Pages inédites d'Ernest Renan - Décembre 1843

Pages inédites d'Ernest Renan - Décembre 1843
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 21 (p. 295-307).
PAGES INÉDITES D’ERNEST RENAN
DÉCEMBRE 1843

Les pages suivantes ont été recueillies par une main filiale dans les papiers d’Ernest Renan : elles ont un trop grand intérêt, une trop grande importance pour rester plus longtemps inédites. Renan les a écrites au moment où, sorti du séminaire d’Issy, il venait d’entrer à Saint-Sulpice. On sait par sa correspondance avec sa sœur Henriette quelles étaient alors les perplexités de son esprit. Elles ne venaient pas encore des doutes qui l’ont assailli un peu plus tard sur les matières de foi, mais bien de la question angoissante qu’il commençait à se poser au sujet de sa vocation ecclésiastique. Il se demandait si l’état qu’il avait embrassé était celui qui convenait le mieux à son naturel, à son caractère et, comme il disait, à son type, et la réponse qu’il se faisait ne le rassurait qu’à demi. Il aimait de l’état ecclésiastique la possibilité pour lui de se consacrer au travail intellectuel, à l’étude, à la recherche patiente du vrai, ce qui était à ses yeux la vie idéale ; mais il craignait aussi d’y rencontrer certaines accointances qui lui déplaisaient, lui répugnaient même, et d’y être soumis à des sujétions qui lui auraient pesé. De là ses hésitations à accepter la tonsure avant de quitter Issy et même après son entrée à Saint-Sulpice, non pas qu’il y eût dans cet acte un engagement définitif, mais parce qu’il y avait à ses yeux une promesse qu’il aurait préféré ne pas faire encore. Sa résolution était prise, le pas allait être franchi lorsqu’il écrivait les deux morceaux que nous reproduisons. Le premier, — Règlement particulier, — prouve que sa foi était intacte. Le second, — Principes de conduite, — beaucoup plus développé et plus significatif, nous le montre tel qu’il sera dans toute la suite de sa vie, mettant en somme le travail intellectuel au-dessus de tout. « Puisque Dieu, dit-il, ne m’inspire pas ce zèle, vif, ardent et expansif pour le salut de beaucoup, qu’il donne à ses âmes choisies, je me contenterai du rôle modeste de chercheur, trop heureux de trouver pour lui et les autres une parcelle de vérité. » C’est le but qu’il se donne : nous ne le voyons ici qu’à son point de départ, et c’est ce qui intéresse et qui touche. Mais il est temps de lui laisser la parole dans cette sorte de Méditation subjective, où il se livre à nous tel qu’il était alors, tel qu’il sera toujours, passionné pour la vérité et encore plus peut-être pour sa poursuite, où qu’elle dût le conduire, se cherchant, s’interrogeant, s’écoutant lui-même, détaché et dédaigneux des biens matériels, s’adonnant au plus haut degré à ce qu’on a appelé depuis le culte du moi, au respect religieux de sa propre pensée, à la préoccupation un peu ombrageuse de son indépendance, puissamment imaginatif et idéaliste, mais sobre d’affirmations. L’homme qu’il voulait être, « un peu haut, peu flexible, sans raideur, » et l’écrivain aux nuances infinies étaient déjà formés.


RÈGLEMENT PARTICULIER

1o Je ferai mon oraison sur le sujet proposé la veille, et, quand il n’y en aura pas, je choisirai, selon mon habitude, quelque passage du Nouveau ou de l’Ancien Testament, convenable au temps de l’année, pour m’entretenir et suggérer les réflexions nécessaires.

2o Pendant la Sainte Messe, je pourrai m’occuper jusqu’à la Préface des pensées qui m’auront le plus touché dans l’oraison, ou même de la lecture de quelques passages du Nouveau Testament, ayant rapport à la Passion, ou à la Sainte-Eucharistie, ou bien encore de la lecture du quatrième livre de l’Imitation. Depuis la Préface, je m’occuperai exclusivement du Saint-Sacrifice. Du reste, je pourrai employer de temps en temps d’autres méthodes : par exemple, suivre les prières du prêtre, pour éviter la routine.

3o Je ferai tous les jours une demi-heure d’Écriture Sainte, le plus tôt possible après l’oraison.

4o Je préparerai toujours exactement le reste de la classe, employant le reste du temps à des études accessoires, dans lesquelles j’éviterai la légèreté qui veut toujours changer. Je m’occuperai spécialement cette année des sciences physiques et mathématiques.

5o Je ferai une visite au Saint-Sacrement après la classe du matin, ou après le déjeuner. Je m’y occuperai de la lecture du Nouveau Testament ou de limitation ou de quelque livre pieux ayant quelque rapport au très-saint Sacrement.

6° Dans les récréations, j’éviterai d’aller plus avec l’un qu’avec l’autre, quoique je ne croie pas qu’il me soit défendu d’avoir quelqu’un à qui je puisse ouvrir mon cœur.

7° En tous mes exercices, j’éviterai le trouble, ou du moins je n’y ferai pas attention.

8° Je tiendrai à la propreté dans ma chambre et sur moi-même, faisant tous mes arrangemens le soir et le matin.


PRINCIPES DE CONDUITE

Un principe essentiel dans la recherche du type que je veux suivre, c’est que la perfection pour chaque homme n’est pas de sortir de son naturel, mais de rester dans son naturel.

L’impossibilité prouvée par l’expérience où est tout homme de parvenir à un beau caractère hors de son naturel, suffirait pour établir ce principe. C’est en effet son oubli qui produit ces espèces de polichinelles, dont le monde est plein, et qui donnent la nausée à ceux qui sont dans le vrai et qui ont le tact un peu fin.

Et qu’on ne dise pas que ces individus, s’ils fussent restés dans leur naturel, eussent tout de même été des hommes médiocres. Sans doute ; mais ils eussent été vrais : or il n’est pas imposé à tous d’avoir un grand et beau caractère, mais c’est un devoir pour tous d’être ce que l’on est, d’avoir dans le caractère cette vérité, sans laquelle il n’y a pas de vie sérieuse. Les hommes médiocres qui restent ce qu’ils sont, qui sont médiocres avec vérité, sans emphase, sans prétention, ne sont ni méprisables, ni ridicules, et la foi et la raison nous apprennent qu’ils peuvent parvenir à une aussi grande hauteur morale que les plus grands esprits. Mais les médiocres, qui singent le grand, qui ne peuvent se résoudre à s’avouer ce qu’ils sont, qui sont sans cesse occupés à se tromper eux-mêmes, ceux-là sont méprisables et ridicules.

Je vais plus loin, et je prétends qu’il n’y a réellement aucun naturel méprisable, c’est-à-dire qui, réglé par une volonté droite, ne puisse devenir digne d’estime. Il y a des caractères grands, communs, ardons, froids, tendres, peu sensibles ; en tout cela, le bon et le mauvais se font à peu près équilibre. Mais ce qu’il y a de vraiment ridicule, c’est le caractère commun, qui veut se faire grand, le caractère froid qui fait le passionné, le caractère à la glace qui vise à la sensibilité ; et cela par ce principe que la règle pour chacun est dans son naturel.

Il serait singulier en effet que Dieu, destinant chaque homme à une fin, lui eût donné des moyens directement opposés à cette fin, et qu’après avoir fait [de] la nature de l’homme le criterium de la vérité en logique et en morale, il l’eût obligé à s’en écarter pour chercher sa ligne particulière de conduite comme être moral. Ce serait là une anomalie contraire à toutes les analogies de la création.

Mais ce principe, dicté par la saine raison, a besoin d’une explication fournie par la foi, sans laquelle il serait incomplet et même faux ; aussi ceux qui ont ignoré ce complément nécessaire ont-ils grossièrement erré dans leurs théories morales. Dire que la règle de chaque homme est dans sa nature, soit dans sa nature d’homme en général, soit dans sa nature comme individu, est-ce dire que tout homme peut et doit se livrer à ses penchans sans contrainte et sans remords ? Ce serait là, il faut l’avouer, une morale infâme, qui fournirait au voluptueux, à l’avare, à l’ambitieux, l’excuse la plus naturelle et la plus légitime à leurs excès. Ce serait enfin le renversement de tout le christianisme : or, une théorie morale qui arrive là, est sûrement fausse. Mais remarquons bien que le naturel, dans le sens où nous le prenons ici, n’est pas synonyme de la nature, comme l’entendent les moralistes chrétiens. Le christianisme anathématisesans cesse la nature, ordonne de la détruire, d’en prendre en tout le contre-pied ; ordonne-t-il pour cela d’aller contre son naturel ? Des esprits peu délicats, peu inclinés aux tendances morales, l’ont pensé, et ont agi en conséquence : et bien sûr que Dieu ne leur en voudra pas, car plusieurs sont des saints : mais d’autres saints ont enseigné tout le contraire par leurs paroles et leur conduite. Voyez un saint Augustin, un saint François de Sales, un Fénelon, quelle vérité ! quelle délicatesse, quel naturel et en même temps quelle abnégation de la nature !

Voici donc, ce me semble, comment il faut entendre ce point important. Chaque homme nait avec certaines dispositions qui constituent, les unes sa nature générale d’homme, les autres son caractère individuel. La raison et la foi nous apprennent que les unes et les autres ont dû être droites au sortir des mains de Dieu : mais la foi ajoute qu’elles n’ont pas persévéré dans leur bonté primitive. Elles ne sont donc plus règles infaillibles. Cela ne veut pas dire que, de bonnes, elles sont devenues essentiellement mauvaises ; mais seulement qu’au lieu qu’auparavant elles n’avaient de force que pour le bien, elles ont force aujourd’hui pour le bien et le mal, et que souvent la force pour le mal l’emporte. Le devoir de l’homme n’est donc pas de détruire ces penchans, puisque ce sont, à proprement parler, ses règles, mais, par le secours de ses moyens de connaître naturels ou révélés et de sa volonté, de les mettre ou de les conserver dans la ligne du bien, dont elles peuvent s’écarter, puisque ce sont des règles faussées.

Cela posé, les premiers pas de celui qui veut se tracer une ligne de conduite est de se connaître lui-même, et c’est ce qui explique pourquoi tous les âges ont si bien senti l’importance de cette maxime.

Mais s’agit-il ici d’une connaissance d’analyse, où chacun s’attaquerait à se disséquer lui-même, à énumérer, à classer ses principes ? Cette analyse, indispensable pour l’étude de la nature humaine en général, utile aussi peut-être pour chaque individu, mais d’une extrême difficulté, n’est certainement pas nécessaire pour le but que nous nous proposons. Il y a une sorte de connaissance d’instinct, qui supplée à cette connaissance scientifique, et qui est peut-être plus propre au but en question. J’entends par là ce sentiment qui dit à l’homme : voilà ma vraie ligne de conduite, ce mouvement spontané par lequel, voyant ou lisant une action, il dit sur-le-champ : cela est ou n’est pas dans mon type. Cet instinct se trahit encore dans la conduite que l’on suit, lorsque l’on n’agit sous l’empire d’aucun principe d’affectation ou dans ces momens où l’on dépose son masque, pour être un instant seul à seul avec soi.

Le but constant de mes efforts doit donc être de perfectionner ma nature, de rejeter avec la plus grande sévérité tout ce que l’affectation ou l’imitation voudrait surajouter à mon type. Je suis assez porté naturellement, quand je vois quelque caractère qui me plaît, à en prendre la couleur ; sans doute qu’il faut éviter cette roideur qui rejette tout élément qui n’est pas natif ; cela irait à détruire la progressivité et même l’éducabilité, puisqu’il est douteux qu’il y ait en nous un principe absolument natif. Mais avant d’admettre aucun élément dans mon caractère, il faudra que je regarde s’il n’y serait pas hétérogène. Du reste, je ne dois pas me troubler, quand je sentirai ce désir d’imiter un tel ou un tel, ni surtout m’amuser à argumenter avec ce penchant ; il faut revenir aux occupations et à la couleur d’idées de mon type, quoique restant sous l’impression du type étranger, et cinq minutes après, je serai rentré dans mon naturel.

Comme j’ai un désir extrême de plaire à ceux avec qui je me trouve, et que je sens fort bien que le seul moyen pour cela, c’est de prendre quelque chose de leur ton et de leur manière, vu que les hommes ne peuvent apprécier que ce qui est dans leur type, cela me porte souvent à altérer mon type, sous prétexte que cela ne tirera pas à conséquence pour l’intérieur ; ainsi, durant les vacances, aux réunions des catéchistes, etc. Sur cela j’observe : 1° qu’un homme qui veut rester un caractère doit nécessairement s’attendre à plaire aux uns et déplaire aux autres ; et cela ne doit pas lui faire de peine, car c’est la condition nécessaire d’un bien. Il faut donc s’y résigner et ne pas altérer son unité, pour plaire à un tel ou un tel ; 2° que je suis bien plus sûr de m’attirer l’estime même de ceux qui ne sont pas de mon type, par la permanence en mon caractère, convenablement approprié aux circonstances, que par une trop grande flexibilité à me conformer à eux, car ils sentent fort bien que ce n’est pas de l’intime que cela part ; 3° qu’en me revêtant de ces types étrangers, je ne peux espérer y réussir que médiocrement : or cela est dégoûtant ; 4° enfin cela est indigne d’un homme qui prend les choses sérieusement : il aurait honte d’en faire autant devant ceux qui l’apprécient dans son type ; cela doit suffire pour le faire rougir. Je devrai donc garder en tout un type invariable, quelque chose d’un peu haut, peu flexible, sans roideur, faisant entendre que c’est là un genre arrêté, que rien ne me le ferait changer, parce que je le suis par conscience.

Cette attention sur le genre extérieur est extrêmement importante pour la conservation du type intérieur. C’est une chose impossible qu’un homme ait un genre extérieur, différent de l’intérieur, vu que nous sommes invinciblement portés à conformer le type intérieur à celui que nous croyons que les autres se forment de nous. Cela est si vrai qu’il suffit que nous croyions qu’un tel a telle opinion de nous, pour que nous cherchions de toutes nos forces à être conformes à cette opinion, en vertus ou en vices.

Chercher et suivre le vrai, dans l’ordre intellectuel et pratique, sera l’idée dominante de mon type intérieur. J’envisagerai le sacerdoce comme le dévouement, la consécration à la vérité, la tonsure que je vais recevoir comme le dépouillement de tout superflu pour m’attacher à la seule vérité.

Puisque Dieu ne m’inspire pas ce zèle vif, ardent et expansif pour le salut de beaucoup, qu’il donne à ses âmes choisies, je me contenterai du rôle modeste de chercheur, trop heureux de trouver pour lui et les autres une parcelle de vérité. Comme je suis un peu porté à l’égoïsme philosophique, je marierai toujours l’idée de l’utilité de quelques-uns de mes frères à celle de la recherche personnelle de mes convictions. Dieu m’a donné une charité tendre pour les esprits avides de vérité, mais flétris par le scepticisme ; je la nourrirai avec soin. Oh ! qui me donnera de trouver un vrai chercheur, prêt à renoncer au monde entier pour la vérité ? Vérité, vérité, n’es-tu pas le Dieu que je cherche ?

Je me tiendrai invinciblement collé à Jésus-Christ, la vraie vérité des hommes. Je ferai converger toutes mes études vers la religion ; je me souviendrai qu’il est l’intermédiaire nécessaire, l’interprète, si j’ose le dire, sans lequel Dieu n’entend pas notre langue, et nous n’entendons pas celle de Dieu. Je me nourrirai donc de sa parole divine, consignée dans les saints Evangiles, tâchant d’en prendre l’esprit, et évitant la critique trop critique.

Comme j’ai grand lieu de croire que Dieu m’a taillé pour une vie d’études, et que d’ailleurs l’étude la plus acharnée est nécessaire pour mon inquisition de la vérité, qui doit être mon tout, je travaillerai sans relâche, et très largement, ne jugeant presque aucune étude étrangère à mon but, faisant cependant un choix.

Je me garderai de gêner en rien la marche naturelle de mon esprit, le laissant faire mon chemin comme ses développemens successifs l’amèneront, et j’aurai soin, en tout état, de tenir compte de sa relativité, et d’affirmer très sobrement.

Je ne jetterai pas mes idées à tout venant, non que je me défende toute exposition de mes sentimens, surtout sur certains points et avec certains. .Mais quand je verrai que je ne pourrais me faire entendre, je me tairai très soigneusement. Ce n’est jamais une excuse de dire : je n’ai pas été compris ; il fallait ne pas dire des choses qui puissent être mal comprises. J’aurai mes amis, à qui j’ouvrirai parfois la porte de derrière.

Quand on parlera en ma présence de choses qui ne tombent pas dans mon sens, soit que je pense le contraire, soit que je croie la chose formulée de travers, je me tairai, et me garderai d’entrer en leur sens ou de le contester. Le second ferait hausser les épaules aux sots ; le premier serait mentir, et d’ailleurs me troublerait : car ensuite je serais tenté de me conformer au type que j’aurais pu leur donner lieu d’induire de moi. Nous sommes si singuliers, qu’il suffit que nous énoncions une opinion, souvent sans y croire, pour être ensuite sérieusement portés à y croire.

Jamais la moindre polémique avec mes professeurs, très rarement en conférence, et seulement quand je serai interrogé, et que la matière le comportera.

J’éviterai de soutenir : 1° ce que je ne croirai pas. Car ce serait une raison pour y croire, ce qui me fausserait ; d’ailleurs, c’est se jouer avec la vérité ; 2° ce dont je ne serais pas sûr. Car les autres pourraient avoir raison, me pousser à bout, et je me sens assez faible pour n’avoir pas la force de céder : or, c’est un triste rôle de soutenir des absurdités pour ne pas s’avouer vaincu.

J’éviterai toute manière sèche d’envisager les choses, voyant tout dans le point de vue de la morale et de la vérité. Ceci ne veut pas dire que je rejetterai la forme scientifique. Au contraire, j’y moulerai mon esprit.

Ma piété sera aussi dans ce genre ; je tâcherai de pénétrer l’esprit et le cœur des choses et des mystères chrétiens. Je n’aime pas ceux qui font de la piété une chose à part, et comme l’antithèse du profane. Je n’aime pas non plus ces questions sur la prépondérance de l’étude et de la piété, etc. Cela n’a pas de sens. Si la piété était quelque chose de distinct de tout le reste, comme une spécialité à part, il est clair qu’il faudrait absolument ne faire que cela, ce qui mènerait à des conséquences subversives. Mais la piété n’est pas cela : elle est un esprit qui pénètre, domine la vie, plutôt qu’une partie plus ou moins importante de cette vie.

Je tâcherai donc de pénétrer ma vie de la piété, évitant celle qui rapetisse l’esprit par des pratiques trop petites ou trop multipliées, et celle qui énerve le cœur par une fausse sensibilité, et celle qui fausse l’intelligence par des spéculations creuses ou des systèmes à perte de vue sur des objets où nous ne sommes pas compétens. Mon type en ce point sera dans les Élévations de Bossuet, quelques endroits de Malebranche, et les Pensées de Pascal.

Il y en a qui, pour se procurer je ne sais quelles rêveries qu’ils appellent piété, se font des illusions perpétuelles, se forgeant dans l’esprit un beau idéal, auquel il faut absolument que les faits, bon gré mal gré, s’accommodent ; type : M. Duchesne, professeur de rhétorique. Je me moquerai de cela : intra me, s’entend.

Je suis quelquefois porté à une certaine contention, ou recueillement d’imagination forcé, quoique ce ne soit pas là mon défaut. J’éviterai cela, y allant en tout bonnement et par raison.

J’aurai mes petites pratiques, simples et humbles, à part moi, auxquelles je serai fidèle, évitant le petit esprit et l’indifférence.

Comme il y a beaucoup d’exercices de piété dans la maison, je prendrai bien garde que ce soit là pour moi un temps perdu, surtout celui de l’oraison. Je m’occuperai de piété, mais largement, sans me resserrer scrupuleusement au sujet actuel, dont on parle ou qu’on lit. Pour l’oraison, j’y penserai très régulièrement le soir en me couchant. Quand il n’y aura pas de sujet donné, j’en prendrai dans l’Écriture Sainte, suivant en cela ce que je trouverai de mieux. Du reste, je ne m’astreindrai pas rigoureusement à la méthode, suivant mes pensées et mes sentimens où ils me mèneront.

Je penserai souvent à la mort. Je tâcherai de prendre l’habitude d’y penser spécialement au sortir de l’examen particulier et de la prière du soir. Je me demanderai si je serais content de mourir au moment actuel. J’ai éprouvé que c’est la vraie pierre de touche pour voir si j’étais dans le vrai. Quand je vivais de vérité, j’aimais à y penser ; quand je vivais de vanité, hors de moi, sa pensée me répugnait, et je n’eusse pas voulu mourir en ce moment.

J’ai remarqué qu’il y a des savans qui craignent beaucoup la mort. Je le conçois pour les savans qui ont étudié pour savoir ; mais les savans qui ont étudié dans des vues supérieures, pour trouver la vérité et perfectionner leur nature, ceux-là la reçoivent avec courage. Je tâcherai d’être tel. Pour cela, j’e donnerai un rang très secondaire au désir d’estime ; si je ne peux le détruire, je verrai dans l’étude et dans la pensée la destination de mon existence, me disant à moi-même : Eh bien ! si je mourais actuellement, je pourrais me rendre témoignage d’avoir tendu pro modulo meo à ma fin. Je marierai à cette pensée un peu orgueilleuse quelque idée chrétienne.

Il faut que je me mette au-dessus de l’opinion, prêt à tout sacrifier pour la vérité. Je me nourrirai dans le goût de la persécution, esprit de saint Paul.

Je sens bien qu’actuellement il y a bien des mobiles en moi qui ne sont pas pour la pure vérité, je ne les ferai jamais entrer essentiellement dans mon type ; et je prendrai garde qu’ils n’étouffent jamais l’essentiel. Quand je sentirai qu’ils le font, je n’argumenterai pas pour les mettre à la porte, mais revenant simplement à mon type, et y adhérant par la volonté, je les laisserai tomber.

Je suis extrêmement porté à une vertu toute profane. Je me souviendrai que tout ce qui ne passe pas par Jésus-Christ n’est rien.

Je ne me tordrai pas la tête à faire par raison certains actes de piété, qui ne peuvent venir que de la grâce, par exemple, la contrition, l’amour de Dieu. C’est comme si on voulait prouver la géométrie par sentiment.

Grâce à Dieu, je commence à être un peu plus maître de mes troubles. Je continuerai la même méthode, n’argumentant jamais, et me dispensant même du sentiment projectif par ce raisonnement que si je l’avais eu, j’aurais jeté le trouble : or, que je l’aie eu ou que je ne l’aie pas eu, la chose est objectivement la même.

Sine amico non potes bene vivere. J’aurai des amis, salvd régulâ. Je serai simple et vrai dans mon amitié, comme en tout, n’ayant rien de caché pour mon ami, m’entretenant avec lui de l’intime de mon intime. Je serai ce que j’ai été jusqu’ici et mieux encore ; car c’est un des points où je suis le plus content de moi, excepté dans deux malheureuses circonstances, qui me pèseront toujours sur le cœur. Je tâcherai que mes amis sympathisent avec moi pour l’esprit et le cœur.

L’amour le plus tendre, le plus simple, le plus attentif, le plus respectueux pour ma mère, entrera essentiellement toujours dans mon type. Je ne lui refuserai rien de ce qui sera strictement licite, et je n’attendrai pas qu’elle me fasse la demande explicite ; un désir de sa part sera pour moi un ordre, et je mettrai tout mon soin et toute ma finesse à les deviner.

Je m’occuperai très peu de former des combinaisons pour l’avenir, et, lorsqu’il me viendra des troubles à cet égard, j’y appliquerai le procédé susdit. Mais comme, pour agir avec sens, il faut de nécessité une certaine vue de l’avenir, j’aurai un avenir que je tiendrai pour certain, et dans la vue duquel j’agirai. Et quand le perturbateur m’objectera que je n’en sais rien, je dirai : « C’est vrai ; mais sur ce point, ne faut-il pas agir sur une probabilité ? Cela est clair. Du reste, je mettrai tout entre les mains de la Providence, la chargeant absolument de moi. Je n’ai jamais mieux compris combien c’est peine perdue que de combiner des plans. Pour bien conduire un tel plan, il faudrait avoir un point d’appui, savoir l’avenir, comme un point fixe, pour y viser : mais c’est précisément ce qui nous manque, et ce que Dieu seul a. Par exemple, j’étais en grand émoi pour savoir si je devais accepter la tonsure, ou non. Or, il n’y avait qu’une manière de sortir de ce doute : c’était de savoir quelles seraient mes idées dans l’avenir. Accepter, ou n’accepter pas, ne dissipait pas l’embarras, car n’accepter pas, c’était une décision tout aussi tranchée que d’accepter. Si je n’accepte pas, je m’expose à un reproche éternel ; si j’accepte, je m’expose à m’en repentir. Le moyen de sortir de là, c’était de savoir ce que je serais dans vingt ans. Or impossible. Donc fiat voluntas tua, et faisons ce que nous dit notre directeur. Oh ! que je vous remercie, mon Dieu, de me l’avoir fait faire !

Je ne tiendrai pas du tout aux biens de la terre, commodités de la vie, etc. Je ne me permettrai de désirer que le nécessaire pour mener une vie tranquille et mettre à l’abri du besoin ma mère et ma sœur. Je tâcherai même de vivre toujours dans une certaine pauvreté.

En un mot, vie calme, simple, pauvre, humble, ayant des amis, la facilité de penser et d’étudier, et en même temps d’être utile à l’Eglise, hauteur de sentimens, bonté de cœur, élévation de pensées, recherches tenaces et inductives, piété élevée, simple et tendre, et surtout vérité en tout, dans mes sentimens, jamais d’emphase en ma conduite, agissant comme si j’étais seul au monde, toujours en la disposition de mourir, envisageant les choses crûment et sans lunettes, cherchant en tout et par-dessus tout la vérité, n’ayant jamais pour mobile essentiel la réputation, en un mot, c’est le mot résumant : vérité, vérité, vérité, unité, simplicité, voilà mon type, et tout cela per Dominwn nostrum Jesum Christum, Deum et hominem. Mon Dieu ! qu’en ce siècle, il y a peu d’hommes dans le vrai ! Quelle fascination ! Toujours des riens, des intérêts d’un moment, la vie dans l’opinion, jamais le réel, jamais le vrai dans sa crudité. Par exemple, les philosophes, M. Cousin, etc. On veut paraître philosophe, métaphysicien, et on dit bien des choses vraies, mais avec cela, qu’on est indifférent pour la vérité ! Tout ce qu’on cherche, c’est du beau, car le beau fait parler de soi, et le vrai laisse morfondre ceux qui le disent : aussi dit-on indifféremment le pour et le contre, quand le pour et le contre fournissent en apparence du beau. J’aime bien Jouffroy, parce que lui au moins il voyait là une affaire personnelle. Ce qui le prouve, et ce qui fait son éloge, c’est qu’il était horriblement malheureux.

Dominus pars hæreditatis meæ et calicis mei, tu es qui restitues hæreditatem meam mihi. Mon Dieu ! que je suis content d’avoir dit cette parole ! Que je trouve du goût à la répéter ! J’étais en grand émoi de délibération. Oh ! que j’ai bien fait, grâce à vous, de jeter tout ce fatras, pour aller dire simplement : Dominus pars… La vérité est mon partage ; je l’embrasse, je la prends pour ma compagne, je me dépouille de tout pour elle, je renonce à tout le superflu pour la suivre et m’attacher à elle. Oh ! le christianisme ne serait pas vrai, que cette cérémonie serait délicieuse, et je ne me repentirais pas de l’avoir faite. Ce devrait être l’initiation à la recherche de la vérité, la séparation des hommes, le renoncement au superflu.

Mais si, mon Dieu, le christianisme est vrai, vous me l’avez fait sentir au cœur, j’y adhère de toute mon âme, je l’embrasse de toute ma force : et si (ce qui est aussi éloigné que possible de ma pensée, et ce que je dirais impossible, si l’homme n’était pas un mystère inexplicable) l’avenir me montrait ailleurs la vérité, eh bien ! c’est à la vérité que je suis consacré, je suivrais la vérité où je la verrais, je serais encore vrai tonsuré. Vérité, vérité, n’es-tu pas le Dieu que je cherche ? Dominus pars… Mon Dieu, je ne sacrifie rien de matériel, car je n’ai rien ; mais j’ai mon moi, j’ai mon esprit, mon indépendance, ma hardiesse, voilà ce que je lie, ce que je vous offre. Propositum adolescentiæ meæ. Guyomar, Liart, quand causerons-nous ensemble de nos propositions ? Vérité, vérité, je me suis attaché à toi dès mon enfance. Puissé-je souffrir pour toi, pour te prouver combien je t’aime ! Dominus pars…, Mon Dieu ! quelle douceur vous avez cachée en ces paroles, comme elles pénètrent ! Quam bonus Israël Deus his qui recto sunt corde. On me proposerait la plus délicieuse position, la plus conforme à mes souhaits, que je dirais encore : Dominus pars… Jésus, celui qui a fait l’Évangile, voilà mon partage. Hæreditas mea præclara est mihi. Mon cher ami Guyomar, j’ai fait ce que tu désirais tant faire, ce que tu étais plus digne que moi de faire. Souviens-toi de notre jeune temps, c’est toi qui me fis aimer la vertu, oh ! oui, tu vis encore, jamais je ne me résoudrai à croire le contraire. Je t’ai senti encore me parler. Pauvre ami, comme je t’ai été infidèle, comme il y a eu des orages dans mon esprit depuis nos entretiens d’autrefois ! Très Sainte Vierge, qui avez été notre Mère commune, et sous les auspices de qui s’est formée notre amitié, gardez-moi, car je suis perdu, si je suis abandonné à moi-même. Mon Dieu ! ne permettez pas que rien me dépouille jamais des sentimens élevés et de l’amour du vrai qu’il vous a plu de mettre dans mon cœur. C’est le christianisme qui m’a fait ce que je suis : n’aurait-il été pour moi qu’un pédagogue d’enfant ? Je me donne, je me consacre à lui. Hodie privilegia clericalia sortiti estis. Privilzgia clericalia, c’est-à-dire se faire moquer, huer et pis peut-être ; tant mieux, cela prouve que cela est la vérité ; c’est là sa vraie condition parmi les hommes. Dominus pars hæreditatis meæ et calicis meit tu es qui restitues hæreditatem meam mihi. Vraiment, je remercie le bon Dieu des douceurs qu’il m’a données à cette réception de la tonsure ; elles ont été solides, senties, peu mélangées, et cependant je l’avais bien peu mérité, car vraiment j’avais fait une singulière retraite. Il est vrai que je cherchais le vrai de tout mon cœur. Je ne croyais pas que mon cœur roide fût flexible aux sentimens doux de la piété. Gratias Deo super inenarrabili dono ejus.


ERNEST RENAN.