Pages romantiques/Lettres d’un bachelier ès musique (10)

Texte établi par Jean ChantavoineFélix Alcan & Breitkopf et Härtel (p. 250-256).

X[1]

LA SAINTE CÉCILE DE RAPHAËL

À M. JOSEPH D’ORTIGUE[2].

En arrivant à Bologne, je courus au Musée ; je traversai sans m’arrêter trois salles remplies de tableaux du Guide, du Guerchin, des Carrache, du Dominiquin, etc. ; j’avais hâte de voir la sainte Cécile. Il me serait difficile, impossible même de vous faire comprendre ce que j’éprouvai en me trouvant tout à coup en présence de cette magnifique toile où le génie de Raphaël nous apparaît dans toute sa splendeur. Je connaissais les chefs-d’œuvre de l’école vénitienne ; je venais de voir les Van Dyck de Gênes ; les Corrège de Parme, et à Milan la Madona del Velo, l’une des plus sublimes créations de Raphaël ; mais, tout en admirant la hardiesse, l’éclat, la vérité, la suavité de ces peintures, je sentais que je n’étais entré dans le sens intime d’aucun ; j’étais toujours resté spectateur ; aucune de ces belles compositions ne s’était emparée de moi, si je puis m’exprimer ainsi, à l’égal de la sainte Cécile. Je ne sais par quelle secrète magie ce tableau se présenta soudain à mon esprit sous un double aspect : d’abord comme une ravissante expression de la forme humaine dans ce qu’elle a de plus noble, de plus idéal, comme un prodige de grâce, de pureté, d’harmonie ; puis au même instant, et sans aucun effort d’imagination, je crus y reconnaître un symbolisme[3] admirable et complet de l’art auquel nous avons voué notre vie. La poésie et la philosophie de l’œuvre se montrèrent à moi aussi visiblement que l’ordonnance de ses lignes et sa beauté idéelle me saisit aussi fortement que sa beauté plastique.

Le peintre a choisi le moment où sainte Cécile s’apprête à chanter une hymne au Dieu tout-puissant. Elle va célébrer la gloire du Très-Haut, l’attente du juste, l’espoir du pécheur, son âme frémit de ce frémissement mystérieux qui saisissait David lorsqu’il préludait sur la harpe sainte. Tout à coup son œil est inondé de clarté, son oreille d’harmonie ; les nuées s’entr’ouvrent, les chœurs des anges lui apparaissent, l’éternel hosannah retentit dans l’immensité, les yeux de la vierge se lèvent vers le ciel ; son attitude exprime l’extase, ses bras retombent alanguis à ses côtés, ils vont laisser échapper l’instrument sur lequel elle chante les sacrés cantiques. On sent que son âme n’est plus sur la terre ; son beau corps semble prêt à se transfigurer…

Dites, n’eussiez-vous pas vu ainsi que moi dans cette noble figure le symbole de la musique à son plus haut degré de puissance ? l’art dans ce qu’il a de plus immatériel, de plus divin ? Cette vierge enlevée à la réalité par l’extase, n’est-ce pas l’inspiration telle qu’elle arrive parfois au cœur de l’artiste, pure, vraie, révélatrice et dégagée de tout alliage grossier ? Ses yeux fixés sur la vision, l’inénarrable volupté répandue sur tous ses traits, l’alanguissement de ses bras qui plient sous le poids d’une béatitude inconnue, n’est-ce pas l’expression de l’impuissance humaine en lutte avec le désir et la plénitude de sa participation aux mystères infinis, alors qu’il sent et comprend qu’il ne pourra rien rapporter aux hommes du banquet céleste auquel il a été convié ?

À la droite de sainte Cécile, le regard tourné vers elle avec une chaste tendresse, Raphaël a placé saint Jean ; saint Jean le disciple que Jésus aimait, celui auquel en mourant il confia sa mère, celui qui en reposant sa tête sur la poitrine du maître, y recueillit les secrets d’une charité sans bornes, d’un amour qui ne se lassa point jusqu’à la fin comme parlent les Écritures. Saint Jean, c’est le type le plus excellemment parfait des affections humaines épurées et consacrées par la religion ; c’est le sentiment chrétien, tendre et profond, mais tempéré par les salutaires enseignements de la douleur.

De l’autre côté Madeleine, dans tout l’éclat de ses ajustements mondains, vient aussi écouter les cantiques sacrés. Il y a dans son port je ne sais quoi d’altier, de profane, dans toute sa personne une certaine volupté qui tient plus de la Grèce que de la Judée, du paganisme que du christianisme. Madeleine, c’est encore l’amour, mais l’amour qui naît des sens et s’attache à la beauté visible. Aussi est-elle plus éloignée de sainte Cécile que saint Jean, comme si le peintre avait voulu donner à entendre qu’elle participe moins que lui à l’essence divine de la musique, et que son oreille est captivée par l’attrait sensuel des sons plutôt que son cœur n’est pénétré d’une émotion surnaturelle.

Sur le premier plan est saint Paul, la tête penchée sur sa main gauche, dans l’attitude d’une profonde méditation ; sa main droite est appuyée sur un glaive, emblème de la parole militaire et dominatrice avec laquelle il dissipa l’ignorance des peuples et conquit les âmes au Dieu inconnu. Saint Paul fut le premier entre les apôtres qui fit servir l’éloquence et la philosophie à l’établissement de la religion, à la propagation de la foi. Ce fut lui qui, le premier, apporta le raisonnement, la doctrine là où il n’y avait encore eu que le sentiment. Pour lui, ce qu’il retrouve dans la musique c’est encore l’éloquence ; ce qu’il y voit, c’est l’enseignement par intuition ; c’est une autre prédication plus voilée, mais non moins puissante, qui attire les cœurs et les ouvre à la vérité. Aussi l’expression de son visage est-elle plutôt celle de la réflexion que celle de l’entraînement. On voit qu’il cherche à se rendre compte du mystère de ce langage nouveau pour lui, qu’il veut s’expliquer les effets de ce verbe et qu’il envie la jeune vierge parce qu’elle n’a point, ainsi que lui, acheté par les fatigues, les persécutions, la captivité, le don de persuasion et le pouvoir de changer les cœurs.

Derrière la sainte, saint Augustin paraît écouter avec plus de froideur. Son visage est sérieux et contristé. On reconnaît en lui l’homme qui a longtemps erré, qui a beaucoup failli, et qui se tient en garde contre les plus saintes émotions. Lui qui a livré à ses sens une guerre sans relâche, il craint encore les pièges de la chair cachés sous les apparences d’une vision céleste. Il se demande, en homme qui n’a trouvé la vérité qu’après s’être fatigué dans les sentiers du doute, en homme que l’art païen a séduit et entraîné loin de la voie qui mène à Dieu, s’il n’y a pas un poison secret dans ces harmonies sublimes et si ces accords qui semblent descendre du ciel ne sont point des voix fallacieuses, un artifice du démon dont il a trop souvent éprouvé la puissance ?

C’est ainsi que ces quatre personnages, groupés avec une inimitable simplicité autour du personnage principal, me sont apparus comme les types suprêmes de notre art ; ils résument les éléments essentiels de la musique et les effets divers qu’elle produit sur le cœur de l’homme. Le peintre a placé aux pieds de la sainte les instruments de son supplice. Est-ce afin de nous rappeler qu’il y a toujours un martyre ou visible ou caché pour le génie et pour le dévouement, ce génie du cœur ? que toujours, dans l’histoire du monde, la souffrance et l’expiation précèdent ou suivent l’initiation ?

Mais, allez-vous peut-être me dire, croyez-vous que Raphaël ait eu véritablement les intentions que vous lui prêtez ? A-t-il en effet songé à symboliser la musique, ou ne s’est-il pas tout simplement conformé aux usages du temps en suivant des instructions qui lui auront été données. À l’époque où il vivait, les communautés et les individus qui faisaient travailler les artistes étaient d’ordinaire guidés par un sentiment de piété plutôt que par l’amour de l’art. On faisait faire un tableau au Pérugin, à Raphaël, non pas tant afin de posséder un chef-d’œuvre qu’afin de satisfaire à une dévotion particulière ; aussi commandait-on jusqu’aux plus petits détails d’une composition. Habituellement ce devait être une madone ou un saint patron entouré des saints et des martyrs dont le mécène portait le nom. Il voulait ainsi honorer sur la terre ses protecteurs dans le ciel, afin de les disposer à intercéder pour lui lorsque la mort le ferait comparaître au tribunal du Souverain Juge. C’est ce qui explique les rapprochements illogiques et les anachronismes de la plupart des tableaux de ce temps.

Que Raphaël ait pénétré plus avant dans son sujet, qu’il ait été grand poète et grand philosophe autant que grand peintre, c’est ce qu’il importe assez peu de savoir. Raphaël a fait un tableau admirablement composé, d’un dessin et d’un coloris irréprochables, qu’irons-nous lui demander de plus ? Son tableau, ainsi que toutes les œuvres du génie, excite la pensée, enflamme l’imagination de ceux qui le contemplent. Chacun le voit à sa manière, y découvre suivant les conditions de son organisation, un nouveau sujet d’admirer et de louer. Et c’est là précisément ce qui fait l’immortalité du génie, ce qui le rend éternellement fécond, éternellement agissant.

Pour moi qui ai vu dans la sainte Cécile un symbole, le symbole existe bien réellement. Si c’est une erreur, en tous cas elle est pardonnable à un musicien, et j’aime à croire que vous l’auriez partagée.

Adieu, mon ami, aimez-moi, et priez pour moi la sainte Cécile de Raphaël.


  1. Gazette Musicale, 14 avril 1839. Cet « extrait » comme le précédent, est le seul fragment publié par la Gazette Musicale.
  2. Joseph d’Ortigue (1802-1866) musicographe français, ami et champion de Berlioz.
  3. Ce « symbolisme », cherché par Liszt dans toute œuvre d’art, est le principe même de la poétique à laquelle appartiennent ses compositions, les Années de Pélerinage et plus tard les Poèmes Symphoniques.