Pages romantiques/Lettres d’un bachelier ès musique (12)

Texte établi par Jean ChantavoineFélix Alcan & Breitkopf et Härtel (p. 268-288).

XII[1]

DE L’ÉTAT DE LA MUSIQUE EN ITALIE

(M. le Directeur de la « Gazette Musicale ».)

Vous me demandez de vous envoyer un rendu-compte exact, une revue circonstanciée de tout ce qui se fait d’intéressant en Italie sous le rapport musical. Je suis, dites-vous, plus à même que personne de vous tenir au courant des nouvelles relatives à notre art. Depuis plus d’un an, je foule le sol classique, j’habite le pays de la musique, comme on l’appelle ; je dois fréquenter assidûment tous les théâtres, entendre tous les opéras nouveaux, assister à tous les concerts, connaître tous les musiciens, être à l’affût de toutes les publications importantes… Cela est vrai, on ne peut plus vrai ; seulement il résulte de là précisément le contraire de ce que vous concluez, c’est-à-dire que je n’ai rien, ou si peu que rien à vous dire.

Vous êtes à ce que je vois, mon cher Schlesinger, dans une étrange erreur, commune du reste à beaucoup de gens ; vous vous imaginez que l’Italie est encore aujourd’hui le centre du monde musical, que le mouvement y est grand, qu’une forte impulsion est donnée à l’art dans la patrie de Rossini et de Paganini, ces deux représentants suprêmes de la composition et de l’exécution ; détrompez-vous. Il existe évidemment un mouvement musical en Italie ; mais, d’une part, ce mouvement n’anime que la sphère dramatique, de l’autre je dirais volontiers qu’à cette heure c’est une agitation dans le vide, un mouvement stationnaire que peut-être même on serait assez fondé à considérer comme rétrograde.

Ainsi que j’ai déjà eu l’occasion de vous l’écrire de Milan, il ne peut en aucune façon être question de musique instrumentale, lorsqu’on parle de musique en Italie. Ce n’est pas à dire qu’il ne s’y trouve plusieurs instrumentistes remarquables ; mais ces artistes isolés, quelque plaisir qu’il y ait pour le public à les entendre, ne sauraient beaucoup contribuer au progrès. En musique comme en toutes choses, le principe d’association est le seul fécond en grands résultats ; ce n’est que là où plusieurs sont rassemblés que l’esprit se manifeste. Un individu n’est vraiment puissant qu’autant qu’il groupe autour de lui d’autres individus auxquels il communique son sentiment et sa pensée ; seul, il étonnera, il charmera, mais l’effet qu’il produira sera éphémère ; si d’autres ne se joignent à lui, en travaillant avec lui, le vent emportera ce qu’il aura semé ; il n’exercera point d’influence durable. Or, et ceci est d’une vérité absolue, dans aucune des villes d’Italie que j’ai parcourues il n’existe une réunion d’artistes qui sachent ou veuillent exécuter les œuvres symphoniques des maîtres. La musique de quatuor est complètement délaissée ; à l’exception des ouvertures d’opéras que l’on entend au théâtre, exécutées la plupart du temps sans verve, sans précision, sans ensemble, et d’ailleurs plus d’à moitié étouffées par le bruit des conversations, il est à peu près impossible d’entendre où que ce soit le plus petit bout de musique d’orchestre[2].

De ce côté donc néant, néant absolu. Soit que cela tourne à l’antipathie inhérente au caractère national pour ce genre de musique, soit qu’on doive l’attribuer à l’absence d’artistes ayant tout à la fois assez de volonté, d’autorité et de persévérance pour former peu à peu le goût du public et l’amener aux choses sérieuses, soit toute autre cause à moi inconnue, toujours est-il que le résultat est déplorable. En conséquence ce paragraphe de ma revue hebdomadaire resterait forcément toujours en blanc.

Maintenant passons aux théâtres.

L’Italie, comme vous savez, compte trois théâtres principaux : La Scala, la Fenice et Saint-Charles (Milan, Venise et Naples). Saint-Charles que je ne connais pas encore, retentit des succès croissants de Nourrit sur lequel je n’ai rien à vous apprendre. Je veux pourtant vous conter en passant une petite anecdote ; elle vous donnera la mesure du tact exquis de notre artiste et de l’opinion que les Italiens conservent de leur suprématie musicale. Plusieurs personnes témoignant à Nourrit leur admiration et se félicitant de le voir prochainement paraître sur la scène italienne, il leur répondit, sans doute avec un sourire imperceptible : qu’il était tout confus « d’un accueil si au-dessus de son talent et qu’il venait en Italie pour apprendre à chanter ». Ce mot d’une si obligeante exagération, d’une plaisanterie si aimable, fut pris au sérieux par les dilettanti ; on l’accepta au pied de la lettre, et j’eus mainte occasion depuis de m’entendre dire que Nourrit se fixait à Naples afin d’y étudier le chant. Ô sainte simplicité[3] !

Dans une lettre que je vous adressais de Venise, je vous parlais avec détail de la Fenice, cette admirable salle, de si harmonieuses proportions, décorée avec tant de goût et d’élégance, et de la troupe d’élite qui, à cette époque, faisait les délices des Vénitiens. J’assistai aux premières représentations du nouvel opéra de Mercadante, Li due illustri rivali. C’est une partition écrite avec habileté et conscience ; plusieurs morceaux d’ensemble en sont vraiment remarquables ; aussi le succès a-t-il été complet. Les derniers ouvrages de Mercadante sont sans contredit les mieux écrits et les mieux pensés du répertoire actuel.

Par malheur, la Fenice une fois close, je me trouvai de nouveau en pleine disette musicale ; n’ayant donc, comme Brid’oison, d’autre façon de penser que celle de ne savoir que vous dire, j’eus l’idée pour allonger ma lettre d’y ajouter quelques mots sur la peinture. J’osai vous nommer Titien et le Véronèse, et si je ne me trompe, je me laissai aller a vous parler de quelques-unes de mes impressions personnelles sur les lagunes, les palais mauresques, etc. Mais voici que vous m’accusez de « devenir trop littéraire (le dernier des reproches que je croyais jamais pouvoir mériter, sur l’honneur !) ; vous prétendez que vos abonnés ne veulent et ne doivent entendre parler que de septième diminuée et de fa double dièse ; vous biffez honteusement mes pattes de mouches poétiques, vous coulez bas ma gondole au clair de lune, et vous me demandez avec colère ce qu’ont affaire Gianbellino, Donatello, Sansovino, avec le rédacteur de la Gazette Musicale. Il n’y a donc pas de ma faute si vos lecteurs ne sont point au courant de ce qui s’est fait à la Fenice.

Quant à la Scala, permettez-moi de vous rappeler que je vous en avais parlé précédemment de la façon la plus circonstancielle ; vous avez su, du moins en partie, les brutales interprétations auxquelles mes observations donnèrent lieu et les mille désagréments que ma lettre m’attira. Ce fut pour moi une nouvelle occasion de méditer sur la critique en général, et sur la critique musicale en particulier. Mes réflexions appuyées sur mainte expérience personnelle et sur une multitude de faits bien connus, parcouraient toujours le même cercle et m’amenaient inévitablement à la même conclusion que je répugnais pourtant à en tirer ; c’est que la tâche de critique, que je regarde comme utile, laborieuse, difficile, et par conséquent digne de respect lorsqu’elle satisfait aux conditions de sincérité, d’équité, de savoir et de convenance, devient ou un métier avilissant par la manière dont il est rempli, ou un acte de dévouement chevaleresque en raison des persécutions qu’il attire à quiconque veut demeurer consciencieux et indépendant. Pour ma part, je ne me suis jamais soucié du métier, ayant, grâce à Dieu, autre chose à faire ; quant à l’héroïsme, je commence à m’en lasser ; j’aime autant, entre nous soit dit, le réserver pour d’autres occurrences. Lorsque le critique n’est point artiste, lorsqu’il ne pratique pas ce qu’il prétend enseigner, alors et avec une grande apparence de raison, on décline son autorité, on lui nie la faculté d’apprécier et de juger les résultats, à lui qui ignore les procédés, et s’il lui arrive d’être sévère, on se rit de ce que l’on envisage comme la colère de l’impuissant. Les artistes le récusent, et de quelque façon qu’il s’y prenne, il encourt non seulement la haine, mais le mépris de tous ceux auxquels il ne prodigue pas la louange la plus outrée. Quant à l’artiste-critique, il se trouve dans des conditions encore dix fois pires ; s’il se permet de critiquer en toute conscience ce qui lui paraît défectueux dans les œuvres des grands maîtres, son outrecuidance n’est pas tolérable ; s’il s’attaque à ses égaux et à ses contemporains, il est dévoré d’envie ; ceux avec lesquels il a des relations personnelles l’accusent d’ingratitude, ceux qu’il n’a jamais vus se demandent ce qu’ils lui ont donc fait pour les traiter ainsi. Enfin, là où il ne croyait soulever qu’une question d’art, il se trouve avoir soulevé cent questions de personnes, et s’être fait autant d’ennemis que ces personnes ont de maris, de frères, de cousins, de protecteurs, quelquefois même de compatriotes !

En résumé donc cet éternel dilemme : ou bien la critique est impuissante, ou bien elle est de mauvaise foi ; en d’autres termes : ou bien le critique est inintelligent, impertinent, absurde, ou bien il est envieux, partial, plein de fiel et d’irritation, etc. Or, je vous le demande, l’alternative ainsi posée, n’est-il pas plus prudent, plus profitable, de demeurer dans le silence ?

Ce que je viens de vous dire est particulièrement applicable à l’Italie, où la critique élevée, l’analyse sérieuse d’un ouvrage d’art, sont tout à fait en dehors des habitudes de la presse. Les compositeurs et les exécutants ont parmi les journalistes leurs amis et leurs ennemis, leurs partisans et leurs détracteurs. Les uns les exaltent en toute occasion jusqu’aux nues, les autres leur disent de grosses injures ; mais la part des louanges est de beaucoup la plus considérable ; elles doivent toujours être absolues, sans restriction aucune. « Madame *** est merveilleuse, divine ; elle a fait fanatisme ; le maëstro *** est un génie incomparable. » Telles sont les formules adoptées. Les principes essentiels du beau et du vrai ne sont jamais ni posés, ni discutés. La critique caresse la vanité des artistes au lieu de stimuler leur amour-propre ; elle suit la mode au lieu d’éclairer le goût, et joue assez habituellement le personnage du cicerone qui vous fait pompeusement la nomenclature admirative de tous les objets que vous visitez avec lui.

Outre les trois grands théâtres ci-dessus, il n’est pas de ville en Italie, quelque imperceptible que puisse être le point noir qui la désigne sur la carte géographique, qui n’ait aussi sa salle de spectacle, presque toujours spacieuse, d’une bonne architecture et parfaitement commode. Chacun de ces théâtres acquiert de l’importance à une époque déterminée de l’année et devient théâtre du premier ordre. À Bergamo, à Brescia, à Sinigaglia, à Piacenza, à Livourne, à Lucques, etc., durant le temps des foires ou la résidence du souverain, les premiers sujets sont engagés et payés comme dans les plus grandes villes. Alors, et pour un instant, telle petite ville qui était déserte et silencieuse, s’anime, s’égaie, se vivifie. Des gens qui, le reste de l’année, vivent isolés, sans amusements et presque sans intérêts, se trouvent tout à coup rassemblés chaque soir dans une même salle, se passionnent pour ou contre les mêmes individus et les mêmes choses, confondent et échangent leurs émotions, leurs sympathies. L’incroyable bon marché du prix d’entrée rend le plaisir du spectacle accessible à tous. Et c’est là une chose dont on n’a guère idée en d’autres pays : un centre de divertissement qui réunit toutes les classes ; un foyer commun de vie, de passion, d’enthousiasme ; un principe de civilisation qui, ainsi qu’une source toujours jaillissante, se répand incessamment dans chaque branche de la société.

Quel dommage que des habitudes si favorables à l’extension de l’art, ne servent aujourd’hui qu’à faire végéter une foule de productions éphémères, à sortir pour une heure du néant des noms et des œuvres destinés à y retomber presque aussitôt ! Le public les accepte faute de comparaisons, les écoute par habitude, et les vante ensuite par esprit de nationalité ; car l’esprit de nationalité est excessivement chatouilleux en Italie et va se loger là où il semblerait au premier abord qu’il n’a absolument que faire.

Les opéras qui sont actuellement le plus en possession du répertoire, et font successivement le tour de ces différents théâtres, sont Marino-Faliero, Lucrezia Borgia, Parisina, l’Elisir d’Amore, et surtout la Lucia di Lammermoor. Ces opéras ayant tous été représentés à Paris, il n’y aurait nulle opportunité à vous en faire l’analyse. Le système dans lequel ils sont conçus rendrait d’ailleurs cette tâche difficile et ingrate pour moi. Parfois le souffle affaibli de Rossini s’v fait encore sentir et donne à ces corps sans âme une apparence de vie ; d’heureuses mélodies qui, en Italie, courent dans l’air comme on dit qu’à Paris l’esprit court les rues, viennent s’y placer au hasard et caressent agréablement l’oreille ; mais quiconque chercherait dans ces opéras la pensée, l’invention, la déclamation, l’expression dramatique, l’art enfin dans la sérieuse et grande acception du mot, perdrait, je crois, son temps et sa peine.

On comprend combien il est difficile que l’étude de ces compositions puisse former des acteurs et des chanteurs de premier ordre. Les belles voix sont, relativement à d’autres pays, communes en Italie. Les hommes naissent sur ce sol privilégié avec une naturelle aptitude pour les arts ; ils ont le regard plein de feu, le geste animé et la disposition enthousiaste qui fait les artistes : pourtant le nombre des chanteurs et des chanteuses distingués y est fort restreint. La négligence des compositeurs entraîne après elle la négligence de leurs interprètes. Des rôles qui n’ont point été pensés sérieusement par les uns ne sont point sérieusement étudiés par les autres. Il y a un procédé uniforme, adopté par tous, certaine manière convenue de rendre tous les sentiments et toutes les situations. Le public, qui est très au courant de ce procédé, a pris, lui aussi, l’habitude d’applaudir invariablement les mêmes effets. Ce sont pour l’ordinaire, de violents et subits contrastes, motivés ou non, du pianissimo au fortissimo des renflements de voix quasi-convulsifs, des cris foudroyants à la fin des morceaux lorsque le chanteur vient d’être pathétique et qu’il est question de combats, de vengeance ou de désespoir. Le grand cri est de rigueur pour quiconque aspire à la renommée de Cantante di Cartello. Une actrice ne saurait se laisser tomber sur les planches ou dans un fauteuil sans pousser le grand cri. Le grand cri remplace avantageusement la gamme chromatique, le saut à la dixième et la cadence indéfinie déclarés aujourd’hui rococo et de mauvais goût. Les traits, la difficulté, la bravoure ont passé de mode. Beaucoup de gens font honneur de ce changement à la musique de Bellini et le considèrent comme un progrès, comme une révolution heureuse pour l’art. Il m’est difficile, je l’avoue, de me rendre à cet avis. Le progrès de Rossini à Donizetti ne m’est pas bien démontré. Quant à la révolution qui fait succéder l’empâtement à l’agilité, la mesquinerie à la prodigalité, je doute qu’elle soit fort profitable, si ce n’est pourtant à la paresse de MM. les chanteurs.

Parmi les cantatrices qui tiennent le premier rang sur les théâtres de l’Italie, il en est une qui s’est placée à part et à laquelle ce que je viens de vous dire ne saurait s’appliquer en aucune façon. Mlle Ungher[4], douée d’un sentiment profond, d’une remarquable intelligence et d’une énergie dont elle n’avait à redouter que les excès, a acquis par des études approfondies, continuées sans interruption durant l’espace de dix années, le plus beau talent dramatique qui ait paru sur la scène depuis Mmes Pasta et Malibran. Toujours vraie, noble, pathétique, elle se pénètre de l’essence de son rôle, et brisant, si je puis m’exprimer ainsi, les barrières de glace que les platitudes d’un libretto stupide ou d’une musique décolorée élèvent entre elle et le spectateur, elle devient sublime là où il semblait impossible d’être autre chose que convenable ; elle fait naître la plus vive émotion là où tout autre dissimulerait à peine le contre-sens des paroles et de la musique. C’est un curieux et triste spectacle tout à la fois que ce beau génie de femme emprisonné dans la médiocrité de sa tâche. Je la comparais souvent à un hardi nageur qui se débat misérablement dans un mince petit filet d’eau. Quelquefois aussi elle me rappelait le grand Mozart forcé de jouer du piano les mains couvertes d’un mouchoir afin de divertir les dames de la cour, ou bien encore le jeune Michel-Ange employé par le magnifique Cosme de Médicis à lui tailler dans son jardin une statue de neige. La voix de Mlle Ungher est étendue, juste et flexible. Musicienne consommée, elle aborde avec facilité tous les rôles, le répertoire bouffe lui est aussi familier que le répertoire tragique, et l’universalité de son talent est aussi exceptionnelle que sa profondeur.

Mme Garcia[5], entrée beaucoup plus récemment que Mlle Ungher dans la carrière dramatique, est encore dans cette heureuse période où l’artiste peut en appeler de la critique à l’avenir. Assez jeune pour que sa voix remarquablement pure, ronde et fraîche n’ait de bien longtemps rien à redouter des années, elle doit nécessairement gagner par le seul travail de l’expérience. Une certaine négligence comme mêlée d’embarras dans son jeu, quelque inégalité dans son chant, le plus souvent plein de charme et jusqu’aux erreurs de ses ajustements (chose à laquelle le public italien est peu attentif) disparaîtront sans nul doute en présence du public parisien, le plus exigeant de tous en matière de goût. C’est aussi à ce public qu’elle va demander prochainement des enseignements, des encouragements et des récompenses. Le nom qu’elle porte est d’un heureux augure.

Décidé à ne jamais vous parler sur ouï-dire, je nommerai seulement ici pour mémoire Mme Boccabaditi et Mme Giuditta Grisi et Schutz.

Je vous ai dit mon opinion sur Mme Schoberlechner. Son récent dévouement conjugal mérite toute sorte d’éloges. Par un évanouissement prolongé elle a rappelé le parterre inflexible aux lois de l’humanité, et a sauvé à son mari les horreurs d’un fiasco con fiocchi qui menaçait le maëstro de Marie Tudor[6].

Le ténor le plus à la mode en ce moment est Mariani. Il est fort jeune. Depuis trois ans seulement au théâtre, s’il consentait à travailler, il se placerait sans nul doute en première ligne parmi les grands chanteurs. Mais c’est là ce qu’il n’a pas fait, ce qu’il ne fait pas, et ce que, je le crains bien, il ne fera jamais. Son admirable voix, la plus absolument belle que j’aie jamais entendue, suffit à ses succès. Maintes fois je l’ai vu en scène avec Mlle Ungher paraissant ne trop rien comprendre au jeu pathétique, à la savante déclamation de la grande actrice. Après l’avoir écoutée, le sourire sur les lèvres, ainsi qu’il convient à un ténor bien élevé, son tour venu, il s’avançait vers la rampe et chantait sa partie de duo, quelle que fût la situation, avec la même tendresse mélancolique, la même absence de déclamation et, il faut bien le dire, avec un accent divin qui arrachait au public des applaudissements passionnes. Probablement alors il se demandait à part lui à quoi bon ces inflexions de voix terribles ou déchirantes, ces notes brisées, cette déclamation qui se modifie suivant le sens des paroles et le sentiment qu’elles expriment. Mariani chante sans travail, sans effort ; il charme, il ravit tout ce qui l’écoute, que chercherait-il de plus ?

Salvi, autre ténor que j’ai entendu à Gènes, et qui est maintenant à Naples, possède également un organe remarquable. Son chant est émouvant, sa méthode large et pure, sa déclamation et son geste d’une aisance et d’une noblesse parfaites.

Ajoutez à ces noms ceux de Coselli (primo-basso) artiste intelligent et distingué, de Donzelli, dont vous avez eu la primeur à Paris et vous serez à peu près aussi au courant que moi du personnel des théâtres italiens.

Plusieurs des princes souverains d’Italie ont un goût prononcé pour la musique. Sa majesté Marie-Louise, qui joue fort bien du piano, accueille les artistes avec la plus gracieuse bonté. Le grand duc de Lucques a un pianiste attaché à sa maison, M. Dœhler[7]. À l’occasion de la visite du prince Frédéric de Russie, S. A. R. le grand duc de Toscane a donné dans les vastes et harmonieuses salles du palais Pitti plusieurs concerts. Mesdemoiselles Ungher, Francilla Pixis, Mariani, Caselli, en ont fait les honneurs. J’y ai entendu avec un vif intérêt M. Giargetti, violoniste supérieur, compositeur distingué. De douloureuses infirmités ne lui permettent malheureusement pas de faire le tour d’Europe, aujourd’hui nécessaire aux réputations d’exécutant. Jules Janin vous a conté avec autant d’esprit que de grâce un trait de générosité de S. A. auquel je suis assez heureux pour avoir servi d’occasion ou de prétexte ; j’aurais donc garde d’y revenir.

Florence se vante avec raison, ainsi que Milan, de plusieurs dilettanti quasi-artistes, que compte la société. De même qu’à Milan une famille privilégiée qui porte un nom illustre, présente une réunion de talents dont je ne sais pas d’autre exemple. Tous les Poniatowski, de même que tous les Belgiojoso, chantent et chantent bien. La conformité de leur goût musical et l’heureuse circonstance des liens de parenté qui rend les études en commun faciles, les met à même de monter chaque année plusieurs opéras dont l’exécution est très remarquable. Un joli petit théâtre, monté aussi par un amateur de musique M. Standish, réunit cinq ou six fois dans l’hiver, la société la plus élégante de Florence, et les nombreux étrangers que mille raisons diverses attirent et retiennent sur les bords de l’Arno. Des applaudissements en quelque sorte européens, viennent couronner les efforts de cette jeune et gracieuse troupe. Malgré le peu d’opportunité d’une critique quelconque en pareille circonstance, je ne saurais m’empêcher de regretter qu’une pensée plus large, plus compréhensive, ne préside aux choix des opéras représentés au théâtre Standish. L’hiver dernier, par exemple, on y a monté, au bénéfice de la salle d’asile, Othello, le Barbier et l’Elisir d’Amore. Les deux premiers sont des chefs-d’œuvre, l’autre est une des meilleures compositions de Donizetti ; mais Othello et le Barbier joués depuis quinze années sur tous les théâtres d’Europe avec un succès immense, chantés à l’envi par les artistes les plus éminents, Othello et le Barbier que les enfants savent par cœur et que le peuple fredonne dans les rues, n’ont plus besoin de la publicité restreinte d’un théâtre d’amateurs. L’Elisir d’Amore a aussi un succès de vogue, il est à l’ordre du jour de tous les répertoires. Il n’y a pas, ce me semble, grand avantage pour l’art à ce que ces opéras soient représentés une ou deux fois de plus ou de moins. N’y aurait-il pas pour des amateurs que leur position place au-dessus des considérations pécuniaires et des exigences du public, à côté du simple but d’amusement et de vanité légitimement satisfaite, un but plus élevé à se proposer ? Ce serait de faire connaître à l’Italie des œuvres capitales qui, par un déplorable enchaînement de circonstances, semblent devoir lui rester encore longtemps inconnues ; d’aborder courageusement les compositions de Mozart, de Weber, de Meyerbeer ; de transplanter sur un sol bien préparé ces productions de la muse étrangère, de les faire apprécier, goûter d’abord par la bonne compagnie, dont, en tout pays, l’influence est si grande ; et d’exciter ainsi peu à peu, dans un public plus vaste, le désir de connaître aussi ces ouvrages célèbres. Moins que personne je crois aux révolutions soudaines, aux changements opérés à coup de baguette. Dans le domaine de l’art et de l’intelligence surtout, rien ne se fait par bonds et par sauts ; et je ne suis pas assez naïf pour penser que si le prince Poniatowski, ou tout autre, fait exécuter en Italie un opéra de Weber ou de Mozart, le goût de la musique vraiment dramatique y renaîtra aussitôt comme par enchantement. Je crois au contraire que, pour faire une semblable tentative, il faudrait s’armer de beaucoup de résolution, se résigner à s’entendre dire infiniment d’absurdités, et n’avoir pour soi, pendant longtemps, qu’une minorité imperceptible. Mais lorsqu’à des goûts et à des talents d’artiste on réunit les avantages d’une position sociale indépendante, ce serait un orgueil bien placé que celui d’essayer de provoquer, d’encourager par tous les moyens une réforme théâtrale sans laquelle, avant peu d’années, l’Italie se trouvera complètement en dehors du mouvement progressif qui s’accomplit chez les autres nations.

Puisque je suis en train de vous parler de réforme, je ne saurais passer sous silence celle que propose en ce moment au Saint-Siège un artiste auquel une longue carrière glorieusement fournie donne le droit de parler avec autorité. Après une absence d’environ trente années, Spontini, désireux de repos, éprouvant peut-être le besoin de respirer l’air natal a demandé à son auguste protecteur, le roi de Prusse, la permission de retourner en Italie. Sans doute, et je ne crois pas lui faire tort par cette supposition, il était aussi secrètement attiré par le désir de venir payer sa dette à sa patrie, de faire hommage à son pays du produit de ses veilles. Sans doute il lui était doux de penser que ses compositions, accueillies avec enthousiasme par l’Europe entière, allaient prendre droit de cité sur le sol natal, et qu’elles seraient reçues avec amour par ses compatriotes. Quoi qu’il en ait été de ses désirs, de ses projets, de ses illusions à cet égard, Spontini dut les perdre bien vite. Je le vis à ses premiers pas en Italie ; je me trouvai avec lui la première fois qu’il assista à une représentation de la Scala. Il put se convaincre dès ce soir-là même, que la musique telle qu’il la comprenait et la voulait serait un langage inintelligible de ce côté des Alpes ; que la grande école de déclamation fondée par Gluck, et dont il est un des continuateurs, leur était inconnue ; que les habitudes des artistes les rendaient impropres à exécuter les œuvres composées sous cette inspiration, et que le public n’était nullement préparé à les goûter. Il nous est permis de conjecturer, bien que Spontini n’ait jamais laissé échapper un mot qui trahît ses sentiments à cet égard, qu’il fut péniblement contristé par la conviction que, comme artiste, il resterait toujours étranger parmi les siens : que sa patrie ne rendrait hommage à son nom que sur le témoignage des autres nations. Il dut sentir et penser sans doute en ce moment que cette gloire, dont la terre étrangère avait été justement prodigue envers lui, ne pouvait remplacer l’intime et profond bonheur de voir ses œuvres appréciées, comprises, aimées par les siens. Cette heure de renoncement intérieur dut être amère.

Pourtant quelles qu’aient pu être ses déceptions de ce côté, Spontini n’abandonna pas la pensée de rendre son séjour utile à sa patrie. Renonçant en juste appréciateur de l’état des choses, à une tentative de régénération impossible au théâtre, et tout aussi frappé de la décadence dans laquelle était tombée la musique d’église, il songea qu’il y avait là une réforme à tenter, parce qu’elle dépendait, en définitive, de la volonté d’un seul.

Choqué, scandalisé comme le sont tous ceux qui joignent au sentiment religieux le sentiment artiste, de n’entendre durant les offices de l’église et la célébration des saints mystères que de ridicules et inconvenantes réminiscences du théâtre ; plein de colère de voir l’orgue, cette majestueuse voix des cathédrales, ne plus faire résonner ces vastes tuyaux que des cabalettes à la mode, il conçut la noble pensée d’arracher l’église à ce scandale, et de réinstaurer l’austère et grave musique, telle que l’écrivirent les Palestrina, les Marcello, les Allegri. Fortement appuyé par l’évêque de Jesi (ville des États-Romains où est né Spontini) qui se hâta de défendre par un mandement spécial l’exécution de la musique de théâtre dans son diocèse, se fondant sur les arrêts des conciles et des papes qui, à différentes époques, flétrissent en termes énergiques ces abus et condamnent les profanateurs à des peines infamantes, Spontini adressa au Saint-Père un mémoire développé sur les nombreux inconvénients de l’état de choses actuel. Il conclut en proposant les moyens les plus efficaces pour déraciner l’abus, et fonder une nouvelle école de musique sacrée.

Sa Sainteté a accordé plusieurs audiences à Spontini, elle a paru écouter favorablement son projet ; elle a décoré l’illustre compositeur de l’ordre de Saint-Grégroire…

Ce qui n’empêchera peut-être pas le plan de réforme, auquel du reste Spontini se propose de donner la plus grande publicité en France et en Allemagne, de dormir oublié dans quelque carton de la chancellerie pontificale.

Sur ce, mon cher Maurice[8], dormez sur les deux oreilles, et surtout ne me reprochez plus d’être trop littéraire, car je ne me suis pas permis aujourd’hui un seul petit mot qui ne fût conforme à votre programme.


  1. Gazette Musicale, 28 mars 1839.
  2. Le même mot sert en italien à désigner les ouvertures et les symphonies (sinfonia). La véritable acception du mot symphonie est généralement ignorée (note de Liszt).
  3. Remarquons ici qu’à l’heure uù je vous écris, les artistes dramatiques les plus en vogue sont étrangers. Mlle Ungher est Allemande, Mme Schoberlechner est Russe, Mme Garcia et Nourrit sont parisiens, Mmes Spech, Schutz, Méric-Lalande, Dérancourt, Olivier, Pixis, Castellan, miss Kemble et M. Hennequin (lisez Inchindi) ne portent pas non plus des noms ausoniens (note de Liszt).
  4. Caroline Ungher (1805-1877).
  5. Mme Pauline Viardot Garcia (1819-1910).
  6. Sophie Schoberlechner (1807-1863) était la femme du compositeur du même nom (1797-1843).
  7. Th. Dœhler (1814-1856).
  8. Maurice Schlesinger.