Des presses de Vromant & Co, imprimeurs (p. 53-55).

LA BRABANÇONNE


Pourquoi cet air banal nous tire-t-il des larmes,
Et comment expliquer — prestigieux effet —
Que ce chant à la fois nous désole et nous charme,
Tel le fer qui guérit les blessures qu’il fait ?

Ah ! c’est qu’à ses accents tout un monde se dresse,
Un siècle presque entier se lève à ces accords,
Et dans l’hymne mêlé de joie et de tristesse
Nous entendons les voix des vivants et des morts.




Les morts parlent : « Jamais les temps que nous connûmes
« Ne reviendront pour vous ! Libres, insoucieux,
» Sous des princes amis des lois et des coutumes,
» Enviés des humains et protégés des cieux,
» Nous avions, peuple uni, paisible, humanitaire,
» Coulant des jours heureux trop vite révolus,
» Du travail de nos bras enrichissant la terre,
» Amassé des trésors que vous ne verrez plus.

» Que reste-t-il des fleurs que nous avons semées ?
» Du sang jeune et viril qui faisait notre orgueil ?
» De toutes les beautés que nous avons aimées
» Que reste-t-il, sinon cendre, ruine et deuil ?
» Où mûriront les fruits et les moissons prochaines ?
» La mer a recouvert de son sel le limon ;
» Pour vous garder des vents vous n’aurez plus les chênes,
» L’air pur est infecté qui gonflait nos poumons.
» Ne vous y trompez pas : quand le prêtre célèbre,
» Que l’autel retentit de l’hymne défendu,
» Ce n’est pas le clairon, mais c’est un glas funèbre
» Qui sonne dans vos cœurs le Paradis perdu. »



Mais à ces morts voici que les vivants répondent :
« Écoutez, disent-ils, la voix de nos canons,
» Entendez leurs appels où l’espérance abonde,
» La victoire est en marche et nous vous revenons.
» On vous prit la Patrie. — Elle aussi nous fut prise,
» Mais notre exil commun finira promptement ;
» C’est quand on l’a perdue et qu’on l’a reconquise
» Qu’avec la haine au cœur on l’aime doublement.
» Oui, depuis trop longtemps, sans se plaindre, elle porte
» Le poids toujours plus lourd d’un régime abhorré ;
» Tel était son déclin qu’on la proclamait morte,
» Tant il coula de sang de son sein déchiré !

 » Certains de ses enfants se sont levés contre elle.
» Trahison ! Sacrilège ! Ah ! parmi ses douleurs,
» La plus vive ne fut jamais aussi cruelle !
» Mais louez Dieu, bientôt luiront des jours meilleurs.

» Dans les champs ravagés le blé déjà repousse,
» Au creux des murs branlants l’oiseau refait son nid,
» L’anémone se fraye un chemin sous la mousse,
» Au vieux monde succède un monde rajeuni.

» De là-bas, de l’Yser, des plaines riveraines,
» Nous vous ramènerons vos fils et vos époux,
» Et vous reconnaîtrez, en acclamant la Reine,
» L’Ange qui nous pansa, courbée à deux genoux.

» Nous vous ramènerons, grave et doux sous son casque,
» Celui dont Rome eut ceint le front d’un laurier d’or ;
» L’absence et le péril auront sculpté son masque,
» Un masque antique et pur de jeune Imperator.

» Quand il reparaîtra, les foules en délire
» À son char triomphal attelleront leurs bras ;
» Les rameaux d’olivier, les palmes du martyre
» S’inclineront avec les drapeaux sur ses pas ! »



Ainsi chante la Brabançonne.
Son chant dans nos âmes résonne
Comme sonne l’airain pieux
Tour à tour lugubre et joyeux.


25 mars 1918.