Pamphlets de Claude Tillier/À M. Dufêtre, sur l’indemnité de route qui lui a été allouée par le conseil général


À M. DUFÊTRE,
ÉVÊQUE DE NEVERS,
SUR
L’INDEMNITÉ DE ROUTE
QUI LUI A ÉTÉ ALLOUÉE
PAR LE CONSEIL GÉNÉRAL.



Pardon, monseigneur ; un mot, s’il vous plaît. Est-il vrai que le conseil général vous ait accordé deux mille francs pour frais de tournée ? S’il en est ainsi, j’en félicite ces messieurs du conseil. Voilà de l’argent supérieurement dépensé, c’est une véritable bonne œuvre. M. Avril eût été un de ses membres, que le conseil n’eût pas mieux fait : ce vote ne peut manquer d’attirer sur ses auteurs les bénédictions du ciel, et il faudrait qu’ils tuassent père et mère pour n’aller pas tout droit en paradis.

Quelques contribuables impies se plaindront sans doute qu’on ait dépensé leurs centimes additionnels en frais de culte ; mais on ne peut faire au gré de tout le monde, et il vaut mieux remplir ses devoirs envers Dieu qu’envers les hommes. Le conseil général a sans doute avisé, dans les commandements de Dieu ou de l’Église, un commandement que nous n’y avons pas aperçu, et qui doit être conçu à peu près en ces termes :

Deux fois mille francs tu paieras
À ton Évêque tous les ans,
Afin qu’en ses petits états
Il voyage commodément.

Pourtant, ce qui m’humilie pour vous, c’est que vos pieux deux mille francs n’aient obtenu qu’une voix de majorité dans le conseil. Vous, monseigneur, un envoyé de Dieu, vous qui entriez si triomphalement, il y a quatre mois, sur le pont de Loire, vous ballotter comme un pont, vous discuter comme un aqueduc ! Voyez un peu ce que c’est que la gloire qui vient trop vite : quand elle est arrivée à grands pas, elle prend des ailes pour s’en retourner.

Mais, si le conseil général avait de bonnes raisons pour vous accorder votre indemnité, il me semble que vous en auriez eu de meilleures encore, si vous aviez voulu les faire valoir, pour refuser ce cadeau. D’abord, il ne faut point vous appuyer de l’exemple de M. Naudot, votre prédécesseur. M. Naudot, lui, ne faisait que de simples tournées ; tous ceux qui allaient au-devant de lui y étaient venus de bonne volonté ; il n’entrait pas au son du clairon et des tambours dans les paroisses, comme entre un général dans une place conquise ; il n’exigeait point que la garde nationale, ce vieux soldat dont les tiques ont dévoré l’uniforme, et qui ne sait plus aller au pas, s’avançât à sa rencontre ; il n’avait pas besoin de l’artillerie de la localité pour bénir ceux qui voulaient de sa bénédiction. Mais vous, ce ne sont pas des tournées que vous faites ; ce sont des courses triomphales que vous fournissez. Or, il me semble que vous pouvez très bien triompher à vos frais, et qu’il n’est pas délicat de votre part de nous faire payer vos ovations.

En second lieu, à quoi serviraient maintenant vos tournées ? Vous ne pouvez alléguer qu’il vous faut, aventureux missionnaire, aller jusqu’aux extrémités connues du département, et sous le ciel brumeux du Morvand, convertir les infidèles : c’est une besogne faite depuis longtemps. Lors de votre dernière tournée, vous avez converti tout le monde et au-delà ; et s’il faut en croire l’Écho de la Nièvre, votre historiographe, à Lormes, où il n’y a que quinze cents personnes, vous en avez converti trois mille. Croyez-moi, faites comme le conquérant qui a achevé la guerre en une bataille, reposez-vous sur vos trophées. Tous ces gens, que vous croyez soupirant après votre présence, et que vous dérangez de leurs occupations, n’ont pas besoin de vos bénédictions pour vivre. Vous croyez qu’ils se tiennent là, prosternés et les mains jointes sur votre passage, pour vous faire honneur ? détrompez-vous ! ce serait un éléphant blanc ou une girafe qui arriverait dans leur petite ville, qu’ils accourraient, aussi nombreux et aussi empressés, à la rencontre de ces curieuses bêtes. S’ils viennent au devant de vous, c’est tout simplement pour voir comment est fait un évêque. L’Écho de la Nièvre peut conclure de là que le sentiment religieux se réveille en France ? Hélas ! non, il n’en est rien ; c’est tout simplement la curiosité qui ne s’y endort pas. Que sert-il que vous alliez, avec vos armes noircies, faire si loin la guerre aux gouvernantes qui ne sont pas trop décrépites, et aux saintes qui ont les mamelles trop amples ? Le beau trophée que vous aurez remporté quand vous aurez fait rogner la gorge de sainte Allaite, et que vous aurez forcé un pauvre vieux curé à prendre son lait de poule des mains de parchemin d’une vieille édentée, plutôt que des blanches mains d’une jeune et jolie servante ! Les monseigneur vous manquent-ils donc ici, pour que vous alliez vous faire monseigneuriser dans ces régions hyperborées qu’on appelle le Morvand, au risque d’y rencontrer quelque juge de paix récalcitrant, qui vous donne du Monsieur par la face ? Votre sainteté est-elle donc à l’épreuve des coups de soleil ou des rhumes ; et d’ailleurs, est-ce donc un si beau spectacle qu’un maire en écharpe, dont la parole n’est rien moins qu’abondante et facile, et une demi-douzaine de conseillers endimanchés et retapés ?

Mais vous avez la passion des lointaines expéditions, et vous prétendez que vos tournées sont utiles. Eh bien ! je vous accorderai même que si vous n’alliez de temps à autre réchauffer par un petit sermon la foi de vos diocésains des arrondissements, ils se feraient tous circoncire ; mais alors vous plaidez contre vos deux mille francs. Vous êtes payé pour être évêque, n’est il pas vrai ? il me semble même que vous recevez pour cela dix mille francs du gouvernement. Si c’est un métier pénible de trôner en chasuble d’or dans un chœur de cathédrale, vous conviendrez que votre labeur n’est pas trop mal rétribué.

Mais être évêque, qu’est-ce donc, selon vous ? n’est-ce pas remplir toutes les conditions attachées à l’épiscopat ? Or, si vos tournées sont utiles, elles rentrent dans vos fonctions, et le gouvernement, avec les dix mille francs qu’il vous alloue, vous paie aussi bien pour faire des tournées, que pour ordonner des prêtres, bénir des églises et rédiger des mandements. Ainsi, quand le ministre des cultes vous a soldé, sous forme de traitement, vos frais de voyage, vous vous les faites resolder, sous forme d’indemnité, par le département. Je ne veux point conclure de là que vous vous faites payer deux fois ; mais enfin, si vous aviez un valet de chambre qui vous dît : « C’est vrai, monseigneur, je suis à votre service moyennant quarante francs par mois, mais toutes les fois que je brosserai votre soutane, vous me donnerez un pour-boire, » que penseriez-vous de ce drôle ? Moi qui vous parle, j’ai un cordonnier qui me fait payer mes bottes dix-huit francs ; si, quand je lui solde sa note, et que je me dispose à lui souhaiter le bonjour, il me disait : « Un instant, monsieur, vous n’êtes pas quitte envers moi ; vous me redevez trois francs pour les tiges de vos bottes, et huit francs pour les semelles, » croyez-vous que je ferais droit à la demande de cet avide Saint-Crépin, et même que je ne le destituerais pas de ma pratique ? Voilà pourtant, si vous acceptiez l’indemnité qui vous est offerte, le procédé que vous mettriez en honneur. D’après le principe établi par vous, et auquel vous donnez l’autorité de votre exemple, le chapelier viendra bientôt nous demander une indemnité pour avoir mis une coiffe à notre chapeau, et le tailleur pour avoir cousu notre redingote.

Si c’est un simple pour-boire qu’on vous alloue, votre dignité s’oppose à ce que vous le receviez ; si c’est un supplément de traitement, je vous ferai observer qu’il y a, dans ce département, cinq cents cantonniers qui n’ont pas 400 francs de traitement, mille gardes-champêtres qui n’en ont guère davantage. Cependant ces malheureux supportent sans se plaindre les rigueurs de leur fortune ; aucun d’eux ne s’avise de tendre la main à un supplément d’honoraires, qui, à la rigueur, ne serait pour eux que quelques bouchées de pain ajoutées à leur chanteau ; et pourtant ils ont sur les bras une famille.

Comment donc, vous, monseigneur, qui n’avez que votre personne à entretenir, qui ne fumez pas, qui n’allez jamais au café, qui vivez loin du monde, toujours au pied du crucifix, dans le silence, les austérités et la prière, et qui recevez de l’État environ mille francs par mois, comment, dis-je, pouvez-vous réclamer un traitement supplémentaire ? Mais si vous acceptiez ce surcroît de traitement, songez-vous que les malheureux que je viens de dire en paieraient leur part ?

Le gouvernement a calculé votre traitement sur vos besoins. Puisque vous nous demandez un supplément de traitement, dites-nous donc quels sont les besoins compatibles avec la vie sacerdotale, qu’avec vos dix mille francs vous ne puissiez satisfaire ?

N’alléguez point que cet argent vous servira à faire des aumônes : les malheureux ne sont, hélas ! point rares ici, et le conseil général saurait, aussi bien que vous, en trouver.

Je vois encore une raison pour que vous renonciez à votre indemnité ; la voici : vos tournées ne vous mettent point en frais, et sont, au contraire, pour vous, une occasion d’économie. Pendant que vous vous bercez dans votre carrosse sur la molle poussière des routes, l’autoclave épiscopal cesse de bouillir, et les bons vins ne baissent point dans vos tonnes : c’est toujours autant d’épargné sur vos dix mille francs. Il faut vivre en route, direz-vous. L’objection vaudrait quelque chose, si elle se rapportait à un simple bourgeois. Mais vous, vous ne vivez point en route : d’un bond de vos chevaux vous franchissez les hôtelleries ; quand vous avez déjeûné chez l’abbé Jean, vous allez dîner chez l’abbé Philippe, et ces déjeûners ainsi que ces dîners sont des noces. Ce n’est véritablement qu’à vos curés que vos tournées sont à charge, et, s’il faut tout dire, elles les ruinent. Huit jours avant votre arrivée, toute la paroisse est en chasse ou en pêche, et tout le presbytère en cuisine. Le pauvre curé auquel est advenu le dispendieux honneur de vous recevoir, dévore dans un repas un quartier de ses appointements ; au lieu d’économiser pour nourrir de vieux parents accablés d’infirmités, ou, s’il n’a point de parents, pour venir en aide aux pauvres de la paroisse, il est obligé d’économiser pour vous donner à dîner. Allez ! au presbytère sur lequel vous vous êtes abattu, longtemps encore après votre départ on se ressent de votre passage ; le curé porte un tricorne râpé, la gouvernante va à la grand’messe avec une robe fanée, et les pauvres raccommodent leurs haillons. Si donc vos tournées donnent à quelques-uns des droits à une indemnité, il me semble que c’est à ces pauvres desservants qui ont eu le malheur d’être placés sur votre itinéraire. Il est peu dans l’ordre que ce soit le riche qui reçoive et le pauvre qui débourse. En distribuant entre vos hôteliers les deux mille francs que vous tenez de la munificence du département, vous ne ferez que payer une dette, et pour être un illustre prélat, il faut, avant toute autre chose, payer ses dettes.

En tout cas, monseigneur, si nous vous devons des frais de voyage, nous ne sommes pas forcés de les payer sans compter et par somme ronde de mille francs. Faites-nous la note de vos déboursés, et nous verrons ; car enfin, puisque c’est une indemnité de voyage que vous réclamez, il ne vous revient que ce que vous avez dépensé en route. Il me faut deux mille francs ! vous écriez-vous : cela est bientôt dit. Quoi ! deux mille francs pour un voyage d’une huitaine de jours et d’une cinquantaine de lieues ! Mais celui qui tient l’escarcelle épiscopale, jette donc l’or à deux mains sur la route ? En vérité, un régiment en marche dépense moins que vous, et une frégate en mer ne dépense pas davantage. Avec deux mille francs, moi, je ferais le tour du monde, et avec dix écus celui du département. Où en seraient donc les commis voyageurs, s’ils dépensaient autant que votre seigneurie ? Vous ne pouvez, dit-on, vous qui êtes, partout où vous avez la fantaisie d’aller, l’envoyé de Dieu, voyager comme un simple bourgeois ! Vous, l’envoyé de Dieu, soit ; mais alors, avant de vous délivrer votre ordre de départ, Dieu devrait bien mettre un paquet de billets de banque dans votre poche. Et comment voyageait donc Jésus-Christ, s’il vous plaît, lorsqu’il traversait la Galilée ? Je m’en vais vous le dire, moi : il partait de bonne heure, à pied, entouré de ses disciples ; il s’arrêtait là où la faim le surprenait, soit sous un arbre du chemin, soit dans une chaumière, et il mangeait des mêmes fruits que les oiseaux ou du même pain que ses plus humbles hôtes. Il est vrai que Jésus-Christ n’est que le maître, et que vous êtes le serviteur ; mais, enfin, à quoi sert donc tout ce luxe dont vous vous revêtez ? Est-ce un paquet de passementerie qui traverse nos paroisses, ou un évêque qui les visite ! Si vous croyez que pour représenter un Dieu pauvre et dénué de tout sur la terre, il vous faille étaler les magnificences d’un nabab, alors voyagez à vos frais. Quand on va aux dépens des autres, il faut ménager leur bourse. Il n’y a pas besoin d’être un Fenélon et un Vincent de Paule pour sentir cela ! Je crois, monseigneur, que l’indemnité réclamée par vous est un peu exagérée ; vous avez mal établi vos comptes ; si vous repassiez vos calculs, je suis sûr que vous reconnaîtriez qu’il vous a été trop alloué, et vous êtes trop juste et trop généreux pour profiter d’une erreur.

Du reste, monseigneur, si vous gardiez ces deux mille francs, je craindrais que cela ne jetât sur vous comme un soupçon d’avidité. Quand vous nous prêchez l’abnégation et le désintéressement, il ne faut pas que votre exemple atténue l’autorité de vos paroles. Le suisse aurait beau agiter d’un air menaçant sa hallebarde, on chuchoterait toujours autour de votre chaire. « Ce prêtre qui veut que nous détachions notre âme des biens du monde, il reçoit dix mille francs de l’État ; on lui fournit un palais tout meublé, et il ne se trouve pas encore assez bien pourvu : il faut qu’on lui paie, en sus de son traitement, tous les pas qu’il fait dans le diocèse ! Ce n’est donc pas le désintéressement, c’est donc la cupidité qui est une vertu ; car lui qui est évêque, il doit savoir les choses du salut, et il ne court pas sciemment vers la perdition ; assurément il vaut mieux prendre le chemin qu’il suit que celui qu’il nous montre du bout de sa crosse ! » Vous auriez, monseigneur, beau faire feu de tous les foudres de votre éloquence, ces propos impies en détruiraient l’effet et rendraient stérile votre zèle, car on croit plutôt ce que font les prêtres que ce qu’ils disent.

Et qui sait si le conseil général ne vous tend pas un piège ? s’il ne veut pas atténuer votre considération en vous faisant passer pour un homme d’argent ? si, enfin, il ne s’entend pas avec moi ? Pour vous, monseigneur, qui êtes riche, qu’est-ce que deux mille francs ? un rien, une bagatelle : cela ne vaut pas seulement la peine d’émarger. Voudriez-vous donc compromettre votre réputation de sainteté pour si peu de chose ? Croyez-moi, renvoyez au conseil ses sacs tout cachetés, et dites-lui qu’une autre année il n’y revienne plus. Si vous faites cela, nous vous tiendrons tous pour un grand évêque.

Je suis, avec cette confiance,
Votre fidèle serviteur,
C. Tillier


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