Pages d’histoire contemporaine/Chapitre XX

Plon-Nourrit et Cie (p. 93-97).

LA QUESTION NÈGRE


26 septembre 1903.

La scène se passait dans un petit chemin de fer de Floride. Nous quittions Pablo-Beach où j’avais passé une après-midi de farniente à manger des oranges et à fumer des cigarettes sur une plage semée de palmiers nains ; le train de banlieue qui allait nous ramener à Jacksonville se composait de deux voitures, identiques d’ailleurs comme inconfort et comme malpropreté ; mais l’une réservée aux blancs et l’autre aux « gens de couleur », colored people. Lorsque je m’installai dans la première, elle comprenait trois Yankees à barbe poivre et sel qui crachaient alternativement, avec une remarquable habileté, dans un crachoir de cuivre placé à dix pas d’eux. Un peu plus loin se trouvait une dame élégamment vêtue ; elle pouvait avoir quarante-cinq ans ; ses beaux cheveux noirs, son regard très doux, son teint comme légèrement hâlé par le soleil lui composaient une physionomie fort agréable, empreinte d’un charme aristocratique. Au moment où le train allait partir, le conducteur vint lui parler à l’oreille : elle fit un geste de dénégation. L’homme insista ; sa parole devint brutale et inconvenante : sans s’émouvoir, la dame refusa à nouveau ce que le conducteur lui demandait. Celui-ci disparut aussitôt et revint quelques instants après, accompagné du mécanicien ; ils s’approchèrent de la récalcitrante et lui adressèrent une dernière fois la sommation d’avoir à passer dans le compartiment des « gens de couleur ». Les trois Yankees ne bougeaient point et n’avaient pas même l’air d’entendre. Alors se passa une scène ignoble dont je garderai toute ma vie le souvenir : le conducteur et le mécanicien se jetèrent sur la malheureuse, l’arrachèrent de son banc et la traînèrent d’un bout à l’autre du car jusqu’à la plate-forme du car suivant où ils la laissèrent ; quand ils passèrent près de moi, je remarquai que quelques mèches crépues sur la nuque attestaient seules qu’un peu de sang nègre coulait dans les veines de cette femme riche et distinguée. Je fis appel aux Yankees, leur demandant comment ils pouvaient tolérer de pareilles ignominies et je reprochai aux employés leur conduite : tous me regardaient comme si j’avais parlé hébreu et l’un d’eux, haussant les épaules, dit avec dédain :

— Vous autres, gens d’Europe, vous ne comprenez rien à la « question nègre », negro problem.

Non, sous cette forme, en effet, nous n’y comprenons rien ou plutôt nous ne voulons rien y comprendre, car elle est inadmissible. Notez que le sang blanc qui fait les quarterons n’est pas, en général, celui des aventuriers ou des outlaws, mais celui de la vieille aristocratie sudiste. Tout le monde avoue que la plupart des planteurs d’antan se choisissaient des maîtresses parmi leurs esclaves et procréaient volontiers des petits mulâtres dont le travail devait ensuite profiter à la plantation. Cela, par parenthèse, jette un jour singulier sur la prétendue répugnance qu’éprouve la race blanche à s’unir à la race noire. Cette répugnance est née en Amérique du moment où l’esclavage a pris fin ; tant qu’il a existé, la femme noire a su exercer sa séduction sur ses maîtres, et la chronique raconte que le foyer irrégulier qui se fondait ainsi, à l’ombre de l’autre, n’était pas, d’ordinaire, le moins apprécié du chef de famille. De sorte que non seulement ce sont les Américains qui, en important chez eux pour se procurer une main-d’œuvre à bon marché des esclaves d’Afrique, ont donné naissance au problème nègre, mais ce sont eux encore qui, pour satisfaire leurs appétits sensuels en même temps que leurs instincts de trafiquants, ont produit le problème mulâtre, celui des deux dont l’existence semble les irriter le plus aujourd’hui. N’y a-t-il pas là une singulière revanche du sort, une espèce de choc en retour de l’éternelle justice ?

Le mal est réel ; est-il inguérissable ? Tous ceux qui l’ont étudié conviennent que trois remèdes seraient seuls applicables en pareil cas : il faut, de toute nécessité, ou se débarrasser des nègres, ou les absorber, ou les tolérer. L’élimination, on l’a cherchée. Dans ce but fut fondée la petite république de Libéria ; ses organisateurs se flattaient de l’espoir qu’on pouvait éveiller au fond des âmes nègres le regret de la terre africaine et, la tentation d’une écharpe municipale ou d’un casque de pompier aidant, provoquer un exode volontaire des esclaves libérés vers leur ancienne patrie. La déception fut complète, mais aussi combien naïve était l’illusion ! Même si, au lieu de sables équatoriaux, on leur avait offert un verdoyant éden, les grands enfants noirs ne se seraient pas laissé emmener. Leur patrie, c’est désormais ce Sud ensoleillé où l’air est doux et la vie facile ; nulle persuasion ne les en tirera ; ôtez-les de force, ils reviendront.

L’absorption ? Mais c’est là une mesure qui ne se décrète pas ; elle réclame avant tout le libre consentement des intéressés. Et puis, quand même la loi oserait intervenir et encourager la fusion en lui assurant des avantages, fiscaux ou autres, sommes-nous assez éclairés sur les conséquences des croisements humains pour escompter un résultat précis ? Malgré les progrès réels accomplis par la moins avancée des deux races en présence, leur inégalité demeure choquante. Qui donc se permettrait d’affirmer que, si elles fusionnaient, ce seraient les qualités de la race supérieure qui l’emporteraient sur les défauts de la race inférieure ?

Nul n’a droit de reprocher aux nègres leur attachement envers cette Amérique où ils ne sont pas venus volontairement, mais où ils prétendent demeurer. Nul n’a droit non plus de reprocher aux blancs leur attitude défensive en face d’un péril ethnique dont, en Europe, on s’effrayerait tout autant. Seulement, sur trois solutions, en voilà déjà deux qui se trouvent inutilisables ; il faut donc se rejeter sur la troisième, — ne pouvant ni se débarrasser des nègres ni les absorber, il n’y a plus qu’à les tolérer.

Est-ce si difficile ?… De leur côté, aucune aversion n’existe. Après la grande misère d’Afrique, l’esclavage américain fut pour eux une période de douceur relative et de réelle amélioration ; ils n’en ont point conservé au fond de leurs esprits une image mauvaise. Au lendemain de l’émancipation, ils ont naturellement dansé le cake-walk de la liberté lequel s’est accompagné de quelques méchants tours à l’endroit de leurs anciens maîtres, mais bien vite l’habitude les a ramenés vers ceux-ci ; ils se sentaient désorientés d’ailleurs devant les initiatives et les responsabilités de la vie libre ; sous ce rapport ils ont peu progressé : si leur humeur les porte à changer souvent de métier, le service du blanc continue à leur plaire ; c’est la condition pour laquelle ils se sentent faits et dont ils acceptent les devoirs le plus volontiers.

Le blanc, à son tour, se passe malaisément de leur aide ; il aime leur large sourire et leur souplesse féline, leur joyeuse insouciance et leur enfantine fatuité. Un rien suffit évidemment à rompre entre eux l’entente, mais un rien la rétablit. Avec le Chinois, en Californie, elle n’existe jamais. Cette souplesse et cette insouciance qui lui plaisent, cette gaieté et cette fatuité qui l’amusent, le blanc tient toutefois à les voir s’épanouir au second rang, en sous-ordre ; il ne tolère pas d’être gouverné par elles.

Voilà le grand mot. Dans le Sud nul ne récrimine contre l’égalité civile, mais l’égalité politique n’a jamais été acceptée. Le gouvernement fédéral a commis, en la décrétant, une faute capitale. Vous direz que les principes de l’égalité républicaine exigeaient qu’il en fût ainsi ; mais l’égalité gagne-t-elle beaucoup à ce que les nègres viennent voter, du moment que leurs suffrages sont supprimés ou tenus pour nuls ? Car, il faut bien l’avouer, c’est ainsi que les choses se passent les trois quarts du temps ; une période électorale sur les bords du Mississipi vous fera comprendre la question nègre mieux que toutes les dissertations, car vous en surprendrez là le centre douloureux. Entre blancs et noirs, point de répugnance physique, point de haine de race ; au fond de cette vilaine guerre qui engendre des barbaries telles que les lynchages, des violences semblables à celles que je racontais tout à l’heure, au fond de tout cela, il n’y a qu’une querelle politique. Les blancs, qui se sentent — et à juste titre — très supérieurs aux noirs, ne veulent pas être gouvernés par eux ; et leur vouloir sur ce point est si robuste qu’ils seraient, je le crois bien, capables de reprendre les armes, le cas échéant, pour défendre des prérogatives que jusqu’à ce jour ils continuent d’exercer, non en droit, mais en fait.