L’Aurore du 15 novembre 1898 (p. 2-15).


PALINODIES !



Dans une feuille que je ne lis jamais et dont je reçois, par l’entremise d’une agence, les coupures que, d’ordinaire, je ne lis pas davantage, on reproduit d’antiques articles que je publiai aux Grimaces, et que l’on me reproche, amèrement, d’avoir changé d’opinion sur les juifs, les patriotes, les militaires, les je ne sais qui, les je ne sais quoi…

La chose est parfaitement exacte… J’ai fait cela et je m’en vante !

La feuille en question eût pu, cependant, me tenir compte de ceci que, à aucune époque de mon existence, et même au plus de mes « palinodies », je ne variai jamais sur la conviction où je suis de la prodigieuse stupidité de M. Henri Rochefort, et de sa canaillerie plus prodigieuse encore… Je regrette qu’elle n’y ait pas songé… Mais, en thèse générale, cette feuille a raison, et j’ai donné, je l’avoue, le plus déplorable exemple d’inconsistance qui se puisse voir.

Ce que je suis aujourd’hui, je ne l’étais pas il y a dix ans ; ce que je fus, il y a dix ans, je ne l’étais pas, il y a vingt ans ; et, dans vingt ans — à supposer que je sois encore — je veux espérer, oui je pousse le cynisme jusqu’à espérer que je ne serai pas celui que je suis aujourd’hui… Aujourd’hui, j’aime des personnes, des choses, des idées qu’autrefois je détestais, et je déteste des idées, des choses des personnes que j’ai aimées jadis… C’est mon droit, je pense, et c’est mon honneur ; et c’est aussi la seule certitude par quoi je sente réellement que je suis resté d’accord avec moi-même.

Et je vais plonger l’intellect — si j’ose dire — de M. Cellarius, dans un profond désarroi. Il n’importe…

La joie d’un homme qui n’est pas un politicien, qui ne sert aucun parti, ni aucune bande, ni aucun fonds secret, et pas plus Dupuy que Jules Guérin, pas plus Mandrin que Cavaignac, et Cartouche que Zurlinden, est d’acquérir, chaque jour, quelque chose de nouveau dans le domaine de la justice et de la beauté ! L’harmonie d’une vie morale, c’est d’aller sans cesse du pire vers le mieux… Devant les découvertes successives de ce qui lui apparaît comme la vérité, cet homme-là est heureux de répudier, un à un, les mensonges où le retiennent, si longtemps, prisonnier de lui-même ces terribles chaînes de l’éducation de la famille, des prêtres ou de l’État. C’est plus difficile qu’on ne pense d’effacer ces empreintes, tant elles sont fortement et profondément entrées en vous. Il faut des efforts persistants qui ne sont pas à la portée de toutes les âmes. Il faut passer par de multiples états de conscience, par bien des enthousiasmes différents, bien des croyances contraires, par des déceptions souvent douloureuses, des troubles, des erreurs, des luttes — et ne pas les maudire, pas même les regretter, puisque c’est de tout cela, puisque c’est dans tout cela que s’est, peu à peu, recréée votre personnalité. Ah ! voilà des aventures morales, des drames intérieurs comme il ne doit pas en arriver souvent à cette intelligence de bronze, à ce cœur d’airain, à ce penseur impassible qu’est M. André Vervoort, si je puis m’exprimer ainsi.

Et, au risque d’amener jusqu’au paroxysme du délire épileptiforme l’élégant et fraternel esprit de M. Cloutier, je confesserai encore ceci :

Malgré ses affreuses tristesses et ses uniques douleurs, malgré tant d’infamies dévoilées et tant de crimes encore inconnus, il faut bénir cette affaire Dreyfus de nous avoir en quelque sorte révélés à nous-mêmes, d’avoir donné à beaucoup d’entre nous, trop exclusifs ou trop sectaires dans leur compréhension de la vie sociale, un sens plus large de l’humanité, un plus noble et plus ardent désir de justice, cette idéale et pourtant humaine justice, qui est le lien le plus fort entre les hommes d’une même patrie, qui sera le lien le plus solide entre des races qui finiront bien par se lasser d’être ennemies.

Admirons, je vous en prie, les braves gens qui, du berceau à la tombe, n’eurent jamais qu’une idée — ce qui équivaut à n’en avoir pas du tout — sont demeurés fidèles — ce qui veut dire qu’ils ne furent fidèles qu’à leur propre sottise — et sur qui l’étude, l’observation quotidienne, l’expérience et les révélations de la vie, l’enseignement des faits, les surprises de l’histoire ont passé sans avoir pu modifier quoi que ce soit à leur organisme intellectuel, à ce que, par un euphémisme inconvenant, ils appellent, sans rougir, leur idéal. C’est à croire qu’ils n’eurent ni un cœur, ni un cerveau, ni des yeux, ni des bras, ni des jambes, ni rien par qui l’on marche, voit, pense et aime… Pauvres larves, qui dormirent sous les pierres, leur lourd sommeil de néant !…

— Moi, mon cher maître, disait un jour à Ernest Renan un fier jeune homme, moi, je n’ai jamais varié dans mes convictions !

À quoi l’admirable philosophe des Origines du christianisme répondit, avec cette douceur ironique et délicieuse qu’il avait :

— Combien je vous envie !… C’est donc que vous n’avez jamais pensé !

Je sais bien qu’il y a aussi le syndicat des trente-sept millions et que j’y ai, sans doute, puisé à pleines mains de considérables sommes que, dans leur hâte à se gorger d’or, M. Manau et M. Bard, « ces vendus et ces traîtres », laissèrent si maladroitement aux autres… Mais ceci est une autre histoire.



Donc, j’ai détesté les juifs, et cette haine, je l’ai exprimée dans les Grimaces… Qu’on me comprenne bien !… Je sortais, quand je fis les Grimaces, du Gaulois, que dirigeait M. Arthur Meyer. Comment eût-il été possible — j’en appelle à tous les cœurs passionnés — que la fréquentation journalière de M. Arthur Meyer m’inspirât d’autres sentiments ?… On conviendra que rien n’était plus naturel, plus légitime, et d’une plus irréprochable psychologie. Bien qu’il fût parfois charmant, M. Arthur Meyer avait ceci de mystérieusement attractif qu’il appelait l’antisémitisme, comme Jésus le miracle. Il y avait en lui, malgré lui, une telle force spontanée de propagande, que lui-même n’a pas pu y échapper. Il serait touchant, et à la fois comique de penser que c’est par une violente protestation contre lui-même, que M. Arthur Meyer est devenu l’antisémite farouche que vous savez !… Quoi d’étonnant à ce que je le sois devenu moi aussi ?… Mon tort, en cette circonstance bien parisienne, fut de conclure du particulier au général, et d’englober toute une race dans une réprobation qui eût dû rester strictement individuelle, à moins que je ne l’étendisse à beaucoup de chrétiens qui sont parmi les plus détestables juifs que je connaisse !… Je me suis, d’ailleurs, il y a longtemps, expliqué sur ce point, dans la France. Pour peu que cela intéresse quelqu’un, on pourrait retrouver, en ce journal, un article où je me repentais de ma barbarie.

Mais je ne viens pas me disculper… J’ai mieux à faire. Et je saisis l’occasion qui m’est offerte — c’est la seule raison d’être de cet article — d’apporter à un homme que j’ai méconnu et que j’ai beaucoup attaqué, un témoignage public de mon affection et de mon admiration. C’est de M. Joseph Reinach que je veux parler.

Je dois confesser que ça n’était pas très brave, car je ne crois pas qu’il y eût alors quelqu’un de plus impopulaire que M. Joseph Reinach, et la besogne est facile, facile aussi le succès d’insulter un homme voué d’avance, et quoi qu’il fasse, à toutes les calomnies, et à toutes les injustices.

Eh bien ! je l’ai vu, cet homme-là. J’ai vu son courage tranquille et joyeux sous les huées et les menaces, son dévouement désintéressé, son amour acharné de la justice, son espoir qui, pas une minute, n’a faibli ; et j’ai admiré son talent, à qui nous devons, entre tant de choses belles, la Voix de l’Île, qui est parmi les plus belles choses de ce temps. Et à mesure que je le connaissais et que je l’aimais, chaque jour, davantage, j’aurais bien voulu effacer de mon œuvre — si éphémère, si vite oubliée — certaines pages méchantes, avec le remords de les avoir écrites…

Maintenant, c’est fait !…

Octave Mirbeau.