Des presses de Vromant & Co, imprimeurs (p. 79-81).


MISEREOR SUPER TURBAM

LA FOULE

Depuis bientôt quatre ans nous vivons étrangers
Parmi nos ennemis et nos morts invengés,
Retranchés, exilés du reste de la terre,
Accablés dans nos murs sous le joug militaire.
Eux toujours ! eux partout ! étalant leur orgueil,
En maîtres insolents franchissant notre seuil ;
Leur regard dans la rue a des reflets farouches ;
L’air que nous respirons a passé par leurs bouches !

Pour eux notre futaie, et pour eux nos vergers,
Et pour eux les troupeaux que paissent nos bergers !
Ce qui fait la richesse et la beauté des fermes,
Tout ce qui dans les champs fleurit, tout ce qui germe,
Tous les dons de la terre iront, jusqu’aux derniers,
Pour prix de nos sueurs regarnir leurs greniers !

Leur justice nous tient courbés sous sa férule,
Elle trône au Sénat dans les chaises curules
Et vous colle au poteau si vous avez osé
Quelque rébellion au service imposé,

Ou si, satisfaisant à l’ordre de rejoindre,
Vous avez tout bravé plutôt que de l’enfreindre,
Ou si, de leurs trafics spectateur riverain,
Vous avez dénombré les voitures d’un train.
Le salut de l’armée et celui de l’Empire,
Tout exige en ce cas que le coupable expire,
Qu’il expire au gibet ou là-bas, dans les fers,
En des tourments que Dante eut placés aux enfers.

Que n’avons-nous du moins, pour tromper notre attente,
Un sourire venu de la patrie absente,
Un mot de nos garçons, un mot, un signe, un rien,
Mais que nous les sachions vivre et se battre bien,
Et que, si leur penser sur leurs vieux se reporte,
Ils sachent que chez nous la flamme n’est pas morte.
Hélas ! tels des captifs, tels des pestiférés,
Parqués en quarantaine, on nous garde enserrés,
Et tandis que la faim torture nos entrailles,
L’âpre soif de savoir jusqu’au cœur nous tiraille !

Patrie, où donc es-tu ? Nul n’entend plus ta voix,
Ta grande voix tonnante et si chère à la fois,
Car au bruit du canon nos âmes réveillées
À de nouveaux espoirs s’ouvraient émerveillées
Et le sol en tremblant secouait nos torpeurs.
Folle et vaine espérance ! Échos vains et trompeurs !
Depuis, sur l’horizon le silence retombe.
Où donc es-tu, Patrie ? A-t-on scellé ta tombe ?

Nos hampes sans drapeaux baissent le front, — les leurs
Effrontément au vent font claquer leurs couleurs.
Ô symbole odieux ! Ô funeste présage !
Reverrons-nous jamais ton fier et doux visage ?

LA PATRIE

Jésus prit en pitié la foule, et de sept pains,
Hôte miraculeux, rassasia leur faim.
Que de béatitude et quelle paix céleste
Dans les cœurs agités sut ramener son geste !
Subjuguée, à ses pieds, la foule crut en lui.
Ô peuple, que ta foi soit la même aujourd’hui !
Étouffant ta souffrance et ta plainte importune,
Soumets à ses décrets ton sort et ta fortune.
L’ouragan a fauché tes moissons et tes fleurs,
Abattu de tes fils les plus beaux, les meilleurs,
Et dans ce cataclysme unique en sa furie,
Désespérant de tout, tu cherches ta patrie.
Pourquoi douter, gémir, errer désemparé ?
Sèche tes larmes, viens ! Je sais un lieu sacré
Où flotte sur l’autel un vieux morceau de serge
Qui brille, tricolore, à la lueur des cierges, —
Où, sous la voûte auguste, un hymne retentit,
L’hymne qui nous exalte et qu’ils ont interdit, —
Refuge inviolé de la prière antique,
Viens-y prêter l’oreille à de divins cantiques,
Librement laisses-y s’épancher ta douleur :
Tu me retrouveras au pied du Sacré-Cœur.

30 juin 1918.