Pages d’histoire contemporaine/Chapitre XXVI

Plon-Nourrit et Cie (p. 122-126).

LE CERCLE DE FER


18 janvier 1904.

Voici bientôt quatorze ans que la souple et féconde intelligence de l’empereur Guillaume II s’emploie à réparer les lourdes et abondantes bévues du prince de Bismarck. Celui qui a proclamé que la force primait le droit et, de son plein gré, l’a montré à l’univers, aurait pu ajouter que la brutalité tient lieu de génie car il en a fourni, par son propre exemple, une preuve involontaire. Chaque jour qui s’écoule désormais rapetisse la figure du fameux chancelier, en atténue les reliefs, en pâlit les reflets. Il n’apparaît plus que comme l’outil solide et grossier d’une Idée qui, depuis un siècle, faisait lentement sa route à travers la nébuleuse germanique ; d’obscurs initiateurs lui avaient consacré tout l’effort de leur existence ; d’infatigables et puissants cerveaux en préparaient le triomphal achèvement ; le glaive qui, après l’échec de l’impérialisme pacifique de 1848, en était devenu l’instrument obligatoire, alla s’incarner en ce hobereau formidable dont les muscles pleins dissimulèrent longtemps la pensée vide.

L’homme avait à sa portée, pour agir, une armée sans pareille, l’armée prussienne, — un souverain modèle, Guillaume ier, — un adversaire affaibli, l’Autriche — et pour voisins, Alexandre de Russie qui se recueillait et Napoléon iii dont le regard rêvait au sein des illusions bleues.

Il agit : il fit Sadowa. Ce fut la seule minute de sa carrière où quelque profondeur politique parut inspirer son geste. Dès qu’il eut vaincu, il cessa d’apercevoir le fruit de la victoire et négligea de le détacher de l’arbre. Guillaume, infiniment plus intelligent et plus avisé que son ministre, prétendait rétablir à son profit le royaume de Bohême et ceindre à Prague la couronne de saint Wenceslas. Bismarck s’interposa violemment. Cette guerre, en somme, avait été entreprise pour que les Hohenzollerns s’emparassent du sceptre impérial qui tremblait aux mains des Habsbourgs et le retinssent dorénavant dans les leurs. Mais, aux yeux des Allemands, ce sceptre n’était que le symbole de l’unité… De quel crédit jouirait aujourd’hui, en Italie, la mémoire de Cavour si, après l’expédition des Mille, il avait, sans y être forcé, négocié avec la monarchie napolitaine un traité d’alliance offensive et défensive ? C’est là pourtant ce que fit Bismarck. Il ignorait l’univers, ne l’ayant jamais regardé et, du lendemain, ne savait rien deviner. L’Orient n’était pour lui qu’un chaos irrémédiable, une décadence sans issue ; il en parlait avec le dédain que professait Voltaire pour les « arpents de neige » canadiens et n’eût point voulu, pour quelque avantage que ce fût, y risquer « les os d’un grenadier poméranien ». Entre son pays et ce foyer de stériles agitations, l’Autriche lui parut un tampon providentiel et, content de lui avoir, en la secouant fortement, fait sentir sa puissance, il l’aida à se remettre debout et veilla jalousement sur sa convalescence.

Alors, bien abrité, bien défendu, ses instincts de gentilhomme campagnard purent se donner libre cours ; il voulait s’arrondir, avoir des terres, encore des terres. Qu’elles fussent allemandes, peu importait. Qu’on parlât danois, polonais ou français aux extrémités du domaine, la taille et la corvée ne s’y lèveraient pas moins aisément au profit du seigneur dont l’altier donjon dresserait au centre ses créneaux restaurés. Tel fut l’anachronisme féodal conçu et exécuté par Bismarck ; ironiquement, il y adjoignit une annexe en modern style pour le Reichstag à base de suffrage universel qu’il concédait aux passions présentes. Et, le septième jour, il se reposa, tranquille et satisfait.

Il y avait bien de quoi, en vérité ! L’Allemagne nouvelle était prisonnière dans ses épaisses murailles et condamnée à y mourir de pléthore. Des souvenirs de haine lui interdisaient de cultiver, au Nord et à l’Ouest, de fécondes amitiés. Entre elle et ses voisins de l’Est, le germe était posé d’un conflit redoutable. Des alliances sans portée l’unissaient aux inévitables ennemis de son avenir : l’Autriche qui continuait à détenir une portion du patrimoine germanique et l’Italie dont les ambitions viendraient croiser les siennes à Trieste. Les routes de l’Orient fermées, point de colonies, point de ports, point de vaisseaux mais de vastes propriétés et de gros revenus : réjouissante situation pour un rentier, triste opulence pour une nation !

Bismarck avait si bien modelé l’esprit public que son idéal était devenu celui de la race. Lorsque Guillaume ii, pour disjoindre le cercle de fer, eut écarté l’homme qui l’avait rivé, ses sujets crurent que leur jeune empereur secouait une tutelle gênante ; ils ne soupçonnèrent point qu’à travers l’ouvrier, il osât s’attaquer à l’œuvre. À l’heure actuelle, nombre d’entre eux n’ont pas encore compris. On ne pouvait, certes, la détruire, cette œuvre, sans ébranler l’édifice nouveau posé sur les fondations antiques ; mais ne pouvait-on la corriger ? Ce sera l’éternel honneur de Guillaume ii de l’avoir tenté et l’histoire qui dira les vaillants efforts du chef, jugera avec quelque sévérité les entraves que son peuple y apporta. On dit parfois : les nations ont le gouvernement qu’elles méritent. On pourrait soutenir, d’autre part, que les souverains n’ont pas toujours les sujets dont ils seraient dignes. Chaque fois que, sur mer, en Orient, à Rome, à Londres, Guillaume ii a voulu agir en prince qui prévoit et assure l’avenir, un vent d’inepte opposition a soufflé autour de son trône : c’est là ce qui l’a empêché de pousser, jusqu’à la parole nécessaire, son désir d’entente avec la France ; c’est là ce qui, plus tard, a dressé au travers de sa route cette absurde anglophobie dont la virulence révolta l’Angleterre et la rejeta définitivement vers nous. Et s’il y avait pourtant une alliance précieuse pour l’Allemagne de demain, pour cette Allemagne inachevée et condamnée à poursuivre bientôt son laborieux achèvement, c’était l’alliance anglaise !

À notre point de vue français, cette inaptitude de la nation voisine à seconder les initiatives géniales de son empereur n’aura pas été sans avantages. L’année 1904 s’est ouverte pour nous sur une situation nouvelle, sur un fait considérable : l’isolement de l’Allemagne en face de la France alliée de la Russie, amie de l’Angleterre, réconciliée avec l’Italie, environnée des sympathies certaines de l’Espagne et des États-Unis.

D’inoubliables événements attestent l’évidence de cette situation. Les spectacles dont la rade d’Alger fut le théâtre, le voyage en France du roi Édouard vii, l’enthousiasme avec lequel le président Loubet a été accueilli à Londres, le séjour à Paris des souverains d’Italie, les échanges de visites entre députés français et députés anglais, enfin la venue du comte Lamsdorff et, pour couronner le tout, la lettre solennelle du tsar approuvant les orientations nouvelles de la politique française, ce sont autant de preuves tangibles de la revanche morale qui s’est opérée en Europe au profit des vaincus de 1870.

Ce résultat, nous avons le droit d’en être fiers car il est, avant tout, notre œuvre. Il résulte de notre foi invincible en la patrie, de notre persévérante aspiration vers un relèvement possible ; il est la juste récompense de trente années de labeur ininterrompu. Reconnaissons toutefois que les maladresses germaniques y ont leur part.

Et, par-dessus tout, la maladresse initiale de celui auquel les Germains prodiguent encore les témoignages d’une reconnaissance qui se trompe d’objet. C’est Bismarck qui nous a facilité ces entreprises coloniales dans lesquelles sa myopie ne distinguait que ruines et soucis et qui nous ont permis de constituer un empire admirable à l’heure même où il devenait avantageux d’acquérir au loin des terres nouvelles. C’est lui surtout qui nous a maintenus en armes et, par les querelles qu’il suscitait, par les incidents qu’il faisait naître, entretenait en nous la mâle ardeur du sacrifice et l’espoir fécond de la revanche.

Voilà ce que nous avons gagné à faire partie de ce cercle de fer dans lequel le chancelier enferma son pays. Le jour viendra où l’Allemagne se rendra compte de ce qu’elle y a perdu : ce jour-là elle comprendra Guillaume ii et regrettera amèrement de ne pas l’avoir mieux secondé.