Des presses de Vromant & Co, imprimeurs (p. 9-12).


SACHONS NOUS SOUVENIR


Au retour de tes fils qui t’auront libérée,
Te ramenant, Patrie, aux plis de leurs drapeaux,
Toute saignante encor, de tes haillons parée,
Plus belle sous ton deuil et sous ces oripeaux,
Et plus riche en vertus qu’en trésors éphémères,
Le front auréolé, ceint de la majesté
Dont la souffrance empreint le visage des mères, —
Quand réapparaîtra ton sol ressuscité
Émergeant lentement de la Flandre inondée,
Ta terre rajeunie et prompte à reverdir,
D’un sang pur et vivace à jamais fécondée,
— À l’heure du réveil, sachons nous souvenir.

J’ai vu… C’était aux champs, on entrait en vacances ;
Affranchi des soucis et le cœur dilaté
Au charme pénétrant des plus beaux jours d’été,
On allait du repos goûter la somnolence.
Ô volupté de vivre en cessant de penser !
Savourer la douceur de l’effort dépensé !
Une divine paix répandait sur les choses
Les langueurs du Midi dans le parfum des roses.

Soudain, comme un cyclone à travers le ciel bleu,
Un long frémissement a secoué l’espace ;
Au bout de l’horizon les nuages qui passent
Sont teints de noir, lamés de sang, frangés de feu.
Avec des grondements, avec son outillage
De canons et de chars, de meurtre et de pillage,
Se ruant par la nuit, voici l’Invasion !
Mes yeux en ont gardé l’horrible vision…



J’ai vu, la torche au poing, de village en village,
Les hordes propager le fléau destructeur ;
Des imprécations montaient dans leur sillage
Auxquelles répondaient leur cri triomphateur.
Par moment, alternant avec des chants bachiques,
Un choral grave et lent traversait le chemin :
On préludait ainsi, le soir, par des cantiques,
À la curée, au massacre du lendemain.

Sur la Meuse, j’ai vu flamber toute une ville
Et de ses habitants exhumer plus de mille
— De tout âge, ô pitié, du plus tendre au plus mûr —
Qu’une soldatesque ivre avait collés au mur
Et jetés, morts ou vifs, par tas, à l’ossuaire.
Le mur toujours debout, le mur ensanglanté,
Sacré comme un autel, saint comme un reliquaire,
Raconte encor ce drame en son atrocité.
La ville d’autrefois, claire, mirant au fleuve
Sa silhouette fraîche au juvénile attrait,
Verdoyante jadis, qui la reconnaîtrait
Sous les cheveux blanchis, sous les voiles de veuve,
Sous les ombres errant le long des quais déserts ?
Le passant cherche en vain à tâtons la Grand’Rue
Et le clocher bulbeux s’est évadé des airs.
Telle une cité morte, au jour réapparue,
Avec ses toits croulants, ses seuils carbonisés,
Sans qu’une âme respire à ses foyers brisés.



Sur les routes j’ai vu des hommes par centaines
Après un long exil ramenés en troupeaux
Des chantiers ennemis et des geôles lointaines,
Hâves, désemparés et les pieds en lambeaux.
Ni menaces, ni coups, ni promesses du Maître,
Rien n’avait ébranlé leur mâle entêtement ;
À qui leur commandait des besognes de traître
Ils s’étaient refusés irréductiblement.

Exemples éclatants du plus rare courage,
Un monument plus tard dira votre esclavage
Et transmettra vos noms à la postérité ;
La Faim, le Froid, l’Outrage et la Captivité,
Dressant aux quatre coins leurs masques de Furies,
Figureront les maux et les ignominies
Semés sur le chemin de votre passion,
Tandis que Némésis, la tardive déesse,
Sur le socle debout, sévère et vengeresse,
Livrera vos bourreaux à l’exécration.



Mais pourquoi dérouler la sinistre épopée
Qu’ils ont, de notre sang, écrite avec l’épée ?
À quoi bon dénombrer leurs exploits trop certains ?
Le pays rançonné, ses gardiens en otage,
Ses ateliers déserts et ses foyers éteints,
D’un siècle de labeur le splendide héritage,
Ses chefs-d’œuvre immortels, orgueil de la cité,
Les richesses gisant au profond des abîmes,
Et jusque la futaie au ciel dressant ses cimes,
Tout ce butin, en proie à leur rapacité ?
Et pour mettre le comble à tant de félonie,
On arrache aux Flamands leur sœur, la Wallonie !
Non, j’en ai dit assez… on n’oubliera jamais.
La haine, plus tenace encor que la mémoire,
À jamais survivra, dût s’effacer l’Histoire.
Et moi-même aujourd’hui… moi-même qui t’aimais…