Pages d’histoire contemporaine/Chapitre V

Plon-Nourrit et Cie (p. 21-25).

LA RÉSURRECTION DES PEUPLES


15 octobre 1902.

Si l’on me demandait quel est l’événement historique le plus important du dix-neuvième siècle, je n’hésiterais pas à répondre que c’est la résurrection de la Grèce.

Imaginez un moment quelle serait notre stupéfaction si, demain, M. Pichon câblait de Tunis que des bandes carthaginoises, conduites par un descendant d’Hannibal, se sont emparées de Bizerte, ou si, d’Amérique, nous venait la nouvelle qu’une armée aztèque a chassé de Mexico, redevenue Tenochtitlan, les soldats du président Porfiro Diaz ! L’ahurissement de l’Europe ne fut pas moindre lorsqu’elle apprit, en 1821, que la victoire de Valtetzi et la prise de Tripolitza étaient le fait des Grecs révoltés. Des Grecs ? Il y avait encore des Grecs ? Quelle bonne plaisanterie ! Ceux qui se réclamaient ainsi de l’Hellade défunte ne pouvaient être qu’une poignée de ces « chrétiens d’Orient », gens d’ordinaire peu recommandables, en révolte contre leur souverain légitime, S. M. le Sultan. Ainsi l’affirmait M. de Salaberry. Et M. de Villèle, qui n’était point un sot, demandait, tout surpris que l’opinion commençât de s’émouvoir, « quel si grand intérêt on pouvait prendre à cette localité ».

La belle apparence, en effet, qu’une race descendue au sépulcre depuis des siècles et dont le sol natal avait été balayé successivement par tant d’ouragans et occupé par tant de durs conquérants, eût pu préserver jusqu’à nos jours son sang, sa foi, sa langue et ce trésor de légendes et d’espoirs qui constitue l’arche d’alliance des nations en esclavage ! Les rares voyageurs qui visitaient l’Acropole gardée par des sentinelles turques et croisaient, dans les ruelles de la bourgade endormie à ses pieds, un peuple en fustanelle ne songeaient pas à chercher parmi les pauvretés présentes des vestiges du passé. Oublieux de l’empire grec qu’ils nommaient byzantin et dans lequel ils ne voyaient alors qu’un prolongement oriental de l’œuvre romaine, la Grèce pour eux avait pris fin à la chute de Corinthe. Sans doute on pouvait suivre au delà l’influence de son génie, le développement de son action littéraire et artistique sur ses vainqueurs, mais ses traces ethniques se perdaient ici. Les idées seules survivaient ; les hommes avaient disparu avec les monuments.

En ce temps, songez-y, la terre fidèle n’avait encore rien restitué des merveilles qu’elle recélait : on ignorait que Delphes et Olympie, qu’Éleusis et Épidaure survécussent sous la poussière ; la pioche enthousiaste de Schliemann n’avait point troublé le sommeil des guerriers aux masques d’or. On ignorait de même que, sous les coupoles de plâtre des humbles chapelles, les popes illettrés entretinssent à la lueur tremblotante des saintes lampes le feu sacré du patriotisme, — d’un patriotisme intégral qui allait de Sparte à Byzance et se réclamait de Constantin XII autant que de Léonidas ou de Périclès.

La conduite de l’Europe officielle fut scandaleuse. Six années d’une guerre sans merci ne forcèrent point sa pitié. Plusieurs des puissances faisaient des vœux pour l’oppresseur et le soutenaient même en secret. Repoussés brutalement du congrès de Vérone, les délégués hellènes avaient frappé en vain à toutes les portes. Des dévouements illustres et les souscriptions des libéraux d’Occident ne suffisaient point à leur assurer la victoire : Navarin la leur donna, mais combien tardivement ! Et plus de deux années devaient s’écouler encore avant que leur indépendance fût définitivement reconnue. Trois cent mille Grecs avaient péri pour donner la liberté aux six cent mille qui restaient. Ce sont là des chiffres qu’on ne saurait trop répéter ; ils sont, je crois, uniques dans l’histoire.

Tel fut l’effort guerrier : que dire de l’effort pacifique qui suivit ? Ces hommes avaient montré qu’ils étaient dignes de vivre libres ; ils n’avaient point établi qu’ils fussent les véritables descendants d’Athènes et de Sparte. Ils avaient prouvé leur courage, mais non leur origine. Longtemps on leur refusa la noblesse dont ils se prévalaient. Des visiteurs malintentionnés, des savants à l’œil myope relevèrent méchamment tous les traits qui pouvaient les différencier des grands ancêtres, tous les motifs qui pouvaient faire croire qu’une population slave avait totalement éliminé l’ancienne population hellénique. Un dédain facile, une ironie mordante agrémentèrent ces récits et ces raisonnements. On se moqua du petit royaume et de ses hautes prétentions. Nul ne s’avisait qu’il convînt de discerner entre les caractères permanents de la race et le vêtement douloureux dont l’avait revêtue un long et terrible esclavage. Ce vêtement, c’était comme le suaire de la Grèce ; sortie du tombeau, elle le traînait encore après elle, — il lui restait à s’en dépouiller. Qu’elle y soit parvenue, voilà peut-être de quoi s’étonner par-dessus tout. Et l’on ne sait ce qu’il faut admirer le plus de la résurrection matérielle, de la poussée géante qui la mit debout et fit rouler à ses pieds les dalles funéraires sous lesquelles on l’avait enfermée — ou bien de la résurrection morale, du renouveau printanier, de la montée de sève qui, si vite, lui rendirent sa physionomie propre et mirent à son front le reflet incontestable du prestigieux passé. Les disciples persistants d’About ou de Fallmerayer peuvent épiloguer maintenant sur les textes, ergoter sur les chiffres ou se répandre en descriptions cruelles, — une promenade dans Athènes, une excursion aux bourgades de l’Attique ou de l’Achaïe, un coup d’œil donné aux événements du règne de Georges ier suffisent à renverser l’échafaudage de leurs déductions et à mettre en relief la pauvreté de leurs satires. Car tout cela est marqué au coin du vieil hellénisme. Passion politique et sens commercial, intimité de la demeure et tapage de l’Agora, accueil ouvert et sourde méfiance, calculs intéressés et généreux élans, légèreté de jugement et retours pleins de sagesse, inconstance et stabilité, piété tolérante et patriotisme exclusif, tout concourt à vous ramener de vingt-cinq siècles en arrière.

Pour moi qui ai connu les Grecs de près et n’ai pas toujours eu à m’en louer, qu’on me permette de le dire, rien ne m’a plus frappé que de les trouver, dans les manifestations de la vie publique et privée, si semblables à leurs aïeux ; ils en ont tous les défauts, ils en ont aussi les magnifiques qualités. Rendez à ce pays dont l’héroïsme fut si maigrement récompensé et auquel une Europe injuste et malavisée reconnut jadis le droit de vivre sans lui en donner les moyens, rendez à ce pays le sol qui lui appartient, ces terres que le congrès de Berlin lui attribua et qui ne lui furent jamais remises, cette Crète surtout dont l’exclusion amena, voici soixante-douze ans, le prince Léopold de Cobourg à refuser le trône hellène, parce qu’une telle exclusion, écrivait-il, « estropie l’État grec physiquement et moralement… », vous verrez alors ce que, débarrassé de la pauvreté qui l’oppresse et contre laquelle il a si vaillamment lutté, un tel peuple saura faire de noble et de grand ! Une littérature naîtra en laquelle se retrouveront ces deux caractères de jeunesse inlassable et de sagesse réfléchie qui distinguèrent son génie d’antan ; et déjà il s’en est préparé l’instrument en dégageant son admirable langage des scories qui le recouvraient, en se livrant à un patient travail d’exhumation des formes de la pensée antique. L’art, à son tour, jaillira, une seconde fois, de la contemplation d’une nature prédestinée que les âges n’ont pu modifier et dont les lignes pures sont demeurées d’ineffables inspiratrices. Et peut-être qu’un art dramatique souple et fertile saura rendre harmonieuse la représentation des activités modernes.

Ce jour-là, le miracle sera complet. Mais quand bien même il ne se poursuivrait pas, quand bien même ces germes que je crois percevoir avorteraient… le miracle a déjà eu lieu, car la résurrection est indéniable. Or l’histoire antérieure ne nous avait point enseigné qu’un fait pareil fût possible. Et ne dites pas qu’il est dû à quelque coïncidence fortuite, à quelque effervescence passagère des idées libérales puisqu’à l’heure où la Grèce recouvra son indépendance, l’Europe précisément subissait l’influence de cette Sainte-Alliance dont l’esprit devait si longtemps survivre au texte. Non ! du miracle il n’y a que l’apparence, et c’est bien d’une loi historique qu’il s’agit ; au reste, une critique plus attentive en signale d’autres preuves imminentes. Et cette loi, nous pouvons la formuler ainsi : On ne tue pas une nation qui ne veut pas mourir. Quelle que soit la lourdeur de la pierre sépulcrale, quel que soit le nombre des ans qui coulent, une nation qui aura été murée avec un génie propre, un passé glorieux et une ferme volonté de vivre pourra continuer d’exister dans la tombe et ressuscitera le jour venu.

Si l’on réfléchit que d’Helsingfors à Salonique, l’Europe est traversée par une bande de peuples qui ne « veulent pas mourir », on admettra que rien n’égale l’importance historique des événements de 1821.