Maradan (2p. 60-75).


CHAPITRE XV.




Mathilde et Palmira avaient été reconduites par M. Akinson ; elles trouvèrent ladi Élisa réveillée : voulant ménager sa sensibilité, on ne lui donna d’abord aucuns détails de la matinée ; mais son frère, craignant qu’ils ne lui parvinssent d’une manière désagréable, finit par les lui révéler.

Ladi Élisa sentit, avec toute l’énergie maternelle, l’insulte faite à sa Palmira : autant elle éprouvait d’indignation contre Cramfort, autant elle fut reconnaissante de la protection qu’Abel avait accordée à sa fille : elle l’exprima avec un sentiment qui émut tendrement sir Alvimar ; car il aimait de toute son ame l’intéressante Élisa.

Cette aventure fut bien vite connue et dénaturée. Miladi Arabel Cramfort prétendit que les avances marquées de la petite Écossaise avaient forcé son mari à lui débiter quelque galanterie ; que sir Abel, enlacé aussi dans les piéges de la dangereuse créature, s’était déclaré son chevalier.

Il faut rendre justice à Cramfort, ces odieux mensonges ne venaient point de lui ; mais la rage et la jalousie de sa femme les avaient enfantés. À l’instant qu’elle fut instruite par l’indiscrétion d’un des valets de son mari, qu’elle interrogeait sans cesse, elle se rendit chez sa belle-mère ; y pleura, cria, finit par s’évanouir, et jurer qu’elle ne restera pas à Londres si miss Harville a l’effronterie d’y paraître ; que même, pour la réputation de la jeune personne, elle doit partir ; qu’il faut absolument le faire entendre à Élisa. La vieille comtesse répond qu’elle ne peut dicter des lois chez milord Sunderland.

Cramfort entre dans ce moment ; l’état de sa femme redouble, et devient une fureur terrible : il s’assied tranquillement vis-à-vis d’elle, et la regarde sans mot dire. — Oui, milord, contemplez de sang-froid le désespoir où me plonge l’outrage le plus sanglant que j’aie reçu de vous… S’afficher ainsi ! accorder l’honneur d’un combat ! — Jamais, miladi, de plus beaux yeux n’enflammèrent le courage d’un brave chevalier ! — Quelle insolence ! me parler de ses beaux yeux : comme cet éclat va augmenter l’impertinence de son maintien ! que son orgueil va redoubler, en apprenant qu’elle a fait couler mes larmes ! — Elle a assez de motifs de vanité, sans se prévaloir d’un aussi étrange. — Je pars demain ; je vais rejoindre ma sœur la duchesse de Neuwcastel. — Je desire, miladi, que l’aspect d’une jeune beauté ne vous fasse pas fuir ce nouvel asile. — Quelle ironie ! Non, non, monsieur, je ne vous laisserai pas mener ainsi la plus scandaleuse conduite. Je resterai : mais que l’Écossaise frémisse ! qu’elle ne croie pas ma haine impuissante ! ce sera me venger assez, que de la faire connaître : les épouses tendres, les jeunes amans, apprendront de moi à s’en méfier, puisqu’elle se plaît à troubler les liens les plus doux. Miladi Arabel appelle-t-elle ainsi les nôtres ? lui demanda son mari. Elle le quitta en ce moment, ainsi que sa belle-mère, pour courir, d’abord chez ses amies intimes, verser des larmes dans leur sein, disait-elle en arrivant ; mais la durée de sa visite se passait en calomnies, en imprécations contre la pauvre Palmira : ensuite elle se rendit chez ses nombreuses connaissances, afin de leur communiquer son amertume. Certainement miladi Arabel ne pouvait être aimée de personne ; mais une haute naissance, une immense fortune, un grand état de maison, lui donnaient une importance considérable dans la société : il lui était donc très-facile d’influencer les esprits. L’éclatante beauté de Palmira, peut-être le peu d’aménité de ses manières, avaient déjà indisposé contre elle presque toutes les femmes. Ainsi, ayant l’air d’embrasser la querelle de miladi Arabel, on ne fit que satisfaire une secrète jalousie.

Miss Harville s’apperçut bientôt des effets d’une telle impulsion et de sentimens si bas. Quand elle entrait dans un cercle, on se parlait à l’oreille. Les jeunes ladis se permettaient à peine de la saluer : les femmes âgées répétaient souvent devant elle : Que la beauté était un don bien dangereux ; que les lois devraient punir celles qui en font usage pour séduire des êtres déjà engagés. Quand il se donnait des fêtes, tout Gros-Venor-Square recevait des invitations, excepté miss Harville.

Cela devint trop marqué pour que ladi Élisa ne s’en apperçût pas. Elle vit bien que l’aventure du duel avait été envenimée, et que l’on accusait son innocente Palmira. Crainte d’affliger un cœur qu’elle connaissait susceptible à l’excès, elle n’osa lui en parler ; mais elle forma le projet de prier son frère de les laisser quitter Londres, au moins pour quelques mois. Palmira aussi n’attendait qu’un moment d’effusion pour solliciter la même permission.

Un soir que l’on était à prendre le thé en famille, ladi Élisa reçut une lettre du ministre Orthon, où il lui mandait que sa fille se plaignait de l’oubli de ses chères compagnes d’Heurtal.

Nous avons trop négligé dans notre dissipation, dit Palmira à sa cousine, une simple et véritable amitié : je desire réparer mon tort en priant ladi Élisa et milord Sunderland de me laisser aller passer quelque temps chez monsieur et madame Orton. Je retrouverai, ajouta-t-elle d’un ton oppressé, sous leur modeste toit, l’estime, la tendresse, les égards. Là, les calomnies d’une comtesse de Cramfort n’enfanteront pas l’injustice générale.

Ne vous affectez pas ainsi, ma chère, dit Simplicia avec un ton doux et consolant ; mais, si vous persistez à aller à Sunderland, je ne le desire pas moins que vous ; et mon père me comblera d’aise en se décidant à nous mener toutes les deux dans ces beaux lieux. Alors, les habitans du presbytère et du château se réunissant sans cesse, la bonne Polly retrouvera ses amies d’Heurtal affectionnées comme autrefois.

Milord Sunderland acquiesça à ce projet. L’arrangement de Simplicia, dit-il, favorise la volonté de miss Harville, puisque je ne l’aurais pas laissée partir sans nous, ne voulant jamais me séparer de ma fille aînée.

On invita sir Abel à être du voyage, ainsi que l’aimable Mathilde, qui, se conduisant toujours d’après son cœur et son esprit, avait hautement pris la défense de miss Harville quand on en parlait devant elle ; ce qui ne se renouvela pas souvent, car on n’aimait pas à rencontrer de digue contre ce torrent de méchanceté.

Madame de Mircour n’était point au courant des peines si peu méritées de Palmira. Depuis quelque temps elle s’était occupée uniquement de ses affaires, qui, terminées à son gré, lui permettaient de retourner en France, lorsqu’elle promit, à la grande satisfaction de son fils, d’aller passer un mois à Sunderland. Partant tous le même jour, ils arrivèrent le lendemain.

Milord duc et sa sœur reçurent beaucoup d’hommages, d’autant plus flatteurs qu’ils étaient consacrés à leurs personnes, et non à leur rang ; Edward et Élisa ayant toujours été les objets de prédilection des habitans de Sunderland, qui trouvèrent cette dernière aussi belle que dans l’éclat de sa jeunesse, puisqu’elle était toujours aussi bonne.

Le ministre Orthon, à la tête de ses paroissiens, fit un discours simple et touchant, où il conjurait en leur nom milord Sunderland de les dédommager du temps qu’il avait passé loin d’eux, en promettant, à l’exemple de son illustre père, une résidence de huit mois chaque année.

Milord s’y engagea de grand cœur, et admira comme ses magnifiques propriétés avaient été conservées malgré sa proscription. La demeure d’un lord dur et tyrannique, répondit un vieillard, n’eût pas été respectée de même ; mais qui de nos filles, de nos garçons, eût osé arracher une fleur, fouler ces immenses tapis de gazon ? Nous ne pouvions perdre l’espoir de vous les voir rendre un jour ; et, dans tous les cas, nous les soignions dans l’unique idée qu’ils vous avaient été chers. Par je ne sais quelle autorité, on renvoya il y a trois ou quatre ans une grande partie des jardiniers ; nous le devînmes tous alors. Le rocher de Leucade se dégradait un peu, une des colonnes du temple d’Apollon avait été fracassée, et il fallait des gens plus habiles que nous pour y remédier. Hé bien ! nous nous cotisâmes. Nous fîmes venir un architecte, et j’espère que votre grace le trouvera en aussi bon état que le reste.

Milord fut pénétré de tels procédés. Pendant plus de huit jours les fêtes se succédèrent. Le château était toujours rempli de ces bonnes gens. Ils aimaient jusqu’à l’enthousiasme la fille de leur bien aimé Edward. Hélas ! pensait Palmira, ils ne me regardent que comme une étrangère ; et cependant je suis aussi d’un sang qui leur est bien cher.

M. de Mircour était très-décidé, en quittant Londres, de profiter de la liberté que donne la campagne, pour déclarer enfin son amour à miss Harville ; mais elle lui semblait si imposante que, seul avec elle, il n’osait plus s’exprimer. Sir Abel était donc son unique confident, et ce dernier ne l’écoutait jamais, sur ce sujet, sans un trouble extrême. Vainement il cherchait à éloigner l’irrésistible pensée de miss Harville, il ne pouvait y réussir, et s’en affligeait véritablement. Plus tendre qu’ardent, néanmoins il n’était pas tellement absorbé par l’image de Palmira, qu’il ne pût éprouver un doux intérêt pour Simplicia. Eh ! qui d’ailleurs eût pu le lui refuser ? Pourquoi les ai-je vues toutes les deux au même instant ? se disait-il ; ah ! si j’eusse connu Palmira un jour plus tard que sa cousine, mon ame entière eût appartenu à celle qui m’est destinée.

Palmira était redevenue plus obligeante pour lui depuis l’aventure de lord Cramfort ; mais elle n’en fuyait pas moins les occasions de le voir et de l’entendre. Elle passait presque toutes ses journées au presbytère, à travailler avec madame Orthon, à écouter attentivement la morale pure du vertueux ministre, enfin à faire des courses charitables avec Polly ; et, comme elle apportait toujours de chez eux un air satisfait, ladi Élisa se privait volontiers du plaisir de la voir habituellement près d’elle.