Pages intimes
Revue des Deux Mondes2e période, tome 40 (p. 478-484).
POÉSIE

PAGES INTIMES.

I. — DÉMÉNAGEMENT.


Nous étions deux dans ce logis,
Depuis le jour où nous montâmes,
Graves, émus, les yeux rougis,
Élevant vers Dieu nos deux âmes !

Nous sommes deux pour en sortir !
Le livre est à la même page.
L’aveu nous coûte, sans mentir !
Nous sommes deux, pas davantage.

Il nous plaisait, le cher abri,
Paré pour un long tête-à-tête,
Où l’avenir nous a souri,
Où deux ans l’amour nous fit fête.

Tranquilles nous avons goûté,
Sous le toit qu’elle sanctifie,
La tendre et pure intimité
Qui par le temps se fortifie.

Et cependant nous vous quittons,
Chambrettes du premier ménage !
Cœurs ingrats ! et nous emportons
Tout ce passé dans le bagage !…

Bientôt l’oubli, dans son lointain,
Effacera, comme un vain songe,

L’asile où pour nous le destin
A noué ce fil qui s’allonge.

Bientôt de ce foyer discret
D’autres vont profaner le charme.
Et nous partons ! et nul regret
N’attendrit nos regards sans larme !

C’est qu’au logis décoloré
Il a manqué le bien suprême :
C’est que l’enfant n’a pas pleuré,
C’est qu’il manque un chant au poème !

Ô la plus étrange des lois !
Est-on seul, à deux l’on veut être ;
Est-on deux, l’on veut être trois :
L’amour est né, l’enfant veut naître !

Adieu, petit coin bien aimé,
Où fut le lit, où fut la table ;
Où maint flambeau s’est consumé
Dans mainte veille interminable !

Adieu, petit foyer sans bruit,
Bosquet muet et sans ramage,
Grenier sans blé, jardin sans fruit,
Printemps sans fleur et sans feuillage !

Adieu ! le ciel qui nous bénit
Peut-être sourit à l’échange,
Cage qui n’as pas eu de nid,
Vigne qui n’as pas fait vendange !

II. — LA MORTE VIVANTE.
À D. L. GILBERT.

Lentement elle est morte, et nous l’avons tous vue,
La belle et sainte femme au sourire glacé.
Errer dans ses salons ainsi qu’une statue,
Forme déjà pareille aux ombres du passé !

Que ses traits étaient purs ! Sa chevelure noire
En deux bandeaux épais pressait son front charmant ;
Moins pâle était la cire et moins ferme l’ivoire ;
Nul pli n’y trahissait son intime tourment.

Elle avait à la mort fait le grand sacrifice,
La priant seulement de venir pas à pas.

Tous les jours, goutte à goutte, épuisant le calice,
Elle avait sa visite, et lui parlait tout bas !

On voyait remuer sa lèvre violette,
Qui murmurait alors des mots mystérieux.
Son regard commentait la parole incomplète :
Le secret de la mort éclatait dans ses yeux.

Elle vivait d’adieux depuis bien des années,
Attendant le signal, un pied dans le cercueil ;
Elle ne comptait plus le temps que par journées,
Toujours en noir, portant déjà son propre deuil !

Seuls, ses fils retenaient ici cette ombre vaine,
Jusqu’au jour où, voyant l’avenir affermi,
Elle ôta de son front la dernière verveine,
Et laissa retomber son visage endormi.

Hier, avec respect nous l’écoutions encore ;
Ce matin, la poussière a cessé de souffrir,
Et, comme un dernier grain d’encens qui s’évapore,
La noble créature a fini de mourir.

Mai 1861.


III. — DISCRÉTION.

Ne le dis pas à ton ami
Le doux nom de ta bien-aimée :
S’il allait sourire à demi,
Ta pudeur serait alarmée.

Ne le dis pas à ton papier,
Quand tout bas la Muse t’invite :
L’œil curieux peut épier
La confidence à peine écrite.

Ne le trace pas, au soleil,
Sur le sable, le long des grèves ;
Ne le dis pas à ton sommeil,
Qui pourrait le dire à tes rêves ;

Ne le dis pas à cette fleur
Qui de ses cheveux glisse et tombe,
Et s’il faut mourir de douleur,
Ne le dis pas même à la tombe :

Car ni l’ami n’est assez pur,
Ni la fleur n’est assez discrète,

Ni le papier n’est assez sûr
Pour ne pas trahir le poète ;

Ni le flot qui monte assez prompt
Pour couvrir la trace imprimée,
Ni le sommeil assez profond,
Ni la tombe assez bien fermée !

IV. — SONNET.

La nature a pour moi le charme de l’enfance :
Elle en a la fraîcheur et la sérénité.
Ainsi que l’être jeune, elle n’est que bonté ;
Ainsi que l’être faible, elle a Dieu pour défense !

Le plus méchant lui doit des retours d’innocence,
Et le plus malheureux des réveils de gaîté.
Elle apporte le calme à mon cœur irrité,
Et, même sans la voir, il suffit que j’y pense !

— Songe à l’enfant, disait le poète païen :
De tes mœurs en péril respecte le gardien ;
Rougis en contemplant la chaste créature !

— Et moi, quand l’oiseau chante au faîte du buisson,
Quand murmure la source ou jaunit la moisson.
Je dis : Sois pur, mon cœur ! respecte la nature !

V. — L’AVEUGLE.

Sur un des ponts de la cité,
Où coule à flots la foule active,
Est assis, hiver comme été,
Un vieillard à mine chétive.

Je l’aperçois sur mon chemin
Par le vent, la pluie ou la neige :
Un flageolet est dans sa main ;
Un auvent de cuir le protége.

Il est aveugle : son regard,
Scellé sous ses paupières closes,
N’a plus même rien de hagard
À promener sur toutes choses.

Son âme est, comme en un tombeau,
Dans des profondeurs enfouie ;

Jamais par la splendeur du beau
Sa face ne fut éblouie.

L’enfant qui s’arrête à le voir
À son soleil ne fait point d’ombre ;
Pour lui, le monde c’est du noir,
Comme au naufragé la mer sombre !

Ni reflet vague, ni lueur :
À fond de cale est sa pensée ;
Rien que le jour intérieur
Pour éclairer la traversée !

Impassible sous son abri,
Il promène ses longs doigts maigres,
Et de loin son air favori
M’arrive à l’oreille en sons aigres.

Cet air autrefois m’a bercé :
La simplicité m’en est chère ;
Mais qu’il est triste, ainsi faussé !
C’est : « Que ne suis-je la fougère ! »

Pauvre vieillard, aveugle-né,
Comprends-tu ta chanson naïve,
Toi dont jamais l’œil étonné
N’a vu forêt, campagne ou rive ?

« Que ne suis-je !… » Ah ! tu ferais mieux
D’être le brin d’herbe qui pousse,
Ou bien l’insecte au vol joyeux
Qui vient s’ébattre sur la mousse !

Pour toi, la nature est un mot
Plein de promesse et de mystère !
L’ombre et la nuit, voilà ton lot.
Dans ta prison, dors solitaire !

Parfois ton aspect m’a rempli
D’inquiétude et d’épouvante ;
Je n’ai pu te couvrir d’oubli,
Sphinx de chair, énigme vivante !

Sur ce pont, j’ai passé souvent
Depuis ma lointaine jeunesse,
Hâtant le pas ou bien rêvant,
Dans la joie ou dans la tristesse.

J’y passai, fier de mes vingt ans,
Qui me parlaient d’indépendance,
Jours de folie, heureux instans,
Qui me font sourire à distance !

J’y passai le jour où la mort,
Ami, dans mon cœur fit un vide,
Quand je suivais avec effort
Ce char qui t’emportait livide !

J’y passai le jour où, frappé
Par l’abandon d’une infidèle,
J’effeuillai, sombre et détrompé,
Cette fleur qui me parlait d’elle !

J’y passai quand la liberté
Secoua mon indifférence,
Quand chaque jour eut emporté
Un lambeau de notre espérance ;

Quand Paris pleurait ses enfans,
Quand les pavés, à peine en place,
Montraient aux frères triomphans
Le sang dont ils gardaient la trace ;

Quand je vis mendier au loin
Ces proscrits jouant aux apôtres,
Et sous mes yeux, morne témoin,
Monter les uns, tomber les autres !

J’y passai, lorsque, dans mon cœur
Le doute amer venant à naître,
D’un premier sourire moqueur
J’insultai l’homme, et Dieu peut-être !

Et j’ai trouvé toujours assis
Contre le parapet de pierre
L’aveugle au sourire indécis,
Le prisonnier de sa paupière !

Sans un tremblement dans le son,
Sans un effort sur le visage,
Il jouait sa même chanson,
Faussant l’air au même passage !

Plaisirs ou larmes, passions,
Tout ce qui ravit ou torture,

Rumeurs des révolutions,
Démagogie ou dictature :

Qu’importe à lui ce qui déplaît
Ou rit à la foule légère !
Il rêve, et puis son flageolet
Dit : « Que ne suis-je la fougère ! »

VI. — LE DÉPART.

Les mourans font toujours des projets de voyage :
Ils disposent du temps qui ne reviendra pas ;
Et faibles, chancelans, trahis à chaque pas,
Ils parlent de soleil et de lointaine plage !

« Ô campagne de Nice, éclatant paysage !
Nous partirons demain ; le salut est là-bas ! »
Et quand déjà la mort les presse entre ses bras,
On tâche de sourire à leur pâle visage.

Ils ne partiront point. Mais, ô Dieu de bonté,
Cache-leur jusqu’au bout que le temps est compté !
Accorde-leur de croire et d’espérer encore !

Dérobe à leurs regards le funèbre chemin !
Puissent-ils s’endormir pour l’éternelle aurore
Et murmurer tout bas : « Nous partirons demain ! »

VII. — LE BERCEAU.

Quel temple pour son fils elle a rêvé neuf mois !
Comme elle fêtera l’enfant dont Dieu dispose !
Il lui faut un berceau tel que les fils de rois
N’en ont point de pareils, si beaux qu’on les suppose !

Fi de l’osier flexible ou bien du simple bois !
L’artiste a dessiné la forme qu’elle impose :
Elle y veut incruster la nacre au bois de rose ;
Il serait d’or massif, s’il était à son choix !

Rien ne semble trop cher, dentelle ni guipure,
Pour encadrer de blanc cette tête si pure
Dans le lit qu’on apprête à son calme sommeil.

Il est venu, le fils dont elle était si fière !
Il est fait, le berceau, — le berceau sans réveil !
Il est de chêne, hélas ! et ce n’est qu’une bière.

Eugène Manuel.