottantes, pour saisir ce qui est insaisissable et qui, pût-il être saisi, ne sert ni ne profite. Mais vous, vous êtes les hommes utiles. Les rochers les plus rigides ne vous résistent pas ; l’airain est arraché de la mine par vos leviers ; il est fondu, il coule, puis, transformé en instrument, en une main nouvelle, il centuple la force ; les marteaux agités durcissent le métal ; les tenailles le saisissent adroitement ; vous augmentez ainsi vos propres forces et les forces fraternelles, avec une activité, une industrie sans bornes. Ce que la puissance a entrepris, ce que l’esprit a inventé, que votre labeur l’accomplisse ! Poursuivez donc l’œuvre du jour avec pleine intelligence et libre courage ; car la troupe de ceux qui sont nés après vous déjà s’approche, demandant les instruments achevés, admirant vos rares ouvrages.

LES BERGERS.

Gravissez la montagne ;
Suivez le cours des ruisseaux ;
Où la roche est fleurie,
Où s’étend le pâturage,
Cheminez doucement.

Il se trouve partout quelque chose,
Gazons et fraîche rosée ;
Promenez-vous et cherchez,
Allez pas à pas, broutez en silence
Ce qu’il vous faut.

UN BERGER, aux forgerons.

Robustes frères,
Pourvoyez-nous !
Donnez-moi de vos lames
La plus tranchante :
Syrinx en souffrira !
Pour tailler les roseaux,
Donnez-moi d’abord la mieux affilée !
Que les sons soient doux !
En célébrant vos louanges.
Nous quitterons ces lieux.

DEUXIÈME BERGER, à un forgeron.

Ainsi ton obligeance
A fourni ces voluptueux,
Et, qui plus est encore,
Ils te l’ont emprunté !
Donne-nous une arme d’airain,
À pointe vive, et large à l’autre bout,
Que nous puissions attacher fortement
Au bois de nos bâtons.

Nous avons affaire au loup,
Aux hommes malveillants ;
Car les bons eux-mêmes
Ne voient pas avec plaisir
Qu’on s’attribue quelque chose.
Mais, de près ou de loin,
On en vient aux prises,
Et qui n’est pas guerrier
Ne doit pas être pasteur.

TROISIÈME BERGER, à un forgeron.

Qui veut être berger
Aura des loisirs ;
Il comptera les étoiles qui luisent ;
Il sifflera sur la feuille.
Les feuilles, l’arbre nous les donne,
Et le marais nous donne les roseaux.
Habile forgeron,
Donne-nous autre chose :
Donne-nous un tuyau d’airain,
Artistement appointi pour la bouche,
Fendu par le bout en feuille délicate !
Plus éclatant que le chant de l’homme,
Au loin il retentira ;
Les vierges, dans les vastes campagnes,
Entendront ces accents.

(Les bergers se répandent dans les environs ; les uns chantent, les autres jouent des instruments.)
PROMÉTHÉE.

Retirez-vous paisiblement… vous ne trouverez point la paix ; car tel est le sort des hommes, comme celui des animaux, sur le modèle desquels je me traçai une œuvre plus parfaite, que, seuls ou réunis en troupes, l’un s’oppose à l’autre ; la haine les met aux prises, jusqu’à ce que l’un fasse sentir à l’autre sa supériorité. C’est pourquoi tenez-vous fermes, vous, enfants d’un même père ! Lequel tombe, lequel reste debout ? C’est ce qui doit peu l’inquiéter. Dans ses foyers repose une tribu puissante, qui sans cesse porte ses vues au loin et de toutes parts autour d’elle ; elle est à l’étroit dans ses demeures, où les uns sont pressés contre les autres ; maintenant elle se met en marche et refoule tout le monde. Qu’il soit béni le moment du départ tumultueux ! C’est pourquoi, forgerons, amis, ne fabriquez plus que des armes, laissant les autres choses, que l’ingénieux cultivateur, que le pêcheur pourrait, sans cela, vous demander aujourd’hui… Ne forgez que des armes !… Alors vous aurez tout produit, jusqu’à la suprême jouissance de mes plus durs enfants. À vous maintenant, qui travaillez péniblement pendant les heures sombres, à vous un repas qui vous délasse ! En effet, qui a travaillé la nuit doit repaître, quand les autres sortent le matin pour le travail. (Il s’approche d’Épiméthée endormi.) Mais toi, ô mon unique frère, tu reposes là ? Pauvre somnambule, esprit soucieux, triste rêveur ! Tu me fais pitié, et pourtant je souscris à ton sort ; il faut pâtir, que ce soit par le travail ou par la souffrance.

LES FORGERONS.

Celui qui l’alluma,
Qui se l’associa,
Forgea, façonna
Des couronnes pour son front.

(Les forgerons disparaissent dans les cavernes, qui se ferment.)


ÉPIMÉTHÉE, ELPORE. Épiméthée sommeille dans le portique ouvert ; Elpore, l’étoile matinale sur le front, en vêtements aériens, s’élève derrière la colline.
ÉPIMÉTHÉE, rêvant.

Je vois venir les étoiles en foule serrée. Un astre surtout brille d’un éclat magnifique. Quel gracieux objet monte après lui ? Quelle est la tête chérie qu’il couronne, qu’il éclaire ? Elle ne m’est pas inconnue, la figure svelte, gracieuse, charmante, qui se lève là-haut. Elpore, est-ce toi ?

ELPORE, de loin.

Oui, mon père ! D’ici je caresse ton front d’une haleine rafraîchissante.

ÉPIMÉTHÉE.

Approche, viens !

ELPORE.

Cela ne m’est pas permis.

ÉPIMÉTHÉE.

Plus près du moins.

ELPORE, s’approchant.

Comme cela ?

ÉPIMÉTHÉE.

Encore plus près.

ELPORE.

Ainsi ?

ÉPIMÉTHÉE.

Je ne te connais plus.

ELPORE.

Je le pensais bien. (Elle s’éloigne.) Mais à présent ?

ÉPIMÉTHÉE.

Oui, c’est toi, fille chérie, que ta mère m’enleva en me quittant. Où es-tu demeurée ? Viens-tu auprès de ton vieux père ?

ELPORE, s’approchant.

Je viens, mon père, mais c’est inutile.

ÉPIMÉTHÉE.

Quel aimable enfant me visite de près ?

ELPORE.

Celle que tu méconnais et que tu connais, c’est ta fille.

ÉPIMÉTHÉE.

Viens donc dans mes bras !

ELPORE.

On ne peut me saisir.

ÉPIMÉTHÉE.

Eh bien, embrasse-moi.

ELPORE, à son chevet.

J’effleure ton front de mes lèvres. (Elle s’éloigne.) Déjà je m’en vais ! je m’en vais !

ÉPIMÉTHÉE.

Où donc ? Où vas-tu ?

ELPORE.

Luire sur les amants.

ÉPIMÉTHÉE.

Pourquoi ? Ils n’en ont pas besoin.

ELPORE.

Oui, ils en ont besoin, et personne davantage.

ÉPIMÉTHÉE.

Eh bien promets-moi !…

ELPORE.

Eh quoi donc ? quoi ?

ÉPIMÉTHÉE.

Le bonheur de l’amour, le retour de Pandore.

ELPORE.

Il me sied bien de promettre l’impossible….

ÉPIMÉTHÉE.

Et elle reviendra ?

ELPORE.

Oui, oui ! (Aux spectateurs.)

« Bons humains, les dieux ont mis dans mon jeune sein un cœur tendre, compatissant. Ce que vous voulez, ce que vous souhaitez, je ne puis jamais vous le refuser, et de moi, de la bonne jeune fille, vous entendrez toujours oui !

« Hélas ! les autres démons, désobligeants, fâcheux, crient cependant sans cesse, avec une maligne joie, un cruel non !

« Mais, au chant du coq, j’entends souffler les brises de l’aurore, et je dois courir, matinale, courir auprès de ceux qui s’éveillent.

« Pourtant je ne puis vous quitter ainsi. Qui veut encore entendre quelque chose d’agréable ? Qui de vous a besoin d’un oui ?

« Quel vacarme ! quel tumulte ! Est-ce le mugissement des flots du matin ? Attelage de Phébus, hennissez-vous derrière les portes d’or ?

« Non, c’est la foule qui s’agite, murmurante ; les désirs impétueux se précipitent des cœurs oppressés, s’élancent jusqu’à moi.

« Ah ! que voulez-vous de la tendre fille, vous, mécontents, orgueilleux ? Vous voulez richesse, puissance et gloire, éclat et magnificence ? La jeune fille ne peut vous donner ces choses ; ses dons, ses accents, tout chez elle est virginal.

« Voulez-vous la puissance ? Elle est pour le puissant. Voulez-vous la richesse ? Prenez-la. L’éclat ? Décorez-vous. L’influence ? Rampez. Que nul n’espère ces biens-là ! Qui les veut, les prenne !

« On se tait ! Mais j’entends distinctement (j’ai l’oreille fine), j’entends soupirer un murmure ! Paix !… J’entends murmurer un soupir ! Oh ! c’est l’accent de l’amour !

« Amant, venez à moi ; voyez en moi la délicieuse, la parfaite image de la douce et fidèle amie !

« Demandez-moi, comme vous lui demandez, lorsqu’elle est devant vous et sourit, et que ses lèvres, closes jusqu’à ce jour, veulent et osent vous faire un aveu.

« Aimera-t-elle ? — Oui ! — Et c’est moi ? — Oui ! — Elle sera mienne ? — Oui ! — Et le sera toujours ? — Oui ! oui ! — Nous retrouverons-nous ? — Oui, sans doute ! — Et fidèles ?… Pour ne jamais nous quitter ? — Oui ! oui ! » (Elpore se voile et disparaît, répétant comme l’écho :) « Oui ! oui ! » (Épiméthée s’éveille.)

ÉPIMÉTHÉE.

Ô monde aimable des songes, quelle douceur dans tes adieux ! (On entend partir du jardin un cri de femme, un cri perçant d’angoisse.)

ÉPIMÉTHÉE, se levant en sursaut.

Quelle horrible détresse vient fondre sur ceux qui s’éveillent ! (Les cris redoublent.) Un cri de femme ! Elle fuit ! Elle approche ! Elle est déjà près !

ÉPIMÉLIE, dans le jardin, près de la haie.

Ah ! Ah ! Malheur ! Malheur à moi ! Malheur ! Ah ! Ah !

ÉPIMÉTHÉE.

La voix d’Épimélie !… au bord du jardin !

ÉPIMÉLIE, franchissant la haie avec précipitation.

Malheur ! Au meurtre ! Au meurtre ! Ah ! Ah ! Au secours !

PHILÉROS, s’élançant après elle.

Inutile ! Je saisirai bientôt tes cheveux tressés.

ÉPIMÉLIE.

Ah ! je sens déjà sur mon cou l’haleine du meurtrier.

PHILÉROS.

Maudite ! Tu sentiras bientôt sur ton cou ma hache tranchante.

ÉPIMÉTHÉE.

Ici !… Coupable ou non coupable, ma fille, je te sauve.

ÉPIMÉLIE, s’élançant à sa gauche.

Ô mon père ! Un père est donc toujours un dieu !

ÉPIMÉTHÉE.

Et quel voisin téméraire ose ici t’assaillir 1

PHILÉROS, à la droite d’Épiméthée.

Ne protège pas la tête exécrable de la femme la plus criminelle !

ÉPIMÉTHÉE, la couvrant de son manteau.

Je la protège, meurtrier, contre toi et contre tous.

PHILÉROS, passant à la gauche d’Épiméthée, en tournant autour de lui.

Je l’atteindrai, même sous l’ombre de ce manteau.

ÉPIMÉLIE, se jetant au-devant de son père, du côté droit.

Je suis perdue, mon père ! Ô violence ! violence !

PHILÉROS, derrière Épiméthée, en se tournant vers la droite.

Si mon arme s’égare, il n’importe, en s’égarant elle frappera ! (Il blesse Épimélie au cou.)

ÉPIMÉLIE.

Ah ! ah ! Malheur ! malheur à moi !

ÉPIMÉTHÉE, le repoussant.

Malheur à nous ! malheur ! violence !

PHILÉROS.

Ce n’est qu’une égratignure ! Je vais ouvrir à son âme de plus larges portes.

ÉPIMÉLIE.

Ô douleur ! douleur !

ÉPIMÉTHÉE, défendant sa fille.

Malheur à nous ! Au secours !… Malheur ! malheur !

PROMÉTHÉE, accourant.

Quel cri de meurtre éclate dans ce séjour tranquille ?

ÉPIMÉTHÉE.

Au secours, frère ! Homme fort, hâte-toi d’accourir !

ÉPIMÉLIE.

Presse tes pas ! Ici, sauveur !

PHILÉROS.

Achève, ô mon bras, et vienne ensuite, avec ignominie, la délivrance au pied boiteux !

PROMÉTHÉE, se plaçant entre eux.

Arrière, misérable ! Arrière, furieux ! Est-ce toi, Philéros ? Cœur indomptable, cette fois, je te tiens. (Il le saisit.)

PHILÉROS.

Laisse-moi, mon père ! Je respecte ta présence.

PROMÉTHÉE.

Un bon fils respecte l’absence de son père. Je te tiens… À l’étreinte de ma forte main, tu sentiras comme d’abord le crime s’empare de l’homme, et comme un sage pouvoir saisit aussitôt le criminel ! Ici, assassiner ?… Des gens sans armes ?… Cours au pillage et à la guerre ! Va où la violence fait la loi ! Car, dans les lieux où la loi, où la volonté paternelle s’est assuré le pouvoir, tu n’es pas à ta place. N’as-tu pas vu ces chaînes, ces chaînes d’airain, forgées pour les cornes du taureau sauvage, mais plus encore pour les rebelles d’entre le peuple ? Elles chargeront tes membres, elles battront bruyamment de çà et de là, et leur cliquetis accompagnera ta marche. Mais qu’ai-je besoin de chaînes ? Tu es convaincu ! Tu es jugé ! Là-haut, des rochers s’avancent en saillie sur la terre et la mer : de là nous précipitons avec justice le furieux qui, comme l’animal, comme les éléments, court et se précipite avec insolence dans les derniers égarements. (Il le laisse aller.) À présent je te relâche. Fuis ! Va-t’en bien loin ! Tu trouveras en toi-même le repentir ou le supplice.

PHILÉROS.

Tu crois donc, mon père, que tout est fini ? Tu me frappes avec des lois inflexibles, et ne tiens nul compte de la puissance infinie qui m’a plongé du bonheur dans l’infortune ?… Quelle est cette femme ici prosternée, affligée et sanglante ? C’est la souveraine qui me tenait sous sa loi. Les mains se tordent, les bras s’agitent : ce sont les mains et les bras qui m’ont enveloppé. Pourquoi ces lèvres tremblantes ? Pourquoi ce sein palpitant ? Témoins muets d’un perfide, oui, d’un perfide plaisir ! Ce qu’elle m’avait donné avec tendresse, elle l’accorde à un second… à un troisième peut-être. Maintenant, mon père, dis-moi, qui donna à la beauté la puissance unique, redoutable, suprême ? Qui l’amena en silence, par un chemin secret, du haut de l’Olympe ? du sein de l’enfer ? Tu échapperais bien plutôt à l’inflexible destinée qu’à ce regard qui nous perce et nous dévore ; au danger pressant de la mort qu’aux tresses et aux anneaux de cette chevelure ; au sable mobile du désert qu’aux légers tourbillons de cette robe flottante (Épiméthée a relevé Épimélie ; il la promène en la consolant, de sorte que les attitudes de la jeune fille répandent aux paroles de Philéros.) Dis-moi, est-ce Pandore ? Tu la vis un jour, fatale aux pères, funeste aux fils. Vulcain la forma avec de brillants dehors, et les dieux logèrent la ruine au dedans. Comme le vase brille ! Quelle pose élégante ! C’est ainsi que les cieux offrent une boisson enivrante ! Que recèle cet air timide ? Les actes audacieux. Et le sourire, la tendresse, que recèlent-ils ? La trahison. Ces regards célestes ? Une mortelle moquerie. Ce sein de déesse ? Un cœur cynique.

Oh ! dis-moi que j’ai menti ! dis qu’elle est pure ! La folie me sera plus chère que la raison. De la folie à la raison, quel heureux passage ! De la raison à la folie !… Qui souffrit jamais ce que j’ai souffert ? Maintenant il me vient à propos ton ordre sévère : je me hâte de fuir ; je cherche la mort. Elle a absorbé ma vie dans la sienne : je n’ai plus rien en moi pour vivre encore. (Il s’éloigne.)

PROMÉTHÉE, à Épimélie.

Es-tu confondue ? Est-ce que tu avoues les choses dont il t’accuse ?

ÉPIMÉTHÉE.

Je vois avec consternation cette étrange aventure.

ÉPIMÉLIE, s’avançant entre eux.

« Dans leur marche commune, constante, harmonieuse, les étoiles nous versent leur lumière éternelle ; la lune éclaire tous les sommets ; et dans le feuillage murmurent les haleines du vent, et dans ces haleines soupire Philomèle, et joyeusement soupire avec elle le jeune cœur, animé par le doux rêve du printemps. Ô dieux ! d’où vient que tout dure sans cesse, que notre bonheur seul doit cesser ?

« La clarté des étoiles et l’éclat plus brillant de la lune, la profondeur des ombres, la chute et le murmure des eaux durent sans cesse : notre bonheur seul doit cesser. Écoutez ! Le pasteur s’est formé d’une feuille deux lèvres délicates, et il fait retentir, dès le matin, dans les campagnes le joyeux prélude des grillons que le midi réveille ; mais les sons de la lyre aux cordes nombreuses saisissent tout autrement le cœur. On écoute. Et qui, si matin, peut déjà courir les campagnes ? Et qui, dans les campagnes, chante avec la lyre d’or ? La jeune fille voudrait le savoir ; la jeune fille ouvre doucement la porte ; elle écoute par la porte entr’ouverte. Et le jeune homme s’en aperçoit. Quelqu’un remue à cette place ! Qui ? Il voudrait le savoir ; il guette, il observe. Ainsi ils s’observent l’un l’autre ; tous deux ils se voient dans le demi-jour. Et ce qu’on a vu, le cœur aussitôt désire le bien connaître, et ce que l’on connaît une fois, il désire se l’approprier, et l’on se tend les bras et les bras se ferment. Une sainte union (le cœur triomphe désormais), une sainte union est conclue.

« Ô dieux ! d’où vient que tout dure sans cesse, que notre bonheur seul doit cesser ? La splendeur des astres, une douce promesse, la clarté de la lune, la tendre confiance, la profondeur des ombres, l’ardeur du véritable amour, sont éternelles et notre bonheur seul passager.

« Laisse saigner ma blessure, laisse, mon père ! En coulant, le sang aisément s’étanche de lui-même ; la blessure négligée se cicatrise ; mais le sang du cœur, arrêté dans la poitrine, pourra-t-il jamais se ranimer et reprendre son cours ? Ô mon cœur glacé, pourras-tu palpiter encore ?

« Il s’est enfui !… C’est vous, cruels, qui le chassez ! Moi, repoussée, je ne pouvais, hélas ! le retenir, tandis qu’il m’insultait, me maudissait, m’outrageait avec fureur. Mais je la bénis, cette fureur de l’outrage : car il m’aime comme il m’insultait ; il brûle pour moi comme il me maudissait. Ah ! pourquoi méconnaissait-il son amante ? Vivra-t-il pour la connaître encore ? Pour lui était entr’ouverte la porte du jardin ; je l’avoue : pourquoi le devrais-je nier ? Le malheur étouffe la honte… Un berger pousse la porte, il l’ouvre, et, sans bruit, l’audacieux s’avance, en cherchant dans le jardin ; il me trouve, moi qui attendais ; il me saisit, et, dans ce moment, Philéros, qui le suivait à la trace, le saisit lui-même. Le ravisseur m’abandonne ; il se défend d’abord et prend la fuite, bientôt poursuivi, atteint peut-être… que sais-je ?… Alors, se tournant contre moi, l’écume, l’insulte à la bouche, Philéros me presse : je fuis éperdue, à travers les fleurs et les buissons ; la haie m’arrête à la fin, mais l’angoisse m’enlève et me donne des ailes ; je suis au large ; il se précipite aussitôt sur mes pas : le reste, vous le savez.

« Ô mon père, Ëpimélie a pris souci de toi longtemps, et maintenant, hélas ! elle prend souci d’elle-même, et au souci se mêle un secret repentir. L’aurore reviendra colorer mes joues, mais non auprès des siennes ; le soleil reviendra éclairer de beaux sentiers, où Philéros ne repassera plus. Ô mes pères, laissez-moi me cacher. Ne vous courroucez pas contre l’infortunée : laissez-la pleurer !… Ah ! comme je le sens ! c’est un sujet de douleur infinie de perdre un amour bien acquis ! » (Elle s’éloigne.)

PROMÉTHÉE.

Cette divine enfant, cette admirable beauté, qui est-elle ? Elle ressemble à Pandore, mais elle paraît plus caressante et plus aimable. La beauté de Pandore causait presque de l’effroi.

ÉPIMÉTHÉE.

J’en fais gloire, c’est la fille de Pandore, c’est ma fille. Nous l’appelons Épimélie, la rêveuse.

PROMÉTHÉE.

Pourquoi m’as-tu caché ton bonheur de père ?

ÉPIMÉTHÉE.

Ô mon excellent frère, mon cœur s’était éloigné de toi.

PROMÉTHÉE.

Pour l’amour de celle que je n’accueillis pas avec faveur.

ÉPIMÉTHÉE.

Celle que tu repoussas, je me l’appropriai.

PROMÉTHÉE.

Tu cachas dans ton fort cette beauté dangereuse ?

ÉPIMÉTHÉE.

Cette beauté céleste !… pour éviter avec mon frère une pénible querelle.

PROMÉTHÉE.

L’inconstante ne te resta pas longtemps fidèle ?

ÉPIMÉTHÉE.

Son image m’est restée fidèle : elle est toujours devant mes yeux.

PROMÉTHÉE.

Elle te tourmente dans sa fille une seconde fois.

ÉPIMÉTHÉE.

Pour un tel joyau, les douleurs mêmes ont leurs délices.

PROMÉTHÉE.

Le bras de l’homme lui procure chaque jour des joyaux.

ÉPIMÉTHÉE.

Sans valeur !… s’il ne produit pas en échange le souverain bien.

PROMÉTHÉE.

Le souverain bien ? Tous les biens me semblent égaux.

ÉPIMÉTHÉE.

Nullement. Il en est un qui excelle : je l’ai possédé.

PROMÉTHÉE.

Je devine à peu près dans quel chemin tu t’égares.

ÉPIMÉTHÉE.

Je ne m’égare point : la beauté conduit au droit chemin.

PROMÉTHÉE.

Sous les traits de la femme, elle ne séduit que trop aisément.

ÉPIMÉTHÉE.

Tu as formé des femmes qui ne sont nullement séduisantes.

PROMÉTHÉE.

Cependant je les ai formées d’une plus tendre argile, même les plus grossières.

ÉPIMÉTHÉE.

En songeant d’abord à l’homme et les lui donnant pour servantes.

PROMÉTHÉE.

Deviens donc serviteur, si tu dédaignes la fidèle servante.

ÉPIMÉTHÉE.

J’évite de contredire. Ce qui s’est gravé dans mon cœur et dans mon esprit, j’aime à le repasser en silence. Ô souvenir, pour moi trésor divin ! Tu me rends tout entière l’auguste et vive image !

PROMÉTHÉE.

Elle se présente aussi devant moi, après une longue nuit, cette beauté sublime. Vulcain lui-même n’a pas réussi à la produire une seconde fois.

ÉPIMÉTHÉE.

Et toi aussi, tu rappelles la vaine fable de cette origine !… Elle est sortie de l’antique et forte race des dieux, pareille à Uranie, à Junon, et sœur de Jupiter.

PROMÉTHÉE.

Du moins Vulcain, dans sa bienveillance, l’avait richement ornée ; tressant d’abord, de ses mains habiles, un réseau d’or pour sa tête ; fabriquant les fils les plus délicats, qu’il entrelaça diversement.

ÉPIMÉTHÉE.

Ce divin réseau ne pouvait contenir sa chevelure, sa brune chevelure bouclée, luxuriante, qui se répandait de sa tête en gerbe de flamme.

PROMÉTHÉE.

C’est pourquoi il l’enveloppa de chaînes d’or pur.

ÉPIMÉTHÉE.

Sa merveilleuse longueur se pliait en tresses brillantes, et, laissée libre, elle serpentait jusqu’à ses talons.

PROMÉTHÉE.

Le diadème !… Celui d’Aphrodite est seul aussi éclatant. Il jetait, comme l’escarboucle, une lumière merveilleuse, inexprimable.

ÉPIMÉTHÉE.

Il brillait pour moi doucement, à travers la couronne de fleurs épanouies. Elles voilaient le front et les sourcils, les jalouses ! Comme le compagnon d’armes couvre l’archer de son bouclier, elles couvraient les flèches meurtrières de ses regards.

PROMÉTHÉE.

Je contemplais cette couronne attachée avec des bandelettes, qui, radieuses, chatoyantes, se pliaient amoureusement sur son épaule.

ÉPIMÉTHÉE.

Je vois encore à son oreille se balancer la perle, aux libres et gracieux mouvements de sa tête.

PROMÉTHÉE.

Elle portait rangés autour de son cou les dons d’Amphitrite. Et sa robe, semée de mille fleurs, comme elle entourait merveilleusement son sein d’une parure diaprée, image du printemps !

ÉPIMÉTHÉE.

Sur ce beau sein elle pressa l’heureux Épiméthée !

PROMÉTHÉE.

Le travail de la ceinture était surtout admirable.

ÉPIMÉTHÉE.

Et cette ceinture, je la déliai avec amour !

PROMÉTHÉE.

Le dragon courbé en cercle autour de son bras m’apprit comment le métal rigide s’allonge et se ferme en anneau de serpent.

ÉPIMÉTHÉE.

Elle m’entoura de ces bras amoureux.

PROMÉTHÉE.

Des bagues ornaient et relevaient sa main délicate.

ÉPIMÉTHÉE.

Qu’elle me tendit si souvent, pour la joie de mon cœur.

PROMÉTHÉE.

Et cette main égalait-elle en industrieuse adresse la main de Minerve ?

ÉPIMÉTHÉE.

Je ne sais, je n’ai connu d’elle que ses caresses.

PROMÉTHÉE.

Son vêtement de dessus révélait le métier de Minerve.

ÉPIMÉTHÉE.

Comme il flottait sur sa trace en ondes brillantes !

PROMÉTHÉE.

Le bord éblouissait, en la captivant, la vue même la plus perçante.

ÉPIMÉTHÉE.

Elle entraînait le monde sur ses pas.

PROMÉTHÉE.

C’étaient de larges fleurs, chacune pareille à une corne d’abondance.

ÉPIMÉTHÉE.

Des riches calices s’élançaient maintes bêtes sauvages.

PROMÉTHÉE.

Le chevreuil bondissait pour fuir, le lion pour le suivre.

ÉPIMÉTHÉE.

À qui regardait la bordure, le pied se montrait, dans sa marche, mobile comme la main, répondant à la pression de l’amour.

PROMÉTHÉE.

Ici l’artiste infatigable redoubla les ornements : des sandales souples, dorées, qui rendaient la marche plus légère.

ÉPIMÉTHÉE.

Elles avaient des ailes ! Pandore touchait à peine la terre.

PROMÉTHÉE.

Des courroies d’or articulées les attachaient avec des lacets.

ÉPIMÉTHÉE.

Oh ! ne me rappelle pas cette magnifique parure ! Je ne savais plus que donner à celle qui avait reçu tous les dons. La plus belle des femmes, la plus richement parée, était à moi ! Je me donnai moi-même à elle ; je me donnai à moi aussi pour la première fois.

PROMÉTHÉE.

Et, de la sorte, hélas ! elle te ravit pour jamais à toi-même.

ÉPIMÉTHÉE.

Et pour jamais elle m’appartient, l’admirable !

« J’ai connu la félicité suprême ; j’ai possédé la beauté ; elle m’enchaîna ; elle apparut avec magnificence dans le cortège du printemps. Je la reconnus, je la saisis : c’en était fait ! Le sombre égarement s’évanouit comme un nuage ; elle m’entraîna vers la terre ; elle m’emporta dans le ciel.

« Tu cherchais des paroles pour la louer dignement ; tu veux l’exalter : elle plane déjà sur nos têtes. Compare-lui les meilleures choses, tu les trouveras mauvaises. Elle parle : tu réfléchis, mais tu es déjà convaincu ; tu lui résistes : elle remporte la victoire ; tu balances à la servir, et tu es déjà son esclave.

« La bonté, l’amour, elle sait y répondre. Que sert une mine hautaine ? Elle l’abaissera. Elle se place au but lointain, et donne des ailes à la course. Si elle se présente sur ton chemin, soudain elle t’arrête. Tu veux faire une offre ; elle enchérit sur toi : trésors et sagesse, tu donnes tout pour l’acheter.

« Elle descend ici-bas sous mille formes ; elle flotte sur les eaux ; elle marche dans les campagnes ; selon des modes sacrés, elle brille, elle retentit, et la forme seule ennoblit la matière, lui donne, se donne à elle-même la suprême puissance : elle m’apparut sous la figure de la jeunesse, sous les traits de la femme. »

PROMÉTHÉE.

Je déclare la beauté semblable au bonheur de la jeunesse : ni l’un ni l’autre ne séjourne au sommet.

ÉPIMÉTHÉE.

Et, même dans le changement, l’un et l’autre sont encore, sont toujours beaux ; car un bonheur éternel est assuré aux élus. Ainsi brilla pour moi, d’un éclat nouveau, le visage de Pandore, dégagé du voile diapré qu’elle avait maintenant déployé autour d’elle, enveloppant sa taille divine. Contemplée seule, elle paraissait bien plus belle encore sa figure, avec laquelle rivalisaient auparavant les formes harmonieuses de son corps ; elle était la pure image, le limpide miroir de son âme. Elle-même, la bien-aimée, la gracieuse beauté, était plus affable, plus confiante, plus caressante avec mystère.

PROMÉTHÉE.

Une telle métamorphose présage de nouveaux plaisirs.

ÉPIMÉTHÉE.

Elle me donna de nouveaux plaisirs en m’affligeant.

PROMÉTHÉE.

Écoutons ! La douleur naît facilement du plaisir.

ÉPIMÉTHÉE.

Dans le plus beau jour (le monde s’éveillait florissant), je la rencontrai dans le jardin, encore voilée, mais non plus seule ; sur chaque bras elle berçait un gracieux enfant, abrité sous le voile : c’étaient deux filles jumelles. Elle s’approcha, afin que dans ma surprise et ma joie, je pusse la contempler et l’embrasser à souhait.

PROMÉTHÉE.

Ces deux enfants, dis-le moi, étaient-elles diverses ou pareilles ?

ÉPIMÉTHÉE.

Pareilles et diverses : on pouvait dire semblables.

PROMÉTHÉE.

L’une au père, l’autre à la mère, je suppose.

ÉPIMÉTHÉE.

Tu rencontres la vérité, en homme d’expérience. « Choisis, me dit-elle : l’une te sera confiée ; l’autre est réservée à mes soins. Choisis promptement. Tu nommeras celle-ci Épimélie, celle-là Elpore. » Je les regardai. L’une jetait des œillades par-dessous le bord du voile. Quand elle eut rencontré mon regard, elle recula et se cacha dans le sein de sa mère. L’autre, paisible, au contraire, et presque souffrante, dès que sa vue eut trouvé la mienne, regarda fixement de mon côté, arrêta son œil sur le mien avec tendresse, ne le quitta plus et gagna mon cœur. Se penchant vers moi et me tendant les mains, elle s’élançait avec un regard profond, comme ayant besoin d’affection, besoin de secours. Comment aurais-je résisté ? Je pris celle-ci. Je me sentais père : je la pressai contre mon sein, pour écarter de son front la tristesse prématurée. Je m’arrêtai, sans remarquer que Pandore poursuivait sa marche. Je suivis, en l’appelant avec joie, celle qui s’était éloignée ; mais elle, se tournant à demi vers moi, qui accourais, elle me jeta, de la main, un adieu manifeste. Je demeurai pétrifié ; je la suivis des yeux ; je la vois encore ! Trois cyprès de haute taille se dressent vers le ciel, à la place où tourne le chemin. Elle, marchant d’un pas agile, me montra encore une fois l’enfant, qu’elle élevait en l’air, et qui, hors d’atteinte, me tendait ses petites mains ; puis, tournant derrière les cyprès, elle disparut soudain ! Je ne l’ai jamais revue.

PROMÉTHÉE.

Nul ne doit trouver étrange ce qui arrive, s’il s’unit aux démons envoyés des dieux. Époux délaissé, je ne blâme point les transports de ta douleur. Qui fut heureux repasse son bonheur dans les larmes.

ÉPIMÉTHÉE.

Oui, c’est mon sort. Ce fut toujours vers les cyprès que mes pas se dirigèrent. Je regardais de préférence du côté où, disparaissant à la fin, elle me laissa son image. « Par là, me disais-je, elle me reviendra peut-être. » Et je versais des torrents de larmes, en pressant contre moi cette enfant, au lieu de sa mère. L’enfant me regardait et pleurait avec moi, émue de compassion, étonnée, ne sachant rien… C’est ainsi que je traîne ma vie dans un éternel veuvage, soutenu par mes tendres soucis pour ma fille, qui a besoin de mes soins paternels, aujourd’hui que les peines de l’amour lui causent d’insupportables douleurs.

PROMÉTHÉE.

Dans l’intervalle, n’as-tu rien appris de ta deuxième enfant ?

ÉPIMÉTHÉE.

Cruelle et prévenante, elle descend vers moi souvent, avec Phosphorus, parée comme un songe du matin. La flatteuse promesse coule de ses lèvres ; elle s’approche de moi, caressante, et balance et s’enfuit. Elle trompe ma peine par ses changements éternels, et, par ses oui répétés, elle trompe enfin mes prières, en m’annonçant même le retour de Pandore.

PROMÉTHÉE.

Je connais Elpore, mon frère ; c’est pourquoi je suis sensible à tes douleurs et reconnaissant pour mon peuple terrestre. Avec la déesse, tu lui formas un gracieux visage, semblable aussi, je l’avoue, à cette race éclose de la fumée ; mais, toujours complaisante, elle trompe plus innocemment, indispensable à chaque fils de la terre. Elle est comme l’œil secourable des gens à courte vue. Qu’il soit donné à chacun ! Mais toi, relevant le courage de ta fille, relève aussi le tien. Tu n’écoutes pas ? Tu te plonges dans le passé ?

ÉPIMÉTHÉE.

« Êtes-vous condamné à quitter une belle, fuyez en détournant les yeux. Lorsqu’à la contempler, on s’enflamme jusqu’au fond du cœur, elle attire, hélas ! elle entraîne pour jamais.

« Ne te demande pas, à l’approche des caresses : « Partira-t-elle ? Partirai-je ?… » Une douleur cruelle te saisit dans ses étreintes convulsives ; tu tombes à ses pieds, et le désespoir te déchire le cœur.

« Alors, peux-tu pleurer, et la vois-tu à travers les larmes, les larmes qui éloignent, comme si elle était loin en effet ? Demeure ! Il est possible encore !… La plus immobile des étoiles de la nuit s’incline à l’amour, au désir.

« Presse-la de nouveau dans tes bras ! Sentez bien tous deux votre possession et votre perte ! La foudre ne saurait vous séparer ; le cœur ne se presse que plus vivement contre le cœur.

« Êtes-vous condamné à quitter une belle, fuyez en détournant les yeux. Lorsqu’à la contempler, on s’enflamme jusqu’au fond du cœur, elle attire, hélas ! elle entraîne pour jamais. »

PROMÉTHÉE.

Peut-on nommer un bien ce qui, durant la présence, repousse absolument tout ce qui charme et séduit, et qui, durant l’absence, tourmente, en refusant toute consolation ?

ÉPIMÉTHÉE.

Être inconsolable est la plus belle consolation de l’amour ; poursuivre un bien perdu est même un plus grand avantage que de saisir un bien nouveau. Cependant, hélas ! quelle inutile peine de se représenter un bonheur évanoui, un bonheur irréparable ! Frivole, funeste tourment !

« Avec effort, avec angoisse, la pensée se plonge dans la nuit ; elle cherche en vain l’image. Ah ! comme autrefois elle brillait devant mes yeux, à la clarté du jour !

« Flottante, elle paraît à peine encore. Si seulement elle s’avançait ainsi !… S’approche-t-elle de moi, me saisit-elle… vaporeuse figure, elle voltige et passe.

« Elle revient, ardemment désirée ; mais elle balance encore et flotte toujours, semblable en même temps à d’autres et à soi ; puis elle échappe au regard plus perçant.

« Enfin elle se montre pourtant ; elle se présente vivement à mes yeux. Admirable !… Vite les pinceaux et le burin !… Un clin d’œil la fait évanouir.

« Est-il un effort plus inutile ?… Certes, il n’en est pas de plus douloureux, de plus cruel. Si sévère que soit l’arrêt de Minos, une ombre est désormais d’un prix éternel[3].

« Essayons encore de te ramener, ô mon épouse !… L’ai-je saisie ? Mon bonheur m’est-il rendu ?… Ce n’est qu’une image, une apparence. Elle s’envole fugitive, et passe et s’anéantit. »

PROMÉTHÉE.

Ne te laisse pas anéantir, ô mon frère, brisé par la douleur ! Songe à ta haute origine, à ton grand âge ! Je puis voir des pleurs dans l’œil du jeune homme : ils défigurent l’œil du vieillard. Bon frère, ne pleure pas !

ÉPIMÉTHÉE.

Le don des larmes adoucit la plus cruelle douleur. Elles coulent avec délices, quand l’âme consolée s’attendrit.

PROMÉTHÉE.

Lève les yeux, oublie ta souffrance. Regarde au loin cette rougeur. L’aurore manque-t-elle aujourd’hui sa route accoutumée ? C’est du midi que s’élève ce rouge embrasement. Un incendie semble éclater dans tes forêts, dans tes demeures. Cours ! La présence du maître augmente tous les biens et détourne les malheurs qui peuvent survenir.

ÉPIMÉTHÉE.

Qu’ai-je à perdre encore ? Pandore m’a quitté. Que le feu consume ces demeures ! On les rebâtira bien plus belles.

PROMÉTHÉE.

Je conseille d’abattre ces bâtiments ; ils ne suffisent plus. Je le ferais volontairement ; mais un accident est odieux. C’est pourquoi, rassemble promptement ce que tu as d’hommes actifs dans le voisinage ; résiste à la fureur des flammes. Moi, je serai entendu sur-le-champ de cette troupe tumultueuse, qui se tient prête pour détruire comme pour protéger.

ÉPIMÉLIE.

« Mon cri d’angoisse, non pour moi-même… je n’en ai pas besoin… mais écoutez-le ! Secourez ces gens là-bas qui périssent ! car, pour moi, j’ai péri dès longtemps.

« Lorsqu’il fut tombé mort, ce berger, mon bonheur aussi s’écroula. Maintenant, la vengeance est déchaînée ; sa tribu se répand chez nous pour détruire.

« Les clôtures sont brisées, et une forêt jette des flammes puissantes. À travers l’ardente fumée, le baume s’embrase sur le tronc résineux.

« Le feu gagne la toiture, qui déjà s’enflamme. Les chevrons éclatent ! Ah ! ils se brisent sur ma tête, ils m’écrasent, même dans le lointain ! Mon crime se dresse devant moi ; son œil me menace ; son sourcil m’appelle en jugement.

« Mes pieds ne me portent pas à la place où Philéros, en délire, se précipite dans les flots de la mer. Celle qu’il aime doit être digne de lui ! L’amour et le repentir me poussent dans les flammes que l’ardeur de l’amour a fait jaillir avec fureur. » (Épimélie s’éloigne.)

ÉPIMÉTHÉE.

« Je sauve celle-ci, je sauve mon unique enfant ! À ceux-là, je résisterai avec les forces de ma maison, en attendant que Prométhée m’envoie ses guerriers. Alors nous recommencerons la lutte furieuse ; nous nous délivrerons ; ces hommes prendront fuite et la flamme s’éteindra. » (Épiméthée s’éloigne.)

PROMÉTHÉE.

« Vous, maintenant, approchez ! vous qui déjà, comme un essaim, autour de la roche béante de votre asile nocturne, hors du hallier qui vous abrite, bourdonnez avec impatience.

« Avant de partir pour les terres lointaines, portez secours à ce voisin, et le délivrez des attaques d’une vengeance sauvage. »

LES GUERRIERS.

« La voix du maître, du père, a retenti : nous obéissons avec joie ; nous y sommes accoutumés. Nous sommes tous nés pour le combat ; comme le bruit et le vent, prêts à marcher.

« Nous marchons, nous marchons, et ne disons pas : « Où allons-nous ? où allons-nous ? » Nous ne le demandons pas ; et la lance et l’épée, nous les portons loin ; et toute entreprise, nous la risquons volontiers.

« C’est ainsi qu’on s’avance hardiment dans le monde. Ce que nous occuperons sera nôtre ; si quelqu’un y prétend, nous le repousserons ; s’il a quelque chose, nous en ferons notre proie.

« Quelqu’un a-t-il suffisamment et veut-il davantage, la terrible troupe ravage tout. On se charge du butin et l’on brûle la maison ; on plie bagage et l’on court.

« Loin de sa demeure, ainsi le premier s’avance d’un pas ferme et entraine le second. Quand le plus vaillant a ouvert la carrière, le reste vient à la file après lui. »

PROMÉTHÉE.

« Portez à l’instant dommage et secours ! Ici je vous consacre pour l’attaque et la défense. En avant, alertes et joyeux, d’une course rapide ! Frappez rudement ! Malheur au vaincu ! »

L’effort de la haute puissance prête ici, avec vigueur et sagesse, un secours désiré. Déjà diminue l’incendie, et ma race porte fraternellement un glorieux secours. Mais l’aurore s’avance, d’une marche irrésistible ; dans sa course légère, comme une jeune fille, elle sème à pleines mains les fleurs pourprées. Comme, sur le bord de tout nuage, elles fleurissent, richement épanouies, sous mille formes diverses ! Elle s’avance toujours, gracieuse, souriante ; elle prépare doucement les faibles yeux des fils de la terre, afin que les traits du soleil n’aveuglent pas ma race, destinée à voir les objets illuminés, mais non la lumière.

L’AURORE, s’élevant du sein de la mer.

« Les roses de la jeunesse, les fleurs du jour viennent sur mes pas, aujourd’hui plus belles que jamais, des profondeurs inexplorées de l’Océan. Secouez plus vivement le sommeil aujourd’hui, vous qui habitez le golfe environné de roches escarpées, laborieux pêcheurs ; quittez vivement votre couche ; reprenez les instruments du travail.

« Déployez promptement vos filets, enveloppez les ondes connues. Je vous invite et vous appelle à une belle et certaine capture. Vous, nageurs, nagez ; plongez, vous, plongeurs ; guetteurs, observez sur le rocher. Que le rivage foisonne comme les flots ; qu’il foisonne promptement de travailleurs. »

PROMÉTHÉE.

Quel sujet suspend ta course ? ô fugitive ! Quel objet enchaîne ton regard sur les bords de ce golfe ? Ô toi, toujours silencieuse, qui donc appelles-tu ? à qui donnes-tu des ordres ? Toi qui ne réponds à personne, parle-moi cette fois.

L’AURORE.

« Sauvez, sauvez ce jeune homme, qui, désespéré, ivre d’amour, ivre de vengeance, durement outragé, s’est précipité du rocher dans les ondes, que la nuit enveloppait de ses voiles. »

PROMÉTHÉE.

Qu’entends-je ? Philéros a-t-il obéi à la menace du châtiment ? S’est-il fait justice lui-même ? A-t-il cherché une froide mort dans les flots ? Courons ! hâtons-nous ! Je le rendrai à la vie !

L’AURORE.

« Arrête, ô père ! Tes reproches l’ont poussé à la mort : ta science, tes efforts, ne le rendront pas cette fois à la vie. Cette fois, c’est la volonté des dieux, c’est son propre mouvement, c’est le pur, l’irrésistible effort de la vie, qui te rendront Philéros renaissant. »

PROMÉTHÉE.

Est-il sauvé ? Parle, et le vois-tu ?

L’AURORE.

« Là-bas il reparaît déjà au milieu des flots, le fort nageur ; car le plaisir de vivre ne permet pas au jeune homme de périr ; autour de lui jouent les ondes matinales, agitées à petits plis ; il joue lui-même avec le flot qui porte une charge si belle. Tous les pêcheurs, tous les nageurs, se rassemblent vivement autour de lui, mais non pour le sauver : ils folâtrent et se baignent avec lui. Des dauphins même l’accompagnent et s’unissent à la troupe mobile ; ils nagent à la surface, et portent le beau jeune homme plein d’une vigueur nouvelle. Toute la foule tourbillonne et s’élance au rivage.

« Et le rivage ne veut pas le céder aux ondes en mouvement, en allégresse ; toutes les collines, tous les écueils sont couronnés d’une foule vivante ! Tous les vignerons, sortant de leurs pressoirs, de leurs caves rocheuses, répandent coupe après coupe, cruche après cruche, dans les flots animés. Et lui, pareil aux dieux, quittant le dos écumeux des monstres marins caressants, richement couronné de mes roses, nouvel Anadyomène, il monte sur le rocher. Un vieillard à longue barbe, souriant et joyeux, lui présente la plus riche et la plus belle coupe, à lui, qui semble un autre Bacchus !

« Que les coupes s’entre-choquent ! que l’airain retentisse ! Ils se pressent autour de lui, et me portent envie, de voir d’en haut le ravissant spectacle de sa beauté. La peau de panthère, attachée à ses épaules, se balance autour de ses flancs, et, le thyrse à la main, il s’avance comme un dieu. Entends-tu ces cris d’allégresse ? Entends-tu l’airain retentir ? Oui, la grande solennité du jour, la fête générale commence. »

PROMÉTHÉE.

Quelles fêtes viens-tu m’annoncer ? Je ne les aime pas. Chaque nuit apporte assez de rafraîchissement aux travailleurs fatigués. La véritable fête de l’homme sage, c’est l’action.

L’AURORE.

« Maints avantages furent communs à toutes les heures. Mais que celle-ci, choisie par les dieux, soit fêtée ! L’aurore lève les yeux vers les espaces célestes, et la destinée de ce jour se dévoile à sa vue. La majesté, la beauté, descendent, d’abord cachées, pour se manifester ; manifestées, pour se cacher encore. Des flots s’avance Philéros ; des flammes s’avance Épimélie : ils se rencontrent, et chacun d’eux se sent tout entier dans l’autre, et sent l’autre tout entier. Ainsi réunis par l’amour, doublement heureux, ils embrassent l’univers. Soudain du ciel descendent l’action et la parole qui bénissent ; des faveurs descendent, imprévues auparavant. »

PROMÉTHÉE.

« La nouveauté ne me charme point, et cette race est suffisamment dotée pour la terre. À la vérité, elle ne travaille que pour le jour présent ; elle ne songe que rarement aux événements de la veille ; ses maux, ses plaisirs passés sont perdus pour elle. Même, dans l’heure présente, elle saisit brusquement, elle prend ce qu’elle rencontre, se l’approprie, le rejette, sans songer, sans réfléchir comment on pourrait le façonner pour un plus haut usage. Cela, je le blâme, mais les leçons et les paroles, l’exemple même, profiteront peu. Ainsi, avec une légèreté enfantine et avec une rudesse grossière, ils traversent le jour. S’ils voulaient mieux prendre conseil du passé, et, réglant le présent, se l’approprier davantage, ce serait le bien de chacun : tel serait mon désir. »

L’AURORE.

« Je ne puis m’arrêter plus longtemps : les rayons de Phébus me chassent plus avant avec une force irrésistible. Déjà, pour s’évanouir devant son regard, tremble la rosée qui perle ma couronne. Adieu, père des hommes ! Écoute : ce qu’il faut désirer, vous le sentez ici-bas ; ce qu’il faut donner, ils le savent là-haut. Vous entreprenez de grandes choses, vous autres Titans ; mais de conduire au bien éternel, à la beauté éternelle, c’est l’œuvre des dieux : laissez-les agir. »

FIN DE PANDORE.



  1. Goethe a écrit ce fragment en vers rhythmiques de diverse mesure.
  2. Ἐπιμηθέυς, qui réfléchit après l’événement, qui délibère trop tard.
  3. Allusion à la fable d’Orphée et d’Eurydice.