Pages d’histoire contemporaine/Chapitre VIII

Plon-Nourrit et Cie (p. 37-41).

LE
PROBLÈME DE L’EUROPE CENTRALE


8 janvier 1903.

Le plus grand nombre parmi nous demeurent indifférents devant l’ombre portée de son inquiétant profil ; plusieurs l’ont signalé. Quelques-uns, trop rares, l’ont étudié avec une patriotique angoisse et cette étude, du reste, a paru calmer leur émoi.

Je ne crois pas que ceux-là se soient placés au vrai point de vue. Ils nous disent : « L’Europe ne peut pas vivre en sécurité sans l’Autriche ; si l’Autriche n’existait pas, il faudrait l’inventer, et la rétablir si elle était détruite ; donc l’Europe se trouvera d’accord pour la maintenir. » — Ils nous disent encore : « L’empereur Guillaume redoute grandement l’annexion à son empire des provinces autrichiennes de langue allemande ; donc, le cas échéant, il s’y opposera. » — Ils exaltent enfin les mérites du principe fédéraliste et le caractère pacifiant de ses applications futures ; c’est là que le gouvernement autrichien trouvera le salut. Eh bien, soit ! sans disputer admettons la valeur du fédéralisme, les craintes de Guillaume II et même l’entente européenne… Que MM. Anatole Leroy-Beaulieu et Charles Benoist me permettent de le leur faire observer, là n’est pas la question.

Voici un grand empire — celui des Habsbourg — où, depuis des siècles, les Allemands dominaient ; ils y étaient, hier, les maîtres incontestables ; ils ne sont plus aujourd’hui qu’une minorité discutée. Leur influence décroît ; leur action est énergiquement battue en brèche. Contre eux se dresse la masse de ces populations slaves qui, si longtemps, subirent le joug de la supériorité germanique et qui s’insurgent désormais à la pensée de le subir davantage. Cet abaissement d’une race forte est toujours dur à accepter même pour des vaincus ; mais cette fois-ci, par un paradoxe inouï, ce sont des vainqueurs qui doivent le supporter ; il coïncide, en effet, avec l’exaltation de la puissance allemande dans le monde ! Tout près d’eux, par delà une frontière fictive, ces sujets de François-Joseph aperçoivent l’empire d’Allemagne, leur empire, avec ses lauriers rutilants et ses riches horizons. Par quel phénomène contraire au bon sens voulez-vous que des hommes libres, placés dans de telles conditions, s’abstiennent de désirer leur réunion à une communauté qui symbolise la grandeur de leur race et incarne leurs brillantes destinées ?… Mais si vous étiez citoyen de Salzbourg ou de Linz, il y a cent à parier que vous travailleriez de bon cœur à cette œuvre grandiose !… et je ferais comme vous. Imagine-t-on, aux temps où Louis XIV et Napoléon Ier se trouvaient à l’apogée de leur gloire, des provinces françaises enclavées dans les péninsules Italienne ou Ibérique et résistant à l’attrait prestigieux des fleurs de lis ou du drapeau tricolore ?…

Aussi n’y a-t-il pas lieu de s’ébahir devant le renseignement qu’apportait naguère l’un des plus austrophiles parmi nos écrivains, M. Chéradame. D’après ses calculs, si je ne me trompe, un tiers des Allemands d’Autriche (ils sont environ neuf millions) est acquis déjà à l’unité germanique ; un tiers demeure indécis ; le troisième est encore hostile. Cette estimation me paraît fort exacte : c’est donc que le mouvement n’est pas seulement amorcé, mais en pleine voie d’exécution. Un changement de règne ne pourrait que l’accentuer. Ne perdons pas de vue qu’en dehors du triple prestige dont l’auréolent son âge, sa sagesse et ses malheurs, François-Joseph reste un souverain allemand, très capable — il l’a montré à plusieurs reprises — de se porter en personne au secours du germanisme quand certaines de ses prérogatives sont attaquées. Son successeur ne saurait en faire autant ; d’avance il semble avoir indiqué que la balance de son règne pencherait du côté slave, et on ne peut lui en faire un grief car il lui faudra bien, pour se maintenir, posséder la confiance de la majorité de ses sujets. Mais si, du vivant d’un empereur respecté et populaire comme François-Joseph, le loyalisme de cinq provinces se trouve déjà fortement entamé, que sera-ce sous le sceptre de François-Ferdinand ?

Nous avons admis tout à l’heure les répugnances de Guillaume ii à favoriser le pangermanisme : si elles ne sont pas absolument prouvées, elles sont vraisemblables ; car, aux yeux du chef de l’empire allemand, l’agrandissement territorial réalisé et les avantages militaires et commerciaux qui en découleraient pourraient bien ne pas compenser les terribles difficultés gouvernementales en face desquelles il se trouverait placé. C’est comme roi de Prusse que l’empereur allemand exerce le pouvoir et, pour très ingénieux que soient les rouages créés par le prince de Bismarck dans le but d’organiser ce gouvernement de l’Allemagne par la Prusse, il n’en est pas moins vrai que le chancelier a eu la vue bien courte en ne prévoyant pas l’achèvement de l’unité germanique, achèvement dont le premier résultat sera de mettre la Prusse en minorité dans l’Allemagne agrandie. Il faudra créer de toutes pièces et sans retard les rouages impériaux qui font défaut : un ministère, un sénat, toute une administration. Guillaume ii est homme à entreprendre bravement une pareille œuvre, mais il ne saurait s’en dissimuler les labeurs et les dangers.

Seulement le danger serait bien plus grand encore pour la maison de Hohenzollern, dont le nom sert à présent de ralliement aux leaders du pangermanisme jusque dans l’enceinte du Parlement de Vienne, si elle osait se mettre en travers du mouvement le jour où, ayant grandi sur les deux rives de l’Inn, il aura groupé dans une adhésion enthousiaste la race tout entière. Jamais un empereur allemand n’agira de la sorte.

Telle est, à mon sens, l’énorme et pesante réalité autour de laquelle il convient de raisonner : d’une part le mouvement fatal qui entraîne les Allemands d’Autriche vers l’Allemagne et, de l’autre, l’impossibilité pour le cabinet de Berlin non seulement de résister mais même de demeurer neutre dans cette affaire. On ne voit pas, dès lors, comment la guerre pourrait n’en point sortir. En admettant que la Hongrie vienne à s’en désintéresser et que François-Ferdinand consente bénévolement à l’amputation de ses États, les Tchèques hésiteront-ils, sous la menace de n’être plus qu’un îlot perdu dans l’océan germanique, à prendre les armes ? Et la Russie pourra-t-elle alors, sans faillir à sa mission traditionnelle, laisser écraser cette avant-garde du slavisme ? À moins donc de circonstances bien imprévues sur lesquelles il ne serait guère sage de tabler, et d’une diffusion des idées pacifiques et des pratiques d’arbitrage que rien, hélas ! n’indique autour de nous, bien au contraire ! — ce sera l’ouverture de ce grand duel germano-russe que tout annonce et dont personne ne s’inquiète. On ne s’inquiétait pas davantage en 1870 ; l’insouciance était générale. Comme alors, les peuples chantent des hymnes de paix et c’est la guerre qui vient : une guerre dont nul ne voudrait sans doute, mais qui est dans la force des choses, que commandent la logique de l’histoire et les décisions de la géographie ; une guerre vers laquelle toute la politique internationale converge silencieusement depuis dix ans, dont l’approche a suffi pour démolir la Triple Alliance et en vue de laquelle le plus avisé des souverains s’obstine à rechercher une amitié dont ses sujets, moins clairvoyants, ne saisissent pas la pressante utilité ; une guerre qui sera terrible, car la passion populaire et l’orgueil de race s’y heurteront aux intérêts dynastiques.

Que ferons-nous ? Si la France doit se jeter dans cette bagarre, il serait temps de savoir pourquoi et comment elle entend le faire.

L’Europe centrale est inachevée et son achèvement ne peut s’opérer que par le fer et par le feu.

Que ferons-nous ?