Pages de jeunesse d’un rêveur inconnu

PAGES DE JEUNESSE
D’UN
RÊVEUR INCONNU

Fragmens sur l’Art et la Philosophie, suivis de notes et pensées diverses, recueillis dans les papiers de M. Alfred Tonnelle, publiés par M. G.-A. Heinrich ; Tours, 1 vol., 1859.



Vous avez vu récemment ces grands combats d’Italie où la fleur d’une génération était emportée dans un ouragan de feu et de gloire. Pour quelques victimes hors ligne qui ont un nom lié désormais à ces événemens et à ces splendeurs guerrières, que de morts inconnus, tombés à rangs pressés, dont on ne saura jamais rien, qui n’ont laissé une trace distincte et aimée que dans le foyer de famille où ils ne reparaîtront plus! Et pourtant, parmi ces morts inconnus, beaucoup avaient sans doute des dons heureux, sans compter la jeunesse et la bonne volonté de vivre. Quelques-uns avaient peut-être le génie pour se dégager de la foule, et avec un peu plus de temps, mieux servis par la fortune, ils auraient pu atteindre ce point où, en périssant à leur tour, ils eussent laissé un nom. Ce n’était pas leur destin. Ils ont fait nombre; ce sont les héros sans nom, et comme les épis obscurs de la sanglante moisson de la guerre. Il en est ainsi de toutes les batailles de la vie, et surtout de ces luttes de la pensée, où souvent l’activité n’est pas moins dévorante et moins meurtrière. Le monde finit par retenir le nom de quelques-uns, de ceux qui, plus heureux ou plus forts, échappent malgré leurs blessures aux obscures épreuves. Ceux-là sont les privilégiés, les renommés; mais en même temps combien en est-il, de ces laborieux soldats de l’esprit, qui s’arrêtent brusquement en chemin et passent inconnus, sans laisser une trace, sans qu’on soupçonne ce qu’ils ont été, ce qu’ils auraient pu être! Et cependant, là aussi, parmi ces inconnus, parmi ces intelligences prématurément éteintes dans l’obscurité, n’est-il pas vrai qu’il y a souvent des facultés sérieuses toutes prêtes à se déployer, l’ardeur du travail, le zèle de l’esprit, le dévouement à la science et aux lettres? La vie de la pensée a donc elle aussi, pour quelques privilégiés, ses blessés et ses morts inconnus, atteints dans la mêlée avant d’avoir rempli leur destin.

Autrefois, il y a quelque trente ans, on avait une sorte de curiosité sympathique et ardente pour ces destinées prématurément interrompues, pour ces jeunes esprits qui n’ont pas le temps de se révéler tout entiers. Peut-être même poussait-on un peu loin cette recherche du talent ignoré et disparu avant l’heure, si bien que là où il n’existait pas, on le supposait. Quelquefois on invoquait la fiction, on prenait le nom d’un jeune mort inconnu, comme pour ajouter à l’attrait de l’imagination l’intérêt émouvant d’une réalité mélancolique. On n’en est plus là aujourd’hui; les fictions ont disparu. On ne meurt plus de mélancolie, même dans les romans, et d’ailleurs le siècle, avec ses mœurs nouvelles et ses goûts du moment, ne s’intéresserait plus guère à ces spectacles importuns. Le génie ignoré et malheureux n’excite que des défiances ironiques, et dans cette vie affairée de tous les jours où tout se pèse, où tout se calcule, où rien ne vaut que ce qui est positif et saisissable, c’est à peine si la réalité elle-même, la réalité nue et triste, suffit de temps à autre pour arracher un regard distrait et surpris à un monde trop occupé, pour rappeler à ce monde qu’il y a d’autres intérêts que les intérêts matériels, qu’il peut y avoir d’autres morts et d’autres blessés que ceux de la guerre ou de l’industrie, que la pensée en un mot est une des grandes choses de la vie, et qu’elle a ses champs de bataille mystérieux où il faut quelquefois autant d’abnégation et de fermeté de cœur que dans les combats de l’épée. Lorsque disparaissait soudainement ce jeune écrivain, Hippolyte Rigault, surpris pour ainsi dire dans sa croissance et dans son épanouissement, à l’heure où il avait surmonté les difficultés premières, qu’était-ce autre chose qu’un de ces blessés de l’intelligence? Il y a si longtemps déjà que Rigault est mort, — un an peut-être, — qu’on n’en parle plus. Sa mémoire a été ensevelie dans quelques volumes où l’on a rassemblé ce qu’il a laissé, ses thèses de professeur et ses essais d’écrivain, ses pages de tous les jours, tout ce qui a usé rapidement son existence, tout ce qui montre aussi une nature de talent aimable et habile, car c’était assurément un esprit ingénieux et fin, armé d’instruction en même temps que capable de ne point hésiter le jour où il était placé entre la dignité indépendante des lettres et les avantages paisibles d’une carrière tout ouverte. Rigault est mort à la peine : c’est comme le type le plus récent de l’écrivain arrêté dans son essor.

Je ne pouvais m’empêcher de songer à ces destinées moissonnées dans leur fleur en ouvrant ces pages nouvelles, ces Fragmens sur l’Art et la Philosophie, d’un jeune homme complètement inconnu quant à lui, d’un esprit qui s’est éteint dans l’obscurité, et dont les pensées apparaissent maintenant pour la première fois sous le reflet de la mort. Qui a entendu parler de M. Alfred Tonnelle, ce jeune inconnu dont un professeur de Lyon, M. Heinrich, s’est fait, en fidèle et pieux ami, le divulgateur? Qui a distingué son nom au milieu des bruits littéraires de tous les jours en ces dernières années? Il n’a fait, ce me semble, ni une tragédie, ni un livre d’esthétique, ni un système de philosophie sociale, ni un poème, ni un roman, ni même un feuilleton. Si la fortune eût été moins bonne mère pour lui, c’est-à-dire si elle ne lui eût point épargné le cruel aiguillon du besoin, peut-être, comme bien d’autres, eût-il connu les redoutables tentations; peut-être, sans y songer, eût-il été conduit à prodiguer des facultés heureuses en œuvres éphémères. Bien loin d’être entraîné dans cette voie où tout s’use et s’épuise, il se plaisait pendant ce temps au silence de la vie recueillie ; il continuait à étudier, il formait son intelligence par la méditation et par l’observation; il s’exerçait à tous les arts pour les comprendre et les interpréter; il demandait à des voyages dirigés avec tact, accomplis avec fruit, des lumières nouvelles, et tous les jours il notait ce qu’il avait vu, ce qu’il avait pensé et senti. Ce sont là les fragmens que M. Heinrich a trouvés dans ses papiers le jour où il est mort, et qu’il a rassemblés en les coordonnant. Pages interrompues, ébauches incomplètes, pensées éparses, c’est tout, et c’est justement ce qui donne à ces fragmens le touchant et douloureux attrait de tout ce qui reste inachevé. On y surprend dans son jet premier, dans la vivante spontanéité de la jeunesse, une nature féconde et droite à qui il n’a manqué qu’une maturité complète. M. Alfred Tonnelle était évidemment un talent inconnu plein de promesses, et sommes-nous donc assez riches pour ne point tenir compte de ces promesses, de ces commencemens d’un esprit généreux tout prêt à devenir avec aisance un esprit supérieur?

M. Alfred Tonnelle, je me hâte de le dire, n’avait nullement à se plaindre de la vie, et il ne laisse voir dans ses Fragmens aucune prétention semblable, comme l’eussent fait peut-être ses frères aînés d’une autre génération. Rien qu’en le lisant, on sent que tout a changé dans l’atmosphère morale depuis un quart de siècle. Ce jeune adolescent ne le prend pas de haut avec le monde, il ne se querelle pas avec la destinée; il n’a ni les ardeurs effrénées des gloires précoces, ni les surexcitations factices de tous ceux dont une tension perpétuelle fausse les facultés. Il est simple et naturel. C’est qu’en effet tout lui avait souri jusqu’à l’heure où la vie lui manquait. Il avait vingt-sept ans à peine quand il est mort ; il était né en 1831, en pleine Touraine, dans une famille où l’étude était une tradition. Son grand-père était un médecin distingué de Tours, son père était lui-même membre correspondant de l’Académie de médecine, directeur de l’école secondaire de sa ville natale. Enfin Alfred Tonnelle trouvait en naissant la fortune assise à son foyer. Ce jeune bomme reçut le double et tout-puissant bienfait de l’éducation de famille alliée à l’éducation publique, tantôt à Tours, tantôt à Paris. Je ne dirai pas que M. Alfred Tonnelle ait été un enfant prodige, je ne tirerai même aucun augure de cette circonstance que sur les bancs du collège il faisait passer un jour une phrase de Paul et Virginie à un de ses compagnons d’étude pour le consoler de la perte de son frère; mais il est très vrai qu’il entrait dans la vie avec une nature primitive heureusement douée et dirigée avec un art mêlé de tendresse maternelle, avec un vif instinct de tout ce qui est beau, avec un goût de l’étude stimulé et développé par l’instruction elle-même, avec la connaissance familière de la langue anglaise et de la langue allemande, deux instrumens merveilleux pour ouvrir à l’esprit des mondes nouveaux. Quelquefois il achève sa pensée en allemand ou en anglais, il emploie l’une de ces langues pour suppléer à une expression française. Dès lors ce n’est plus l’enfant, c’est le jeune homme des Fragmens qui se dévoile, se raconte et se peint lui-même à son insu, sans soupçonner que ces notes tout intimes deviendront un jour un testament de jeunesse dérobé à l’obscurité, car en lui il n’y a rien de l’homme de lettres se costumant pour le public, se préoccupant du lecteur, cet ami inconnu qui est souvent un ennemi inconnu.

Un des traits essentiels et caractéristiques d’Alfred Tonnelle dans ses premiers momens, c’est l’ardeur avec laquelle il saisit tout ce qui offre un aliment à son esprit; c’est une sorte de fraîcheur naturelle d’intelligence et d’imagination. Il sent ses facultés s’éveiller une à une; il se prend de passion pour la philosophie comme pour la peinture, pour les langues comme pour la musique ou pour la nature elle-même, et partout il porte cette virginité d’impressions qui est le charme de la jeunesse. Il est réellement ému du beau sous toutes les formes, et il se sent pour ainsi dire grandi à chaque émotion nouvelle. Rien ne révèle mieux une riche organisation. « Avant-hier, écrit-il à sa mère en 1851 après une visite au Louvre, avant-hier j’ai ressenti devant les tableaux s’éveiller soudainement et vivement en moi le sentiment du beau de la peinture, qui jusque-là ne m’avait rien fait éprouver que de superficiel. J’ai vu et compris, comme par une révélation subite, la beauté dans ce qui était resté pour moi une lettre close. J’avais toujours mis la musique bien au-dessus de la peinture, parce qu’elle exprimait bien plus pour moi. Pour la première fois, j’ai eu à la vue d’un tableau la même impression, le même plaisir qu’à une belle symphonie... C’est surtout celui de tous les peintres que j’avais le moins compris, qui m’avait le moins parlé, en qui je n’avais rien trouvé de beau, c’est Poussin qui m’a fait le mieux sentir de prime-abord cette impression de beauté. Son Assomption, entre autres, est une des plus magnifiques choses que j’ai vues; je l’ai admirée plus que je ne saurais dire. » Ce que M. Alfred Tonnelle ressentait passionnément à la vue d’un tableau de Raphaël ou de Poussin, comme à l’étude d’un morceau de Mozart, de Beethoven ou de Bach, il l’éprouvait avec la même vivacité ingénue en présence d’un spectacle de la nature. Un jour, parcourant les Pyrénées catalanes, il apercevait tout à coup pour la première fois du haut d’un petit col la ligne azurée et brillante de la Méditerranée, et il s’arrêtait saisi devant ce prodigieux ensemble qui s’offrait à ses yeux : belle soirée et azur délicat, pics escarpés, montagnes s’évidant avec une grâce infinie, comme les bords d’une belle coupe, puis au fond l’horizon s’élargissant, se reculant et s’éclairant. « Halte, dit-il, et salut à la mer, à la Méditerranée! Pour la première fois, je la vois d’ici et sans m’y attendre... Je ne me suis pas lassé de contempler cette bande bleue noyée dans l’horizon vermeil du soir. Ce sont les premiers flots de la mer qui baigne les plus beaux rivages de la terre, qui a vu naître, se développer, passer, se croiser, s’échanger sur ses rives toutes les civilisations grandes, délicates, précieuses de l’humanité, cette mer qui est vraiment le cœur et le charme du monde ! Sur cet horizon bleuâtre, l’imagination enchantée vole vers l’Italie et la Grèce, vers l’Egypte, la Judée et l’antique Orient, vers Jérusalem, vers les pyramides, vers le Parthénon, vers Homère, Raphaël, tous les doux noms, tous les grands souvenirs. Je suis heureux d’avoir aperçu ce soir pour la première fois cette belle mer, ces ondes charmées, dans une heure calme et recueillie, par-dessus l’ombre et la fraîcheur de ces belles montagnes, plutôt que de l’avoir vue d’abord au-delà des cloaques et des fabriques de Marseille, comme c’est le cas de presque tous les Français. »

Et ne croyez pas que ce jeune esprit ne fût qu’imagination, qu’il fût tout entier aux spectacles extérieurs, à ce qui charme et ravit. Il étudiait, il étudiait profondément; il se rendait maître de Hegel et de la philosophie allemande en les interprétant, en les rectifiant, en s’assimilant ce qu’il y avait de juste et de neuf. Il recherchait le génie des peuples dans l’histoire des langues. Il avait eu un jour l’idée de se faire recevoir docteur de l’université, et il devait traiter dans ses thèses de la philosophie du langage en Allemagne et des personnages de la comédie antique qui ont passé dans notre théâtre. En quittant un livre sur la peinture ou une vie de Mozart, Alfred Tonnelle faisait des ouvrages de Guillaume de Humboldt sa forte nourriture. « Ces mémoires ou essais détachés sont très beaux, écrit-il un jour en venant de lire les opuscules philologiques de Humboldt. Ce sont des modèles de composition, d’enchaînement serré, mais toujours clair, net et satisfaisant dans les idées. L’esprit est conduit avec une sûreté et une suite parfaites à travers ces déductions si fines et si justes. La forme, le style a beaucoup de simplicité et d’ampleur. Je trouve que cela rappelle la fermeté et la justesse avec le contexte serré et nourri de nos auteurs du XVIIe siècle, par exemple de la Logique de Port-Royal, mais avec quelque chose de plus abstrait et de moins accessible qui tient au génie allemand et avec une forme bien plus large, bien plus synthétique qui tient à la langue. » Je ne parle pas de l’étude de l’italien, qui n’avait été évidemment qu’une distraction pour un tel esprit. Ces goûts si divers s’allient intimement et ont une marche simultanée chez Alfred Tonnelle; ils se règlent l’un l’autre, ils se fécondent, se fortifient ou se tempèrent, et dans leur ensemble ils forment une nature à la fois vigoureuse et délicate dont le caractère dominant est le goût de l’universalité, l’instinct généralisateur. Chose rare et précieuse dans un temps où de peur de passer pour idéologue on finit quelquefois par ne pas penser, et où tout semble se combiner pour former une multitude d’esprits médiocres qui ont la suprême consolation de se considérer comme des esprits spéciaux !

Ce n’est point un philosophe suivant l’acception rigoureuse du mot qui apparaît dans les Fragmens, bien qu’il y ait des pages toutes philosophiques et que M. Alfred Tonnelle se laisse aller volontiers à la passion de la philosophie. C’est plutôt ce que de nos jours on appelle un penseur, un esprit ouvert et sympathique, alliant la sève de l’enthousiasme à une pénétration réfléchie, comprenant tout et cherchant à tout éclairer d’une lumière supérieure. Un tel esprit, quand il ne cède pas à l’enivrement du paradoxe ou au caprice d’une imagination bizarre, est merveilleusement propre à saisir la poésie et la philosophie des choses; il fait tout revivre, il colore même l’abstraction, même la philologie. C’est ainsi que le jeune auteur des Fragmens hasardait sur l’histoire, sur l’origine et les évolutions des langues, des aperçus qui n’ont point reçu leur dernière forme et qui ne sont pas moins ingénieux, délicats, quelquefois profonds. Ce jeune homme, dans le mouvement de sa pensée et de son imagination, gardait évidemment les instincts d’un enfant du midi, et il le laissait bien voir lorsque dans un voyage en Angleterre il disait : « C’est triste, un pays habituellement privé des nuits étoilées, où le regard, en s’élevant le soir, ne trouve pas d’infini où se plonger... » Par un certain goût de la clarté et de la netteté, M. Alfred Tonnelle était tout Français; mais c’était un esprit français éveillé, excité au contact du génie allemand. C’est principalement sur l’art, sur ses conditions, son essence et son but, que le jeune penseur s’était fait des idées où l’on sent le fier élan d’une âme émue de l’idéal. Faire œuvre d’artiste pour lui, ce n’est pas traduire servilement, minutieusement, par la parole, par le pinceau ou par les sons, un fait, un caractère, une situation ou un paysage, et l’erreur de ce qu’on a nommé le réalisme est dans cette prédominance de la partie matérielle de l’art. La poésie, la peinture, la musique, sont pour ainsi dire les dialectes différens d’une même langue, des signes visibles destinés à exprimer une idée, le sens moral des choses, en ramenant l’esprit au type suprême et toujours insaisissable de la beauté.

L’essence de l’art n’est point l’imitation; sous des formes diverses, c’est une vivante et permanente interprétation. « Pour le vulgaire, dit-il, idéaliser, c’est embellir. Ainsi un portrait idéalisé veut dire un portrait flatté, embelli, un portrait menteur, et voilà pourquoi on ne peut se figurer que l’idéal soit compatible avec la ressemblance; mais il en est tout autrement. Idéaliser, c’est tout simplement mettre une idée dans la forme, faire de l’objet matière de l’art un signe d’idées... Idéaliser l’objet, ce n’est donc pas l’embellir, mais le transformer : auparavant il ne représentait que lui-même, à présent il représente une idée que vous le chargez d’exprimer, et à ce compte il n’est pas de portrait véritable, s’il n’est idéalisé, car jamais on ne regarde un visage sans l’animer, sans l’interpréter. Un portrait doit donner l’idée du personnage, une vue l’idée du paysage... La ressemblance véritable, c’est-à-dire l’identité, l’artiste ne l’obtiendra jamais, puisqu’il lui faudrait des moyens dont il ne disposera jamais : le soleil, l’air, la lumière, de la chair et du sang véritables. Ce à quoi il arrivera dans ce sens ne sera jamais qu’illusion d’invention, et même, s’il pouvait y arriver, à quoi bon une seconde édition, une copie identique de la nature? Le but de l’art est donc tout autre. » Ce n’est pas que le jeune théoricien méconnaisse la valeur des procédés matériels dans les arts, le rôle de la couleur dans la peinture; mais la couleur, aussi bien que les sons dans la musique, doit être un signe visible servant à l’expression d’une idée. D’où vient le charme suprême de la Belle Jardinière de Raphaël? C’est que « tout est esprit, tout concourt à l’idée de pureté, de naïveté : le sein, la forme du front, jusqu’au moindre brin de cheveu... » Où est le secret de la beauté de la Diane chasseresse? Il est dans le mouvement fier et majestueux, dans ce vera incessu patuit dea, de même que dans la Polymnie « tout est harmonieux et concourt à exprimer l’idée de méditation calme, intérieure, un peu rêveuse. » Rien n’est indifférent. Si Rubens, dans sa Kermesse, veut représenter une fête populaire, il ne se bornera pas à exprimer le mouvement par les poses; il le mettra partout, dans les vêtemens, dans l’exubérance de la couleur et de la lumière. « Si l’artiste veut nous montrer un visage ou une scène qui inspire la pitié, la terreur, il se gardera de nous placer dans un milieu qui conserve pour ainsi dire son air indifférent, calme... Le vêtement, les plis, les ustensiles, la couleur, la lumière même, tout sera en harmonie et exprimera à sa manière la même idée. » Il faut donc que la pensée se laisse voir à travers tout, transluceat, selon le mot de l’auteur. C’est ainsi que l’art sous ses formes diverses, qu’il s’appelle la peinture, la poésie ou la musique, procède de la même source, tend au même but, et devient une création incessante, dont l’élément générateur est l’idée morale de la personnalité humaine, observée dans tous ses mobiles, ses passions, ses sentimens et ses aspirations.

Je ne veux pas dire que ces idées soient d’une nouveauté absolue; elles résument le spiritualisme dans l’art; elles voyagent dans le monde depuis Platon; elles se lient à la splendeur des grands siècles; elles sont les conseillères secrètes des artistes de génie, qui s’en inspirent et les confirment souvent à leur insu. Qu’on songe cependant que bientôt il faudra quelque force d’esprit pour reconstituer en soi-même ces pures et supérieures notions. M. Alfred Tonnelle en avait en lui-même l’instinct naturel, et il les fécondait par l’étude. Il ressentait vivement toutes les choses de l’art, au point de s’en faire une exquise et délicate souffrance. « Je ne connais qu’un bien ici-bas, dit-il, c’est le beau, et encore n’est-ce un bien que parce qu’il excite et avive nos désirs, non parce qu’il les comble et les satisfait.. Ce n’est pas une pure distraction, une récréation facile que je cherche dans les arts et dans la nature. Dans tout ce qui me touche, je sens que l’amour que j’ai pour le beau est un amour sérieux, car c’est un amour qui fait souffrir. Où chacun trouve des jouissances ou du moins les adoucissemens et les consolations de la vie, je sens comme une nouvelle et délicieuse source de tourmens. La splendeur d’une soirée, le calme d’un paysage, un souffle de vent tiède de printemps qui me passe sur le visage, la divine pureté d’un front de madone, une tête grecque, un vers, un chant, que tout cela m’emplit de souffrance! Plus la beauté entrevue est grande, plus elle laisse l’âme inassouvie et pleine d’une image insaisissable. » C’est avec cet esprit, c’est à la lumière de ces idées du spiritualisme dans l’art que le jeune penseur étudie Rembrandt et Titien, Van-Dyck et Giorgione, Albert Dürer et Rubens, Bach et Mozart, Racine et Shakspeare, et il fait souvent de ces idées de neuves et ingénieuses applications. Pour lui, tout vit, tout a un caractère moral, un sens intime qui se dégage et apparaît comme la lumière à travers un vase d’albâtre. Ses Fragmens ne procèdent pas d’une critique didactique; ce sont des médaillons vivans et parlans, pleins de sentiment et de couleur, tracés en courant le soir au retour d’une visite à la Pinacothèque de Munich ou à l’exposition de peinture de Manchester, à la National Gallery de Londres ou au château de Belvoir-Castle, qui garde les Sept Sacremens de Poussin, au musée de Dusseldorf ou au Louvre. Et voyez quelques traits de ce philosophe, de ce poète de la critique !

« VAN-DYCK. — Wallenstein. — Au musée Lichtenstein, à Vienne. — Le portrait de Wallenstein efface tout. Rien en fait de portrait n’est aussi vivant, aussi présent et parlant, en même temps aussi idéal. C’est un homme et c’est une idée. Rien n’est plus la représentation matérielle d’un caractère, d’une âme, d’un type moral, et rien n’est plus parfait comme exécution et comme effet. Tout est réuni... Si ceci n’est pas vraiment le portrait de Wallenstein, c’est bien le type idéal qu’on aimerait à s’en créer. La pose a quelque chose d’inquiet et d’agissant. Une main tombe négligemment sur la garde de l’épée, une main splendide, tout en lumière; l’autre, les doigts à demi ouverts, comme quelqu’un qui calcule, à demi dans l’ombre. La tête a quelque chose d’étrange et d’un peu égaré. Dans cet œil bleu si vif semblent se refléter de bizarres et hardies imaginations; le teint est jaune, mat, sans couleur; les narines gonflées, les moustaches blondes, relevées très haut en crochet; le front admirablement éclairé d’en haut. Toute la poésie de l’aventure est dans cette tête-là. C’est un homme hardi, pas précisément chevaleresque; il manque d’élévation morale, d’enthousiasme, de grandeur et de calme, mais il a de l’imagination, et au besoin de la témérité. Air d’officier de fortune très accusé, type autrichien, tête qui fascine. On comprend l’enthousiasme des soldats pour un pareil homme. Pas de noblesse, mais on sent dans cette âme des côtés mystérieux, singuliers, poétiques. Tête à visions. La passion peut l’agiter, mais non une passion tendre. Il est là comme regardant d’un air brillant et vif ses propres pensées; on respecte sa méditation, on craint de le troubler dans ses calculs. » « ALBERT DÜRER. — Les deux Chevaliers armés. — Pinacothèque de Munich. — Ils se tiennent tous deux debout devant leur cheval: ils ont l’air de bourgeois sous l’armure de chevaliers. Rien de hardi, de chevaleresque et d’aventureux dans ces deux hommes ; ils semblent soucieux et tristes ; leurs têtes pensives ne sont déjà plus du moyen âge. On dirait qu’ils sont une image de ce XVe siècle où ils vivent, siècle troublé, souffrant, où commence un monde nouveau et où finit douloureusement l’ancien état de choses. Dans beaucoup de tableaux d’Albert Dürer, on sent comme la fin du moyen âge et la transition à une époque moderne. Expression de malaise. Ces têtes magnifiques sont pleines de la poésie sérieuse, triste, qu’Albert Dürer sait tirer de la nature, de la réalité prise telle qu’elle est, et fortement exprimée... Ces deux chevaliers sont déjà sur le déclin de l’âge viril ; ils sont comme la dernière expression de la chevalerie détrônée et dépouillée de la fierté et de l’ardeur de sa brillante jeunesse, soucieuse sous le casque ; quelque chose de populaire. »

« RUBENS. — L’Arc-en-ciel. — Exposition de Manchester, 1857. — Immense tableau. C’est la vie de la nature tout entière embrassée dans une toile. En avant, des troupeaux, des granges, les travaux de la campagne ; une lisière de bois, des prairies, des arbres ; des collines au loin, où tous les effets de la mouvante lumière se jouent dans le ciel et dans l’air. C’est le sein de la fertile nature, avec tous ses plis et ses dons, étalé largement devant nous. Ici comme partout c’est le mouvement, c’est l’aspect vivant et multiple des choses que le peintre a en vue et rend avec une richesse merveilleuse. Les effets changeans, fugitifs des nuages, des coups de soleil après la pluie, caractérisés par la présence de l’arc-en-ciel, sont saisis et fixés avec puissance et sans rien perdre de leur mobilité. L’arc-en-ciel n’est que le signe d’un moment particulier de la vie de la nature, de cette fraîcheur, de cet éclat de lumière et de cette légèreté d’ombre qui se répandent entre le soleil clair et les vives ondées. Les groupes de paysans sur le devant sont des chefs-d’œuvre de mouvement et de caractère dignes de la Kermesse. Un champ de blé et des charrettes qu’on charge. Rubens ne se perd pas dans les détails, ils disparaissent dans le tableau, comme ils le feraient dans la nature. Quel espace ! quelle vérité vivante dans ce grand bois sombre avec ses ombres allongées sur le gazon humide, dans cette lumière légère et dorée de la plaine !... Ce n’est pas la mélancolie, ce n’est pas le sourire connu, le loisir aimable de la nature que peint Rubens, ni sa tranquille majesté ; c’est tout le mouvement qui s’y fait sans cesse, les nuées qui passent, les mobiles lumières et les ombres qui courent, changeantes, sur le dos des plaines. » « POUSSIN. — Les Sept Sacremens. — L’extrême-Onction. — Il y a peu de tableaux qui réunissent à autant de noblesse une aussi profonde émotion. Clarté des groupes de Poussin... Le mourant, pâle, la poitrine découverte, étendu droit sur son lit, d’une langueur et en même temps d’une sérénité, d’une douceur ineffables; les lèvres pâles, les yeux à demi fermés sous le pouce du prêtre. Le prêtre penché, d’une grandeur, d’une indulgence et d’une bonté extrêmes : vraiment la personnification de la toute-puissante et toute compatissante miséricorde. A la tête, trois femmes, dont l’une porte un enfant; une autre se penche, watching anxiously the dying man’s face, dans l’ombre, superbe. Intensité d’expression et de sentiment. L’assistant de profil, tenant le cierge, pénétré de la solennité et de la tristesse de l’instant; en avant, un enfant en blanc, agenouillé. Derrière le pied du lit, deux femmes, et un homme entre elles, se penchent en avant, pénétrés de douleur, mais priant : une douleur qui se tourne en prière. L’une d’elles, joignant les mains et levant les yeux, admirable de pose et de ferveur dans l’imploration. Au pied du lit, une femme accoudée, et cachant son visage dans sa main; un jeune garçon près d’une table, tendant un vase, le visage imprégné de chagrin et d’émotion contenue, tête merveilleuse, et une jeune fille, une servante ouvrant la porte, d’une grâce, d’une légèreté incomparables dans le mouvement et le visage. La chambre, grise et terne, va admirablement au sujet. Pour le sentiment profond, simple, touchant et saint, cela n’est pas surpassé. Raphaël aurait mis dans les formes plus de beauté et d’inspiration, pas plus de pathétique religieux, vrai, noble. Tous les sentimens qui peuvent se presser autour du lit d’un mourant sont rendus ici, et avec quelle justesse, avec quelle grandeur! Caractère du XVIIe siècle : la grandeur et le sentiment dans la raison, la mesure et la justesse. »

« RUYSDAEL. — Le Bois (musée du Belvédère à Vienne). — Cette mélancolie silencieuse, cette solitude profonde dans la nature, cette nature sans lumière et sans montagnes, où Ruysdaël est-il allé les prendre pour les faire ainsi pénétrer dans l’âme? Il représente toujours des temps couverts, tout au plus des coups de soleil pâles, des ciels gris, bas, de gros nuages d’une teinte uniforme qui laissent passer une lumière blafarde. — Un ruisseau noir traverse le premier plan ; à gauche, un taillis ; au-delà, un chemin entre sous un bouquet de grands hêtres épais. De quel effet est ce chemin qui se perd peu à peu dans l’ombre! Et au fond, à travers les troncs, sous le sombre feuillage, on voit luire le jour gris et triste de la plaine. Comme ces arbres se détachent, et quel fond immense derrière eux! A gauche, un hêtre étend sur le ciel ses grands rameaux jaunis par l’automne. Deux petits personnages marchent dans l’ombre la plus épaisse du chemin. A droite, les troncs serrés des hêtres à l’opposé du jour. Tout cela est enveloppé d’une teinte triste et douce, et en même temps quel sentiment de grandeur! »

« TITIEN. — Les Trois Ages. — Londres, Bridgewater-Gallery. — Un chef-d’œuvre de poésie et de grâce. A droite, un groupe de trois petits enfans, deux endormis l’un sur l’autre, le troisième montant sur eux et s’accrochant à un tronc dépouillé. Charmante tranquillité de leur sommeil et de leurs jeux, exprimant admirablement l’insouciance et le caractère de rêve de l’enfance! Plus loin, un jeune homme assis sur l’herbe, au corps robuste, jeune et bruni, le visage et le front ombragés d’une épaisse chevelure, et entourant de son bras une jeune fille à genoux devant lui. Celle-ci, au visage jeune, gracieux, heureux, pleine de vie, mais délicate, ses beaux cheveux blonds ceints de verdure et de fleurs, regarde dans les yeux de son amant, accoudée sur son genou, et tient un pipeau qu’elle porte à sa bouche. Délicieux nonchaloir de la jeunesse dans ce groupe ! On sent comme ils laissent doucement couler le temps. Le jeune homme a quelque chose de cette profonde et calme expression de Giorgione et de sa vigueur. Il considère la jeune fille d’un regard tendre, où se peint en même temps un sentiment de mélancolie, comme un instinct de la fuite du temps que la jeune fille ignore : nuance très délicate, indiquant que l’homme sait plus que sa jeune compagne et exerce sur elle une certaine protection. Quant à la couleur, elle est d’un grand éclat. Ce groupe a un relief puissant sur le fond sombre du paysage, il est entouré d’un air et d’un espace surprenans, et pourtant il n’y a rien de tranché. Le milieu du tableau laisse voir l’azur du ciel, et au second plan un vieillard assis qui tient deux crânes, peut-être ceux de deux amans qui jadis ont joué les mêmes jeux et laissé couler les heures dans le même passe-temps. — Grande impression de mélancolie et de philosophie dans l’ensemble de la composition. Le groupe est sous une touffe de sombre feuillage. Au-delà est une pente herbée et boisée, la campagne d’un vert profond, puis l’azur immense du ciel. C’est la richesse, la splendeur du midi transportée sur la toile, et ce fond si chaud, si vigoureux de ton, ajoute à la poésie de la scène qui se passe au premier plan. »

Ainsi va ce jeune esprit, et il commente avec le même mélange d’imagination vivifiante et de sagacité réfléchie la musique et l’art littéraire, la Symphonie Pastorale et Don Juan, la Tempête et Othello. En analysant, il peint, il recompose, il ajoute peut-être; il donne l’exemple tout à la fois de la critique et de l’art, ou plutôt sa critique est elle-même un art, une libre et vive interprétation. Cette sévère et charmante étude, M. Alfred Tonnelle la poursuivait tantôt dans les voyages, tantôt au milieu de sa famille, en Touraine, loin du monde et du tourbillon de Paris. Assurément, dans sa position, dans sa fortune, dans sa vie, tout concourait à exprimer l’idée de la sécurité et de la confiance, si ce n’est du bonheur. Et pourtant il avait, lui aussi, sa tristesse, non cette tristesse maladive et vulgaire qui se nourrit de vanité, qui se consume dans la plainte stérile et qui fut autrefois une contagion, mais cette mélancolie plus saine qui est le tourment des âmes délicates, et dont le fond est, comme il le dit lui-même, « la fuite du temps, le regret du passé, les aspirations vers un avenir meilleur, l’amour, la jeunesse. » Ce jeune homme, aimé des siens, entouré de tous les biens, convié à l’avenir, a parfois, comme dans un éclair, les visions de la mort. On dirait qu’il se sent pour peu de temps en ce monde. « On passe toute la vie à se préparer à vivre, dit-il; on veut se faire un établissement parfait, on s’arrange une demeure : encore ceci, et il n’y manquera plus rien. Il semble que chaque jour les apprêts en vont être terminés, que c’est demain qu’on y entrera, et la mort arrive avant qu’on se soit installé dans la vie. » Un jour, répondant à un de ses amis qui vient de lui annoncer la naissance d’un premier enfant, il lui écrit : « Hier encore nous voyions tout au-dessus de nous, et déjà voici poindre une génération nouvelle qui va nous regarder à notre tour comme nous regardions autrui... Singulier moment! ne trouves-tu pas? Peut-être moins que moi qui ne suis presque que spectateur; mais je t’assure que cela me surprend de penser que c’est bien à toi que je parle de ton fils, que nous commençons à prendre la place où nous avions coutume de regarder et de rencontrer nos pères, et que d’autres viennent se placer à ce premier rang où il semblait que nous dussions rester toujours. Sérieux moment aussi, et qui nous fait voir les bornes de cette vie si près de nous des deux côtés ! Ces petits seront bien vite ce que nous sommes à présent, et nous, que serons-nous alors? Vraiment c’est bien peu de chose que ce passage... » Les pensées de M. Alfred Tonnelle sur la nature ont de même je ne sais quelle grâce mélancolique et mystérieuse. « O tranquillité! dit-il dans un fragment; ô douceur insinuante et triste, ô calme de la lumière, du ciel, de l’atmosphère d’automne! A chaque instant, sans vent, sans bruit, des feuilles se détachent et tombent légères sur le flot qui les emporte. Le soleil descend et baigne les touffes d’arbres d’une lumière de plus en plus dorée et riche. Pas un mouvement dans l’eau ni un bruit sur la terre! L’homme est le seul être animé, bruyant, dans la nature mourante; quand il se tait, tout se tait recueilli autour de lui. Il n’y a pas de saison, il n’y a pas de printemps tout gonflé de sève et d’espérances nouvelles, tout tiède, tout fleuri et tout embaumé, qui ait pour moi un charme comparable à celui de l’automne. »

Ce sentiment de la nature, qui ressemble à l’effusion méditative d’une âme dans la solitude, prend une forme plus animée dans quelques fragmens où M. Alfred Tonnelle fixe ses impressions de voyage. Lorsqu’il visite l’Allemagne ou l’Angleterre, lorsque, dans la dernière année de sa vie, il va voir les Pyrénées et nouer avec elles une intime connaissance, il se raconte à lui-même ce qu’il ressent; il peint en voyageur ces spectacles divers qui passent sous ses yeux : Belvoir-Castle et la cathédrale de Peterborough, les cimes pyrénéennes de la Maladetta et de la Forcanade, les villages espagnols d’Urgel et de Rosas.

« Belvoir-Castle, octobre 1857.

« Au-delà d’une vaste pelouse, se dresse de loin, sur une éminence sortant d’un bois épais qui enveloppe son pied, la masse imposante du château, avec ses tourelles, ses donjons, ses créneaux, se détachant sur le ciel. C’est de l’effet le plus grandiose. Cette construction féodale commande au loin une verte et riche campagne qui tout entière forme son domaine. Il faut voir la fierté de ce château-fort, l’étendue des plaines qui l’entourent, la position sûre, bien assise, de ces masses puissantes, pour se faire une idée de la hauteur où est placée l’aristocratie anglaise et de la puissance territoriale qu’elle conserve. Ces grands estates, ces parcs immenses étendus au loin sous la protection de ces manoirs, auxquels ils tiennent, donnent une grande idée du rang que tient encore cette noblesse. La nation libre voit s’élever au-dessus d’elle et reconnaît des existences aussi riches, aussi dominatrices, qui dépassent autant le niveau commun que ce château s’élève au-dessus de cette grande campagne, et les maîtres de ces châteaux laissent s’agiter autour d’eux, respectent et entretiennent la liberté de la foule, à laquelle leur position et leurs richesses les rendent si supérieurs. Ce château devient à mes yeux comme le symbole de la puissance de cette grande aristocratie anglaise. Il faut voir cela pour comprendre ce pays. Nulle part l’intégrité de ces grandes existences seigneuriales n’a été conservée, du moyen âge jusqu’à nos jours, comme dans ce pays, qui marche en avant de tous dans les voies modernes. C’est qu’avec le temps ces puissances ont dû changer la nature et les moyens de leur influence, et sont toujours restées à la tête du mouvement de leur siècle. Aussi les signes de leur influence sont-ils toujours restés debout, sont-ils vivans et vrais encore aujourd’hui, et non un symbole vide et un souvenir; aussi nous surprennent-ils par leur imposante majesté. » « Peterborough, octobre 1857.

« Rien de plus charmant que l’entourage de la cathédrale de Peterborough. Ces cathédrales anglaises sont entourées d’un pittoresque mélange de verdure, de ruines, de petites maisons. C’est ici qu’on en trouve l’ensemble le plus complet. A droite de l’église, quelques débris de cloître, de beaux arceaux d’ogive primitive; plus loin, dans tout l’espace gazonné et ombragé qui entoure l’église et qu’occupaient les anciennes dépendances, circulent des lanes irréguliers parmi des pans de murs, des jardins, de charmans petits cottages. Des arbres colorés des teintes de l’automne étendent leurs grands rameaux; le lierre, d’un vert vif, d’une feuille vigoureuse, tapisse les murs, grimpe dans les ruines et les voile à demi. Les oiseaux chantent sous ces bosquets comme si c’était le printemps. De charmantes petites maisons, reluisantes de l’éclat de leurs vitres, de leurs portes peintes, de leurs stores, à moitié cachées dans ces débris, sont rangées le long des lanes. Quelques-unes sont tapissées de houx, des buissons croissent devant la porte; parfois quelques fleurs coquettes décorent le seuil...

« Le portique de la cathédrale est magnifique; la hauteur de la voûte, la beauté et la hardiesse de ces faisceaux de colonnettes qui y montent, frappent et satisfont. Un élan et un repos de l’esprit tout à la fois : un élan dans la poursuite de ces légères colonnes, un repos dans leur beauté; exactement ce qu’est l’idée ou l’amour de Dieu, un élan vers lui et un repos en lui! C’est ce que traduisent ces pierres. Voilà ce qu’elles disent dans leur langage. C’est la même impression éveillée dans l’âme. Les oiseaux nichent et chantent sous les voûtes de ces cathédrales comme s’ils y trouvaient aussi l’image des grands bois. Ils volent dans l’ombre religieuse et effleurent de l’aile les feuillages de pierre comme sous une autre forêt sacrée et symbolique. A l’entrée du chœur, d’un côté, on voit la tombe de Catherine d’Aragon; de l’autre, une plaque de marbre noir à l’endroit où le corps et la tête de Marie Stuart furent inhumés venant de Fotheringay. On montre encore, accroché au mur, le portrait du vieux sexton. En effet les traits de celui qui avait eu dans la vie le soin de deux si tragiques funérailles méritaient d’être conservés. Il tient son trousseau de clés; il a de longs cheveux et une longue barbe blanche, l’air triste et saturé d’expérience, branlant sa vieille tète aux choses de ce monde comme un homme du destin, et comme si son lugubre office avait laissé une empreinte sur son visage. »

Et à côté qu’on place ces descriptions de contrées toutes méridionales ! « Urgel, août 1858.

« Maisons hautes et étroites avec balcons et toits très saillans. Des ruelles où des toiles tendues de chaque côté se rejoignent et forment une espèce de voûte irrégulière au-dessus de la rue. Murs blancs, peu d’ouvertures; sous les maisons, grandes galeries d’arcades profondes et sombres. Là dans l’obscurité, sans apparence, se cachent les boutiques ou échoppes, qui semblent vouloir fuir les regards plutôt que les attirer. Les hommes coiffés de leurs grands bonnets rouges, les femmes en jupes bleues, tabliers éclatans rayés, corsages de velours, la tête couverte d’un mouchoir blanc noué sous le menton et enveloppant tout le cou, presque des béguines. — Un beau grand jeune gars sautant avec une jeune fille devant l’église. Expression de sérieux presque sévère, réserve et air contenu, d’autant plus frappant qu’en dessous on sent la force et l’ardeur. Les prêtres en grand nombre; coiffés de leur grand chapeau, enveloppés dans leur manteau noir, ils ont quelque chose de très sévère. La cathédrale, vaste bâtiment sombre et massif, roman, du Xie siècle, retouché, rapiécé, altéré et mutilé de mille manières. L’intérieur est un vaisseau très élevé et imposant... Dans ce sombre intérieur ne glissent que quelques rayons de jour égarés, étranges, perçans, d’une lueur et d’une couleur singulières. C’est du Rembrandt méridional. Cela me rappelle la synagogue de Prague, un culte jaloux et sombre. Sur les pupitres d’énormes missels, devant le sanctuaire de grandes lampes en cuivre, quelque chose de gigantesque, de sombre et de terrible qui a un cachet particulier et fait une profonde impression. Tout cela porte bien le caractère de la dévotion espagnole, sombre, ardente, exaltée, sans charme. Ils ont saisi et conçu puissamment la réalité des doctrines religieuses et du culte, mais jusqu’à un rude matérialisme. Alliance étrange d’imagination exaltée et de caractère décidé avec l’absence d’idéal! Je ne m’attendais à rien de si frappant... Un peu derrière la cathédrale, sur une place, palais épiscopal. Petit jardin où poussent quelques tiges de maïs, quelques arbres à peine agités par un souffle sous le soleil brûlant. Il y a un sentiment de mélancolie profonde dans ce silence, ce calme recueilli et cette solitude au sein de cette vive et chaude lumière. Un cadran grossier sur le mur. Sicut umhra transit homo. Monté le grand escalier désert et entré jusque dans la galerie qui s’ouvre d’un côté dans les appartemens, de l’autre donne sur le petit jardin. On a d’une fenêtre la vue de cette belle vallée de la Segre inondée de lumière entre les pentes douces des montagnes. Délicieux horizon et charmant ensemble que ce pauvre palais épiscopal! On aimerait à y vivre mélancolique, isolé, détaché. C’est la première fois que je comprends la mélancolie dans le midi. »

« Rosas, août 1858.

« Rosas. — Une pauvre petite ville insignifiante de six cents maisons basses, éclatantes de blancheur, couvertes de toits rouges, rangées en file le long de la mer, au fond du golfe. Un fort en ruines à l’entrée, et sur le rocher du cap quelques pans de mur du fort de la Trinidad, détruit par les Français. Déjeuné dans un petit pavillon, sur le bord de la mer, le plus près possible de cet éblouissant tableau... Ciel parfaitement clair, mer très légèrement asperata par la brise. Autour de cette admirable mer, la belle baie de Rosas décrivant sa vaste et gracieuse courbe; à gauche, le cap que forme la pointe extrême de l’Albere dans la mer ; tout l’autre côté bordé de montagnes lointaines qui apparaissent à l’horizon; ces montagnes, et surtout la chaîne des Pyrénées, d’un ton vaporeux, délicat, lumineux, exquis, se rapprochant de la teinte du ciel... Monté sur une petite jetée en bois et avancé au-dessus de l’eau bleue; assis, contemplé, aspiré par tous les pores la lumière, l’air, la mer, la beauté, la caresse de toute la nature. C’est comme l’apparition du midi qui se lève devant moi, le sens de cette nature qui s’éveille, l’entraînement invincible qui opère... Quelle différence avec la nature allemande, avec les fraîcheurs touffues et mystérieuses, les brouillards, le Waldleben, la profonde vallée de la Forêt-Noire, les retraites, la vague rêverie, l’impression plus intérieure! Ici tout est ouvert, tout est lumineux, tout enivre et pénètre l’homme d’une caresse si douce, qu’elle lui fait oublier toute autre chose que de la sentir. La terre n’est rien ici; elle peut être sèche, aride; il y a la lumière, l’eau, le ciel et la forme; une fleur de beauté sur toutes choses. Volupté physique et esthétique de ces climats. Demeuré là une heure couché. Cela semble si naturel aux gens du pays et aux matelots catalans qui vont et viennent, ils comprennent si bien le repos, qu’ils passent sans me déranger et me disent : No se mueva. Deux vaisseaux en rade chargés de blé et qu’on décharge; va-et-vient de barques des navires à la terre. Tout devient beau dans cette lumière et sur ces ondes foncées. Forme charmante des barques avec les sacs de blé entassés au milieu. Le soleil frappe leurs bords; c’est un plaisir de les voir voguer moitié dans cette eau, moitié dans cette lumière limpide. Les hommes qui déchargent les sacs, coiffés de grands bonnets rouges, les pantalons relevés jusqu’au haut des cuisses, entrent dans l’eau jusqu’au-dessus du genou. Beaux jarrets tendus, brunis. — Encore un commentaire des tableaux de Claude! Comme il avait admirablement senti la beauté de ces scènes, de ce mouvement des ports du midi, au milieu de cette atmosphère pure, l’éclat, la poésie ineffable répandue sur toute cette activité, le charme de ce mouvement qui met en jeu et fait valoir encore l’eau et la lumière, et comme il a fixé tout cela! »

Je n’ajouterai plus qu’une note de ce dernier voyage dans les Pyrénées françaises et espagnoles.

« Je m’attarde, écrit-il un jour, et m’assieds seul un quart d’heure au bas du sommet, au-dessus du val d’Aran, que couronnent encore les monts de Catalogne. Lumière chaude et vaporeuse du midi ! Il faut un peu de solitude et de recueillement pour se pénétrer du sentiment d’élévation et de paix sublime qu’inspirent ces hauteurs. On ne voit plus que des sommets purs nageant dans l’éther et tendant en haut pour s’y perdre dans la sérénité et la tranquillité; les bas lieux de la terre ont disparu et sont oubliés. Jouissent toutes les basses pensées, tous les soins vulgaires, tout ce qui rattache et rabat notre vol vers l’udam humum disparaître avec eux! Mais combien, et des meilleurs, les font monter avec eux jusqu’à ces hautes régions! Combien de souillures, de vils désirs ou de mesquines préoccupations d’âmes émoussées ont été promenées sans respect sur ces temples sereins! Ils n’en gardent pas la trace. Les souillures des hommes s’y fondent et s’y effacent plus vite que leur neige au soleil, et ils demeurent éternellement purs et frais, source éternelle de fraîcheur et de pureté à l’âme qui sait s’y isoler et s’y asseoir. »

Lorsque le jeune voyageur s’enivrait ainsi de la sérénité des hautes montagnes et de la lumière du midi, lorsqu’il gravissait les cimes neigeuses de la Maladetta et de la Forcanade, il n’avait plus que peu de temps à vivre; ses jours étaient comptés. Dans cette excursion même, M. Alfred Tonnelle se sentit pris du premier accès de la fièvre qui allait l’emporter. Pressé de voir encore, il résistait, il prolongeait son voyage dans le midi de la France. Plein de jeunesse, confiant dans sa force, il voulut vaincre le mal, il fut lui-même vaincu. La maladie lui laissa à peine le temps de rentrer dans sa famille, à Tours, et au premier moment de repos elle éclata dans sa foudroyante intensité. Le 14 septembre 1858, M. Alfred Tonnelle était encore à Vaucluse, évoquant la mémoire de Pétrarque, et le 14 octobre il était mort; ce qui reste de lui, c’est ce volume inachevé comme sa carrière, plein de choses diverses comme son esprit. Ce n’est pas un livre, ce n’est pas un ouvrage, c’est un ensemble de pages éclairées de cette lumière triste que laisse une âme en s’envolant. Si je ne me trompe, ces pages révèlent un penseur sévère et doux, entraîné vers toutes les choses élevées, doué d’un instinct religieux de la beauté, unissant une intelligence exquise de l’art à un sentiment réfléchi de la nature. C’est évidemment une pensée qui n’est point arrivée encore à la précision, à la pleine possession d’elle-même; souvent elle est à peine formulée. Une philosophie, encore une fois, je ne la chercherai pas dans ces fragmens; elle n’y est pas, ou elle n’y est qu’à l’état d’ébauche, de sentiment, de lueur; elle se manifeste par intervalles, par élans, dans une page sur le devenir selon le langage de Hegel, sur le mouvement permanent et mystérieux des choses, dans un hymne final à la résurrection, inspiré du Faust de Goethe, lorsque les chants de l’Alléluia pénètrent dans le laboratoire du docteur. Dans ces pages néanmoins, dans ces descriptions de la nature et de l’art, il y a, ce me semble, un esprit, une imagination, une âme, et pour tout dire ce qui attache dans ces Fragmens, c’est peut-être moins ce que l’auteur a fait que ce qu’il aurait pu faire.

Encore un mot. Depuis quelques années, on parle souvent de la jeunesse avec sévérité, presque avec dédain ; on la représente quelquefois comme livrée tout entière aux distractions vulgaires, à la poursuite des jouissances matérielles, et trop facilement oublieuse de ces cultes plus élevés qui sont le charme, la noblesse et la force de la jeunesse de tous les temps. Il se peut en effet qu’il y ait dans les lettres comme dans la vie une jeunesse hardie, peu scrupuleuse, prête à tout tenter pour le bruit, cédant trop aisément à l’ardeur de jouir et de parvenir, et redoutant trop peu le métier et les labeurs faciles. Une vie comme celle de M. Alfred Tonnelle ne prouve-t-elle pas cependant qu’il peut y avoir aussi quelque part des natures sérieuses, des intelligences choisies, qui se hâtent moins, qui font moins de bruit, et qui, dans le silence, gardent intactes ces chères et précieuses forces morales qui finissent toujours par reprendre leur ascendant en ce monde? M. Alfred Tonnelle est comme un exemplaire de cette autre jeunesse pour qui le culte de l’art et de la beauté n’est pas un mot, et dont l’apparition serait le signe rassurant d’une ère nouvelle. Il est tombé sur le champ de bataille de la pensée et de la vie; mais en même temps peut-être serait-il simplement juste de croire qu’il n’est pas seul, que d’autres, sans se connaître, sous des formes différentes et dans des conditions diverses, ont les mêmes goûts, les mêmes instincts, le même amour des choses délicates ou élevées de l’art et de la pensée. Et ce serait une suffisante espérance à recueillir dans la mort de ce jeune homme inconnu.


CHARLES DE MAZADE.