Pages d’histoire contemporaine/Chapitre LI

Plon-Nourrit et Cie (p. 228-231).

L’AFRIQUE FRANÇAISE


25 juillet 1905.

Nous avons deux moyens de nous installer au Maroc. Nos adversaires n’en ont qu’un. Leurs navires peuvent y aborder et leurs représentants s’efforcer d’y rétablir le prestige et l’autorité d’un pouvoir chancelant lequel, leur devant sa rénovation, deviendra le docile instrument de leur politique et le meilleur serviteur de leurs intérêts. Voilà bien un peu le plan auquel nous nous étions arrêtés nous-mêmes et dont nous allions entamer la mise à exécution. C’était, vis-à-vis du Maroc, le plus franc et le plus complet ; ce n’était peut-être pas, du point de vue français, le plus pratique et le plus avantageux. Y réussir exigera infiniment d’habileté, beaucoup d’argent et encore plus de patience. Si l’Allemagne y met le prix, ce qui est peu probable, et la ténacité, ce qui l’est davantage — il lui manquera peut-être le doigté. Dans tous les cas, pour elle comme pour nous, le succès final ne s’obtiendra qu’au prix de sacrifices considérables.

Or, sur place, un autre outil s’offre à la France, un outil qu’elle a forgé et de la valeur duquel elle semble bien lente à s’aviser : c’est l’Afrique française.

Il y a trente ans, l’Afrique française n’était encore qu’une expression géographique ; sa figure du reste demeurait inachevée et surtout ses destinées étaient imprécises. N’ayant constitué depuis les débuts de l’occupation qu’une vaste école d’entraînement pour les armées de la métropole, il paraissait impossible qu’on pût réussir à en faire une colonie prospère. Effectivement, ce ne fut pas une colonie qui se forma par la suite, ce fut une nation ; — nation très française de cœur et dont les générations présentes n’ont à redouter aucune velléité séparatiste, mais nation distincte et nettement africaine d’allures, rappelant à bien des égards celle qu’avait fondée en ces mêmes lieux, voici des siècles, la robuste initiative de la Rome antique, — nation rapidement bâtie et déjà solide, énergique, persévérante, possédant les deux plus grands leviers de l’activité moderne : l’espace et la confiance. En vain, sous ses pas, des gouvernements malhabiles avaient préparé d’inconscientes embûches et dressé de fâcheux obstacles ; elle a su tourner les uns et franchir les autres. Quant aux périls ethniques dont on s’afflige pour elle, terribles de loin, quiconque les étudie de près les voit s’atténuer. C’est que non seulement l’Afrique française a pris conscience de sa force juvénile et de son avenir certain, mais qu’elle manifeste encore une capacité d’assimilation analogue à celle qu’ont exercée les États-Unis et susceptible de lui constituer, à son tour, une unité prompte et résistante. À peine a-t-on remis entre ses mains le mécanisme essentiel du self-government qu’elle s’en sert avec dextérité pour accélérer les transformations nécessaires ; à peine lui a-t-on ouvert les horizons désirés que ses ambitions s’y installent d’une façon prudente mais résolue.

Comment veut-on que le poids d’un pareil voisinage ne pèse pas dans la balance marocaine ? Pour augurer de ce qui interviendra ultérieurement, il suffit d’examiner l’état actuel des frontières. Là se tiennent des tribus que M. Schiemann a malheureusement négligé de visiter avant d’écrire son extraordinaire article de la Kreuz Zeitung. Il eût appris quel médiocre souci elles ont de ce qui se passe à Fez, mais combien vivement elles s’intéressent à ce qui se passe à Alger. Elles souhaitent, ces tribus, la domination non pas de la France qu’elles ignorent, mais de l’Afrique française dont elles constatent l’état de plus en plus tranquille et florissant. Elles adressent au gouverneur général qui incarne à leurs yeux le pouvoir suprême, des offres continuelles de soumission. Du jour où ces offres seraient agréées, un terme serait mis au brigandage permanent et au désordre organique par lesquels s’est jusqu’ici révélée à elles la civilisation marocaine. Que parle-t-on de frontières ? En vérité le Maroc est bien loin de là… Nous en avons pourtant respecté la fiction avec des scrupules que d’autres peut-être n’auraient point eus. Mais si l’on nous empêche de remettre debout ce fantôme d’empire, on ne doit pas s’attendre à ce que nous continuions de monter à sa porte une garde coûteuse et stérile. Nous laisserons l’Afrique française exercer librement sa force d’attraction ; nous laisserons la contagion de son prestige grandissant se répandre à travers des régions qui n’ont de marocain que le nom. Aucune influence — germanique ou autre — ne résistera à ce procédé-là. Ce sera la vraie pénétration pacifique et commerciale. Non seulement nos dépenses, grandement atténuées, se trouveraient alors compensées par des profils immédiats mais les responsabilités, sériées et limitées, deviendraient sans danger, presque sans inconvénient.

Paradoxe singulier. La France sera libre de faire pénétrer la paix avec le commerce au sein du vieux Maroc le jour où elle cessera de le considérer comme un État, d’y voir autre chose qu’un agrégat de communautés avec lesquelles il est loisible de traiter séparément et qu’on peut organiser de proche en proche. L’Allemagne s’essayerait vainement à pareille tâche ; la base d’opération fait défaut. Il lui faudra toujours agir depuis le rivage ; l’intérieur lui est fermé et l’Afrique allemande, s’il y en a une, demeure inconnue des indigènes ; c’est une princesse lointaine.

Changeons donc carrément de tactique : laissons fonctionnaires et notables palabrer à Fez autour de leur impérial fantoche et agissons ailleurs, mais délibérément, avec cette audace modérée qui, de nos jours, s’affirme comme la meilleure recette humanitariste ; dans ce monde imparfait — qui vient, hélas ! de le rapprendre en une cruelle leçon de choses, — rien ne prévient mieux les hécatombes que la force consciente et raisonnée, rien ne les provoque plus sûrement que la crainte. Avoir peur ou en donner limpression, c’est creuser dans la chair des peuples un puits artésien sanguinaire.