Pages romantiques/Lettres d’un bachelier ès musique (8)

Texte établi par Jean ChantavoineFélix Alcan & Breitkopf et Härtel (p. 207-240).

VIII[1]

À M. LAMBERT MASSART[2]

En vérité, mon ami, c’est un grotesque personnage que celui de musicien-voyageur. Je n’en connais point qui fasse une plus piteuse figure, une plus fâcheuse contenance, alors qu’il s’en va de contrée en contrée, de ville en ville, de bourgade en bourgade, merveille ambulante au milieu des immuables merveilles de la nature, célébrité d’un jour passant à l’ombre des grands noms qui ont traversé les siècles ; inutile baladin, troubadour malencontreux, mêlant le son de sa guitare au bruit des discordes civiles, au retentissement des luttes et des déchirements qui travaillent le monde.

Le peintre qui voyage ne s’engage point dans d’aussi choquants contrastes ; il vit indépendant et solitaire ; la nature extérieure, qu’il aime, qu’il admire, est à la fois l’objet de son culte et le but direct de son art. Il n’a rien à demander à la foule ; il peut s’abandonner sans réserve à la contemplation enthousiaste, se perdre, s’abîmer dans le sentiment de la beauté infinie ; car, plus il la comprend, plus il la pénètre, plus il la devine, plus aussi son travail devient fécond, devient libre, devient plastique. Quand le statuaire parcourt la Grèce, l’Italie, ces pays où la forme humaine a reçu de la main de Dieu toute sa perfection et des rêves de l’art toute sa splendeur, son œil saisit les contours, son intelligence étudie les rapports ; puis, dans le silence de l’atelier, il reproduit ou il crée, manifestant son talent ou son génie. Ni l’un ni l’autre n’est entravé dans son essor, ni l’un ni l’autre ne se voit troublé dans le développement harmonique de ses facultés ; ni l’un ni l’autre n’est condamné à subir les contacts froissants, les ignobles tracasseries qui résultent des rapports immédiats et journaliers avec le public. Le musicien, au contraire, j’entends le musicien exécutant, le donneur de concerts, qu’il soit d’ailleurs ce qu’il lui plaît, pianiste, harpiste, violoniste, corniste, accordéoniste, guimbardiste ou clarinettiste, n’a rien à faire avec la nature extérieure ni avec les chefs-d’œuvre de l’art. La contemplation, le rêve, ne sont pour lui qu’une perte de temps. Qu’il arrive à Venise, à Florence, à Rome, c’est à peine s’il pourra jeter en courant un furtif regard sur le palais ducal, sur l’Apollon, sur le Colisée ; il faut qu’il se hâte de paraître, qu’il fasse montre de sa virtuosité ; il faut qu’il organise un concert. Or, pour mettre sur pied cet amphibie vocal et instrumental, ce monstre bariolé aux yeux rouges, à la queue verte, aux narines bleues, épouvantail redouté de la bonne compagnie, il a besoin du concours d’une multitude d’individus dont chacun tient en main une des ficelles qui font mouvoir la difforme machine. En premier lieu, il faut qu’il sollicite une audience de son altesse l’impresario, lequel commencera par lui refuser tous les chanteurs de son théâtre, et finira, après bien des prières, par lui concéder la salle du foyer à un prix qui dépasse à peu près cinq ou six fois celui qu’il était honnête d’en demander. Puis, il lui faut être admis chez M. le commissaire de police, afin d’obtenir la permission d’exhiber ses petits talents ; et parlementer avec M. le colleur d’affiches, afin d’en faire coller l’annonce d’une manière neuve et saillante. Il lui faut encore s’enquérir de quelque cantatrice errante, qui ne manque jamais d’être laide comme un cryptogame et de se donner des airs de Malibran méconnue ; — la pourvoir d’un baryton en disponibilité, — chanteur à deux fins, propre à remplir les rôles de basse ou de ténor, selon l’occurrence. Si par malheur il s’agit pour le concertiste d’un morceau d’ensemble ou bien avec accompagnement d’orchestre, oh ! alors, ses labeurs, ses tribulations n’ont plus de terme. Ses jours et ses soirs se passent à grimper des escaliers à perte de vue, à mesurer du pied des hauteurs incommensurables. Les répétitions, choses éternellement nécessaires, bien qu’éternellement impossibles, achèvent de lui faire perdre la tête. Après quoi, voici venir le conseiller officieux, l’ami expert, qui l’assassine de considérations judicieuses sur la saison défavorable (il fait toujours trop froid ou trop chaud, trop sec ou trop humide, pour un donneur de concerts), et sur le choix de sa musique, fort respectable, du reste, mais qui pourra bien n’être pas du goût des indigènes. L’ami déplore amèrement les dispositions antimusicales de la localité. Il rappelle le passage de Paganini, qui n’a attiré qu’une élite peu nombreuse ; le concert de Mlle B., qui n’a pas fait ses frais, et conte tout d’une haleine cent autres lamentables histoires propres à jeter l’effroi et le découragement au cœur du pauvre artiste. En dernier lieu vient la question du prix des billets. Sans doute, si on l’établissait en raison des mérites du bénéficiaire, on ne saurait l’élever trop ; mais il faut bien s’accommoder aux circonstances : la bourgeoisie est économe ; la noblesse, avare ; les bourses sont épuisées par des quêtes pour les incendiés et les inondés. À chaque nouveau considérant, l’artiste baisse d’un franc ses prétentions.

C’est un concert au rabais qu’il va donner. Aux émollientes paroles de l’ami, il voit fondre ses espérances comme la neige d’hiver aux tièdes brises d’avril. Alors on lui déploie la liste de tous les gens du pays qui, de temps immémorial, ont droit à des billets gratis. Leur nombre est tel qu’ils rempliront la moitié de la salle. C’est un peu désagréable, il est vrai ; mais aussi le succès sera beaucoup plus assuré ; car le billet gratis implique l’enthousiasme, c’est chose reconnue dans tous les pays du monde civilisé. Vous croyez que l’artiste est au bout de ses peines ? vous oubliez les chicanes avec le loueur de quinquets, les négociations avec la loueuse de chaises, les pourparlers avec l’administrateur des hospices, etc., etc., etc.

Ce travail fatigant et ridicule est à recommencer dans tous les lieux où il veut établir sa réputation, partout où le besoin d’argent le presse. Combien ces mesquines et impitoyables nécessités contrastent avec les besoins de son organisation ! Dans quelles contestations infinies se débat et se consume sa force ; quels obscurs tiraillements le retiennent dans les plus basses régions de la vie sociale, tandis que son âme est puissamment attirée vers les hautes sphères de l’art et de la pensée ! Un jour peut-être, quand je serai assez vieux pour aimer de ma jeunesse jusqu’à ses déceptions et ses misères, quand je me serai décidément placé au point de vue philosophique de la vie, j’écrirai pour mes amis octogénaires une véridique histoire, un livre de souvenirs, dont le titre pourra être celui-ci : « Des grandes tribulations qui s’attachent aux petites renommées » ; ou bien encore : « Vie d’un musicien, longue dissonance sans résolution finale ». En attendant, je continue ma route, portant mes ennuis comme un bagage nécessaire, et cheminant assez lestement entre l’idéal et le réel, sans trop me laisser séduire par l’un, sans jamais me laisser écraser par l’autre.

Le premier concert que je donnai à Milan, ce fut au théâtre de la Scala, un des plus vastes théâtres du monde, comme vous savez, tel qu’il semble construit pour défier la voix de Lablache et les puissantes harmonies de l’orchestre du Conservatoire. En conscience, je devais y faire une singulière figure, moi si maigre, si étriqué, seul à seul avec mon fidèle piano d’Érard, vis-à-vis un public accoutumé à une grande pompe de spectacle et à des effets musicaux fortement accusés. Si vous ajoutez à ces circonstances de localité que la musique instrumentale est généralement considérée par les Italiens comme une chose secondaire, qui ne saurait entrer en parallèle avec la musique de chant, vous aurez une idée de la témérité de mon entreprise.

Très peu de grands pianistes sont connus en Italie. Field est, je crois, le dernier (si ce n’est le seul) qui s’y soit fait entendre. Ni Hummel, ni Moschelès, ni Kalkbrenner, ni Chopin, n’ont paru de ce côté des Alpes.

C’est vers le Nord aujourd’hui qu’est l’aimant doré qui attire le talent. Les Médicis, les Gonzague, les d’Este dorment sur leurs coussins de marbre. D’illustres Mecenati n’appellent plus dans leurs palais les illustres artistes. Pour qu’un musicien voyage maintenant en Italie, il faut qu’il soit, ainsi que moi, avide de soleil plus que de gloire, désireux de repos plus que d’argent, amoureux de peinture et de sculpture parce qu’il n’y entend rien, fort ennuyé de musique parce qu’il y entend quelque chose. Ce fut donc en présence d’un public très peu préparé à certaines vieilles idées sur la composition et l’exécution, idées qui ont fait faire parfois la grimace à de doctes critiques, et qu’en dépit de leur infaillibilité je garde avec entêtement ; ce fut devant un auditoire réduit presqu’exclusivement à la musique d’opéra réduite, que je risquai deux ou trois fantaisies de ma façon, très peu sévères, très peu savantes à coup sûr, mais qui pourtant ne rentraient point dans le cadre accoutumé. Elles furent applaudies, grâce, peut-être, à quelques gammes en octaves plaquées avec une dextérité assez louable, et à plusieurs cadences prolongées au-dessus du chant, capables de lasser le gosier du plus obstiné rossignol d’alentour. Encouragé par cette approbation flatteuse, me croyant sûr de mon terrain, je devins encore plus téméraire et je faillis compromettre cruellement mon pauvre petit succès en présentant au public un de mes derniers-nés de prédilection, un prélude-étude (Studio) qui, suivant moi, est une fort belle chose. Ce mot studio effaroucha tout d’abord : « Vengo al teatro per divertir me e non per studiare » s’écriait un monsieur au parterre qui exprimait en ce moment le sentiment d’une effrayante majorité. Effectivement je ne parvins point à faire goûter du public l’idée baroque que j’avais eue de jouer ailleurs que dans ma chambre une étude, dont le but apparemment devait être de me délier les articulations et de m’assouplir les dix doigts. Aussi ai-je regardé comme preuve d’une bienveillance toute particulière la longanimité de l’assemblée à m’écouter jusques au bout.

Une autre fois j’exécutai dans la salle du Ridotto le septuor de Hummel. La marche régulière de ce morceau, la majesté de son style, la clarté et le relief des idées en rendent la compréhension aisée. Les passages qui terminent chacune de ses parties sont d’ailleurs d’un effet immanquable. Aussi ce chef-d’œuvre fut-il accueilli avec une faveur marquée. — J’aurais aimé ne point m’arrêter là et faire entendre successivement au public milanais les trios de Beethoven, plusieurs œuvres de Weber, de Moschelès, etc. ; mais, outre que le temps manqua, il eût été peut-être bien imprudent de faire retentir leurs sauvages et septentrionales beautés à des oreilles bercées aux sensations sensualistes, les accents des Bellini, des Donizetti, des Mercadante. L’Allemagne a bien pu donner ses lois à la Lombardie ; quant à sa musique, il s’écoulera des années encore avant qu’elle y soit acceptée. Les baïonnettes imposent des lois ; elles ne sauraient imposer des goûts.

Afin d’égayer un tant soit peu mes concerts auxquels on reprochait d’être toujours trop sérieux. il me vint à l’esprit d’improviser sur des thèmes proposés par les dilettanti et choisis par acclamations. Cette façon d’improvisation établit entre le public et l’artiste un rapport plus direct. Ceux qui ont proposé des motifs ont engagé jusqu’à un certain point leur amour-propre ; l’adoption ou le rejet de ses motifs devient un sujet de triomphe pour l’un, de dépit pour l’autre, de curiosité pour tous. Chacun est désireux d’entendre ce que le musicien fera de l’idée qu’on lui a imposée. Chaque fois qu’il la présente sous une forme nouvelle le donataire se réjouit du bon effet qu’elle produit comme d’une chose à laquelle il a contribué. Cela devient une œuvre en commun, un travail de ciselure exécuté par l’artiste autour de joyaux qui lui ont été confiés. À ma dernière séance musicale, un charmant petit calice d’argent d’un ouvrage exquis, attribué à l’un des meilleurs élèves de Cellini, avait été placé à l’entrée de la salle pour recevoir les bulletins thématiques. Quand je procédai au dépouillement du scrutin, je trouvai, ainsi que je m’y attendais, un nombre considérable de motifs de Bellini, de Donizetti, puis au grand divertissement de l’auditoire, je lus sur un papier soigneusement plié par un anonyme qui n’avait pas douté un instant de l’immense supériorité de son choix : Il duomo di Milano. Oh ! oh ! fis-je, voici quelqu’un qui profite de ses lectures ; ce monsieur se souvient de la définition de Mme de Staël : La musique est une architecture de sons ; il est curieux d’en constater l’exactitude et de comparer les deux architectures, le gothique altéré de la façade du dôme avec l’ostrogothique de ma construction musicale. J’eusse voulu de grand cœur lui procurer cette satisfaction esthétique, le mettre à même de confirmer ou de réfuter l’assertion de l’illustre écrivain ; mais le public ne témoignant nul empressement à voir s’élever mes clochetons de triples croches, mes galeries de gammes, et mes aiguilles de dixièmes, je passai outre. De mieux en mieux, de plus fort en plus fort : un honnête citoyen préoccupé du mouvement progressif de l’industrialisme, et frappé de l’avantage qu’il y aurait à se transporter en six heures de Milan à Venise, me donnait pour thème : La Strada di ferro. Pour celui-là, je ne voyais d’autre moyen de le traiter que par une suite non interrompue de gammes glissées de haut en bas du piano ; et, craignant de me briser les poignets dans cet assaut de vélocité avec les wagons, je me hâtai d’ouvrir un dernier billet. Que pensez-vous que je trouve cette fois ? une des plus importantes questions de la vie humaine à résoudre en arpèges ; une question qui, traitée avec quelque étendue, peut s’attaquer à tout, à la religion aussi bien qu’à la physiologie, à la philosophie aussi bien qu’à l’économie politique : Vaut-il mieux être marié que garçon ? Ne me sentant capable de répondre à cette question que par un interminable soupir, je préférai rappeler à mes auditeurs ce que dit un sage : « Quelque détermination que l’on prenne, que l’on se marie ou que l’on reste célibataire, on est toujours sûr de s’en repentir. »

Vous voyez, mon ami, que j’avais pris un excellent moyen pour jeter quelque gaieté dans un concert, ce plaisir si ennuyeux qu’il ressemble à un devoir ; d’ailleurs en ce pays des improvisations, et des improvisateurs, n’était-ce pas le cas de dire mon Anch’io ?

Je serais ingrat si je n’ajoutais ici que le public de Milan a été d’une bienveillance à mon égard qui à dépassé de beaucoup mon attente, et que les marques de satisfaction dont il a été prodigue auraient suffi à combler un amour-propre plus exigeant que le mien. Vous savez ce que je pense des succès en général, des miens en particulier. Je ne le nie pas, il y a je ne sais quel puissant enchantement, je ne sais quelle jouissance orgueilleuse et tendre tout à la fois, dans l’exercice d’une faculté qui appelle à nous la pensée et le cœur des autres hommes ; qui fait jaillir dans d’autres âmes des étincelles du feu dont la nôtre est consumée, des élans sympathiques qui l’entraînent irrésistiblement après nous vers les régions du beau, de l’idéal, vers Dieu. Parfois l’artiste étend, en imagination, cet effet produit sur quelques individus à la multitude ; il se sent roi de toutes les intelligences, il sent en lui une infiniment petite parcelle de la force créatrice ; car par des sons il crée des émotions, des sentiments, des pensées. C’est un rêve qui ennoblit son existence. Ce fut le mien aux jours de ma fervente jeunesse, alors que s’agitait en moi une vitalité surabondante qui me semblait devoir se répandre et se communiquer. Alors, je le confesse, j’ai souvent pris en pitié les mesquins triomphes de la vanité satisfaite ; alors j’ai protesté amèrement contre les transports avec lesquels je voyais accueillir des œuvres sans conscience et sans portée ; alors j’ai pleuré sur ce que d’autres appelaient mes succès, quand il m’était bien démontré que la foule accourait à l’artiste pour lui demander un amusement passager et non un sérieux enseignement de nobles intuitions. Alors je me suis senti presque également blessé me refusant de reconnaître des juges aussi frivoles, et par des louanges, et par les critiques, j’ai dit avec le poète : « Je ne veux ni de l’impertinence de leurs sifflets ni de l’insolence de leurs applaudissements. » « Je resterai calme et stoïque dans les alternatives du succès et de l’insuccès, me défiant de l’un, indifférent à l’autre ; c’est en moi seul que je saurai trouver mon point d’appui ; ma conscience sera mon seul critérium. » C’était bien de l’orgueil sans contredit ; mais rassurez-vous, l’orgueil indompté de la jeunesse ne dure pas ; il va se resserrant et s’amoindrissant d’année en année ; l’expérience le taille et le rogne jusqu’à ce qu’il soit arrivé aux proportions plus acceptables de la vanité. Ils sont en bien petit nombre, ceux qui ont traversé la vie et qui sont descendus au tombeau dans tout l’orgueil de leurs jeunes pensées de leurs premiers désirs, de leurs vierges ambitions ; les autres subissent l’effet du temps ; leur cœur et leur esprit s’équilibrent dans une médiocrité raisonnable, dans la mesquine sagesse qu’enseigne la pratique des hommes.

Encore un peu de temps et ce travail s’achèvera en moi comme en tant d’autres ; encore un peu de temps, et je serai devenu ce qu’on appelle un homme sensé, c’est-à-dire… mais Dieu me garde des définitions.

Il serait trop long de vous faire ici le menu détaillé des soirées musicales et des concerts auxquels j’assistai activement ou passivement durant mon séjour à Milan. Je ne vous parlerai que d’un seul, celui que donna la comtesse Samoïloff, cette jeune et belle étrangère qui s’est choisi Milan pour patrie et s’y est conquis, par son immense fortune et sa prodigue magnificence, une petite royauté sociale. Le peuple l’aime et l’invoque, parce que sa bienfaisante libéralité ne connaît point de bornes ; la bourgeoisie a les yeux sur elle, parce qu’il y a quelque bizarrerie dans ses goûts et un certain faste autour de sa personne ; ses pairs l’envient bien bas, parce que sa maison est un centre de plaisirs et d’amusements qui jette tout le reste dans l’ombre. Quand vous arrivez à Milan, le premier nom qui résonne à vos oreilles c’est celui de la comtesse. En quelque lieu que vous appellent vos affaires ou vos habitudes, depuis le salon de la duchesse Letta jusqu’à l’échoppe du cordonnier, on vous parle de la comtesse. Allez-vous chez un parfumeur, il vous offre l’essence que préfère la comtesse. Entrez-vous chez un papetier, il vous engage à acheter le papier dont se sert la comtesse. Regardez-vous un album du jour de l’an, il est dédié à la comtesse. Y a-t-il un attroupement dans la rue, c’est qu’on fait cercle autour de l’attelage russe et des chiens anglais de Mme la comtesse. Enfin quand la comtesse éternue, tout Milan dit : Dieu vous bénisse.

Le concert qu’elle avait promis depuis longtemps était impatiemment attendu ; on y devait entendre une grande cantatrice retirée du théâtre où elle n’a point été remplacée, Mme Pasta. Beaucoup de gens voulaient se donner le triste plaisir de comparer leur impression présente à leur émotion passée ; de se dire, en opposant la femme de quarante ans à la femme de vingt-cinq : Voilà ce qu’elle est, voilà ce qu’elle a été ; d’autres plus jeunes, ne l’ayant jamais entendue, voulaient la mesurer à sa renommée ; écrasante renommée, lourde à porter pour l’artiste alors que les années, en lui laissant peut-être la même force de sentir, lui enlevèrent la faculté d’exprimer tout ce qu’elle sent ; alors que son talent conserve encore sa clarté, mais a perdu son rayonnement ; que d’autres talents d’une sève plus jeune éveillent, par le seul attrait de la jeunesse, plus de sympathies que sa perfection stérile. Oh ! c’est là une véritable mort pour l’artiste ; mort lente, perfide, qui tarit goutte à goutte la source de poésie où se retrempait son existence. Que le siècle déplore ces morts prématurées qui lui ravissent de si précieuses jouissances ; pour lui il regarde jusqu’avec envie la destinée de Malibran qui emporte au tombeau sa beauté, sa gloire, son génie, avant que le temps ne l’en ait dépouillée, et qu’autour d’elle les acclamations de la foule ne se soient éteintes en un indifférent silence ; il envisage sans terreur le coup qui frappe Bellini à cette aurore du talent qui promet une radieuse journée ; au moment où ses contemporains, applaudissant à son œuvre, l’acceptent comme le gage éclatant d’un plus glorieux avenir ; et de fait cette espérance laissée après soi ne vaut-elle pas toutes les réalités ? L’imagination des hommes se plaît surtout à grandir et à embellir ce qui aurait pu être. La critique qui flétrit le présent n’a point de prise sur l’avenir ; ils ne sont point à plaindre, ceux que la mort enlève à la décadence. Heureux le barde qui meurt en arrachant à la lyre son plus puissant accord. À ceux qui cueillirent au soleil de la jeunesse les plus fraîches fleurs de la vie, ne souhaitons pas de longs jours décolorés et la résignation, cette pâle fleur sans parfum, qui croît seule au désert aride de la vieillesse.

Dans cette soirée Mme Pasta fut ce qu’elle a toujours été, ce qu’elle sera toujours, grande, noble, majestueuse. Poggi nous captiva tous par la pureté touchante de son organe et sa sensibilité exquise. Poggi est aujourd’hui un des meilleurs, si ce n’est le meilleur ténor de l’Italie. Le final de la Lucia admirablement exécuté par Mme Pasta, Poggi et le comte Belgiojoso, produisit, comme d’habitude, le plus grand effet. Le concert parut court, quoique plus de dix morceaux figurassent sur le programme. En un clin d’œil, tandis que l’on parcourait les appartements où le gothique et le rococo rivalisent ; où les tableaux de Hayez et de Liparini se rencontrent avec les statues de Marchesi, dans une atmosphère embaumée, la salle de musique fut convertie en une délicieuse salle de bal. Un essaim de jolies femmes, avides de déployer plus à l’aise la fraîcheur ou le luxe de leur parure, s’y précipita. Les diamants, les fleurs, les gazes, les satins flottaient, papillonnaient, tourbillonnaient au son d’une entraînante valse de Strauss. C’était une éblouissante féerie.

J’essayai un instant de me laisser aller comme les autres à ce tourbillon de joie, d’ouvrir mes sens aux séductions de la fête, de prendre la part qui m’était due de ces bruyants amusements. J’aurais voulu me trouver jeune de la même façon que les autres se trouvaient jeunes, et sentir ma jeunesse à la frivolité du plaisir, comme je l’avais sentie souvent à l’âpreté de la souffrance. Mais en vain, la musique avait produit sur moi son effet accoutumé, elle m’avait isolé au milieu de tous ; m’arrachant au monde visible, elle m’avait plongé dans les profondeurs de l’être intérieur. Les souvenirs récents d’une vie de travail et de solitude achevaient de me rendre insensible à l’attrait des plaisirs mondains, je me demandais ce que je venais faire au sein de cette élégante assemblée, pourquoi je me trouvais mêlé au tumulte du monde, ce qui m’amenait parmi les riches possesseurs de la terre ? Ces questions, et bien d’autres que je m’adressais à part moi, me causèrent bientôt un insupportable malaise. Je me sentis si déplacé là où j’étais, si ennuyé, si embarrassé de mon personnage inutile, que je quittai la salle de danse pour aller me retirer à l’écart dans quelque coin délaissé de la foule. Je traversai plusieurs appartements occupés par des causeurs. Les bruits du bal diminuaient peu à peu à mesure que je m’éloignais ; ils cessèrent entièrement quand je pénétrai dans un boudoir solitaire meublé en style gothique, à peine éclairé par les reflets d’une lampe d’albâtre qui s’éteignaient sur de sombres masses de plantes tropicales. Des fleurs étranges, pâles et belles, penchaient leurs calices et semblaient attristées de leur somptueux exil. Quelques-unes enroulaient leurs gracieuses spirales autour de légères grilles d’ébène, et parvenues en haut se laissaient retomber mélancoliques et comme découragées de ne point rencontrer l’air et la lumière des cieux. Je m’assis là, sur un vaste fauteuil ; ses sculptures noires, ses formes ogivales transportaient ma fantaisie dans un âge écoulé, tandis que le parfum des fleurs exotiques m’apportait les tableaux de lointains climats. Je ne sais si, lassé de la veille et du bruit, je m’endormis dans ce silence poétique ; je ne sais si mon imagination exaltée par la musique, si mes nerfs irrités par le thé vert et par la fantasmagorie de la fête me firent voir tout éveillé une apparition surnaturelle ; ce qui est certain, c’est qu’au bout de très peu de temps, je perdis la conscience des réalités, le sentiment des lieux et du temps, et que je me vis tout à coup seul, errant dans un pays inconnu, au bord d’une mer agitée, sur une grève déserte. Comme je faisais de vains efforts pour me rappeler de quelle manière et par quelle voie j’étais arrivé là, j’aperçus à quelques pas de moi, marchant sur le sable du rivage, une figure d’homme, grande, sérieuse, pensive. Cet homme était jeune encore ; pourtant son visage était pâle, son regard profond, ses joues amaigries. Il regardait à l’horizon avec une indicible expression d’anxiété et d’espérance. Une force magnétique m’attira sur ses traces. Il ne parut pas s’apercevoir que quelqu’un le suivit, et continua de marcher sans s’arrêter. Quoique son pas fût lent et mesuré, il franchissait par un mystère effrayant des distances incommensurables, et laissait derrière lui plaines, montagnes, forêts, vallées. L’atteindre était impossible et pourtant je m’acharnais à le suivre. Plus j’allais et plus il me semblait que mon existence était attachée à la sienne, que son souffle animait ma vie, qu’il avait le secret de ma destinée, que nous devions lui et moi nous confondre, nous transformer. Bientôt le ciel, pur et radieux au commencement de notre course, s’obscurcit. La campagne se dénudait de plus en plus. Nous nous trouvâmes au milieu d’une lande aride dont aucun arbre n’interrompait la monotone étendue, qu’aucune brise ne rafraîchissait, et qui souffrait immobile, sous le poids d’un jour terne et brûlant. La nature prenait à mes yeux un aspect lugubre. Un oiseau de plumage sombre, à la tête hideuse, traversa l’espace, et rasant mon visage, il poussa un sifflement aigu : c’était un cri de malédiction et d’ironie. Une invincible terreur s’empara de moi : je me laissai tomber sur la terre desséchée, et je crus que j’allais mourir. Faisant alors un dernier effort, j’appelai… qui ? Celui que je ne connaissais point. Je le nommai cependant, mais ce nom, je ne m’en suis point souvenu. Lui, se tournant un instant vers moi me regarda de loin avec compassion ; puis, sans proférer une parole, il continua sa route. Me voyant ainsi abandonné, je poussai des cris désespérés, des hurlements de rage ; mon pied se heurtait à la faucille d’un moissonneur, je la saisis, et j’allais m’en frapper, quand l’inconnu s’arrêta encore. Cette fois, je me crus sauvé, je crus qu’il se laisserait toucher par mes supplications et mes ardentes prières. « Oh ! qui que tu sois, lui criai-je, être incompréhensible qui me fascines et qui m’absorbes tout entier, dis-moi, dis-moi qui tu es ? D’où viens-tu ? Où vas-tu ? Quel est le but de ta course, l’objet de ta poursuite, le lieu de ton repos ?… es-tu le condamné que frappe une irrévocable sentence ? es-tu le pèlerin plein d’espoir qui marche avec ardeur vers un séjour de paix et de bénédiction ? »

Le voyageur restait immobile. Il me fit signe qu’il allait parler : j’aperçus dans sa main un instrument d’une forme bizarre, dont le métal poli brillait comme un miroir ardent aux derniers rayons du soleil. Le vent du soir s’éleva ; il m’apporta les accents de la lyre mystérieuse, accents brisés, accords interrompus, sons vagues et indéfinis, tantôt pareils aux brisements de la mer sur les récifs, tantôt au murmure des pins que fatigue la tempête, tantôt au bourdonnement confus qui s’élève au-dessus des ruches d’abeilles et des grands rassemblements d’hommes ; par intervalles ces accords se taisaient, et des paroles précises arrivaient à mon oreille.

« Cesse de te fatiguer à me suivre, un décevant espoir t’attache à mes pas ; ne me demande point ce que j’ignore. Le mystère que tu veux pénétrer ne m’a point été révélé.

« Je viens d’un pays éloigné dont j’ai perdu toute mémoire, j’ai descendu longtemps, longtemps les flancs d’une haute montagne. J’ai traversé les fameuses vallées ; j’ai écouté le mugissement des vagues ; j’ai fixé l’éclair qui fendait le nuage, tandis qu’à mes pieds tombait le chêne séculaire ; j’ai vu l’avalanche terrible écraser de sa masse le fort du pâtre et le nid de la palombe ; j’ai rafraîchi mes membres fatigués dans le fleuve irrité qui venait de rompre ses digues et d’inonder les moissons jaunissantes ; j’ai entendu l’enfant crier, la femme gémir, l’homme blasphémer.

« J’ai rencontré au désert le chacal, le vautour, la hyène et le crocodile ; — dans les sociétés humaines, le tyran, les esclaves, le bourreau et le parricide.

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« Jusqu’ici tout est vain ; j’aspire, je pressens ; mais rien n’apparaît encore ; j’ignore si depuis tant de temps je me suis rapproché du terme de ma course. La force qui me pousse reste muette, elle ne m’enseigne point ma voie.

« Parfois la brise qui traverse les mers m’apporte d’ineffables harmonies ; je les écoute avec ravissement mais aussitôt que j’imagine les entendre plus près de moi, elles s’éteignent dans le bruit discordant du travail des hommes.

« Parfois aussi, aux derniers feux du jour, les nuages blancs qui ceignent les monts se colorent de teintes transparentes. Leurs nuances indécises se modifient incessamment en s’unissant l’une à l’autre, et produisent un indescriptible mouvement de couleur et de lumière. On dirait des milliers d’âmes se transfigurant et remontant vers les cieux. Mais le soleil qui descend derrière la montagne rappelle à lui ces magnifiques rayons ; les nuages redeviennent épais, lourds, opaques… et je recommence à marcher dans ma désolation et mon incertitude.

« Si c’est une puissance ennemie qui me harcèle et me tourmente, pourquoi ces rêves divins, ces inexprimables voluptés du désir ? si c’est une volonté bienfaisante qui m’attire, pourquoi m’abandonne-t-elle aux angoisses du doute, aux déchirements d’une espérance toujours vivace et toujours trompée ?

« Adieu. — Ne cherche point à savoir, ton lot est l’ignorance. Ne cherche pas à pouvoir ; ton lot est l’impuissance. Ne cherche pas à jouir ; ton lot est l’abstinence. »

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Une secousse pareille à un choc électrique me fit revenir à moi. Je descendais les degrés de l’hôtel Samoïloff ; la fête était terminée ; quelques couples des danseurs les plus intrépides se hâtaient de regagner leur voiture.

« Eh bien, Liszt, dit en passant près de moi la jeune marquise G… qu’avez-vous donc à nous regarder ainsi ? ne voulez-vous pas nous dire bonsoir ? » « Laissez-le, dit le duc de C… qui l’accompagnait, vous voyez qu’il ne nous reconnaît seulement pas. Le démon de l’inspiration le tient ; il m’a tout l’air de composer en ce moment un Requiem, qui ne pourra manquer d’être fort agréable ; je gage que ce matin il arrive à Como, très persuadé qu’il est toujours dans la rue qui mène à la Bella Venezia. »

En rentrant chez moi je m’assis au piano ; le chant du Wanderer[3] me revint à la mémoire ; ce chant si triste, si poétique me frappa plus qu’il n’avait fait jusqu’alors. Il me sembla reconnaître une lointaine et secrète analogie entre les harmonies de Schubert et celles que j’avais entendues dans mon rêve.

Qu’eussiez-vous dit si, quelques jours après, vous m’eussiez aperçu à une fenêtre du Corso, grotesquement armé d’une longue cuillère d’étain, puisant sans relâche dans un sac à blé des curiandoli[4] que je jetais à la face de mes semblables avec une rage vraiment féroce ? Avais-je donc perdu la raison ? Etais-je devenu complètement fou ? Oui, si vous m’accordez que toute la ville, au même moment, était folle de la même folie ; car au jour dont je vous parle, le dernier jour du carnaval, il n’est pas un individu, riche ou pauvre, grand seigneur ou manant, qui ne prenne sa part de ce singulier divertissement. Figurez-vous, si vous le pouvez, toutes les fenêtres, tous les balcons, tous les toits d’une immense rue garnis d’hommes et de femmes couverts d’une poussière plâtreuse, jetant incessamment, pendant plusieurs heures, des curiandoli sur tous les passants ; figurez-vous les voitures disparaissant sous cette grêle artificielle ; une foule incroyable la défiant et la provoquant ; une guerre établie de croisée à croisée, d’un côté de la rue à l’autre, une conjuration tacite contre les habits propres et les chapeaux neufs ; une contagion de folie, de malin vouloir, de méchant plaisir ; l’amour propre engagé à jeter et à recevoir le plus possible de ces bonbons d’arlequin. Tels sont les derniers jours du carnaval de Milan.

Si vous êtes spectateur oisif, vous jugerez pédantesquement : voilà un plaisir stupide. Devenez acteur, la fièvre vous prend ; vous ne cherchez plus ni philosophie ni logique là où il n’y a que mouvement et bruit. Et vous passez quelques heures en dehors de vous, ce qui n’est pas un mal pour beaucoup de gens.

Adieu, mon ami. Ma lampe s’éteint, le jour approche. Je me suis laissé aller à causer ainsi que nous avions coutume autrefois dans ma mansarde de la rue de Provence ; pauvre mansarde ! ne l’avez-vous point oubliée ? Vous souvenez-vous de ces douze pieds carrés, toujours réjouis par le soleil, toujours encombrés d’indispensables inutilités, auxquelles l’esprit d’ordre et l’arrangement de mon excellente mère faisait une guerre si impitoyable ? Vous souvient-il du gros Plutarque in-folio qui nous servait tour à tour de pupitre et de siège ? Vous rappelez-vous nos bons gros rires sans cause, nos innombrables facéties, quelque article de critique qui me tançait vertement tout en nous enseignant les principes esthétiques du beau ? Tout cela vous est-il présent comme à moi ? Votre pensée vient-elle parfois chercher l’ami absent pour le faire asseoir à mes côtés, partager vos travaux, applaudir à vos succès, sourire à vos joies ? Oh ! dites qu’il en est ainsi. Dites que rien n’est changé. Dites qu’à mon retour je retrouverai ma place à votre foyer, mon abri dans votre cœur. Dites aussi que j’entendrai de nouveau ces accords énergiques et vibrants, ces chants pleins de tendresse et de mélancolie que je n’ai jamais pu écouter sans me sentir profondément ému, et qui restent pour moi l’idéale expression de votre bienfaisante et fidèle amitié.

P. S. — Cette lettre, que je croyais arrivée depuis des siècles à sa destination, je la retrouve oubliée sur mon bureau, au retour d’un voyage, ou plutôt d’une course que je viens de faire à Vienne ; je ne veux pas la laisser partir sans y ajouter quelques mots sur mon séjour en Autriche.

Destin bizarre ! Depuis bientôt quinze ans que mon père avait abandonné son paisible toit, pour se jeter avec moi à travers le monde, depuis qu’échangeant l’obscure liberté de la vie rurale pour le glorieux servage de la vie artiste, il s’était fixé en France comme dans le centre le plus propre à développer l’instinct musical que son naïf orgueil appelait mon génie, je m’étais habitué à considérer la France comme ma patrie, et j’avais cessé de me rappeler qu’il en était pour moi une autre. — Vous savez ce que sont les jours de la première jeunesse, cette période de la vie de l’homme qui s’écoule entre sa quinzième et sa vingt-cinquième année ; c’est alors qu’il vit le plus en dehors de lui ; que les individus, les choses, les lieux, exercent l’action la plus puissante sur son imagination. Tant de rayons partent de son cœur, il est dominé par une si fatale nécessité d’aimer, qu’il laisse une parcelle de lui à tout ce qui l’approche. À cette époque le jeune homme, étourdi par le tumulte de ses propres pensées, ne vit pas ; il aspire à vivre. Tout en lui est curiosité, désir, inquiète inspiration, flux et reflux de volontés contraires. Il s’épuise dans le labyrinthe sans issue de ses passions désordonnées ; tout ce qui est simple, facile, naturel, le fait sourire de pitié. Il dépasse tous les buts ; il est avide de tous les obstacles ; il dédaigne, et le bien qu’il pourrait faire, et les sentiments qui le rendraient heureux. Il est impitoyablement tourmenté par l’aiguillon de la jeunesse. Ce temps de fièvre ardente, de force vainement dépensée, de vitalité énergique et folle, je l’ai passé sur la terre de France. C’est elle aussi qui a reçu les cendres de mon père, et qui porte son tombeau, asile sacré de ma première douleur ! — Comment ne me serais-je pas cru enfant d’une terre où j’avais tant souffert et tant aimé ! Comment aurais-je pu songer qu’une autre qu’elle m’avait vu naître, que le sang qui coulait dans mes veines était le sang d’une autre race d’hommes, que les miens étaient ailleurs ?…

Une circonstance fortuite réveilla tout a coup le sentiment que je croyais éteint et qui n’était qu’assoupi. Je lus un matin à Venise, dans un journal allemand, le récit détaillé des désastres arrivés à Pesth. Cette lecture me causa une émotion franche. Je ressentis une compassion inaccoutumée, un vif et irrésistible besoin de secourir tant de malheureux. Que ferai-je pour eux ? me disais-je ; quel secours leur apporterai-je ? je ne possède rien de ce qui rend puissant parmi les hommes. Je n’ai ni l’influence que donne la fortune, ni le pouvoir que donne la grandeur. N’importe ; allons toujours, car je le sens, il n’y aura plus de repos pour mon cœur, plus de sommeil pour mes paupières, que je n’aie porté mon denier à cette immense misère. Qui sait, d’ailleurs, si le ciel ne bénira point ma chétive offrande ? La main qui multiplia les pains dans le désert n’est point lassée. Dieu a peut-être renfermé plus de joie dans le denier de l’artiste que dans tout l’or du millionnaire.

Ce fut par ces émotions, par ces élans que le sens du mot patrie me fut révélé. Un paysage grandiose s’éleva devant mes yeux : c’était la forêt bien connue, retentissant du cri des chasseurs ; c’était le Danube précipitant son cours à travers les rochers ; c’étaient les vastes prairies où paissaient librement les troupeaux pacifiques ; c’était la Hongrie, ce sol robuste et généreux qui porte de si nobles enfants ; c’était mon pays enfin ; car moi aussi, m’écriai-je dans un accès de patriotisme qui vous fera sourire, moi aussi j’appartiens à cette antique et forte race ; je suis un des fils de cette nation primitive, indomptée, qui semble réservée pour de meilleurs jours !…

Elle fut toujours héroïque et fière, cette race. Les grands sentiments furent toujours à l’aise dans ces larges poitrines. Ces fronts altiers ne sont point faits pour l’ignorance et la servitude. Plus heureux que d’autres, leur intelligence n’a point été éblouie de lueurs trompeuses ; ils n’ont point égaré leurs pieds dans de fausses voies ; leur oreille n’a point écouté de faux prophètes. On ne leur a point dit : « Le Christ est ici, il est là… » Ils dorment… mais qu’une voix puissante les réveille, oh ! comme leur esprit s’emparera de la vérité ! comme ils lui feront dans leur poitrine un redoutable asile ! comme leurs bras nerveux sauront la défendre ! Un glorieux avenir les attend, parce qu’ils sont bons et forts, et que rien n’a usé leur volonté, ni fatigué vainement leur espérance. Ô ma sauvage et lointaine patrie ! ô mes amis inconnus ! ô ma vaste famille ! un cri de ta douleur m’a rappelé vers toi ! mes entrailles se sont émues de compassion, et j’ai baissé la tête, honteux de l’avoir si longtemps oubliée… Pourquoi donc un destin sévère m’arrête-t-il ? — Un autre cri de souffrance, un accent affaibli mais tout puissant sur moi me fait tressaillir. C’est la voix qui m’est chère, la seule qui ne m’appela jamais en vain… Je m’éloigne encore, ô ma patrie regrettée ! mais cette fois ce n’est plus avec l’insoucieux contentement de l’enfant qui court au devant de la nouveauté, cette fée charmante qui le séduit et le trompe ; c’est avec le cœur troublé, les yeux obscurcis, car je sais maintenant combien de pieux vouloirs, de nobles résolutions, ont été émoussées par le froissement d’une société égoïste et frivole, combien de saintes pensées ont été balayées au loin par le vent de la dispersion, et je n’aspire plus qu’à recueillir ma vie dans tes vierges solitudes, à la retremper dans la simplicité des mœurs rustiques, à la purifier dans l’oubli de la multitude, afin de descendre au tombeau un peu moins chargé de ces coupables ennuis que l’expérience amasse sur la tête de l’homme.

— Je partis pour Vienne le 7 avril. Mon intention était d’y donner deux concerts ; le premier au bénéfice de mes compatriotes, l’autre pour payer mes frais de route ; puis de m’enfoncer seul, à pied, le sac sur le dos, dans les parties les plus désertes de la Hongrie. Il n’en fut point ainsi. Mon ami Tobias[5] en ordonna autrement. Il est nécessaire que vous sachiez quelle espèce d’homme est mon ami Tobias. Il est un peu gros, il est un peu gras, mais il n’est nullement bête, je vous en réponds. Son visage arrondi, qui rappelle celui de Hummel, est éclairé par deux petits yeux gris d’une extrême finesse ; son coin de bouche trahit une causticité pleine de bonhomie. Ses habitudes sont paisibles, ses manières cordiales. Sans s’agiter le moins du monde, il trouve moyen d’expédier une foule d’affaires et de rendre énormément de services. Ses éditions sont remarquablement correctes et soignées.

Je ne l’avais jamais vu ; pourtant il m’ouvrit ses bras, et fêta mon retour comme celui de l’Enfant prodigue. S’étant bientôt aperçu que j’étais d’un naturel trop impétueux, d’un esprit trop logique, d’un caractère trop absolu pour la pratique de la vie, surtout de la vie musicale, il s’empara de moi comme d’une chose, me fit abdiquer entre ses mains toute volonté, renoncer à toute réflexion. Je ne m’en trouvai point mal. Avec sa lente persévérance et sa tranquille activité, il leva toutes les difficultés, me sauva tous les ennuis, m’épargna toutes les démarches ; seulement, au lieu de m’arranger un concert, ainsi que nous en étions convenus, il reçut en tapinois des souscriptions pour un second puis pour un dixième concert, tout cela dans l’espace d’un mois ; il y avait de quoi exténuer, épuiser, anéantir une force plus résistante que la mienne, car dans chacun de ces concerts je figurais au moins trois fois sur le programme ; mais je fus si puissamment, si constamment soutenu par la sympathie du public, que je ne m’aperçus d’aucune fatigue. Devant un auditoire aussi intelligent, aussi bienveillant, je n’étais jamais arrêté par la crainte de n’être pas compris ; je pus sans témérité jouer les compositions les plus sérieuses de Beethoven, de Weber, de Hummel, de Moschelès, de Chopin ; des fragments de la Symphonie Fantastique de Berlioz, les fugues de Scarlatti, de Haendel ; enfin ces chères études, ces enfants bien-aimés qui avaient paru si monstrueux aux habitués de la Scala. Je dois le dire : depuis que je joue du piano, dans mes fréquents contacts avec les dilettanti de tous les pays, je n’ai point rencontré de public aussi sympathique que celui de Vienne ; il est enthousiaste sans aveuglement, sévère sans injustice ; son éclectisme judicieux admet tous les genres et ne repousse rien par prévention. S’il y avait à Vienne un peu plus de mouvement et d’activité, un peu plus de savoir-faire dont il y a peut-être trop à Paris, Vienne deviendrait, sans contredit le centre du monde musical.

Il n’y a pas d’année où les Viennois ne soient visités par deux ou trois artistes de renom. Je m’y rencontrai avec Thalberg, qui malheureusement ne s’y fit point entendre. M. Kalkbrenner y était annoncé, mais nous apprîmes à notre grand regret qu’arrivé à Munich, au lieu de continuer son voyage, il reprenait la route de France. Je fus encore à temps pour connaître une jeune et intéressante pianiste, Mlle Clara Wieck[6], qui avait obtenu l’hiver précédent de très beaux et de très légitimes succès. Son talent me charma ; il y a chez elle une supériorité réelle, un sentiment profond et vrai, une élévation constante. La manière remarquable dont elle exécuta la fameuse sonate en fa mineur de Beethoven inspira à un grand poète tragique, Grillparzer, les vers que je vous transcris et vous traduis ici :

Ein Wundermann, der Welt, des Lebens sait,
Schloss seine Zauber grollend ein

In best verwahrten, demantartgen Schrein,
Und warf den Schlüssel in das Meer und starb.
Die Menschlein mühen sich geschäftig ab,
Umsonst, kein Speerzeug löst das harte Schloss,
Und seine Zauber schlafen wie ihr Meister.
Ein Schäferkind, am Strand des Meeres spielend,
Sieht zu der hastig unberufnen Jagd,
Sinnvoll gedankenlos, wie Müdchen sind,
Senkt sie die weissen Finger in die Flut,
Und fasst, und hebt, und hat’s. Es ist der Schlüssel !
Auf springt sie, auf, mit höherm Herzensschlagen,
Der Schrein blinkt wie aus Augen ihr entgegen.
Der Schlüssel passt, der Deckel fliegt. Die Geister,
Sie steigen auf und senken dienend sich
Der anmutreichen, unschuldsvollen Herrin,
Die sie mit weissen Fingern, spielend, lenkt.

« Un enchanteur, las du monde et de la vie, renferma ses sortilèges dans une cassette de diamant dont il jeta la clef à la mer et mourut.

« Les pauvres humains s’épuisèrent en vaines recherches ; aucun instrument n’ouvrait la forte serrure, et les enchantements dormaient avec leur maître.

« Une enfant des vallées se jouant au bord de la mer, voit ces inquiètes et inutiles poursuites. Rêveuse, insouciante, comme toutes les jeunes filles, elle plonge dans les flots ses doigts de neige, rencontre un objet inconnu, le saisit, le tire hors de loude… Ô surprise, sa main tient la clef magique !

« Elle s’élance joyeuse ; son cœur palpite plein d’impatients désirs ; la cassette luit pour elle d’un éclat merveilleux ; le ressort cède… Les génies s’élèvent dans l’air, puis s’abaissent respectueusement devant la gracieuse et virginale souveraine, qui les conduit de sa main blanche et les dirige à son gré, en se jouant. »

Je retrouvai au théâtre italien, qui est fort à la mode, la troupe de Milan augmentée de Poggi, dont le talent et les succès n’ont point trompé mon attente. Dans les salons, j’entendis avec un plaisir très vif et souvent une émotion qui allait jusqu’aux larmes, un amateur, le baron de Schönstein, dire les lieder de Schubert. La traduction française ne nous donne qu’une idée bien imparfaite de ce qu’est l’union de ces poésies presque toutes extrêmement belles, avec la musique de Schubert, le musicien le plus poète qui fut jamais. La langue allemande est admirable dans l’ordre du sentiment ; peut-être aussi n’y a-t-il qu’un Allemand qui sache bien comprendre la naïveté et la fantaisie de plusieurs de ces compositions, leur charme capricieux, leur abandon mélancolique. Le baron de Schönstein les déclame avec la science d’un grand artiste, et les chante avec la sensibilité simple d’un amateur qui se laisse aller à ses émotions sans se préoccuper du public. Un des meilleurs souhaits que je puisse vous faire, mon ami, c’est que vous alliez à Vienne, ou qu’il aille à Paris, et que nous ayons alors le bonheur de l’entendre ensemble.

Ne me demandez rien de plus sur Vienne, je ne saurais vous parler ni des hommes que je n’ai vus qu’à la hâte, ni des choses que je n’ai point vues du tout ; toujours entouré d’excellents amis qui ne s’occupaient que de moi, toujours obsédé par le bruit de ma propre musique, toujours à la veille ou au lendemain d’un concert, j’y ai vécu d’une façon beaucoup trop excentrique pour avoir le droit d’en dire autre chose, si ce n’est que j’emporte les meilleurs souvenirs de mon séjour et le regret qu’il ait été de si peu de durée.

Adieu encore une fois ; voici un post-scriptum plus long que ma lettre ; je me hâte de jeter tout ce paquet à la poste, afin de n’être point tenté de vous faire entre parenthèses le récit d’un voyage à Constantinople.


  1. Gazette Musicale, 2 septembre 1838.
  2. Lambert Massart (1811-1802) violoniste, professeur au Conservatoire.
  3. Le Voyageur, mélodie de Schubert.
  4. Espèce d’anis en plâtre (note de Liszt).
  5. Tobias Haslinger, éditeur de musique à Vienne.
  6. La future femme de Robert Schumann.