Des presses de Vromant & Co, imprimeurs (p. 17-21).



CROQUIS D’AUDIENCE




À la Chambre, j’ai vu, dans cette même enceinte,
Sous la même coupole où le Peuple et le Roi
Jurèrent de servir la Cause trois fois sainte,
Préférant aux profits leur Honneur et leur Droit,
Sur les mêmes gradins, sur les bancs que l’Absence
Et le Deuil depuis lors ont voués au silence,
J’ai vu des casques luire à la pointe d’acier,
Puis… des faces surgir au galbe émacié.
C’étaient des accusés qu’on amenait par bande
Comparaître devant la justice allemande.
C’étaient des prisonniers, des « bourgeois », des « civils »,
Du devoir accompli victimes volontaires ;
Leurs yeux profondément creusés sous les sourcils,
Graves, dévisageaient les juges militaires,

Épiant le signal, attendant le moment :
Ils allaient donc pouvoir s’expliquer librement !
Enfin ! Après des mois d’angoisse indéfinie,
Des plus cruels tourments endurant l’agonie,
Ballottés nuit et jour de la crainte à l’espoir
Sous le joug policier, — ils allaient donc savoir !
N’avait-on pas offert, comble d’hypocrisie,
Leur délivrance au prix de leur apostasie !

Silence ! Les voici tour à tour appelés,
Les hommes résolus et les femmes viriles,
Et les adolescents pleins d’une ardeur fébrile,
Échangeant des regards de tendresse voilés ;
C’est toute la Patrie, auguste en sa détresse,
Qui, dans cet Hémicycle, à leur appel se dresse,
Et des bustes royaux le marbre immaculé
Reçoit un long salut de leur cœur envolé.
Silence ! Les voici tour à tour à la table
Où siège en grand gala le Conseil redoutable.

— Dites vos noms ? prénoms ? votre religion ?
Catholique sans doute ? Et Flamand ou Wallon ?
— Belge, répond la voix, que le sang-froid maîtrise,
Empreinte d’un mépris égal à la Traîtrise.

— Je vais vous résumer les charges ; écoutez !
Dit le juge en sa langue. — En vain l’oreille écoute.
Ironiques tantôt et tantôt emportés,
Les sons, en frappant l’air, volent jusqu’à la voûte,
Enflés jusqu’à l’injure. Insensible au discours,
L’accusé, sans comprendre, en devine le cours.
À son tour quelque vague interprète ramasse

Les mots disséminés qu’il lui jette à la face
En un français tudesque, avec des éclats tels
Que l’on dirait Wotan foudroyant des mortels.
Ahuri, chaviré, glacé sous l’invective,
Qu’adviendra-t-il tantôt du pauvre à la dérive,
Épuisé de l’assaut dont sa tête est le prix ?

Trahison, Spionnage, et quelque mot semblable,
Sont dans ce baragouin les seuls qu’il ait compris.
Il comptait exposer que s’il en est coupable,
Il l’a fait par devoir, par amour, et pour rien,
Que si c’était à faire, il le referait bien,
Qu’il l’a fait pour aider, par delà les frontières,
Ceux qui tombent pour nous, nos enfants et nos frères,
Et pour que les conscrits, les rejoignant au front,
Y vivent de leur vie et fassent ce qu’ils font.
Il aurait dit cela, simplement, sans emphase,
Il l’avait préparé, mais puisque c’était non,
Et qu’on l’interloquait, qu’on lui coupait la phrase,
C’est à son défenseur à le dire en son nom.
Défense au pied levé, mais néanmoins défense,
Défense improvisée au cours de la séance,
Au moment où chacun est fixé sur son sort,
Le châtiment requis, les galères, la mort,
Venant de résonner comme un glas à l’oreille.
On n’a vu jusqu’ici ni dossier ni client,
— Si l’on peut sous ce nom parler du patient ; —
À peine entrevit-on quelqu’un des siens, la veille.
Il faut plaider pourtant. A-t-on assez souffert
Des affronts, du Secret ? Il faut croiser le fer.

Où le toucher, le juge ? Au cœur ? À la figure ?
Où trouver sûrement le défaut de l’armure ?
« Sans pitié pour tous ceux que ses coups vont broyer,
» N’a-t-il pas des enfants, là-bas, à son foyer,
» Auxquels il n’oserait raconter cette histoire ?
» Et puis, si par hasard la chance avait tourné,
» Si c’était nous, le juge, et lui, le condamné,
» N’aurait-il pas cherché, lui, dans sa soif de gloire,
» À sauver son pays et n’aurait-il pas fait
» Le geste valeureux qu’il appelle un forfait ? »
À ces accents nouveaux, un éclair illumine
Les fronts endoloris, les faces où la mort
A projeté son ombre ; — et, sous ce réconfort,
C’est maintenant l’orgueil, la fierté qui domine.
Alors, questionnés pour la dernière fois,
S’ils ont tout déclaré, s’ils confessent leurs crimes,
Se levant, solennels, ces civils, ces bourgeois,
Chacun trouve en son cœur des paroles sublimes.

Si vous êtes la Force, ose un Religieux, même,
Vous n’êtes pas le Droit. — Je l’aurais fait quand même,
Dit une jeune femme, à l’œil noir, au teint blême,
Si mon frère et si moi ne l’avions fait à deux.
D’autres traits fendent l’air, de ce ton, de ce style.
— Pouvais-je violer pour vous le droit d’asile ?
— Quand on fait son devoir, on ne distingue pas
Entre les malheureux qu’on arrache au trépas. —
Ainsi la Charité, descendant de son trône,
Sait faire de sa vie à l’ennemi l’aumône.
Ah ! pauvre miss Cavell ! À l’appel de son nom,

S’approchant à pas lents, confiante, ingénue,
De la barre où l’attend le tribunal teuton,
Parmi tous ces martyrs, elle aussi, je l’ai vue !
À peine furent-ils reconduits en prison,
Le soleil n’était pas levé sur l’horizon
Que le juge anglophobe avait fait diligence
Et sur la noble fille assouvi sa vengeance !