Pages d’histoire contemporaine/Chapitre XXVIII

Plon-Nourrit et Cie (p. 131-134).

LA MARCHE ARRIÈRE


24 février 1904.

Quelle est donc la maison d’automobiles qui a fourni à la République française son char de l’État ?… Eh bien ! je ne lui fais pas mon compliment, à cette maison-là. Ne parlons pas des pneus qui crèvent, des rouages qui se faussent, de l’essence de mauvaise qualité, et autres incidents secondaires ; nos chauffeurs gouvernementaux en sont plus ou moins responsables ; ils conduisent à l’aveuglette, avec une nervosité déplorable, se jetant sur un arbre par crainte du dérapage et s’exposant, l’instant d’après, à une valse folle pour éviter l’orteil d’une poule. Tant pis pour eux — et surtout pour nous qui les choisissons fort mal, sans discernement et sans garanties ! Mais le véhicule en lui-même est défectueux, car il lui manque un rouage essentiel : la marche arrière. La plupart des chars de l’État qui servent à nos voisins en sont pourvus, et comment donc circuleraient-ils sans cela dans les ruelles étroites et tortueuses de la politique, dans ce dédale dont nul Touring n’a pris soin d’étiqueter les carrefours, où rien n’annonce la descente trop rapide ou le tournant trop brusque ? Ne pas pouvoir reculer, c’est se condamner à suivre la mauvaise route quand il y en aurait peut-être une bonne toute proche ; c’est s’obliger à prendre pour la rejoindre de dangereux chemins de traverse, à faire d’inutiles crochets, à subir de coûteux retards.

Demandez donc à l’empereur Guillaume II et au roi Victor-Emmanuel iii quand et comment on doit faire usage de la marche arrière, et interrogez en même temps les Allemands et les Italiens pour connaître les avantages que retire un peuple d’une pareille manœuvre exécutée à point nommé par ses dirigeants. Nos voisins du Sud-Est tout comme nos voisins de l’Est sont sortis à reculons de l’impasse anticléricale : les seconds bruyamment parce qu’ils tenaient à ce qu’on le sût, les premiers discrètement parce qu’ils avaient intérêt à n’en rien laisser paraître. Tandis qu’une escorte de cuirassiers retentissants accompagnait naguère au Vatican le cortège du César germanique, dans le budget italien venaient s’inscrire sans bruit, pour les missionnaires et leurs écoles d’Orient, des crédits de plus en plus nourris. Par là, l’unité morale de l’Allemagne dont Bismarck, imprégné de prussianisme intransigeant, s’était montré si peu soucieux de réunir les éléments, aura reçu un puissant renfort ; par là aussi, l’Italie moderne, mûre pour le rayonnement extérieur, se sera préparé un incomparable outil d’expansion nationale et aura posé les bases de sa domination future sur les rives de la Méditerranée.

Et nous ? — nous dont l’anticléricalisme, semeur de haines, réduirait en charpie à la longue le tissu séculaire, nous dont il ruine, en attendant, les lointains avant-postes et annule les privilèges traditionnels, ne pouvons-nous donc point reculer ? Impossible. La grande majorité le désirerait ; à la Chambre, aux premiers rangs de ceux qui crient très fort, dans le cabinet même, parmi les instigateurs de mesures déplorables, le recul aurait des partisans. Mais la machine française a été construite pour n’aller jamais que de l’avant jusqu’à ce que pressée entre de hautes murailles, acculée au précipice, elle doive être, à bras d’hommes et à grands frais, renversée et retournée pour repartir dans l’autre sens, toujours avant.

C’est alors la réaction. Là où le recul n’effrayerait point, la réaction fait peur. Pensez donc : on roule de nouveau imprudemment vers d’autres murailles et d’autres précipices ; il y a des dégâts probables et des écrasés certains. Pour éviter cette réaction redoutable, la Révolution a poussé ses doctrines à l’absurde, son héroïsme au crime et sa générosité à la pleutrerie. Pour l’éviter, Napoléon Ier a chevauché d’une allure infernale sa course à l’abîme. Pour l’éviter, Charles X a perdu la monarchie et Louis-Philippe a sacrifié dix-huit années d’efforts. Pour l’éviter, la deuxième République a abouti aux journées de Juin. Pour l’éviter, la nation, à son tour, s’est jetée dans les bras d’un dictateur et le dictateur s’est rué vers la guerre. Que de maux pour un rouage qui manque !

Il n’a pas toujours manqué. Louis XI savait que le recul est parfois un des plus sûrs moyens d’avancer et Henri IV en a donné, avec son incomparable brio, une démonstration sans pareille. Mais, depuis lors, les encyclopédistes ont passé et Jean-Jacques, auquel certaines ingéniosités pédagogiques n’avaient point suggéré l’art de conduire les hommes, a semé sur nos sillons le grain des fâcheuses utopies. Aujourd’hui apparaît une nouvelle génération qui se laisse encore conduire au nom d’idées abstraites mais dont les franches réalités obtiennent les préférences et captivent l’attention. Elle s’élève en silence tandis que les doctrinaires aux formules cassantes et les rêveurs aux lubies morbides mènent autour d’elle leur ultime sabbat. Ce goût des réalités constitue l’espoir de l’avenir, car il ne vient pas des sciences dites exactes. L’esprit scientifique ne paraît guère propre à développer le sens pratique ; il produit presque autant d’incertitudes que l’esprit philosophique, et beaucoup plus d’orgueil. Aussi n’est-ce point de ce côté que pourrait naître l’aurore salutaire. Il en va autrement des sciences appliquées, surtout quand il s’agit d’une application exigeant le renfort de qualités morales telles que l’audace, l’initiative et le sang-froid.

Ne croyez pas que le désir de poursuivre jusqu’au bout une comparaison inattendue m’incite à ce paradoxe du perfectionnement politique engendré par l’automobilisme. Certes, d’autres sports exercent une action physiologique bien supérieure et sont, au point de vue de l’hygiène, infiniment plus recommandables ; rien ne prouve même que pour avoir trop « chauffé », certains de nos contemporains ne créeront pas quelque nouveau type de maladie nerveuse héréditaire. Par contre, la leçon de choses qu’aura fournie ce sport-là, appuyé d’un côté sur une industrie florissante, de l’autre sur un travail manuel obligatoire, ne saurait manquer de poser une forte empreinte sur la mentalité malléable de notre race. Quiconque a fréquenté cette année le Salon de l’Automobile a dû s’émerveiller devant l’intérêt passionné et la compétence embryonnaire avec lesquels la masse de ceux qui n’ont jamais possédé une voiture ni manié un guidon accueillait les nouvelles marques et discutait les anciennes. « Madame Foule », celle-là même dont Maurice Donnay expliquait naguère aux lecteurs du Figaro l’état d’âme à la fois simple et complexe, madame Foule est conquise par l’auto ; c’est un fait, et ce fait aura des conséquences intellectuelles et morales.

Inconsciemment, madame Foule souhaitera de voir fonctionner le char de l’État comme ses machines préférées ; elle demandera que l’on jette dans la poussière le poids mort des fourniments inutiles ; elle proclamera que la prudence et l’opportunisme sont encore les meilleurs garants de vitesse durable, en politique comme sur les routes ; elle réclamera enfin l’usage fécond de la marche arrière.