Pages romantiques/Avant-propos

Texte établi par Jean ChantavoineFélix Alcan & Breitkopf et Härtel (p. v-xii).

AVANT-PROPOS


Les articles qui composent le présent volume ont été publiés par Franz Liszt, entre 1835 et 1840, dans la Revue et Gazette musicale de Schlesinger, à Paris. Traduits en allemand dans les Gesammelte Schriften de Liszt dont ils forment le deuxième tome (Leipzig, Breitkopf et Härtel), ces articles n’avaient jamais été réimprimés en français. On a pensé qu’ils en étaient dignes cependant et que le titre de Pages romantiques convenait, non seulement pour en rappeler la date, mais pour en indiquer le caractère, avec précision et généralité tout ensemble.

Ces Pages romantiques, en effet, appartiennent à leur temps non moins — on serait tenté parfois de dire plus peut-être — qu’à leur auteur. Elles suivent de peu d’années la Préface de Cromwell ; elles viennent au lendemain de Chatterton. À cette époque de bouleversement social, de fermentation intellectuelle et de rénovation artistique vraie ou prétendue, l’œuvre d’art semble ne pas se suffire à elle-même ; elle veut avoir l’éclat d’un manifeste et, s’il se peut, la valeur d’une Charte. Les musiciens entrent, à leur tour, dans cette bataille universelle des idées. Tandis qu’au xviiie siècle, durant la querelle des bouffons, pendant la lutte des gluckistes et des piccinnistes, des français et des italiens, les philosophes — Rousseau, D’Alembert, Diderot — avaient vu dans la musique un thème de dissertation, un objet de polémique, une pierre de touche pour leurs théories plus vastes sur le goût et sur l’esprit, dans cette première moitié du xixe siècle les rôles se renversent et les musiciens disent leur mot sur les problèmes jusqu’alors réservés aux spéculations des penseurs. Presque tous les grands compositeurs de cette période se mettent à écrire autre chose que des notes : qu’il suffise de rappeler Berlioz, Schumann, Wagner, Liszt enfin.

Chacun, à sa manière, représente le point de vue musical sur le romantisme. Dans cette période de compositeurs-écrivains, Liszt se distingue en ceci que ses écrits, au premier aspect, semblent ressortir à la littérature — voire même à la sociologie — plus qu’à la musique. Dans les Considérations sur la situation des artistes, il prétend apporter une pierre à l’édifice social qu’essayent de rebâtir les rêves de Ballanche, les théories du Père Enfantin ou les effusions de l’abbé de La Mennais. Il s’efforce de déterminer quelle doit être la fonction musicale de la société nouvelle ; il s’offre tacitement à remplir cette fonction, comme d’autres y revêtiront la charge militaire, judiciaire ou de l’enseignement. Ayant ainsi, dans les Considérations sur la situation des artistes, revendiqué pour les musiciens une place d’honneur dans les rangs d’une société où, jusqu’à présent, ils ne sont reçus et traités qu’en subalternes, Liszt s’efforce de justifier ces prétentions : tel est le sens ou le but des Lettres d’un bachelier ès musique. Il s’y agit moins de répondre aux Lettres d’un voyageur de George Sand, que de donner un pendant à ces pages fameuses. La réplique est brillante : d’une forme littéraire moins attrayante ou moins achevée que les Lettres d’un voyageur, les Lettres d’un bachelier surpassent celles-ci par l’originalité de la pensée.

Les Pages romantiques semblent donc, au premier abord, appartenir à la philosophie, à la sociologie, à la littérature, ou si l’on veut — d’un mot plus vague, comme il convient ici — à l’idéologie plus qu’à la musique. Mais, à y regarder de plus près, c’est par là même qu’elles sont, sous leur forme littéraire, représentatives de la musique romantique en général et de la musique de Liszt en particulier. Liszt se plaint que l’opinion publique veuille claquemurer les musiciens dans les limites étroites d’un art spécial. Il réclame pour eux — ou pour lui — une place au banquet de Platon, parmi les poètes et les penseurs. Cette ambition, qu’est-elle au fond, sinon le principe même de la Musique à programme, des futurs Poèmes symphoniques ? Dans ces « poèmes », Liszt essaiera d’annexer à la musique la légende, la poésie, l’histoire, l’épopée ; abandonnant les canons impersonnels de l’art classique, il chantera Ce qu’on entend sur la montagne ou Mazeppa, comme Hugo, Hamlet comme Shakespeare, Orphée et Prométhée comme Ballanche, Sénancour et Herder, Le Tasse comme Gœthe, etc. Lorsqu’il entre en lice pour les artistes, c’est au fond pour l’art lui-même qu’il combat. Dans les Pages romantiques, on trouvera sinon la théorie, du moins le pressentiment de l’art réalisé plus tard par Liszt dans ses grandes œuvres symphoniques. Le parallélisme est plus étroit entre les impressions de voyage que nous rapportent les Lettres d’un bachelier et ces Années de pèlerinage en Suisse et en Italie, dont les morceaux furent publiés d’abord sous le titre d’Album d’un voyageur.

Telles sont ou les théories ou les ambitions sous-jacentes qu’une fois prévenu le lecteur voit affleurer presque à chaque ligne des pages qui vont suivre. Mais, selon le titre qu’on a cru pouvoir leur donner ici, ces pages sont des pages romantiques, c’est-à-dire qu’elles appartiennent à un temps de sensibilité outrecuidante et d’anarchie systématisée où chacun veut refaire le monde sur le patron de ses rancunes ou de ses revendications personnelles. Franz Liszt n’échappe pas à ce travers de son temps : lui-même diagnostique en soi la maladie du siècle. Ses considérations sur la Situation des artistes sont, par certains côtés fort subjectives : Liszt s’élève contre un état social qui, en 1832, n’a pas permis à un jeune professeur de piano d’épouser son élève, fille d’un ministre, et qui en 1835, l’oblige à expatrier ses amours adultères avec une grande dame.

Ce mélange d’éléments divers et disparates provoque, dans les pages que l’on va lire, une sorte de fermentation où, en dépit des modes, la vie se perpétue d’une façon singulièrement attachante. Dans leur désordre, dans leurs exagérations, dans leur verbiage même parfois, on est frappé par une largeur d’esprit et une richesse d’expressions peu communes chez les musiciens, par une ardeur et une générosité rares chez tous les hommes. Quand je parle de générosité, on m’objectera, je le sais, le dur article consacré un jour à Thalberg. On dirait aujourd’hui que cet éreintement n’est pas d’un bon confrère et peut-être n’aurait-on pas tort. Mais pour comprendre cette violente critique, il faut justement la lire comme une « page romantique » et y voir un « geste », au sens médiéval du terme : c’est le défi d’un paladin à un autre paladin, comme dans ces âges de la Chevalerie, remis alors à la mode par les romans de Walter Scott, la poésie allemande et les bronzes d’art qui ornent les pendules ; c’est une provocation en champ clos, chevaleresque et partant élégante, par son allure de cartel envoyé comme cela, pour rien… pour l’honneur !…

La présente édition ne saurait à aucun degré être une édition critique, déterminant avec exactitude, page par page et mot par mot, ce qui, dans la pensée de Liszt ou dans ses expressions peut revenir à tel ou tel de ses inspirateurs, à Saint-Simon ou au Père Enfantin, à Ballanche, dont la pompeuse idéologie le séduisait si fort, à l’abbé de La Mennais, dont l’esprit pénétra si profondément le sien, à Vigny enfin dont le Chatterton semble bien souvent, en quelque sorte, le héros sous-entendu de Liszt. Dans une telle édition, il eût convenu également de rechercher, — en étant condamné à n’y point réussir — quelle part de collaboration directe ou indirecte la comtesse d’Agoult a bien pu avoir dans ces pages, publiées durant la liaison de Liszt avec elle. Sur le moment, la voix publique crut pouvoir faire cette part assez large, trop large peut-être. Sans aller jusqu’à dire que le futur « Daniel Stern » ait fait ses débuts sous la signature de Liszt, on peut estimer que le feu de son intelligence et l’impétuosité de son esprit ont agi comme la parole d’un Enfantin, d’un Ballanche, d’un Lamennais, sur les idées de Liszt. Dans quelle mesure ? Toute analyse que l’on tenterait pour le déterminer resterait dans le domaine des plus vagues conjectures.

On s’est donc borné, partout où il a été possible de le faire, à rendre, par quelques notes brèves, les allusions de Liszt aux gens et aux choses de son temps, aussi claires pour le lecteur de 1911 qu’elles l’étaient, sans ce secours artificiel et précaire, pour le lecteur de 1835.

Dans les Lettres d’un Bachelier ès musique, l’ordre de publication entre les cinquième et sixième lettres n’est pas celui de leur composition : c’est ce dernier qu’on a ici adopté.

J. Ch.