Pages d’histoire contemporaine/Chapitre XIII

Plon-Nourrit et Cie (p. 60-64).

LE PROCHAIN PONTIFICAT


31 mai 1903.

Tous les démentis et toutes les explications du monde n’enlèveront point son caractère au voyage que l’empereur d’Allemagne vient d’accomplir en Italie. Il reste acquis d’une façon péremptoire que Guillaume II s’est avant tout préoccupé d’agir sur le Vatican, et même — s’il est permis d’employer ce terme — sur le Vatican futur. Notons en passant que le roi Victor-Emmanuel, en ayant l’air de ne point remarquer la pompe extraordinaire dont s’entourait cette visite au Saint-Père, a donné une preuve manifeste de sa force de caractère en même temps que de son sens politique ; notons encore que certaine candidature au trône pontifical se trouve légèrement compromise par la façon très habile dont l’impérial visiteur en a souligné l’éventualité. Ne disait-on pas que le cardinal en question accusait des tendances francophiles, ce qui, en langage romain, signifie que ses idées sont libérales ? Guillaume II souhaiterait évidemment un candidat plus épris d’impérialisme. C’est pourquoi il a, par ses égards, désigné ceux-ci aux intrigues jalouses du Conclave. Mais, au fait, que valent tous ces calculs ? Les grandes lignes du prochain pontificat ne sont-elles pas tracées d’avance ? Le prêtre qui l’exercera y apportera plus ou moins d’intelligence et de doigté ; sera-t-il en son pouvoir d’en modifier le caractère ?

Saint Malachie est tout prêt à nous renseigner là-dessus, mais à sa manière qui est quelque peu somnambulesque. On connaît sa prophétie célèbre ; chaque pape y est représenté par deux ou trois mots latins généralement enveloppés de la plus mystérieuse obscurité ; les termes Crux de cruce désignaient Pie ix : avant 1870, nul ne comprenait ; la prise de Rome donna la clef du problème. N’était-ce pas la « croix de Savoie » qui « crucifiait » le pontife ? Cette interprétation par le blason servit de nouveau pour Léon xiii. lequel a dans ses armoiries une étoile fulgurante ; quoi d’étonnant dès lors si saint Malachie l’a appelé Lumen in cœlo ? Le plus intéressant de cette longue liste, c’est que, malgré sa longueur, elle tend à s’épuiser. On nous promet encore dix papes ; le dixième et dernier s’appellera Pierre ii ; ensuite, ce sera la fin du monde ; le cataclysme ultime est même indiqué avec une précision et une certitude qui ne laissent pas de surprendre après le troublant défilé de tant de formules énigmatiques.

Le prochain pape se nomme Ignis ardens, le Feu ardent. De quelle flamme s’agit-il ? Est-ce de la flamme sacrée qui dévore les cœurs vraiment apostoliques ou bien de la flamme impie par laquelle le fanatisme sectaire rêve de détruire les édifices du culte ? Verrons-nous s’allumer des foyers de piété brûlante ou des incendies barbares ? Sans chercher à approfondir ce dilemme à l’aide des clartés surnaturelles dont saint Malachie dispose peut-être envers ceux qui le prient, nous ne croyons pas impossible de déterminer la politique qui s’imposera à l’élu du Conclave, quel qu’il soit. L’âge avancé de Léon xiii rend l’ouverture de sa succession trop certaine dans un bref délai pour que le monde ait le temps de beaucoup changer d’ici là. L’Église, d’ailleurs, n’est point un pays et le pape n’est pas un chef d’État. S’il s’agissait d’un souverain temporel, l’examen risquerait d’être oiseux. Lorsque la reine Victoria célébrait, en 1897, son second jubilé dans toute la félicité d’une pompe pacifique, qui aurait pu prévoir la sanglante tragédie au milieu de laquelle, quatre ans plus tard, Édouard vii monterait sur le trône ? Et pendant les derniers mois que vécut l’empereur d’Allemagne Guillaume Ier, qui donc aurait deviné les rescrits de Frédéric iii et les audaces de Guillaume ii, le renvoi de Bismarck et la réunion de la conférence ouvrière ? Les ambitions dynastiques, les passions nationales, les intérêts populaires sont choses mouvantes ; il n’en va pas de même de l’Église, surtout depuis que, dépouillée de son patrimoine territorial, elle peut s’adonner plus exclusivement à sa mission divine. Là, point de révolutions à craindre, ni de brusques revirements ; point d’alliances à conclure, ni de guerres à soutenir, ni de traités de commerce à négocier.

Ce n’est pas, certes, que l’Église soit immobile ; elle évolue mais avec une extrême lenteur. Le principe de son évolution consiste à distinguer autour d’elle le transitoire du définitif, à séparer ce qui n’est que mouvements violents, instincts novateurs ou réactions inévitables de ce qui est modifications profondes, transformations radicales dues aux progrès des industries, à la diffusion des connaissances ou au développement de la personnalité humaine. Le transitoire, elle le laisse s’user ; le définitif, elle le consacre. De temps à autre, un pape jette sur l’assemblée des fidèles quelque parole décisive qui ne sera plus reprise et constitue comme l’annonce d’une étape franchie, la déclaration qu’une enceinte nouvelle s’est ouverte. De nos jours surtout, cette parole revêtira rarement la forme dogmatique ; discuté dans le langage vieilli des Conciles, proclamé avec des gestes d’une solennité hiératique, le dogme n’émeut plus guère que les âmes sacerdotales ; l’agitation qui en résulte meurt au seuil du séminaire. Le cadre plus accessible de l’Encyclique, le moyen plus moderne encore d’un article de journal ou d’une interview servent mieux les desseins pontificaux.

C’est ainsi qu’a agi Léon xiii. La république, qui n’avait joué dans les grands pays d’Europe que des rôles passagers, venait de s’établir en France avec tous les signes apparents d’une longue durée ; en même temps, le développement de la civilisation américaine faisait pressentir l’intervention dans les affaires du monde d’un certain nombre d’États républicains incités par l’exemple du plus puissant d’entre eux. Or l’Église passait pour inféodée à la monarchie ; on répétait volontiers que le destin du trône et celui de l’autel sont solidaires. Léon xiii dénia cette solidarité imaginaire ; il rappela que, nulle forme de gouvernement civil n’étant incompatible avec la pratique de l’Évangile, aucune n’a les préférences du Saint-Siège. L’Église semblait étrangère aux questions du jour, hostile même à ces problèmes sociaux pour lesquels notre génération se passionne si fort qu’elle en oublie parfois les vieilles luttes éternelles de l’orgueil et du lucre ; il la lança en plein mouvement ouvrier et réclama pour elle le droit de travailler à l’organisation des forces démocratiques. On lui reprochait enfin de se laisser guider avant tout par la haine des cultes dissidents : il déclara en termes inoubliables que les chrétiens devaient s’unir sans distinction de credo dans l’intérêt du bien public.

De telles initiatives ont remué la chrétienté jusqu’en ses assises les plus profondes et bien des jours se passeront avant que l’ébranlement salutaire qu’elle en a reçu ait achevé de produire tous ses fruits. Mais, précisément parce que cet ébranlement a été considérable et que l’effet s’en propagera longuement, il ne saurait être suivi d’émancipations nouvelles ; pour un temps les lourdes portes se sont refermées. L’intérêt de l’Église exige que le prochain pontificat soit une période d’arrêt dans les innovations, et si, d’aventure, quelque changement de direction s’imposait, ce serait vers le monarchisme moderne, vers les trônes consolidés et les hiérarchies restaurées que le pilote sacré orienterait le navire. L’Église peut sans danger lasser les impatiences d’avant-garde ; ceux de ses soldats qui s’égarent en éclaireurs imprudents et se perdent ne sont jamais bien nombreux ; ce qui serait grave pour elle, ce serait d’alarmer les timorés, les retardataires, — ceux-là constituent l’immense majorité. Une Église qui devance ses fidèles peut beaucoup peut-être pour le progrès de la pensée mais, en tant qu’institution, elle est condamnée à une prompte décrépitude.


Pour l’Europe tout au moins, la période d’« américanisme » est close. C’est la France qui pouvait le mieux en profiter. Que n’eût-elle obtenu si elle avait su le faire ! si son gouvernement, au lieu de se prétendre menacé par une poignée de moines, avait répondu avec une intelligence prudente et ferme aux avances du Saint-Siège ; si, au lieu de dénoncer elle-même un protectorat dont seuls peuvent méconnaître l’importance les petits Homais que produit notre démocratie, elle avait profité de la bonne volonté pontificale pour étendre et fortifier ce précieux privilège ; si, ayant à son service un Favier, un Lavigerie, un Charmetant, elle les avait revêtus de prestige et largement aidés au lieu de leur distribuer de maussades subventions et des distinctions subalternes !…

Mais voilà ! les petits Homais, toujours ignorants de ce qui se passe au dehors, s’imaginent que la religion est entrée en agonie et que le pape, aux abois, se raccroche aux pans de leurs redingotes ; tout l’énorme mouvement rénovateur qui agite l’univers, la poussée qui s’opère dans les âmes, les signes multiples qui attestent pour demain la grandeur certaine des religions, tout cela leur échappe.

Et quand la France, par leur faute, aura perdu un de ses appuis séculaires les plus efficaces, ils sont, en vérité, si bornés, que peut-être ne comprendront-ils pas encore.